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Observations sur l'orthographe ou ortografie française, suivies d'une histoire de la réforme orthographique depuis le XVe siècle jusqu'a nos jours

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[83] Le programme universitaire pour l’enseignement du français répartit en six années l’étude de l’orthographe et de la grammaire, et l’on redoute de voir rendue facultative l’étude du grec.

L’économie du temps, cette impérieuse nécessité de notre époque, autoriserait jusqu’à un certain point les tentatives des phonographes, si leur système n’était pas fatalement entraîné, par la logique même, à mettre en péril notre langue et par suite la raison et l’intelligence elle-même.

L’habitude d’abréger les mots en les contractant, qui est la tendance constante de notre esprit vif et prompt[84], a réduit en monosyllabes des mots qui en latin et en d’autres langues néo-latines sont composés d’éléments doubles ou même triples. Tel est cet exemple:

Français. Latin. Italien. Espagnol. Portugais.
saint sanctus santo santo sancto
sein sinus seno seno seio
sain sanus sano sano são
ceint cinctus cinto ceñido cinto
cinq quinque cinque cinco cinco
seing signum segno seña ou
signo
signal ou
signo

[84] Voltaire n’a pas eu raison de dire que «notre langue s’est formée du latin en abrégeant les mots, parce que c’est le propre des barbares que d’abréger tous les mots.» Si notre langue n’a pas la plénitude de la poésie d’Homère et de l’éloquence cicéronienne, cette abréviation des mots, que la langue anglaise ne contracte pas moins, est une grande qualité, puisqu’elle répond au besoin d’exprimer vivement et énergiquement la pensée que saisit vivement l’intelligence toujours impatiente de l’auditeur. La poésie surtout s’accommode difficilement de mots qui ne sont pas monosyllabes ou dissyllabes, et ce vers de Racine:

Le jour n’est pas plus pur que le fond de mon cœur,

perdrait tout son effet, traduit en italien. Quoi de plus vif que ces monosyllabes:

. . . . . Qu’a-t-il fait? A quel titre?
Qui te l’a dit?

Que de mots et d’idées en peu de lettres!

Si la prononciation parfaitement identique de ces mots, au nombre de six, saint, sein, sain, ceint, cinq, seing, est parfois une cause d’équivoques dans la conversation, du moins, à défaut de l’oreille, l’écriture variée de ces monosyllabes à l’avantage de rappeler et même de représenter aux yeux les objets eux-mêmes, ce que ne saurait faire l’écriture phonétique qui nous les offrirait sous une seule et même forme. Il en est de même de sot, saut, seau, sceau, et de vin, vain, vint, vingt, vinc, etc. Ce sont, on peut le dire, autant de figures hiéroglyphiques. Lorsque nous voyons écrits les mots os, eau[85], au, haut, ô, oh, l’emploi du signe o, auquel certains phonographes voudraient ramener leur configuration, serait une véritable barbarie. Conservons donc précieusement ces distinctions qui aident l’intelligence, donnent à l’écriture une vie qui réjouit l’œil et l’esprit, et compensant les avantages que la parole a sur elle par l’animation du geste et les inflexions de la voix.

[85] Cette forme, si éloignée de son radical latin aqua, se retrouve et se résume dans toutes celles qui nous en ont conservé la racine: aquatique, aigues, aiguière, évier, et dans les anciennes formes du mot: iève, ieau, ève, eau, etc.

Dans l’écriture hiéroglyphique, l’eau est ainsi représentée symbole de l'eau[‡] et, par ces ondulations, on voit l’objet même qu’elles figurent; le groupe de lettres eau produit sur notre esprit un effet de ce genre. Il en est de même des os; on croit voir des ossements.

[‡] Dans l'original, trois lignes ondulées horizontales représentant le hiéroglyphe N35B de la classification de Gardiner, voir https://fr.wikipedia.org/wiki/Liste_totale_des_hiéroglyphes_selon_la_classification_Gardiner.

Notre vieil alphabet latin peut suffire encore, à l’aide de légers artifices, à transcrire les sons de notre langue; l’Italie, l’Espagne, le Portugal, n’en ont pas d’autre, et il suffit à la prononciation de leurs langues, romanes comme la nôtre. Tout en gardant notre physionomie naturelle, rapprochons donc, à leur exemple, du simple et du beau notre écriture que les traces d’une érudition surannée compliquent aussi inutilement pour les lettrés que pour les ignorants. Malgré ces modifications, elle différera encore beaucoup de la simplicité de celle des langues italienne, espagnole et portugaise.

Dante, le Tasse, Cervantes, Lopez de Vega, Camoens, n’ont rien perdu à être écrits avec une orthographe plus simple, et le grand Corneille s’en réjouirait.

Notre écriture nationale, graduellement modifiée par la sagesse de l’Académie, rendra la lecture et l’écriture de plus en plus accessibles à tous, et pourra peut-être, en facilitant l’étude de notre bel idiome, ajourner l’avénement de cette langue universelle, préoccupation généreuse des penseurs les plus profonds.

L’Académie pourra donc, avec le concours du temps, et sans apporter aucun trouble, satisfaire aux vœux des Français et des étrangers, qui lui en témoigneront leur reconnaissance. Elle réaliserait ainsi pour la langue française ce que fit pour la langue grecque le célèbre Musée d’Alexandrie où de savants grammairiens et à leur tête celui dont le nom représente la critique elle-même, Aristarque, fixèrent, au moyen d’accents et de légères modifications graphiques, pour la conformer à celle d’Athènes, la prononciation de la langue grecque en Égypte, en Asie et en Europe.

Puisque les vocables sont indispensables pour formuler nos pensées et même pour penser, et que l’Académie française, à laquelle on se plaît à rendre cet hommage, s’est efforcée, par l’exactitude des définitions, d’apporter la clarté et la simplicité dans l’esprit, pourquoi la forme, cette enveloppe des mots, reste-t-elle encore si souvent inexacte ou anomale? On ne saurait admettre qu’on ait voulu par ces difficultés interdire au vulgaire l’accès du temple en l’entourant de tant de ronces et d’épines.

Supprimer avec prudence ces barrières qui s’opposent à l’extension du savoir le plus élémentaire, serait une œuvre digne de l’Académie, digne des hommes d’État qui figurent dans son sein, digne de l’esprit de son illustre fondateur.

Je ne pouvais présenter autrement que dans leur ensemble les réformes depuis si longtemps souhaitées pour régulariser et simplifier notre orthographe, mais il ne m’appartenait pas de pressentir à leur égard les décisions de l’Académie et de marquer à l’avance celles qu’elle devait croire le plus opportunes. Lors même qu’elle n’en adopterait qu’une partie, indiquant par là dans quelles voies le progrès et les améliorations peuvent s’opérer, elle n’en aura pas moins rendu un immense service. On saura le but vers lequel on doit se diriger.

Par là seront reléguées à jamais les utopies d’une écriture plus ou moins phonétique qui blesse nos habitudes, contrarie même la raison, et priverait l’écriture de son principal avantage:

De peindre la parole et de parler aux yeux.

EXPOSÉ
DES
OPINIONS ET SYSTÈMES
CONCERNANT
L’ORTHOGRAPHE FRANÇAISE
DEPUIS 1527 JUSQU’A NOS JOURS.

A la suite de mes remarques personnelles, je crois devoir donner ici un exposé succinct des diverses tentatives et des appels incessants faits depuis trois siècles par des esprits distingués, et je dirai même par des amis du bien public, en faveur d’une réforme orthographique. J’espère que ce travail offrira de l’intérêt, ne fût-ce que sous le rapport de l’histoire de notre langue, et qu’il aura quelque utilité.

Chacun appréciera ce qu’il y a de vrai, de pratique, d’opportun ou bien de prématuré et même de malencontreux dans tant de systèmes. On verra que des idées rejetées d’abord se sont successivement introduites, et qu’ensuite elles ont été favorablement accueillies et sanctionnées par l’usage.

Il en sera de même de celles que l’Académie, éclairée par l’expérience de ses précédents, et par la nécessité de rendre notre langue de plus en plus accessible à tous, croira devoir concéder aux désirs le plus généralement manifestés: tant d’efforts lui donneront la preuve des besoins et la mesure du possible. Ils démontreront même l’impossibilité d’adhérer à des systèmes trop absolus.

Du haut de la position qu’elle occupe, l’Académie, à qui l’avenir appartient, peut ne céder que dans une juste mesure aux désirs impatients des novateurs. Elle considérera donc, dans le calme de sa sagesse, les besoins du temps, non moins exigeants aujourd’hui qu’ils ne l’étaient autrefois, et, par des concessions successives, qui rectifieront l’orthographe française, elle assurera de plus en plus à notre langue son universalité.

APPENDICE A.

LES DICTIONNAIRES FRANÇAIS ANTÉRIEURS A CELUI DE L’ACADÉMIE DE 1694.

Depuis l’origine de l’Académie on ne cesse de parler de l’usage en fait d’orthographe, et d’invoquer son autorité devant laquelle tout s’incline. Mais quel est-il, cet usage? à quelle époque doit-on le faire remonter? à quel instant le reconnaître et le sanctionner? L’usage, pris à un moment donné, est-il identique d’un siècle à l’autre? L’usage de Vaugelas est-il le même que celui de Robert Estienne, et celui de Robert est-il le même que celui de Clément Marot et, si l’on veut remonter plus haut, d’Alain Chartier ou de Christine de Pisan? Enfin l’usage de d’Olivet est-il celui de Regnier des Marais, et l’Académie en 1835 s’est-elle conformée à l’usage de 1740?

Non sans doute. Ce n’est pas à tel moment précis que l’usage doit être recherché, mais dans l’ensemble du développement de la langue, en suivant autant que possible un même mot depuis le moment où la lexicographie en a consacré l’emploi. C’est dans les glossaires, les dictionnaires surtout, que l’on doit en recueillir les formes, car si le copiste, l’écrivain lui-même, se livre dans son manuscrit à son caprice ou à sa manière habituelle d’écrire, il n’en est pas de même du rédacteur ou de l’éditeur d’un lexique, qui doit enregistrer l’usage le plus généralement adopté et le plus autorisé par les érudits contemporains.

Mais un obstacle se rencontrait tout d’abord dans l’exécution de cette recherche: les lexiques français anciens sont aujourd’hui tellement rares qu’il serait bien difficile d’en former la série complète depuis leur naissance jusqu’à la fin du XVIIe siècle.

L’ouvrage le plus ancien et le plus important pour l’histoire de la langue française et les origines de son orthographe, est le Dictionnaire latin-français, encore inédit, commencé en 1420 et terminé en 1440 par Firmin Le Ver (Firminus Verris), prieur des Chartreux de Saint-Honoré lez Abbeville, et écrit tout entier de sa main. Ce manuscrit, inconnu à Du Cange et qui lui eût été si utile, est un in-folio sur vélin, de 942 pages à deux colonnes et de 86 lignes à la page, contenant environ 30,000 mots latins en usage au commencement du XVe siècle, avec leurs correspondants français, leur synonymie, leur interprétation soit en latin, soit en français.

Ce grand travail, auquel toute la communauté de Saint-Honoré a dû collaborer avec son prieur, commence ainsi:

«Incipit Dictionarius a Catholicon et Hugutione atque a Papia et Britone extractus atque a pluribus aliis libris gramaticalibus compilatus et hoc secundum ordinem alphabeti.»

A la fin avant la grammaire: «Explicit liber iste qui proprie nomininari debet dictionarius, quia omnes dictiones, seu significationes, quas in Catholicon et Vgutione, atque in Papia, et Britone, et eciam in pluribus aliis libris gramaticalibus repperire potui ego, Firminus Verris, de villa Abbatisuille, in Pontiuo, Ambianensis diocesis oriundus, religiosus professus ac huius domus Beati Honorati prope dictam villam Abbatisuille, Cartusiensis ordinis, prior indignus, per viginti annorum curricula et amplius, cum maxima pena et labore insimul congregaui, compilaui et conscripsi.

«Vnde infinitas Deo patri jam refero gratias qui per coëternum filium suum, in spiritus sancti gratia, nostrum librum sic compilatum cum maximo labore et pena ad finem tamen usque compleuit.

«Qui dictus dictionarius anno dñi millesimo CCCCo quadragesimo (1440) mensis aprilis die ultimo completus fuit et finitus.

«Pro quibus laboribus ego supradictus hujus operis compilator vos obsecro omnes in visceribus caritatis quicumque in libro isto studere volueritis ad Christi laudem et gloriam michi ex diuina gratia rependatis.

«Quatinus pro salute anime mee Salutationem beate Marie semper virginis dicere vos velitis. Quatinus vestris oracionibus et precibus adjutus omniumque meorum percepta venia peccatorum una vobiscum ad eterna valeam peruenire gaudia. Ubi jam reuelata facie illa vera et coeterna perfruamur sapientia cum patre et spiritu sancto per infinita secula. Amen. Amen.

«Cest liure est et appartient [aux chartreux pres dabbeuille[86]] en pontieu de leuesquiet damiens. Qui lara le rende. Explicit.»

[86] Ce passage a été gratté dans le XVIe siècle.

Je n’insisterai pas sur l’intérêt que ce beau manuscrit, d’une écriture soignée et très-lisible, présente pour l’histoire de notre langue, dont il offre le tableau complet à une époque bien déterminée, et non cette promiscuité des temps et des lieux inévitable dans les glossaires actuels du vieux français. Il est facile, en le parcourant, d’apprécier quel était l’état de l’idiome «gaulois» sous le règne de Charles VII, pendant la période de l’invasion étrangère, si funeste aux études et aux lettres. Le soin apporté par l’auteur au classement des mots, soin que je n’ai pu constater dans aucun des glossaires manuscrits que j’ai vus, la justesse des synonymies et des définitions, en font une œuvre à part, un corpus général de notre vieux langage en même temps que du latin, à l’époque qui précède immédiatement celle où les érudits de la Renaissance allaient, non plus seulement introduire dans le français une couche nouvelle de mots de forme latine, mais le replonger vivant dans le moule du latin littéraire de Cicéron et de Virgile, en substituant un calque romain à la forme propre au vieux langage français et conforme à ses procédés phoniques.

Sous plusieurs rapports le Dictionnaire latin-français de Le Ver jette un nouveau jour sur l’état de l’écriture et de la prononciation au commencement du XVe siècle. On y voit combien l’orthographe des mots latins s’était déjà simplifiée et se rapprochait de la simplicité de forme figurative de la prononciation. On y lit ainsi écrite cette série de mots: antitesis, antrax, antropofagi, antropoformita, antropos sans ph; tous ces mots sont expliqués en latin, le mot français pour le traduire ne faisant pas encore partie de notre langue; mais on voit ainsi écrits et traduits les mots: IDRA, idre; IDROPICIA, idropisie, IDROPICUS, idropiques; IDROMANCIA, devinemens par les eaux; IPOTECA, ipoteque; IPOTECARIUS ou APOTECARIUS, apoticaire; ANTECRISTUS, antecrist; TIRANNUS, tirans; LIRA, lire; MISTERIUM, mistere; MARTIRIUM, martire, etc.

Ces explications des mots latins encore privés de correspondants français sont quelquefois curieuses et instructives pour nous refléter les idées de l’auteur et de son temps. Je lis aux mots Theatrum, Comedia, Tragedia

«Theatrum. A theoro, ras, quod est videre: dicitur hoc

«Theatrum, tri, pe(nultima) cor(ripitur). I. Spectaculum ubicumque fiat. s(eu) locus in quo omnis populus aspiciat ludos. scilicet locus in civitatibus ubi exercentur joca et ludi. Id. Ubi decollabantur rei. Id. Plache commune où on fait les jeux ou quarrefour[87].

[87] Je lis dans l’article si remarquable de M. Sainte-Beuve sur Joach. du Bellay (p. 210 du Journal des Savants, avril 1867): «On doit rendre justice aux efforts de quelques poëtes de la Pléiade pour instituer une comédie qui ne fût pas celle des carrefours

«Theatrum, atri, etiam dicitur Prostibulum. siue Lupanar quo post ludos exactos meretrices ibi prostituerentur. Id. bordel. Unde

«Theatralis, is, trale, ad theatrum pertinens. Id. de quarrefour ou de bordel.

«Theatricus, ca, cum. Idem. I. de bordel. Ut dicitur mulier theatrica. I. Bordeliere

—«Comédia, die. I. Villanus cantus. s(eu) villana laus. quia tractat de rebus rusticanis. comme chansons de Jeus de personnages[88].

[88] Li Jeu de Marion; le Jeu de la Sainte Hostie; le Jeu du Prince des Sotz, par Gringore. Tel était le nom donné aux comédies d’alors.

«Comédus, da, um. pe(nultima) pdr (producitur). qui comediam describit. seu facit seu dicit comediam.

«Comédicus, ca, cum. I. ad comediam seu ad comedendum pertinens. Seu delectabilis.

«Comédice. Adv. I. delectabiliter.»

—«Tragedía. Oda quod est cantus. seu laus. componitur cum tragos quod est hircus. Et dicitur hec

«Tragedía, díe. pen. prod. I. Carmen luctuosum quod incipit a leticia et finit in tristicia. Cui contraria est comedia. quia incipit a tristicia et finit in leticia. Unde

«Tragedía. dicitur de crudelissimis rebus. sicut qui patrem seu matrem occidit. seu comedit filium et e converso s. hujus modi. Unde et tragedo dabatur hircus animal fetidum. Ad fetorem materie designandum.

«Tragédus, da, dum. ad tragediam pertinens.

«Tragedus, di. tragedie scriptor. seu cantor.

«Tragédicus, ca. cum. I. luctuosus. Funestus.»

Il est remarquable que la plupart de ces mots relatifs au théâtre, si usités au siècle suivant, manquent complètement au français en 1440.

Une autre instruction ressort encore de l’examen des mots français contenus dans ce vaste répertoire. La trace des cas figurés conformément à la grammaire romane se rencontre à chaque instant, bien qu’à l’époque où il a été commencé (1420), ils eussent disparu de la plupart des manuscrits depuis près d’un siècle. Le Ver écrit premiertes de PRIMITAS, commenchemens au singulier, PRINCEPS est traduit par prinches. Prioratus devient prioreit, priorte: dignetes ou offiche de prieur. Prioritas, premiertes. Il en est de même pour le participé passé: ratificatus donne acceptes. Inutilis donne nient profitables; ABSTINENS, abstinens, sobres; ABSTINENTIA, abstinence, sobriétés; ABRENUNTIATIO, renoiemens; ADEMPLETUS, accomplis, parfait. Il y a cependant des incertitudes: REBELLIS fournit rebelle et rebelles. La plupart des mots très-usités, comme roy, fil (filius), foy (fides), ne prennent pas l’s caractéristique du nominatif latin ou subjectif roman[89].

[89] On sait que la langue d’oïl conserva à l’origine le système des cas de la déclinaison latine: seulement elle le simplifia en réduisant à deux seulement les six cas du latin. Le premier fut le signe du sujet: on l’a appelé en conséquence cas-suject, ou mieux subjectif. Le second servit pour les compléments de toute espèce, d’où vient le nom de cas-régime ou complétif. J’expliquerai, à l’appendice D, en donnant l’analyse des travaux récents sur la grammaire du vieux français dans leur rapport avec notre orthographe, le mécanisme de ces deux cas: je me bornerai à noter ici que généralement le subjectif roman au singulier conservait l’s finale là où il y avait s ou x dans le primitif latin au singulier.

J’ai fait pour les huit premières colonnes du B le relevé des mots latins du Dictionnaire de Le Ver qui manquent complétement aux glossaires latins et à Du Cange lui-même: sur 210 mots, 32 sont inconnus aux lexicographes, c’est-à-dire que près d’un sixième de ce dictionnaire est nouveau ou inédit.

Voici ces trente-deux mots:

balans brebis  ballanga banlieue
balatro jougleur (sic)  balsamatus enbasmes, oins de basme
balbere besguier  baptismaliter par baptême
balbescere idem.  bapterium baton
balbiter besguement  baratro lecherres
balbultia besguerie  barbarius barbier
balbutiens besgans  barbarizare faire cruelment
balbuties besguetes, baubetes, parlers de petis enfans.  barcarius qui fait barges, nefs ou qui les gouverne
balearius getteur à la tandesle ou abalestrier  baronissa baronneresse
baleator getteur à la tandesle ou abalestrier  basilisca gencienne
balestrum abalestre, a Balin (gr.) dicitur  batillum enchensoir
balestrare traire aucune chose dabalestre ou ferir de balestre  beatificencia eureusetes (felicitas)
balestratus gettes, trais ou ferus de trait d’abalestre  bellacitas bataille
balneatio baignemens  bellaciter bateilleusement
ballare peser à balanche, balanchier  bellicator bateilleur, combateur
balluga balanche  bellificare faire bataille, bateiller, combatre

Je dois à l’obligeance de MM. les Conservateurs de la Bibliothèque impériale la communication de deux anciens glossaires manuscrits, l’un français-latin (no 7684 f. 1.); l’autre latin-français (no 7679), dont Du Cange s’était servi pour son beau Glossarium mediæ et infimæ latinitatis; leur nomenclature, très-sèche, est moitié moins considérable que celle du ms. Le Ver. J’ai essayé de comparer l’orthographe et le mode de composition de certains mots, la plupart de formation récente, dans la première moitié du XVe siècle, à leurs formes respectives dans la seconde moitié et à la fin de ce même siècle ou au commencement du suivant.

Mots latins avec le français actuel. Firmin Le Ver, Dictionarius latino-gallicus, 1420-1440. Glossarium gallico-lat., script. XVesæc. Il est de la 2e moitié du s. (Bibl. Imp. Ms. 7684.) Gloss. lat.-gall, XVe s., script. XVIe s. Cod. Bigotianus. (B. Imp. Ms. 7679.)
bivium (carrefour) quarrefour carfourt (double voie)
ager (champ) champ champt champs
candelabrum (chandelier) chandelier chandellier chandelier
bubo (chat-huant) chuette, cahuhan (oisel) chouen (certain oisel)
biga (charrette) charette a ii roues et a ii chevaus charrete charette
cruca, curculio (chenille) chatepeleuse, catepeleuse chatepelouse »
calidus (chaud) chaut chault, chaut »
vespertilio (chauve-souris) chauvesoris chauvesouris chauve souris
captivitas (captivité) chetivetes ou prison cheitivité chetivité
comosus (chevelu) qui ha grans cheveus cheveleulx, grans cheveux de fames »
capsa (coffre) casse, coffre, escrin cofre casse
convalescentia (convalescence) convalescence, sanité, forche, poissance, vaillanche » »
columba
columna
} (colombe) { femelle de coulon,
coulombe
} coulumbe, colombe »
convenientia (convenance) convenabletes convenablete, convenance »
bufo (crapaud) crapaut crapaust crapoult
crux (croix) crois » croais
mandibula (mâchoire) machoire machouere machoere
infelicitas (malheur) mal eurtes malourete »
infaustus (malheureux) mal eureux mal eureux mallereux
malefactum (méfait) maufait (malefactio-malefaisson) maufait »
malefaciens
malefactor
} (malfaiteur) mal faisans { maufaisant,
maufaitteur
} mal faisant
malivolus (malveillant) mal veullans mal veillant malvelant
melancolia (mélancolie) melencolie, une des iiij humeurs melencolie »
tabanus (taon) tahon taan, taon thaon

Il régnait encore une grande simplicité orthographique dans le cours du XVe siècle et au commencement du XVIe. Le latin lui-même, dans les mots qu’il avait empruntés au grec, obéissait à cette répugnance, j’allais dire à cette horreur, naturelle au génie français, pour les doubles, les triples et les quadruples consonnes. L’introduction, non plus partielle mais générale, dans notre langue de lettres parasites signale le milieu du XVIe siècle; elle est due aux tendances gréco-latines mal dirigées que nous allons voir se développer successivement dans les glossaires publiés au premier siècle de l’imprimerie.

J’arrive maintenant à la série des glossaires imprimés. Il m’a été impossible de me procurer le titre exact du Dictionnaire latin-français, imprimé à Genève, en 1487, par Loys Garbin, et cité par M. Diez.

La table étendue que Génin a jointe à la grande Grammaire de Palsgrave pourrait, jusqu’à un certain point, tenir lieu d’un de ces recueils alphabétiques ou vocabulaires, si écourtés, qu’on publiait en latin avec le mot français correspondant, au commencement du XVIe siècle. Bien que le travail original de Palsgrave n’ait paru à Londres qu’en 1531, on reconnaît, par voie de comparaison, que son orthographe est bien plus gauloise que celle des grammairiens et des lexicographes du continent au début du règne de François Ier, et que le docte professeur de Henri VIII a dû travailler en Angleterre sur des documents de la fin du XVe siècle ou des premières années du suivant[90]. Malgré sa date plus récente on peut donc le placer au premier rang parmi les livres imprimés contenant un recueil de mots français.

[90] Il signale, comme ayant contribué à l’aider dans son travail, l’ouvrage intitulé: Here begynneth the introductory to write and to pronounce frenche, compyled by Alexander Barcley compendiously at the commandement of the ... prynce Thomas duke of Northfolke.

Je possède les trois autres glossaires:

1o Le Catholicon abbreuitatum, pet. in-4 goth., imprimé à Paris, en 1506, par Jehan Lambert, sans nom d’auteur. Il ne contient que 3,500 mots; c’est un livre très-intéressant, puisqu’il nous représente l’état de la langue avant l’introduction de cette multitude de vocables savants, tirés du latin et même du grec à l’époque de la Renaissance.

L’orthographe y est simple, naturelle, assez logique, bien que souvent irrégulière et entachée de l’influence que j’appellerais volontiers calligraphique.

On y rencontre peu de lettres dites étymologiques, et, quand les consonnes sont redoublées, c’est probablement qu’elles se prononçaient ainsi. Il écrit abbe, abesse, abaye..... alumer, flateur..... acolite, fiole, doy (digitus), vayne (vena), autentique, blon, painture, acoutumer, acompagner, acroistre et solicitude; mais il double la consonne l lorsqu’elle termine un mot dont la désinence est en e féminin; ainsi, il écrit: argille, cautelle, huille, et l’on y voit ces mots ainsi figurés, deffendre, celluy, couraige, secret, enhardy, oyseaulx, poyson, pulpitre, haultesse, etc.

2o Vocabularius latinis, gallicis et theutonicis verbis scriptum (sic). Il parut à Strasbourg, en 1515, chez Mathis Humpffuff; il est composé de 36 ff. in-4. J’en extrais, comme curiosité orthographique, quelques-uns des noms relatifs aux oiseaux:

«Avis, oyseau. Auceps, oyseleur. Nidus, nid. Aquila, aigle. Falco, faulcon. Accipiter, tiercelet. Nisus, espervier. Ventilanus, vannete. Milvus, huan. Ardea, hairon. Ciconia, sigoigne. Cignus, cigne. Griphus, griffon. Pellicanus, pelican. Strucius, ostruche. Grus, grue. Nicticorax, chuette. Vultur, voultour. Ossifragus, freynol. Ritersculus, roytellet. Philomena, rossignol. Canapelus, chardoneret. Citradula, cerin. Ficedula, grive. Figellus, pinson. Sturnus, estourneau. Parix, mesange. Passer, moyneau. Psiacus, papegay. Turtur, turierelle. Palumbus, colombier. Pavus, paon. Quastulla, caille. Arundo, arondelle. Pica, pie ou agasse. Cornix, corneille. Vespertilio, chauvesouris. Anas, anette ou cane. Auca, oye. Monedula, corneille. Gallus, coq. Gallina, gelline. Pullus, poussin. Capo, chappon. Pullinarium, poullalier. Papilio, papillon. Vespa, mousche gueppe. Apes, mousche a myel. Cuculus, cocul. Lucinia, hoche cul. Upupa, hupe.»

3o Le Vocabularius nebrissensis[91] de 1524 est un travail beaucoup plus ample que le précédent. Il contient près de 30,000 mots latins avec leurs correspondants ou leur interprétation en français. L’influence de la Renaissance y est encore bien peu sensible. Son système orthographique, un peu plus régulier, ressemble à celui du Catholicon abbreviatum. Il n’est pas plus étymologique que son prédécesseur en ce qui concerne les mots tirés du grec, et en général il se borne à les interpréter sans les retranscrire sous la forme française. Il ne s’asservit pas non plus trop à l’orthographe latine: il écrit cicorée, cengle (cingula), saincture, estraines (étrennes). Les l qui ne se prononcent pas figurent cependant dans bien des endroits: poulpitre, avantureulx, chault (calidus).

[91] Publié à Lyon par Frère Gabriel Busa, de l’ordre des Augustins, d’après le Dictionnaire latin-espagnol de Antoine de Lebrixa.

Quant aux doubles lettres, il peint la prononciation: resembler et assembler, netoyer, alumer, acoustumer et accorder, accepter, appeller, amonceler, etc. Ce précieux Dictionnaire constate un état très-intéressant de notre langue, celui où elle va subir l’influence, qui sera trop longtemps dominante, du latin classique et même quelquefois du grec.

Robert Estienne eut le premier, en 1540, l’honneur de publier non plus un simple Vocabulaire, mais un Dictionnaire français-latin, dans les conditions d’érudition et de critique qu’exigeait un tel travail. Son œuvre, accrue et perfectionnée dans l’édition de 1549, fit autorité et exerça pendant deux siècles une grande influence sur l’orthographe. Elle contient près de 20,000 mots français suivis de leurs diverses acceptions et de leur interprétation latine.

Cette belle édition, où Robert Estienne introduisit une riche moisson de termes nouvellement imités du latin et même du grec, servira donc de point de comparaison avec la manière d’écrire qui a précédé et celle qui a suivi.

Le docte imprimeur écrit, on le comprend, conformément à l’étymologie des mots savants de nouvelle formation, mais de plus, il a réintégré des lettres dites caractéristiques dans une grande partie des mots d’une époque antérieure. Il corrige cylindre au lieu de cilindre, cymaise au lieu de cimaise, cymbale au lieu de cimbale, cyprès au lieu de ciprès, phiole au lieu de fiole; il écrit chauchemare (cauchemar), chaulx (calx), cheueul (capillus), cichorée; il redresse hermite en ermite; il réclame chifre et non chiffre, à cause de l’hébreu sephira. Il respecte cependant les formes consacrées par l’usage, soulfre, thriacle (thériaque), et il écrit sans th tesme (thema), et sans ph orfelin. Sa manière d’agglutiner les mots composés est conforme à celle que je propose: il réunit tous les mots composés avec la préposition contre[92]; il écrit chaussetrape, chauuesouri, chathuant (qui serait mieux écrit chahuant), des chaufecires. On peut regretter toutefois de rencontrer partout dans ses colonnes des mots défigurés par l’addition de lettres latines déjà représentées dans le français, comme chaircuictier, poulpitre, poulser, poulsif, poulsin.

[92] La marque du superlatif très est toujours réunie au mot qu’il modifie: tresaccoutumé, tresaise (très-aise), tresuite (très-vite). Cette série forme plus de trois cents mots dans son Dictionnaire.

L’autorité dont jouit le Dictionnaire français de Robert Estienne se perpétua longtemps. En 1586 Guillaume de Laimarie, imprimeur de Genève, donna une édition très-correcte du Dictionarium puerorum que Robert avait publié en dernier lieu, en 1557, postérieurement au Dictionnaire français-latin[93]. Cette édition de Laimarie renchérit dans plusieurs cas sur le Dictionnaire de 1549, pour l’emploi des lettres étymologiques surérogatoires; mais on lui doit quelques bonnes leçons, comme sansue par exemple (écrit sanssue dans le ms. Le Ver).

[93] Laimarie remania l’ordre des mots de la partie française pour remédier à la confusion qui résultait du groupement des mots dérivés sous leur simple, et il adopta l’ordre alphabétique absolu.

Le Dictionnaire françois-latin connu sous le nom de Jean Nicot, qui parut pour la première fois en 1564, le Thrésor de la langue françoyse du même, dans lequel il a mis à profit les recherches laissées par le président Ranconnet; le Grand Dictionnaire françois-latin du même Nicot, dont le succès se continua d’édition en édition jusqu’en 1618, nous reproduisent également l’orthographe de Robert Estienne, dont les éditeurs déclarent reprendre en grande partie le travail. Voici comment s’exprime à ce sujet Jacques du Puys dans la préface de l’édition de 1614: «Il ne peut que la France ne celebre grandement la memoire, comme elle se sent auoir été ornée par son industrie, de deffunct Robert Estienne, lequel peut estre dict auoir esté le premier qui a faict que la France, pour ce regard, ne cede à aucune autre nation, tant pour les graces qu’il a eu propres pour l’ornement de cet art d’imprimerie que pour l’amour infini qu’il a porté à l’vtilité publique et le grand labeur et peine qu’il a pris, sans y espargner rien qui ne fust en sa puissance, pour l’aduancer et mener à sa parfection: de quoy font foi tant de beaux et excellens liures et latins et grecs et hébrieux, plus encores recherchez auiourd’huy que du vivant de l’imprimeur.....» La perfection du Dictionnaire français «estant de soy tant recommandable et profitable qu’un chascun sçait, m’a principalement incité à r’imprimer le dict liure, duquel il y a quelque temps que i’ay recouuré l’exemplaire laissé par deça par le dict Robert Estienne, auant que de partir de France.»

L’édition de 1614 contient environ 26,000 mots avec toutes leurs acceptions alors connues.

Le P. Philibert Monet, de la Compagnie de Jésus, très-habile professeur de langue latine, rompit, dès 1624, avec la tradition léguée aux dictionnaristes par l’autorité jusque-là incontestée de Robert Estienne. Il fit paraître à cette époque un Parallele des deus langues latine et françoise, complétement perdu aujourd’hui, et que nous ne connaissons que par la préface de son Invantaire des deus langues françoise et latine, publiée à Lyon chez Claude Rigaud en 1635, in-folio. Ce dernier ouvrage, que j’ai eu le bonheur de me procurer récemment, est précieux pour l’histoire de la réforme orthographique modérée, car il en est le code. Il contient 23,000 mots au moins. Le système orthographique de l’auteur est simple et bien conçu: il ne s’attache pas uniquement, comme les phonographes, à figurer la prononciation, et ne fait pas disparaître toutes les lettres dites caractéristiques, mais il ne figure jamais, autant que possible, un même son par deux signes différents. Il écrit, par exemple, dysanterie, diseine, doit (digitus), contanter, contantement, contampler, continance, deus (duo), cheveus, barreaus, chevaus, et leurs similaires.

Nathaniel Duez, grammairien polyglotte, fit paraître en 1669 un Dictionnaire françois-italien, fort bien imprimé à Leyde chez Jean Elsevier. Son orthographe, conforme en général à celle de Robert Estienne et de ses continuateurs, renchérit même en certains cas sur ceux-ci par une nouvelle intrusion de lettres destinées à figurer de plus près l’orthographe latine et grecque. Ce glossaire contient 20,000 mots environ.

César Oudin, secrétaire interprète du roi pour les langues étrangères, publia en 1660 à Bruxelles le Trésor des deux langues francoise et espagnolle. Ce lexique est encore un calque, au point de vue de l’orthographe, de celui qu’Estienne avait publié 120 ans plus tôt.

César-Pierre Richelet, auteur d’un Dictionnaire françois publié à Genève en 1680, était aussi versé dans les langues anciennes que dans les langues modernes, l’italien et l’espagnol entre autres. Son dictionnaire, dont les premières éditions sont devenues rares et précieuses, est du plus haut intérêt. L’auteur s’exprime ainsi dans son avertissement: «Touchant l’orthographe, on a gardé un milieu entre l’ancienne et celle qui est tout à fait moderne et qui défigure la langue. On a seulement retranché de plusieurs mots les lettres qui ne rendent pas les mots méconnoissables quand elles en sont otées, et qui, ne se prononçant pas, embarrassent les étrangers et la plupart des provinciaux.

«On a écrit avocat, batistère, batême, colère, mélancolie, plu, reçu, revue, tisanne, trésor, et non pas advocat, baptistère, baptême, cholère, mélancholie, pleu, receu, reveuë, ptisane, thrésor.

«Dans la même vuë on retranche l’s qui se trouve après un e clair, et qui ne se prononce point, et on met un accent aigu sur l’e clair qui accompagnait cette s; si bien que présentement on écrit dédain, détruire, répondre, et non pas desdain, destruire, respondre.

«On retranche aussi l’s qui fait la silabe longue, et qui ne se prononce pas, soit que cette s se rencontre avec un e ouvert, ou avec quelque autre lettre, et on marque cet e ou cette autre lettre d’un circonflexe qui montre que la silabe est longue. On écrit apôtre, jeûne, tempête, et non pas apostre, jeusne, tempeste. Cette dernière façon d’orthographier est contestée. Néanmoins, parce qu’elle empêche qu’on ne se trompe à la prononciation et qu’elle est autorisée par d’habiles gens, j’ai jugé à propos de la suivre, si ce n’est à l’égard de certains mots qui sont si nuds lorsqu’on en a oté quelque lettre qu’on ne les reconnoît pas.

«A l’imitation de l’illustre monsieur d’Ablancourt, Préface de Tucidide, Apophtegmes des anciens, Marmol[94], etc., et de quelques auteurs célèbres, on change presque toujours l’y en i simple. On retranche la plu-part des lettres doubles et inutiles qui ne défigurent pas les mots lorsqu’elles en sont retranchées. On écrit afaire, ataquer, ateindre, dificulté, et non pas affaire, attaquer, difficulté

[94] 3 vol. in-4, 1667, revu par Richelet.

On voit combien cette orthographe est conforme à celle que Firmin Le Ver a consignée dans son dictionnaire rédigé deux siècles et demi auparavant. On doit moins s’étonner si l’ouvrage de Richelet, sous le rapport de l’orthographe, est si fort en avance sur le premier Dictionnaire de l’Académie de 1694. Lors de l’apparition, en 1680, de l’œuvre de Richelet, la copie des premières lettres du travail académique devait être déjà entre les mains de Coignard, imprimeur de l’Académie françoise (le privilége donné à l’Académie pour son Dictionnaire est de 1674). Or, d’après le témoignage même du privilége, la rédaction en était commencée dès 1635: elle devait donc représenter l’état de la langue, et de l’écriture en particulier, non pas en 1694, date de l’achèvement du dictionnaire, mais tel qu’il pouvait être vers 1660, époque de la mise sous presse de la première édition des cahiers. (On s’en convaincra en jetant les yeux sur le Tableau comparatif qui suit.) Or le travail d’analyse et de coordination accompli par de savants académiciens pendant la longue période comprise entre 1635 et 1680, époque de l’apparition du Dictionnaire de Richelet, ainsi que toutes les propositions acceptables des grammairiens réformateurs étaient, pour ainsi dire, non avenues: l’Académie se croyait engagée par les décisions grammaticales et orthographiques adoptées dans les Cahiers, puis dans les premières lettres du Dictionnaire.

Il est résulté de cette lenteur du travail, très-explicable en pareille matière, qu’au point de vue de l’usage, même en fait d’écriture, l’œuvre académique s’est trouvée arriérée en naissant, et que l’orthographe du Dictionnaire de Richelet de 1680, si raisonnable en bien des points, n’a pu être sanctionnée en partie par l’Académie qu’en 1740, en partie qu’en 1835, et qu’il en reste même une certaine part en instance devant l’Académie de 1868.

En 1685 parut à Lyon chez Pierre Guillemin, en 1 vol. in-folio, un Dictionnaire général et curieux, contenant les principaux mots et les plus usitez en la langue françoise, leurs définitions, divisions et étymologies par César de Rochefort. L’ouvrage eut peu de succès, et partant peu d’influence. Son orthographe ne se distingue par rien de particulier de celle des dictionnaristes de son temps.

Antoine Furetière, chassé de l’Académie française en 1685 et mort en 1688, a laissé un Dictionnaire universel qui ne parut qu’en 1690, à Roterdam. Bien qu’il soit antérieur comme date de publication à la première édition de l’Académie, il est facile de s’assurer qu’il a beaucoup profité des discussions et des travaux de la compagnie auxquels il avait eu part lui-même. Son orthographe, loin d’être, comme celle de Richelet, en progrès marqué sur celle du Dictionnaire de l’illustre Société, est plus inconséquente et moins régulière.

Tableau synoptique du changement d’orthographe depuis le XVe siècle dans les mots difficiles

Il m’a paru utile de résumer en un tableau synoptique les détails des vicissitudes orthographiques de quelques-uns des mots difficiles quant à l’écriture depuis 1420 jusqu’à nos jours, en extrayant la forme de chacun d’eux des anciens lexiques, soit manuscrits, soit imprimés, que je possède. Cette comparaison fait apparaître mieux qu’une longue dissertation la nature des causes qui ont agi, la persistance de certaines influences, et la raison du retour aux formes simplifiées.

Tableau 1ere partie
Tableau 112bis 1ère partie
Tableau 2eme partie
Tableau 112bis 2ème partie

Note. Ce tableau a dû être divisé verticalement en trois à la transcription. Pour faciliter la lecture les entrées ont été numérotées.

PRIMITIFS LATINS. FIRMIN LE VER
Dictionarius Lat.-Gal.,
1420-1440
PALSGRAVE
publ. en 1530, mais antér.
CATHOLICON Abbreviatum
de 1506
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Le ch (χ) étymologique.      
1. character caracter (caracter)[95] » »
2. cholera colere (colera) » »
3. corda
v. fr. corde
corde (corda) » »
4. schola
v. fr. escole
escole id. »
5. chelidonia » » celidoine
6. stomachus estomac estomach estoumac
7. chirurgus
v. fr. cirurgien
surgien (cirurgicus) cirurgien id.
8. chiromantia (ciromantia) » »
9. chresma
v. fr. creisme
cremme (chrisma) cresme »
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Le th (θ) étym.      
10. catholicus catholique » catolique
11. theatrum (Le Ver en donne la définition. V. au texte.) » »
12. thema theume » »
13. thesaurus
v. fr. thesaur
tresor » tresor
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th et ph      
14. orthographo ortografier (ortographo) » »
15. orthographia ortographiemens (ortographia) » orthographie
16. orthographus ortografieur (ortographus) » »
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Le ph (φ) étymologique.      
17. orphanus
v. fr. orphenin
orfelin » orphelin
18. physicus
v. fr. fisicien
fisicien (fisicus) » phisicien
19. phthisicus » » »
20. phantasticus
v. fr. fantastic
fantasieux (fantasticus) phantasticq »
21. phlegmaticus
v. fr. fleumatique
fleumatique (flegmaticus) » fleumatique
22. phreneticus
v. fr. frenasieux
frenetique (freneticus) » frenetique
23. phasianus
v. fr. phaisan
» » »
24. sulphur soufre » souffre
25. cophinus
v. fr. coffin et coffe
cofin (cofinus) » cophin
   Suite →
L’y étymologique.      
26. hybernum
v. fr. iveir, iver, yver
iuer yuer iuer
27. abyssus abisme (abissus) id. id.
28. tyrannus tirans, tirannie (tyrannus) tyran tiran
29. mysterium
v. fr. mistère
mistere (misterium) » mistere
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30. septimana
v. fr. sepmaine-septaine
semaine » sepmaine
31. nepótem
v. fr. neps-nieps-niez
nepueu neueu nepueu
32. subtrahere soubtraire substrayre »
33. auscultare escouter escolter »
34. póllicem
v. fr. poulce
pauch poulce »
35. subridere
v. fr. souzrire
soubsrire (surridere) soubzrire »
36. suspicio
v. fr. souspesson, soupeson, souppechon, souspeçon, sopecon
souspechon (suspicatio) souspecionner soupeconner
37. aurifaber
v. fr. orfebvre
orfeure id. id.
38. sponsus
v. fr. espous
espeux » espoux
PRIMITIFS LATINS. FIRMIN LE VER Dictionarius Lat.-Gal., 1420-1440 PALSGRAVE
publ. en 1530, mais antér.
CATHOLICON Abbreviatum
de 1506
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39. ptisana tisenne (tipsana)[96] tisanne tisane
40. ætas (ætaticum)
v. fr. aé, eage
aage (de etas) aage id.
41. ostrea
v. fr. oistre
oistre oystre id.
42. cochlear cuillier (coclear) cuillier cueillier
43. paienor, paganus
v. fr. payen
paien » payen
44. bovem, bóvem
v. fr. boef
beuf » beuf
45. poma
v. fr. pome ou pomme
pomme (pomum) pomme id.
46. bona bonne » »
47. ratioratiocinium
v. fr. reson—resnable
raison, raisonnable resonnable raisonnement
48. honórem
v. fr. honour
honneur honnieur honneur
49. abandonare
v. fr. abandoner
» abandonner »
50. fidelis fidele » »
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51. filiolus
v. fr. filleux
fillœul filliol fileul
52. auricula
v. fr. oreille
oreille oraille oreille
53. patrinus parrin pairrayn patrain
54. matrina marrine » marrine
55. quadratum quarre, quarement » quarre
56. scala
v. fr. eschiele
esquielle eschiel ou eschelle eschiale
57. lacteo
v. fr. alaiter
alaitier (lactare) alaicter alaiter
58. carruca carette » charrete et charrette
59. stella
v. fr. estelle
estoile estoille id.
60. batuere (v. fr. abattre) » » »
61. abreviare » » »
62. condemnare (condempnation) condampner »
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63. damnare
v. fr. damner
(dampnable) dampner damner
64. domare » » dompter
65. sollennitas ou solemnitas
v. fr. sollempniteit
(solennel, solennelment) solempite (sic) solennite
66. columna
v. fr. columbe
columne colomppe, columpne colonne
67. (v. fr. contrerolleur) » » »
68. cognoscere
v. fr. congnoistre
congnoistre cognoistre id.
69. parere
v. fr. parrer et paroir
apparoir » »
70. insimul
v. fr. ensemble
ensamble ensemble »
71. plenus
v. fr. plain
plain, plainement plain id.
72. hedera
v. fr. hieres, hierre
erre hierre »
73. aqua
v. fr. aage, aaige, aau, aigue, eaige, eauve, eeue, effve, iaue, yaue, eau
yaue eaue et eau eau
74. luscinia
v. fr. roxignous, roxingnous, rossignous
lonseignol (de lucinia) » »

[95] Les mots latins de cette colonne qui sont en italique reproduisent exactement l’orthographe du manuscrit de Le Ver. Dans les autres colonnes, l’italique indique l’identité de l’orthographe des mots français avec celle de l’Académie en 1835. Le guillemet (») indique l’absence du mot.

[96] Tipsana, ne, tisenne, id est succus ordei decoctus. Catholicon dicit ptisana. Prima producitur. Vide in p.

ANTONIO
DE LEBRIXA
1524
ROBERT ESTIENNE
1549
LAIMARIE
1586
NICOT
1613
PH. MONET
1630
N. DUEZ
1659
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Le ch (χ) étymologique.          
1.» caractere » id. id. charactere
2.» cholere id. cholére cholere colere
3. chorde corde id. id. id. id.
4. escole id. eschole escole id. id.
5. chelydoyne chelidoine id. id. id. id.
6. estomach id. id. id. estomac id.
7. cirurgien chirurgien id. chirugien chirurgien id.
8.» chiromantie id. id. » chiromantie
9. cresme cresme et mieux chresme id. cresme creme chresme (lit.) et creme (cuisine)
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Le th (θ) étym.          
10.» catholique id. id. id. id.
11.» theatre id. id. id. id.
12.» tesme ou thesme thesme tesme theme id.
13. tresor thresor id. id. tresor thresor
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th et ph          
14.» » » » » »
15. orthographie » » ortographie » ortographie
16. » » » » » »
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Le ph (φ) étymologique.          
17. orphelin orfelin id. id. id. orphelin
18.» physicien id. id. id. id.
19. ptisique » » » phthisique phtisique
20. phantastique fantastique id. id. id. id.
21. fleumatique flegmatique phlegmatique id. id. flegmatique
22.» frenatique frenetique et frenaisie frenatique et frenaisie id. phrenetique et phrenesie
23.» faisant faisan id. id. phaisan
24. souffre soulfre id. id. soufre soulphre
25.» coffre id. id. cofre coffre
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L’y étymologique.          
26. yuer yuer ou hyuer id. id. hiuer hyuer
27.» abysme id. id. abyme abysme
28. tyrant id. tyran id. id. tiran
29.» mystere id. id. id. id.
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30.» » septmaine » semaine id.
31. nepueu id. id. id. neueu nepueu
32. soustraire soubtraire id. id. soutraire soustraire
33. escouter id. id. id. ecouter escouter
34. poux ou poulce poulce id. id. pouce poulce
35.» soubrire id. id. sourire sousrire
36.» souspecon id. soupçon id. id.
37. orfeure orfebure orfeure id. id. id.
38. espoux id. id. id. espous et epous espoux
ANTONIO
DE LEBRIXA
1524
ROBERT ESTIENNE
1549
LAIMARIE
1586
NICOT
1613
PH. MONET
1630
N. DUEZ
1659
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39. tisane tisanne tisane tisanne tisane id.
40. eage aage id. id. id. id.
41. oistre huystre ouystre ou huistre huitre id. huistre
42. coulliere cuilier cueillier cuilier cueillier cuillier
43.» payen » payen paien payen
44. beuf id. id. id. id. bœuf
45. pomme id. id. id. id. id.
46. bonne id. id. id. id. id.
47. raisonnable raisonnement raisonner id. id. id.
48. honneur id. id. id. id. id.
49.» abandonner (de bandon) abandonner id. id. id.
50.» fidele id. fidele et fidelle fidele id.
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51. fillol filleul » id. » id.
52. oureille oreille id. id. id. id.
53. parrin id. id. id. id. parrain
54. marraine marrine id. id. marreine marraine
55. quarre id. id. id. quarré id.
56. eschelle eschele id. id. eschele et echele eschelle
57.» allaicter id. id. allaiter allaicter
58. charete charette charrette id. charrete charette
59. estoille id. id. id. estoile ou etoile estoille
60.» abbatre id. abatre id. abbatre
61.» abbreger id. abreger abbreger id.
62.» condamner id. id. id. id.
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63. damner id. id. id. id. id.
64.» donter id. id. domter dompter
65. solennite solennité id. id. sollamnité solennité
66. colonne colomne id. id. id. id.
67.» contrerolleur » id. contreroleur controlleur
68. congnoistre cognoistre id. id. cognoitre, connoitre connoistre
69. apparoir apparoir ou apparoistre » apparoir ou apparoistre apparoir apparoir et apparoistre
70.» ensemble id. ou ensemblement id. ansemble et ensemble ensemble
71. plain plein id. id. id. et pleinemant plein
72.» hierre id. id. hierre et lierre id.
73. eaue eaue et eau id. eage ou eau eau id.
74.» rossignol id. id. id. id.
ANT. OUDIN 1660 RICHELET 1680 FURETIÈRE 1690 ACADÉMIE 1694 ACADÉMIE 1740 ACADÉMIE 1835
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Le ch (χ) étymologique.          
1. charactere caractêre caractere id. caractére caractère
2. cholere et colere colére colere id. colère id.
3. corde id. id. id. id. id.
4. escole école escole id. école id.
5. chelidoine chélidoine chelidoine » » chélidoine
6. estomac et estomach estomac id. id. id. id.
7. chirurgien id. id. id. id. id.
8. chiromantie id. chiromance id. id. chiromancie
9. chresme (lit.) et creme (cuisine) chrême et crême chresme et cresme chresme et créme chrême et crême chrême et crème
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Le th (θ) étym.          
10. catholique catolique catholique id. id. id.
11. theatre téâtre theatre id. théatre théâtre
12. theme téme ou théme theme id. thème id.
13. thresor tresor id. thresor trésor id.
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th et ph          
14.» » » orthographier id. id.
15. ortographie id. orthographe orthographe id. id.
16. » » » » » »
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Le ph (φ) étymologique.          
17. orphelin id. orfelin orphelin id. id.
18. physicien phisicien physicien id. id. id.
19. phtisique id. id. id. phthisique id.
20. fantastique id. id. id. id. id.
21. phlegmatique flegmatique phlegmatique id. id. flegmatique
22. phrenetique et phrenesie phrénetique et phrénesie frenetique et frenesie id. frénétique et frénésie id.
23. phaisan faisan id. id. id. id.
24. soulphre soufre soulfre soufre id. id.
25. coffre cofre coffre id. id. id.
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L’y étymologique.          
26. hyver hiver id. id. id. id.
27. abysme abîme abyme abysme abyme abîme
28. tiran et tyran tiran tyran id. id. id.
29. mistere et mystere mistere mystere id. mystère id.
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30. semaine id. id. id. id. id.
31. neveu id. id. id. id. id.
32. soustraire id. id. id. id. id.
33. escouter écouter escouter id. id. écouter
34. poulce pouce poulce pouce id. id.
35. sousrire sourire sousrire id. sourire id.
36. soupçon id. id. id. id. id.
37. orfebvre orfèvre orfevre orfévre id. id.
38. espoux époux espoux id. époux id.
ANT. OUDIN 1660 RICHELET 1680 FURETIÈRE 1690 ACADÉMIE 1694 ACADÉMIE 1740 ACADÉMIE 1835
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39. ptisanne tisanne tisane ptisanne id. tisane
40. aage âge id. id. id. id.
41. huistre huître huistre id. huitre id.
42. cuiller cuilier cuiller ou cuilliere cuillier ou cuiller id. cuiller
43. payen païen payen id. id. païen
44. bœuf beuf bœuf id. id. id.
45. pomme id. id. id. id. id.
46. bonne id. id. id. id. id.
47. raisonner id. id. id. id. id.
48. honneur id. id. id. id. id.
49. abandonner id. id. id. id. id.
50. fidelle fidéle fidelle id. fidèle id.
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51. filleul id. id. id. id. id.
52. oreille id. id. id. id. id.
53. parrain parrein et parrain id. parrain id. id.
54. marraine marreine et marraine marreine marraine id. id.
55. quarré id. id. quarré ou carré carré id.
56. eschelle échelle eschelle id. échelle id.
57. allaicter alaiter id. allaicter allaiter id.
58. charette id. charrette id. id. id.
59. estoille étoile estoile id. étoile id.
60. abbatre abatre id. abbatre abattre id.
61. abbreger abreger id. abbréger abréger id.
62. condamner condanner ou condâner condamner id. id. id.
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63. damner dâner damner id. id. id.
64. dompter domter id. id. id. dompter
65. solemnité ou solennité solennité solemnité solemnité ou solennité solennité id.
66. colomne colonne colomne id. colonne id.
67. contrerolleur et controolleur contrôleur controlleur contrôleur id. id.
68. connoistre connoître connoistre id. connoître connaître
69. apparoir et apparoistre aparoitre apparoistre, apparoître, apparoir, t. d. pal. apparoistre, apparoir apparoître, apparoir apparaître
70. ensemble id. id. id. id. id.
71. plain id. id. id. id. id.
72. lierre id. id. id. id. id.
73. eau id. id. id. id. id.
74. rossignol id. id. id. id. id.

ORTHOGRAPHE DE L’ACADÉMIE EN 1694, DATE DE LA PREMIÈRE ÉDITION DU DICTIONNAIRE.

Il n’est peut-être pas sans intérêt de rechercher quels principes ont dirigé l’Académie française dans l’établissement des règles d’orthographe adoptées dans la première édition de son Dictionnaire en 1694. Ces règles sont, pour la plupart, tombées en désuétude sous l’action du temps, mais il en reste encore des traces nombreuses dans presque toutes les parties de la sixième édition.

Pour déterminer ces principes, je m’attacherai à trois documents officiels:

La Préface du Dictionnaire même;

Les Cahiers de remarques sur l’orthographe françoise pour estre examinez par chacun de messieurs de l’Académie, sorte de mémento particulier destiné à assurer une certaine unité dans la discussion académique et à préparer la solution des difficultés grammaticales;

La Grammaire de Regnier des Marais, secrétaire perpétuel de la Compagnie, et chargé par elle de rédiger la Grammaire mentionnée dans les statuts de sa fondation.

1o Préface du Dictionnaire de l’Académie.

En 1694, l’Académie s’exprimait ainsi dans sa préface:

«L’Académie s’est attachée à l’ancienne orthographe receuë parmi tous les gens de lettres, parce qu’elle ayde à faire connoistre l’origine des mots. C’est pourquoy elle a creu ne devoir pas authoriser le retranchement que des particuliers, et principalement les imprimeurs, ont fait de quelques lettres, à la place desquelles ils ont introduit certaines figures qu’ils ont inventées[97], parce que ce retranchement oste tous les vestiges de l’analogie et des rapports qui sont entre les mots qui viennent du latin ou de quelque autre langue. Ainsi elle a écrit les mots corps, temps avec un p et les mots teste, honneste avec une s pour faire voir qu’ils viennent du latin tempus, corpus, testa, honestus... Il est vray qu’il y a aussi quelques mots dans lesquels elle n’a pas conservé certaines lettres caracteristiques qui en marquent l’origine, comme dans les mots devoir, fevrier, qu’on escrivoit autrefois debvoir et febvrier pour marquer le rapport entre le latin debere et februarius. Mais l’usage l’a decidé au contraire; car il faut reconnoistre l’usage pour le maistre de l’orthographe aussi bien que du choix des mots. C’est l’usage qui nous mene insensiblement d’une maniere d’escrire à l’autre, et qui seul a le pouvoir de le faire. C’est ce qui a rendu inutiles les diverses tentatives qui ont esté faites pour la reformation de l’orthographe depuis plus de cent cinquante ans par plusieurs particuliers qui ont fait des regles que personne n’a voulu observer[98]. Ce n’est pas qu’ils ayent manqué de raisons apparentes pour deffendre leurs opinions qui sont toutes fondées sur ce principe, qu’il faut que l’escriture represente la prononciation; mais cette maxime n’est pas absolument veritable; car si elle avoit lieu, il faudroit retrancher l’r finale des verbes aymer, ceder, partir, sortir[99], et autres de pareille nature dans les occasions où on ne les prononce point, quoy qu’on ne laisse pas de les escrire. Il en estoit de mesme dans la langue latine où l’on escrivoit souvent des lettres qui ne se prononçoient point. Je ne veux pas, dit Ciceron, qu’en prononçant on fasse sonner toutes les lettres avec une affectation desgoustante: Nolo exprimi litteras putidius (3, de Orat.). Ainsi on prononçoit multimodis et tectifractis quoy qu’on écrivist multis modis et tectis fractis, ce qui fait voir que l’escriture ne represente pas tousjours parfaitement la prononciation; car comme la peinture qui represente les corps ne peut pas peindre le mouvement des corps, de mesme l’escriture qui peint à sa maniere le corps de la parole, ne sçauroit peindre entierement la prononciation qui est le mouvement de la parole. L’Académie seroit donc entrée dans un détail tres-long et tres-inutile, si elle avoit voulu s’engager en faveur des estrangers à donner des regles de la prononciation. Quiconque veut sçavoir la veritable prononciation d’une langue qui luy est estrangere, doit l’apprendre dans le commerce des naturels du pays; toute autre methode est trompeuse, et pretendre donner à quelqu’un l’idée d’un son qu’il n’a jamais entendu, c’est vouloir donner à un aveugle l’idée des couleurs qu’il n’a jamais veuës. Cependant l’Académie n’a pas negligé de marquer la prononciation de certains mots lors qu’elle est trop esloignée de la maniere dont ils sont escrits et l’s en fournit plusieurs exemples; c’est une des lettres qui varient le plus dans la prononciation lors qu’elle precede une autre consone, parce que tantost elle se prononce fortement, comme dans les mots peste, veste, funeste, tantost elle ne sert qu’à allonger la prononciation de la syllabe, comme dans ces mots teste, tempeste; quelquefois elle ne produit aucun effet dans la prononciation, comme en ces mots, espée, esternuer; c’est pourquoy on a eu soin d’avertir le lecteur quand elle doit estre prononcée. Il y a des mots où elle a le son d’un z, et c’est quand elle est entre deux voyelles, comme dans ces mots aisé, desir, peser. Mais elle n’est pas la seule lettre qui soit sujette à ces changemens. Le c se prononce quelquefois comme un g, ainsi on prononce segret et non pas secret, segond et non pas second, Glaude et non pas Claude, quoy que dans l’escriture on doive absolument retenir le c. Ainsi les Romains prononçoient Gaius, quoy qu’ils escrivissent Caius, Amurga quoy qu’ils escrivissent Amurca, selon l’observation de Servius sur le premier livre des Georgiques; ce qui acheve de confirmer ce qu’on vient de dire que la prononciation et l’orthographe ne s’accordent pas tousjours et que c’est de la vive voix seule qu’on peut attendre une parfaite connoissance de la prononciation des langues vivantes et qu’on n’appelle vivantes que parce qu’elles sont encore animées du son et de la voix des peuples qui les parlent naturellement; au lieu que les autres langues sont appellées mortes, parce qu’elles ne sont plus parlées par aucune nation, et n’ont plus par consequent que des prononciations arbitraires au deffaut de la naturelle et de la veritable qui est totalement ignorée[100]

[97] Les accents.

[98] Moins de cent ans après, l’Académie devait, conformément aux propositions de la plupart des novateurs, simplifier l’écriture de près de cinq mille mots et introduire les accents dans le corps d’une grande partie d’entre eux.

[99] Par cet exemple, on voit que dans partir, sortir, on ne prononçait pas le r, de même que nous ne le faisons pas sentir dans aimer, céder non suivis d’une voyelle.

[100] La préface du premier Dictionnaire de l’Académie, en 1694, a été écrite par Regnier des Marais, et l’epître dédicatoire au Roi, par Perrault. On croit que les observations sur cette dédicace publiées par d’Olivet, à la fin de ses Remarques sur les tragédies de Racine (Paris, Gandouin, 1738, in-12), sont dues à Racine et à Regnier des Marais.

Dans cette préface comme dans les autres citations, j’ai suivi scrupuleusement l’orthographe même des textes. Quant à la ponctuation qui, n’étant soumise à aucune règle fixe, nuit parfois à l’intelligence du sens, j’ai dû la rétablir d’après l’usage des bonnes imprimeries. Le grand nombre des majuscules, employées souvent d’une façon arbitraire, est modifié selon habitudes actuelles.

On doit cependant signaler dans cette préface l’emploi du (;) suivi d’une majuscule qui remplit la fonction d’une ponctuation intermédiaire entre le point-virgule (;) et le point. (Les deux points (:) remplissent une autre fonction.) Il est regrettable qu’on ait abandonné un secours utile quelquefois et qui, du reste, avait un précédent, ainsi qu’on en peut juger par les textes grecs de ma Bibliothèque des auteurs grecs. Cette ponctuation intermédiaire s’y trouve remplacée par l’emploi de la minuscule simple après le point, pour indiquer une suspension moins forte que lorsque le point est suivi de la majuscule.

La comparaison de notre orthographe académique, d’après la dernière édition du Dictionnaire de 1835, avec celle du Dictionnaire de 1694, prête une grande force aux instances de ceux qui veulent améliorer l’état de choses actuel.

2o Cahiers de remarques rédigés pour le Dictionnaire de 1694.

Dans les Cahiers dressés par l’Académie pour éclairer la discussion des mots du Dictionnaire de 1694, se trouvent des règles de détermination orthographique qu’elle n’a formulées nulle part ailleurs. Ces Cahiers étaient tirés strictement à quarante exemplaires au nom de chacun des membres. Il en existe deux éditions[101]. C’est sur l’exemplaire de Racine de la première édition, conservé à la Bibliothèque impériale, que j’ai transcrit ce qui suit. On y voit établie la règle du doublement de la consonne avec ses nombreuses exceptions, celle de la composition de nos mots avec les prépositions latines. La loi de la configuration étymologique paraît déjà subir de notables restrictions, faites au nom de l’usage. Voici l’analyse de quelques-unes des principales remarques:

[101] M. Ch. Marty-Laveaux a réédité en 1863, chez le libraire J. Gay, à trois cents exemplaires, ces deux éditions en les faisant précéder d’une intéressante introduction.

«La premiere observation que la Compagnie a creu devoir faire est que, dans la langue françoise, comme dans la pluspart des autres, l’orthographe n’est pas tellement fixe et determinée qu’il n’y ait plusieurs mots qui se peuvent escrire de deux differentes manieres, qui sont toutes deux esgalement bonnes, et quelquefois aussi il y en a une des deux qui n’est pas si usitée que l’autre, mais qui ne doit pas estre condamnée.

«Generalement parlant, la Compagnie prefere l’ancienne orthographe qui distingue les gens de lettres d’avec les ignorans, et est d’avis de l’observer par tout, hormis dans les mots où un long et constant usage en a établi une differente.

«L’ancienne orthographe peche quelquefois en lettres superfluës; mais il ne faut pas les appeller ainsi quand elles servent à marquer l’origine, comme en ce mot vingt, qui s’escrit de la sorte, encore que le g ne se prononce point, parce qu’il vient du latin viginti. Il n’en est pas de mesme quand l’usage a depuis long-temps reglé le contraire: ainsi on n’orthographie plus le mot escripre avec un p ni escripture

Suivent quelques règles sur la permutation des consonnes ou le maintien des consonnes caractéristiques, règles que l’usage a consacrées ou que l’Académie a abrogées elle-même en 1740.

Cependant, le passage suivant est à noter particulièrement: il explique et justifie l’abandon des caractères étymologiques dans les mots tirés du grec et devenus d’un usage vulgaire: «Plusieurs aussi escrivent: fantaisie, fantastique, fantasque, fantosme, mais d’autres veulent un ph à phantaisie, qui signifie cette faculté de l’ame que les Latins appellent imagination; mais fantaisie que signifie caprice, bizarrerie, s’escrit avec f. Ce n’est pas que les deux mots n’ayent la mesme origine, mais le dernier, à force d’estre usité et de passer dans les mains de tout le monde, a changé son PH grec en un F françois

C’est ce dernier précepte qui aurait dû être appliqué plus rigoureusement dans les éditions successives du Dictionnaire.

«On doit garder, ajoute le Cahier, les doubles consones aux mots où il y en avoit dans le latin, par example, deux bb, deux cc, deux dd, etc. D’autre costé, pour l’ordinaire la consone n’est pas double dans le françois quand elle ne l’estoit point dans le latin.»

Le Cahier, pour être conséquent avec l’exemple qu’il donne en écrivant partout consone avec un seul n, aurait dû supprimer la double lettre à persone, à sonette, à pome, etc., etc.

«Les composez et les derivez suivent l’orthographe de leurs simples.»

Le Cahier passe ensuite en revue les prépositions latines qui entrent dans la composition des mots français. «Quand la preposition a est suivie d’un g ou d’une m, ces consones ne se doublent pas, excepté pour le g les mots où il est déja double en latin. Exemples: aggreger, aggresseur, aggraver, exaggerer. Toute autre consone que g ou m se double: abbatre, abbonner, abbreuver, abbreger, abbrutir.» Il y a un certain nombre d’exceptions indiquées.

«Avec la préposition ad il y a à distinguer; quelques-uns enlèvent le d, mais la meilleure orthographe le conserve. Exemples: addonner, adjoint, adjourner, adjouster, adjuger, adjuster, admettre, admirable, admiral[102], admis, admodier, admonester, addresser, advis, advocat. Quelques-uns neantmoins escrivent ENCORE[103] avis, avertissement, avertir et avocat sans d

[102] On a reconnu plus tard que le mot amiral vient de l’arabe émir. La préposition ad des Latins n’avait rien à faire ici.

[103] L’habitude d’écrire simplement et d’essayer de figurer la prononciation plutôt que l’étymologie est plus ancienne en France que l’Académie de 1694 ne paraît le supposer, car cet usage remonte à l’époque même de nos plus anciens monuments écrits du XIe, du XIIe et du XIIIe siècle (Lois de Guillaume, Apocalypse, Quatre Livres des rois, etc.). Le mot appellata, que l’Académie de 1694 écrit appellée, est figuré ainsi, apeled et apelee; le tesmoignage (testimonium) est alors testimoine ou tesmoigne; les yeux, comme écrivait R. Estienne, sont des oils, etc. Il est vrai que, depuis le XIVe siècle, les clercs, fort épris du latin, se sont donné carrière pour saupoudrer de plus en plus leurs transcriptions de lettres étymologiques et souvent de lettres qui ne le sont pas; mais c’est à partir de la Renaissance de l’antiquité que cette fièvre d’érudition a pris son plus grand développement. Voir plus haut, p. 112.

«Preposition e. Devant un mot simple commençant par f, cette consone se double. Exemples: effaroucher, effeminer. Devant toute autre consone que f, on met aprés la preposition latine un s. Exemples: esbattre, esmouvoir, espleurer, espris, esrailler, estester, etc.

«La preposition sous garde son s. Exemples: sousbarbe, souschantre, souslever, souspeser, souspir, soustenir, soustraire. Quelques-uns neantmoins escrivent soupir et soutenir

Mais l’Académie, en 1740, a décidé contrairememt à la plupart des règles des Cahiers de 1694. Il suffit d’indiquer quelques mots extraits des séries complètes du Cahier qu’elle a rectifiés dès sa troisième édition: appanage, appaiser, appercevoir, etc.; desboetter, desbotter, desborder, desbourser, esbattre, esbranler, escarter, qu’elle écrit les uns par un seul p et les autres sans s.

Dans le Cahier on autorise cependant d’écrire deffaillir et defleurir, deffaire et defricher, et l’on remarque que quelques mots qui n’avaient pas d’h en latin en ont pris en français: «ululare, hurler; altus, haut; exaltare, exhausser; ostreum, huistre; oleum, huile; ostium, huis; octo, huit.»

Voici ce qui est dit à l’article du Circonflexe:

«Le circonflexe mis sur une syllabe marque bien qu’elle est longue; mais ce n’est pas pour cela qu’on l’y met, c’est pour montrer qu’on y a retranché une voyelle, comme on fait en grec aux verbes et aux noms contractes[104]. Par exemple, on le met en bâiller, râiller, contractes de beailler et de riailler; à âge, blessûre, j’ay pû, ingenûment, assidûment, etc. Les novateurs de l’orthographe le veulent substituer à la place de l’s muette, et escrivent tempête, bête, ôter, etc.»

[104] Cet accent circonflexe joue encore dans notre orthographe le double rôle, de marquer la suppression d’une lettre, comme dans affût, affûtage, aîné, vous arrivâtes, nous crûmes, etc., et de rendre la syllabe longue, comme dans bâche, bêche, bellâtre, câlin, etc. Il y a là une source de nombreuses difficultés pour les étrangers.

L’opinion des novateurs a prévalu, et l’Académie a même retranché l’accent circonflexe à la plupart des mots qui ont subi une contraction: railler, blessure, pu, ingénument. Elle l’a conservé à assidûment.

On lit à l’article de la DIVISION:

«La division se met entre deux mots qui, en effet, ne font qu’un, mais qui ne sont pas entierement joincts; comme eux-mesmes, re-saler, re-sumer, francs-fiefs, cordon-bleu, grand-croix, ciel-de-lict, entre-post, etc. On la met aussi entre la troisieme personne singuliere tant du present de l’indicatif que du futur, et le pronom personnel il et elle, et l’impersonnel on. Exemples: parle-il, mange-elle, disne-on ceans, ira-il, dira-elle, sonnera-on. C’estoit l’ancienne orthographe, dont la raison est assez connüe à ceux qui connoissent la langue françoise du quatorziesme et quinziesme siecle. Mais depuis quelques années on s’est advisé de mettre entre ces mots deux tirets et un t au milieu, de cette sorte, dira-t-il, ira-t-on. Ie voy grand nombre de gents qui s’opposent à cet usage, et disent qu’il n’y en a aucune raison, ny aucun exemple chez nos anciens. Messieurs jugeront si leur opposition est bien fondée; et chacun marquera, s’il luy plaist, ce qu’il voudroit changer, corriger, retrancher et adjouster à tout ce Traitté, tant pour le gros et pour l’ordre, que pour le détail et pour les exemples.»

3o Grammaire de Regnier des Marais.

Dans sa Grammaire, publiée en 1706, Regnier des Marais, qu’on peut supposer avoir été le rédacteur des Cahiers, expose les mêmes principes avec plus de développements. (Voir plus loin l’analyse de cette Grammaire, p. 136.)

Ainsi donc, l’Académie de 1694 procédait en matière d’orthographe, sous l’influence gréco-latine, en vue d’une conformité aussi intime que possible avec l’écriture du latin littéraire. Bien qu’elle tienne peu de compte des concessions que le latin vulgaire, la basse latinité et les écrivains français du XIIe au XVIe siècle avaient faites à la prononciation, on remarque une tendance à s’écarter de l’orthographe des Cahiers de remarques rédigés par Regnier des Marais; elle fait quelques sacrifices à la nécessité de simplifier, qui est propre au génie de notre langue et à sa prosodie. Aussi la lecture, d’après ces principes mixtes de 1694, devait être fort difficile, par suite de la multiplicité de ces consonnes ramenées du latin du siècle d’Auguste, consonnes qui tantôt se prononçaient et tantôt ne se prononçaient point. Ronsard, ainsi que le grand Corneille, tous deux véritablement Français, avec des idées et des sentiments antiques, avaient mieux compris l’organisme de notre langue. C’est un grand honneur pour l’Académie d’avoir osé, dès 1740, se déjuger elle-même en renonçant aux règles et aux idées théoriques qu’elle avait adoptées en 1694, et d’avoir su rentrer dans la voie de la tradition et de la vérité pratique.

APPENDICE B.
OPINION DE RONSARD SUR L’ORTHOGRAPHE ÉTYMOLOGIQUE.

Ronsard, par l’ampleur et la hardiesse de son esprit, devançant son siècle et ceux qui l’ont suivi, a découvert en partie les différences qui distinguent certaines de nos lettres de leurs correspondantes chez les anciens, et affirmé les droits de notre langue à une orthographe qui lui soit propre. Il se rencontre ainsi, à cent ans de distance, avec Corneille, pour ouvrir la voie dans laquelle l’Académie devait successivement entrer. Sans l’opposition de ses amis, il eût accepté volontiers en grande partie les réformes de Meigret[105]; mais il se borne pour le moment à l’expulsion de l’y étymologique, à la suppression des consonnes superflues, telles que le double cc au mot accorder (qu’il écrit acorder), à l’adoption de l’accent aigu dans nombre de cas, et au remplacement du ph par un f. Il réclame de nouveaux signes pour i et u consonnes (j et v), pour ll mouillé, gn et ch, et la restitution de k et z, qu’il demande de remettre en leur premier honneur[106].

[105] Joachim du Bellay témoigne le même regret (voir plus loin, App. D), et l’exprime avec une naïve énergie.

[106] Préface de la Franciade.

Il s’exprime ainsi dans l’avertissement au lecteur placé en tête de son Abrégé de l’art poëtique (édit. de 1623, t. II, page 1616):

«I’avois deliberé, lecteur, suiure en l’orthographe de mon liure la plus grand’part des raisons de Louys Meigret, homme de sain et parfait iugement (qui a le premier osé desiller les yeux, pour voir l’abus de notre escriture), sans l’aduertissement de mes amis, plus studieux de mon renom que de la verité; me peignant au deuant des yeux le vulgaire, l’antiquité, et l’opiniastre aduis des plus celebres ignorans de nostre temps; laquelle remonstrance ne m’a tant sceu espouuanter, que tu n’y voyes encore quelques marques de ses raisons (de Meigret). Et bien qu’il n’ait totalement raclé la lettre grecque Υ, comme il deuoit, ie me suis hazardé de l’effacer, ne la laissant seruir sinon aux propres noms grecs, comme en Tethys, Thyeste, Hippolyte, Vlysse, à fin qu’en les voyant, de prime face, on cognoisse quels ils sont et de quel païs nouuellement venus vers nous: non pas en ces vocables, abisme, cigne, Nimphe, lire, sire (qui vient comme l’on dit de κύριος, changeant la lettre κ en σ[107]), lesquels sont desia receus entre nous pour françois, sans les marquer de cet espouuantable crochet de y, ne sonnant non plus en eux que nostre i en ire, simple, lice, lime. Bref, ie suis d’opinion (si ma raison a quelque valeur), lors que tels mots grecs auront long-temps demeuré en France, les receuoir en nostre megnie[108], puis les marquer de l’i françois pour monstrer qu’ils sont nostres, et non plus incogneus estrangers; car qui est celuy qui ne iugera incontinent que Sibille, Cibelle, Cipris, Ciclope, Nimphe, lire, ne soient naturellement grecs, ou pour le moins estrangers, puis adoptez en la famille des François, sans les marquer de tel espouuantail de Pythagore? Tu dois sçauoir qu’un peu devant le siecle d’Auguste, la lettre grecque Υ estoit incogneuë aux Romains, comme l’on peut voir par toutes les comedies de Plaute, où totalement tu le verras osté, ne se seruant point d’vn charactere estranger dans les noms adoptez, comme Amphitruon, pour Amphitryon: et si tu me dis qu’anciennement la lettre y se prononçoit comme auiourd’huy nous faisons sonner nostre u latin, il faut donc que tu le prononces encores ainsi, disant Cubelle pour Cybelle; mais ie te veux dire dauantage, que l’y n’a pas esté tant affecté des Latins (ainsi qu’asseurent nos docteurs) pour le retenir comme enseigne en tous les vocables des Grecs tournez par eux en leur langue, mais ils l’ont ordinairement transformé, ores en u, comme μῦς, mus, ores en a, κύων, canis, ores en o, ὕπνος, somnus, tournant l’esprit aspre noté sur ὑ en s, comme estoit presque leur vieille coustume, auant que l’aspiration h fust trouuée. Ie t’ay bien voulu admonester de cecy, pour te monstrer que tant s’enfaut qu’il faille escrire nos mots françois par l’y grec, que nous le pouvons bien oster, suivant ce que i’ay dit, hors du nom naturel, pourueu qu’il soit vsité en nostre langue. Et si les Latins le retiennent en quelques lieux, c’est plus pour monstrer l’origine de leur quantité, que pour besoin qu’ils en ayent. S’il aduient que nos modernes sçauants se vueillent trauailler d’inuenter des dactyles et spondées en nos vers vulgaires, lors à l’imitation des Latins, nous le pourrons retenir dans les noms venus des Grecs, pour monstrer la mesme quantité de leur origine. Et si tu le vois encore en ce mot, yeux, seulement, sçache que pour les raisons dessus mentionnées, obeïssant à mes amis, ie l’ay laissé maugré moy, pour remedier à l’erreur auquel pourroient tomber nos scrupuleux vieillars, ayant perdu leur marque en la lecture des yeux et des jeux (sic): te suppliant, lecteur, vouloir laisser en mon liure la lettre i, en sa naïue signification, ne la deprauant point, soit qu’elle commence la diction, ou qu’elle soit au milieu de deux voyelles, ou à la fin du vocable, sinon en quelques mots, comme en ie, en i’eus, iugement, ieunesse, et autres, où abusant de la voyelle I, tu le liras pour I consonne inuenté par Meigret, attendant que tu receuras cette marque d’I consonne, pour restituer l’I voyelle en sa premiere liberté. Quant aux autres diphthongues[109], ie les ay laissées en leur vieille corruption, avecques insupportables entassemens de lettres, signe de nostre ignorance et de peu de iugement, en ce qui est si manifeste et certain: estant satisfait d’avoir deschargé mon liure, pour cette heure, d’vne partie de tel faix: attendant que nouueaux characteres seront forgez pour les syllabes ll, gn, ch et autres. Quant à la syllabe ph, il ne nous faut autre note que nostre F, qui sonne autant entre nous que φ entre les Grecs, comme manifestement tu peux voir par ce mot φίλη, feille[110]. Et si tu m’accuses d’estre trop inconstant en l’orthographe de ce liure, escriuant maintenant, espée, épée, accorder, acorder, vestu, vétu, espandre, épandre, blasmer, blâmer, tu t’en dois colerer contre toy mesmes, qui me fais estre ainsi, cherchant tous les moyens que je puis de seruir aux oreilles du sçauant, et aussi pour accoustumer le vulgaire à ne regimber contre l’éguillon, lors qu’on le piquera plus rudement, monstrant par cette inconstance, que si i’estois receu en toutes les saines opinions de l’orthographe, tu ne trouuerois en mon liure presque vne seule forme de l’escriture que sans raison tu admires tant.»

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