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Observations sur l'orthographe ou ortografie française, suivies d'une histoire de la réforme orthographique depuis le XVe siècle jusqu'a nos jours

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«Il y aurait folie, dit-il[207], à penser que ma Gramère fransèze d’après la réforme ortografiqe puisse servir de règle à la génération actuelle. Ce qu’on peut suivre comme un guide sûr aujourd’hui, c’est ma Grammaire française d’après l’orthographe académique. Le Traité de la réforme de l’orthographe est à l’adresse des gens qui veulent s’éclairer sur cette importante question et qui pensent qu’une réforme serait utile. Ils trouveront là un plan complet de réforme divisée en cinq degrés; et je ne leur propose que l’adoption du premier degré, réforme bien simple, déjà pratiquée par les écrivains les plus éminents des deux derniers siècles, notamment par Du Marsais, dans son Traité des tropes, réimprimé en 1804 avec cette même orthographe.»

[207] Tribune des linguistes, p. 60.

«La conséquence de la constitution vicieuse de notre écriture, ajoute-t-il plus loin (p. 126), est que pas un homme ne peut à bon droit se flatter de connaître parfaitement l’orthographe, de ne jamais broncher dans ses sentiers tortueux. Les gens qui la connaissent le mieux ne rougissent pas de l’avouer. En fît-on la seule étude de sa vie, on ne parviendrait pas à l’apprendre, même à l’aide d’une intelligence exceptionnelle. On ne parviendrait qu’à s’abrutir. L’écriture ne constitue en effet qu’un instrument, mais c’est l’instrument indispensable pour arriver à la connaissance des sciences..... Or l’intelligence de l’homme le mieux doué a des bornes, et il est évident que, s’il l’emploie toute à apprendre ou à retenir l’orthographe, il ne lui en reste plus pour l’étude des sciences. Celui qui, grâce à de longs et pénibles travaux et à une attention soutenue, parvient à écrire correctement quelques pages, sans le secours d’un dictionnaire, n’a donc pas lieu d’être si fier! Du reste, les plus experts en pareille matière ont toujours reculé devant le défi de subir victorieusement une épreuve.» (Voir p. 320.)

Il résulte du travail très-étendu et très-approfondi de M. Henricy qu’il reconnaît la nécessité de ne procéder à la réforme qu’avec mesure et successivement. Il fixe même cinq degrés, séparés par deux ans d’intervalle, pour atteindre une réforme telle qu’il la conçoit possible. Mais, d’une part, les catégories qu’il propose feraient l’objet de longues discussions, et, d’autre part, dix années sont un terme insuffisant pour permettre d’espérer un pareil résultat.

B. Legoarant. Nouveau Dictionnaire critique de la langue française, ou examen raisonné et projet d’amélioration de la sixième édition du Dictionnaire de l’Académie, de son complément, du Dictionnaire national et d’autres principaux lexiques, y compris le nouveau Dictionnaire universel de la langue française par M. Poitevin. Paris, Berger-Levrault, 1858, in-4 à 3 col. de XIV et 667 pp.

B. Pautex. Remarques sur le Dictionnaire de l’Académie. Paris, 1856, in-12 de 116 pp. Considérablement augmentées et réimprimées sous ce titre: Errata du Dictionnaire de l’Académie française, ou Remarques critiques sur les irrégularités qu’il présente avec l’indication de certaines règles à établir. Paris, Cherbuliez, 1862, in-8 de XXXII et 352 pp.

F.-P. Terzuolo, ancien imprimeur, correcteur d’imprimerie. Études sur le Dictionnaire de l’Académie. Deuxième édition (la première est de 1858), accompagnée de quelques remarques sur les six premières livraisons du Dictionnaire de M. Littré. Paris, Mesnel, 1864, in-12 de 142 pp.

Le Dictionnaire d’une langue est son livre par excellence. Non-seulement il la maintient, il la conserve, mais il ouvre les voies et indique les sens dans lesquels elle peut s’épurer, s’enrichir et accomplir de nouveaux progrès. Nul ne s’étonnera donc de l’importance que le public attache à chacune des éditions du Dictionnaire de l’Académie, ni de la longueur du temps et des soins minutieux que la compagnie consacre à cette œuvre capitale. Mais cette tâche est compliquée de tant de difficultés de toute nature, dont la principale est l’incertitude qu’offre pour la coordination l’absence complète d’une véritable grammaire de la langue française, qu’on ne s’étonnera pas qu’on ait pu reconnaître dans la dernière édition de ce Dictionnaire, aussi bien que dans les ouvrages du même genre, des fautes matérielles, des contradictions, des lacunes, des définitions hasardées ou insuffisantes. La partie orthographique, dont l’irrégularité s’explique, comme on l’a vu dans tout ce qui précède, par l’action du double courant où s’est formé notre vocabulaire et l’influence des idées dominantes en grammaire au moment où de nouvelles couches de mots ont été successivement admises, cette partie n’est pas celle qui laissait le moins à désirer.

Heureusement, pour assurer la perfection à l’édition que l’Académie prépare, des ressources précieuses lui sont réservées. En dehors des matériaux importants que plusieurs de ses membres ont pu réunir, de ceux qu’elle saura puiser dans les travaux des membres les plus distingués des autres classes de l’Institut, il s’est rencontré des hommes d’une persévérance admirable qui ont fait de la dernière édition du Dictionnaire l’objet d’une critique minutieuse et de l’examen le plus approfondi.

Tels sont MM. Legoarant, Pautex et Terzuolo, qui ont consacré à ce travail un peu aride de la confrontation et de la discussion des mots, de leur forme et de leurs définitions, la plus grande partie de leur longue carrière. Les trois ouvrages que j’ai cités en tête de cet article sont rédigés sous forme de dictionnaire, c’est assez dire qu’ils échappent à toute espèce d’analyse. Je puis seulement constater ici qu’ils ne font nullement double emploi. M. Legoarant a envisagé son vaste sujet plutôt en lexicographe et en savant, M. Pautex en grammairien et en typographe consommé; M. Terzuolo a suivi l’exemple de ce dernier.

M. Pautex a réuni aux mots Accent, Conjugaison, Majuscule, Mentor, Terminaison, Tiret, et dans un chapitre de la Prononciation et des Doubles lettres placé à la fin, des dissertations spéciales sur les questions de l’orthographe typographique, les plus délicates et les plus négligées par les grammairiens. A ce titre, son livre restera d’une utilité incontestable, même après la nouvelle édition du Dictionnaire, pour tous ceux qui se préoccupent de la bonne exécution des livres et particulièrement pour les imprimeurs.

Le travail de M. Terzuolo contient des remarques en général très-judicieuses sur les questions grammaticales et philologiques. Il ne s’occupe de l’orthographe que pour signaler quelques contradictions qui se trouvent dans le Dictionnaire de l’Académie, comme dans les mots assonance et consonnance, persiflage et siffler, etc. Il est d’avis d’écrire baronet avec un seul n, chevauléger en un seul mot, et chelin (scheling) à la manière française avec un ch, comme on écrit châle dérivé de shall. Pour les mots paiement, dévouement, et autres substantifs terminés en ment, il demande qu’on leur conserve les voyelles caractéristiques de l’infinitif dont ils dérivent en changeant l’r en ment; ex.: emporter, emportement, fourvoyer, fourvoyement, payer, payement, dénuer, dénuement, etc.

Tell. Exposé général de la langue française, avec les idées, les systèmes et les principes de l’ancienne et de la nouvèle école, les projets de réforme, la codification et la langue universèle. Paris, 1863, in-18 de 109 pp.

Dans ce petit écrit, que l’auteur aurait voulu réduire à une feuille d’impression, les questions énoncées sur le titre sont abordées avec clarté et d’une manière piquante, tant celles de la grammaire que celles de l’orthographe, à laquelle l’auteur s’attache principalement; ce qui lui fait dire dès le début de son exposé «que l’enfant qui l’a apprise n’est nullement préparé pour recevoir les leçons des professeurs de logique, de rhétorique et de philosophie.»

C’est ainsi qu’il commence son livre, et c’est ainsi qu’il le termine: «Toutes les sciences doivent avoir une science élémentaire pour base; cette base est naturèlement le langage, et il serait difficile d’en établir une autre qui s’accorde mieux avec l’enfance. L’enfant fait des progrès considérables jusqu’à quatre ans, parce qu’il n’est distrait par aucun préjugé; si son intelligence s’affaiblit alors, il faut attribuer cette cause aux préjugés, et surtout à l’enseignement faux du langage, tandis que, si cet enseignement était logique, son intelligence de quatre ans, au lieu de s’affaiblir, grandirait toujours; il vaudrait à dix ans ce que nos jeunes gens ne sont qu’à vingt ans et plus. Si l’on veut bien examiner un enfant de quatre à cinq ans, on verra plus de perspicacité chez lui que dans un enfant de huit à dix ans. Ce phénomène doit avoir une cause (p. 103).»

M. Tell n’en reconnaît pas moins la supériorité de la langue française sur les autres, et les modifications qu’il propose à l’orthographe, pour la simplicité et la régularité, n’ont rien d’exagéré; il réunit en un seul les mots composés toutafait, apeuprès, aucontraire. Les réformateurs modérés peuvent donc se trouver d’accord avec lui sur la plupart des points, sauf la question des participes, qu’il voudrait rendre invariables.

Son opinion sur la réforme de l’orthographe par des améliorations et simplifications successives est ainsi motivée par ce qu’il fait dire à un interlocuteur.

«L’Académie française paraît indifférente aux progrès de la langue, parce qu’elle craint la précipitation et l’engouement; et cependant elle enregistre tous les trente ou quarante ans les progrès réels, sanctionné(s) par l’expérience. C’est ainsi que son Dictionnaire se modifie de quart de siècle en quart de siècle. Sa marche est lente, mais elle est assuré(e), elle va toujours en avant.

«Que fait l’Université? Elle exécute et fait exécuter le progrès positif du Dictionnaire de l’Académie. C’est par ce parfait accord entre le gouvernement, l’Académie et l’Université que la langue française a beaucoup gagné depuis deux cents ans. Il est bien vrai que l’Université est toujours de trente ans en arrière sur les bons grammairiens, et que, dans ce qu’on enseigne aujourd’hui, il y a cent ou deux cents erreurs, préjugés ou absurdités, constatés depuis dix ou vingt ans; mais cet inconvénient est malheureusement indestructible dans l’état des choses établies.

«On a dit que l’Académie n’a point fait de grammaire et que l’Université n’a point publié un seul volume sur la langue; ce fait prouve le respect de l’autorité pour la volonté nationale. En effet, si l’Académie eût fait une grammaire, chacun se serait cru contraint à suivre le code grammatical du corps savant. Si l’Université eût publié un ouvrage quelconque sur la langue, on aurait pu considérer ce livre comme étant obligatoire dans l’enseignement.

«Voilà les motifs qui ont retenu l’Académie et l’Université; elles n’ont publié aucun ouvrage sur la langue que pour mieux faire comprendre que chacun, en France, est libre de parler et d’écrire comme il l’entend. Je termine en disant que l’autorité dans l’enseignement s’est toujours conduit(e) avec sagesse et dignité.»

Ces réflexions sont fort justes et méritent d’être prises en grande considération. En effet, bien que Richelieu eût imposé à l’Académie l’obligation de publier une Grammaire et un Dictionnaire de la langue, et qu’on puisse considérer la Grammaire de Regnier des Marais comme une tentative de l’Académie pour se conformer à cet ordre, on voit combien cette grammaire, malgré tout le respect qui lui est dû, est devenue presque inintelligible et surannée dans ses complications. Cependant il eût été désirable qu’à l’apparition de chaque édition d’un de ses Dictionnaires, l’Académie l’eût accompagné d’une grammaire qui naturellement eût été modifiée selon le progrès des temps. La vue seule de tant de règles et d’exceptions eût engagé l’Académie à la simplifier[208].

[208] M. Tell signale les inconvénients de la multitude des grammaires, qui va toujours croissant, et rappelle que déjà, en 1806, dans un rapport fait par Van Praet à Napoléon Ier, il est dit «qu’il existe un tel monceau de grammaires que seize chevaux attelés pourraient à peine le traîner.» Il est probable que le rapporteur a compris sous le titre de grammaire les dictionnaires, les traités, les critiques, les manuels, rudiments, méthodes, journaux pédagogiques, etc.

L’intérêt que Napoléon Ier apportait à tout ce qui touche à l’éducation est signalé par M. Tell, qui le place au nombre de ceux qui ont voulu établir une langue universelle, moyenne, comme voulut aussi Rivarol que fût la langue française[209]. Dans un ordre du jour Napoléon s’exprime ainsi:

[209] «La langue française, dit Rivarol, est une géométrie formée avec une ligne droite, tandis que le latin et le grec sont formés avec des courbes.»

Il aurait pu ajouter l’allemand, et jusqu’à un certain point les autres langues.—Suivons donc cette ligne, du moins pour l’orthographe, p. 27.

Paris, janvier 1811.

«Les conquêtes des langues suivent les conquêtes des armes; mais si les idiomes, les usages et les mœurs des peuples réunis de nos jours à la France, peuvent enrichir notre langue, ces causes diverses peuvent aussi en altérer la pureté. Jamais il ne fut donc plus nécessaire d’y veiller que dans notre siècle.»

Et c’est dans ce but que Napoléon Ier a fait de grands efforts pour susciter le zèle général en faveur d’études sur la langue dont son génie appréciait l’importance.

E.-A. C. Esai de sinplificacion du français, en vue de le fair accepter come langue internacionale. Lyon, 1863, in-8 de X et 292 pp.

Ce volume contient l’exposé très-développé d’une réforme beaucoup trop radicale pour être acceptée du public actuel, et je renvoie pour sa critique à ce qui a été dit à propos de M. Marle et à l’analyse du travail de M. Raoux.

Frédéric Dübner. Examen du programme officiel des humanités, année scolaire 1863-64. Paris, Paul Dupont, 1863, in-8.

Notre orthographe semble, sans doute, chose bien pénible et bien difficile au conseil impérial de l’instruction publique, puisqu’il établissait ainsi le programme de l’enseignement du français pour l’année scolaire 1863-64:

  • 1. Classe préparatoire. Grammaire française: noms, adjectifs, verbes. Exercices d’orthographe.
  • 2. Classe de huitième. Grammaire française: révision et continuation. Exercices d’orthographe.
  • 3. Classe de septième. Grammaire française: révision et continuation. Exercices d’orthographe. Exercices d’analyse grammaticale.
  • 4. Classe de sixième. Grammaire française. Exercices de grammaire et d’orthographe.
  • 5. Classe de cinquième. Grammaire française. Exercices de grammaire et d’orthographe.
  • 6. Classe de quatrième. Grammaire française. Exercices de grammaire et d’orthographe.
  • 7. Classe de troisième. Exercices français: récits et LETTRES D’UN GENRE SIMPLE.

En relatant cette classification, le savant philologue M. Dübner s’écriait: «Pour la langue maternelle et dans les lycées impériaux, six années d’exercices de grammaire et d’orthographe avant de pouvoir être admis, dans une septième année d’étude, à composer des lettres d’un genre simple

Émile Negrin. Grammaire française des gens du monde. Édition princeps. Nice, 1864, in-8 de 116 pp.—De la fixation de la langue française à propos de l’instruction primaire rendue obligatoire. Nice, Caisson et Mignon, mars 1865, in-16 de 39 pp.

«La France a 36 millions d’habitants. Sur ce nombre, 35 millions 500 mille ne soupçonnent pas même l’existence du grec; les autres, dans leur jeune âge, à force de fatiguer les dictionnaires, sont parvenus à comprendre tout le contraire de ce qu’ont dit Démosthènes et Platon; dix à douze savants lisent le grec à livre ouvert. Eh bien! c’est pour faire plaisir à cette douzaine de citoyens que notre langue est grevée du rh, du th et du ph.

«Aussi, c’est ordinairement à ces trois signes composés que s’en prennent les détracteurs du français.

«Certes, je suis loin de blâmer ces derniers. Il est évident que les personnes lettrées d’Italie, d’Espagne, de Portugal et de tant d’autres pays, savent comme nous que philosophie vient de φιλοσοφία et cependant elles ont le bon esprit d’écrire filosofo; nous-mêmes, en dépit du φ originaire, nous avons déjà commencé à écrire, flegme, flegmon, flegmatique, etc.; et je battrai des pieds et des mains le jour où l’Académie agira partout avec le même «flegme».

«Cependant le mal n’est pas si grand, car il suffit de prévenir les étrangers que rh vaut r, th vaut t, et ph vaut f; c’est une fausse richesse, voilà tout.

«Deux signes pour le même son ne sont que superflus; deux sons avec le même signe sont un véritable malheur.

«La dernière lettre h sert à empêcher les liaisons en tête des mots:

le héros, les haricots, le homar.

«On a toujours eu tort de dire qu’elle marque l’aspiration. L’aspiration n’existe pas dans notre langue.

«On la met aussi par pure déférence pour l’étymologie, en tête de certains autres mots où elle est inutile: l’histoire, l’homme, l’hôtel. Il serait à désirer qu’on pointât le hache répulsif pour le distinguer de ce hache inutile ou muet: le ·héros, les ·haricots, le ·homar, ou mieux qu’on l’accentuât d’un esprit, comme les Grecs, les ‛héros, les ‛haricots

Le projet conçu en 1865 par M. Duruy, ministre de l’instruction publique, projet non réalisé, de rendre l’enseignement primaire obligatoire, a inspiré à M. Negrin une boutade humoristique sur la nécessité de la réforme de l’orthographe. Je crois devoir en transcrire un passage pour donner une idée du système orthographique de son auteur:

«Ma proposition est, pour ainsi dire, le complément de la grande mesure qui se prépare. On forcera les prolétaires à fréquenter pendant deux années une école, mais les amènera-t-on en deux ans à déchiffrer des hiérogliphes sans logique? J’en doute. C’est ce qui m’enhardit à prendre la plume.

«Nous sommes actuellement spectateurs de deux scènes qui se déroulent sur le théâtre de l’humanité: la vulgarisation et la décadence du français.

«La vulgarisation se constate chez tous les peuples; elle augmente chaque jour avec l’amendement social, dont elle est un des agents providentiels; nul ne songe à la nier; je ne songe donc pas à la démontrer. Elle est du reste une conséquence tout rationnelle de la nature claire et sistématique de notre idiome, de la multiplicité des chefs d’œuvre qu’il a contribué à éterniser, de la valeur légendaire de nos soldats qui, sous la République et sous l’Empire, l’ont parlé à travers toutes les métropoles de l’Europe.

«La décadence ne se manifeste pas moins..... Je ne veux parler que de la décadence de la forme. Elle s’engendre partout, elle se montre partout, elle menace partout; les esprits observateurs la remarquent; les esprits spéculatifs s’en affligent et les esprits policés la redoutent. Jetons en effet les ieux autour de nous. On compose les feuilletons avec la phraséologie des coulisses, on dialogue les vaudevilles avec le glossaire des boulevards; on rédige les bulletins de la presse avec des mots anglais, des mots allemands, des mots grotesques. Est-ce là du français? Qui de nous peut se vanter de comprendre d’un bout à l’autre la dissertation la meilleure de la meilleure des gazettes? Est-ce là notre langue?

«Je sais bien les causes du mal, et chacun les sait comme moi... Mais que nous font les causes, quand la blessure saigne?

«Néanmoins, à ce torrent de mauvais goût une digue peut être opposée: c’est la FIXATION DE LA LANGUE.

..... «C’est au sein d’une commission spéciale présidée par Napoléon III, en tant que littérateur, ou par vous, Monsieur le Ministre, en tant qu’historien, que pourraient être vérifiées les critiques déjà publiées, que pourraient être discutées les méthodes, les définitions et les règles; que pourraient être déterminés l’emploi des majuscules et celui des signes; que pourrait être fixé le pluriel des noms composés et des noms d’origine étrangère; qu’enfin pourraient être tranchés tant de différends qui divisent les précepteurs et embarrassent les élèves.....

«Nous aurions ainsi une espèce de constitution orthographique.»

Édouard Raoux, professeur à l’Académie de Lausanne. Orthographe rationnelle, ou écriture phonétique, moyen d’universaliser rapidement la lecture, l’écriture, la bonne prononciation et l’orthographe, et de réduire considérablement le prix des journaux et des livres. Paris, à la librairie de la Suisse romande, 1865, gr. in-16.—Supplément à l’orthographe rationnelle, ou réforme graphique sans nouveaux signes. Id., ib., 1866, p. 279-316.

Ce petit traité (278 pages seulement) est fort intéressant, et, ce qui est rare dans les ouvrages de ce genre, se laisse lire d’un bout à l’autre sans fatigue et sans ennui. Il est le catéchisme de la réforme radicale en matière d’orthographe.

M. Raoux, venu le dernier parmi les phonographes, a su habilement profiter des travaux de ses nombreux devanciers. J’ai donc cru devoir, comme je l’ai fait pour Beauzée, le représentant le plus important de l’autre école, celle des néographes, lui consacrer une attention plus particulière. Les reproches qu’encourra son système s’appliqueront naturellement, pour une grande part, à tous les autres.

L’ouvrage se compose d’une partie critique et d’une partie dogmatique. Je ne reproduirai pas, parmi les critiques que l’auteur adresse à l’ancien système orthographique, celles qui ont été déjà faites par ses devanciers, bien qu’il ait su leur donner un tour nouveau, les accentuer et les développer davantage. Je dois me borner à la part d’idées neuves, et elles sont assez nombreuses, que M. Raoux a présentées dans son livre.

Comme Louis Meigret, son devancier, le professeur de Lausanne travaille pour le commun peuple: son livre est dédié aux travailleurs de tous les pays. La réforme orthographique aura pour conséquence, selon lui, d’élever le niveau intellectuel des masses; de mettre à la portée de tous le prix des journaux et des livres; de multiplier le nombre des esprits supérieurs; de faciliter les relations internationales par la préparation ou la création d’une langue universelle; de placer des habitudes logiques à la base de la première éducation; de faire monter vers les plaisirs intellectuels des millions d’hommes qui descendent chaque jour plus bas dans les jouissances de la matière.

L’auteur expose ainsi ses principes:

«De toutes les merveilles dues au génie de l’homme, les deux plus fécondes, en même temps que les plus méconnues, sont assurément le langage et l’écriture. Traduire, en déplaçant un peu d’air, tout le monde invisible du sentiment et de la pensée; fixer, en traçant quelques signes, tous les sons fugitifs de la parole; saisir au vol ces ondes sonores et les emprisonner pour toujours dans quelques caractères alphabétiques: voilà deux miracles qui ne lasseront jamais l’admiration des siècles. L’écriture surtout, qui permet d’entendre une voix parlant à deux mille lieues, ou éteinte depuis trois mille ans; l’écriture, qui permet d’accumuler toutes les conquêtes de l’esprit humain dans ces temples lumineux qu’on appelle des bibliothèques; l’écriture, enfantement laborieux des génies de cent générations, a des droits particuliers à cette admiration et à notre reconnaissance.

«L’écriture est, en effet, l’immense et merveilleux réservoir de la pensée humaine. C’est là que viennent s’accumuler, une à une et de siècle en siècle, les découvertes du savant, les méditations du philosophe, le monde idéal de l’artiste et du poëte, le monde réel des vulgarisateurs de la science pratique. Chez les peuples où l’écriture n’existe pas encore, tous ces trésors disparaissent presque à mesure qu’ils se produisent. Toutes ces brillantes manifestations du talent et du génie s’envolent avec la voix, et il ne reste, pour les générations suivantes, que des fragments défigurés par les infidélités de la mémoire, les fantaisies de l’imagination ou les aberrations de l’ignorance. Dans les pays où l’écriture apparaît, l’aurore commence, et, à mesure que les systèmes graphiques se perfectionnent, le niveau de l’intelligence publique s’élève, le jour fait reculer la nuit.

«...L’abîme qui existe aujourd’hui entre la langue parlée et la langue écrite n’existait pas à l’origine. Les lettres servaient alors à représenter des sons, et non à favoriser le fastueux étalage de l’érudition linguistique. On écrivait pour exprimer sa pensée et non pour faire savoir à l’univers que l’on avait appris les langues mortes et les idiomes septentrionaux[210].

«On trouve la preuve de cette écriture presque entièrement phonétique dans tous les documents de la langue gallo-ligurienne ou provençale et des patois romans qu’on parlait au nord de la Loire, sous le nom de langue d’oïl. Cette première phase s’étend du neuvième au treizième siècle.

«Mais, à partir de cette dernière époque, l’ennemi commença à pénétrer dans la place. Les alphabets grec, latin et septentrionaux s’insinuèrent sournoisement dans l’écriture française. Les lettres inutiles ou muettes vinrent peu à peu étaler leur vaniteuse oisiveté au milieu des lettres actives ou phonétiques.»

[210] Cette proposition, juste en principe, ne saurait s’appliquer d’une façon absolue à la langue française, qui est d’origine presque exclusivement latine. Dans le Cantique de sainte Eulalie, du dixième siècle, dans les Lois de Guillaume le Conquérant, du onzième, dans la Chanson de Roland, du douzième, on trouve nombre de lettres étymologiques qui certes ne se prononçaient pas. Les scribes, affiliés en général au clergé ou à l’Université, ont bien rarement fait abstraction du latin; mais leur orthographe, variable et indécise, était beaucoup plus simple et plus rapprochée de la prononciation que la nôtre. Cette prononciation et cette orthographe variaient, au quatorzième siècle, selon les dialectes: «... Et pour ceu que nulz ne tient en son parleir ne rigle certenne, mesure ne raison, est laingue romance si corrompue, qua poinne li uns entent laultre; et a poinne puet-on trouveir a jourdieu persone qui saiche escrire, anteir, ne prononcieir en une meismes semblant menieire, mais escript, ante et prononce li uns en une guise et li aultre en une autre.» (Préface des Psaumes de David en langue romane de Lorraine, citée par M. Le Roux de Lincy, introduction des Quatre livres des rois, p. XLII. Ce texte est de la fin du XIVe siècle.)

M. Raoux attribue à Joinville, qui vivait à la fin du treizième siècle[211], à Froissart, à la fin du quatorzième, et surtout à Philippe de Comines, au quinzième siècle, le tort d’avoir ainsi surchargé l’orthographe de lettres inutiles. Au seizième, Marot, Despériers, Rabelais, Montaigne, suivirent plus ou moins la même route. «Alors commença le fatal divorce entre le son et le signe, entre la langue parlée et la langue écrite. Alors aussi commença la célèbre croisade de la réforme orthographique, qui devait se continuer jusqu’à ce jour.»

[211] On n’a point le texte original de Joinville; le plus ancien manuscrit de ses Mémoires que l’on connaisse est celui que possède notre Bibliothèque impériale. Cette copie, cependant, ne saurait être postérieure au XIVe siècle. Mais elle ne reproduit pas, très-probablement, l’orthographe de l’original. On la croit généralement écrite vers 1350, c’est-à-dire environ trente ans après la mort de Joinville, qui écrivit (ou du moins fit écrire) ses Mémoires en 1309, ainsi qu’il l’indique lui-même à la fin de son texte: «Ce fut escript en lan de grace Mcccix ou moys doctoure.»

Je citerai en passant un curieux calcul de M. Féline (Dict. de la prononciation, p. 13), cité par M. Raoux, mais que je crois un peu exagéré, sur les résultats économiques de la réforme phonétique.

«J’ai cherché, dans plusieurs phrases, quelle serait la diminution des lettres employées, et celle que j’ai trouvée est de près d’un tiers; supposons seulement un quart. Si l’on admet que sur 35 millions de Français, un million, en terme moyen, consacrent leur journée à écrire; si l’on évalue le prix moyen de ces journées à 3 francs seulement, on trouve un milliard, sur lequel on économiserait 250 millions par année.

«La librairie dépense bien une centaine de millions en papier, composition, tirage, port, etc., sur lesquels on gagnerait encore 25 millions.

«Mais le nombre des gens sachant lire et écrire décuplerait; les livres coûtant un quart moins cher, il s’en vendrait, par cela seul, le double, et le double encore parce que tout le monde lirait. De sorte que ce profit de 275 millions serait doublé ou quadruplé, et l’économie imperceptible d’une lettre par mot donnerait un bien plus grand bénéfice que les plus sublimes progrès de la mécanique..... On s’inquiétera pour les chefs-d’œuvre de notre littérature. Mais il ne s’agit pas de supprimer l’alphabet actuel; il continuerait encore pendant longtemps d’être employé par les lettrés, comme la langue latine a été pendant tant de siècles la langue savante et seule écrite, comme les chiffres romains dont on fait encore usage. Il s’agit seulement, pour ceux qui ne peuvent recevoir une éducation complète et suivre les écoles secondaires, d’acquérir par l’étude la plus sommaire une seconde manière d’écrire qui les mette en rapport avec la masse du peuple et leur fasse gagner une heure de travail sur quatre.»

La deuxième partie de l’ouvrage de M. Raoux, intitulée: Critique du système graphique actuel, est un travail solide et vraiment remarquable. L’auteur signale d’abord les vices suivants: lettres à double et à triple emploi;—lettres surérogatoires;—voyelles s’écrivant chacune de dix, vingt, trente et cinquante manières différentes (ch. III, § 1);—voyelles et consonnes changeant arbitrairement de valeur phonétique suivant leur entourage;—réunion de lettres identiques se prononçant différemment et de lettres différentes se prononçant d’une manière identique;—sons simples ou monophones s’écrivant avec deux, trois et même six lettres;—mots dans lesquels on ne prononce pas une seule lettre avec le son que lui assigne l’alphabet;—sons qu’on ne prononce pas et qu’on écrit avec le même scrupule que les signes non muets;—quatre signes différents pour indiquer le pluriel;—les mêmes signes pour représenter le singulier et le pluriel;—un enchevêtrement inextricable de règles, d’exceptions, de sous-exceptions, de subtilités scolastiques, d’abstractions inintelligibles.

Voilà, dit M. Raoux, cette célèbre écriture, vaniteusement baptisée correcte et orthodoxe (orthographe); voilà le haut et savant grimoire qui nous a été légué par les fétichistes gréco-latins, par ceux qui ont voulu repétrir une langue vivante avec les détritus de deux langues mortes. Merveilleux labyrinthe, en effet, où l’on se perd encore après vingt ans d’étude; admirable système qu’on emploie un quart de siècle à ne pas apprendre! C’est un peu moins mal, pourtant qu’en Chine, où l’on passe sa vie à n’apprendre que cela.»

Passant à l’étude de l’alphabet, l’auteur annonce que la critique qu’il en va faire n’a pas pour but de rejeter toutes les lettres de l’alphabet français et d’en couler d’autres dans des moules entièrement nouveaux, comme le fait la sténographie, mais seulement de les ramener à des principes rationnels, quant à leur nombre, à leur nature, à leur valeur phonétique et à leur forme.

«Personne ne contestera cet axiome: que le nombre des signes d’un alphabet rationnel ne doit être ni supérieur ni inférieur au nombre des sons fondamentaux de la langue à laquelle il appartient.» Il suffit de rapprocher, à cet égard, les principes posés, dès 1660, par Port-Royal. Voy. ci-dessus, p. 226.

«Or l’alphabet français est en pleine révolte contre cet axiome, car il possède six lettres entièrement superflues, et manque d’une douzaine de signes simples pour représenter des sons élémentaires.

«1o Il possède six lettres superflues, parce qu’au lieu de représenter chaque son élémentaire par un seul signe, il a commis la faute d’en employer plusieurs.

«Ainsi, au lieu de traduire le son simple QE par un seul signe ou par une seule lettre, notre alphabet ne lui en assigne pas moins de quatre, savoir: C, K, Q, CH (col, kilo, queue et choral). N’est-il pas évident qu’il y en a trois de trop?

«Le son I est actuellement représenté par trois lettres I, ï, Y (image, haïr, yeux). Ne devrait-on pas en retrancher deux?

«L’articulation S est aujourd’hui gratifiée de trois signes, savoir: C doux, Ç cédille et S (Cécile, reçu, son). Un seul ne suffirait-il pas à l’écriture ordinaire, quand il suffit aux écritures sténographique, italienne et espagnole[212]?

[212] M. Raoux aurait pu ajouter que l’s usurpe trop souvent la place du z, ce qui est fort regrettable.

«La lettre H représente un son qui n’existe pas, puisqu’il n’y a pas d’aspiration dans la langue française: pourquoi donc embarrasser notre alphabet de cette lettre parasite, surtout lorsqu’il lui en manque une douzaine?

«La lettre X fait double emploi avec S, Z, GZ et QS (dix, deuxième, examen, index). Pourquoi occupe-t-elle inutilement la place qui serait si convenablement remplie par l’une des douze lettres qui attendent à la porte?

«Enfin, le double W, signe intrus, maladroitement emprunté aux alphabets septentrionaux, se permet aussi de jouer sur le clavier des variations phonétiques, et se prononce tantôt V, tantôt OU, tantôt EU (Wolga, William, New-York).

«Voici donc six plantes parasites sur le vieux tronc de l’alphabet, six lettres parfaitement superflues, C, K, H, X, Y, W, dont il serait grand temps de faire l’amputation.

«Après s’être donné le luxe de six lettres superflues, le vieil alphabet nous présente le spectacle d’une indigence dont le chiffre est double. Douze lettres lui font défaut lorsqu’il veut traduire les douze sons simples, ou les douze notes nouvelles de la gamme alphabétique. Aussi est-il obligé de recourir, pour combler cette lacune, au stratagème des accents et des signes binaires, qui viennent jeter d’innombrables complications dans l’orthographe et de nouvelles ténèbres dans la lecture, l’écriture et la prononciation.

«L’accent aigu et l’accent grave jetés sur l’e muet devront le transformer en e fermé et en e ouvert (É, È), et les paires de lettres (digrammes) EU, AU, OU, CH, GN, LL, AN, EN, IN, ON, UN, seront chargées de représenter des voyelles, et des articulations simples.

«Si, du moins, chacune de ces lettres et chacun de ces couples, ou digrammes, n’avait qu’une seule valeur phonétique! Mais non. La lettre C traduit les quatre sons QE, SE, GUE et CH [cocarde, Cécile, second, vermicelle[213]];—G, les quatre articulations GUE, JE, NIEU et QE (digue, gerbe, agneau, sang, rang élevé); X, les articulations QS, GZ, S, Z, CHE [index, examen, Aix, deuxième, Ximenès[214]];—la voyelle U représente les trois sons U, O et OU (urne, punch, minimum, équateur, aquatique);—la consonne D, les deux articulations D et T (don, profond abîme);—la lettre F, celles-ci: F et V (fier, dix-neuf ans); Z correspond à Z, S, DZ, TS (zéphir, Rodez, mezzo, piazza)[215]

«Les différences de valeur des digrammes eu (j’ai u, un peu), ch (charité, archange, almanach), gn (stagnation, agneau), etc., ne sont pas moins nombreuses que celles des lettres simples.»

[213] On prononce maintenant, conformément à l’écriture, vermicelle et violoncelle.

[214] Dans ce mot, du xérès, c’est-à-dire du vin récolté à Xérès, on prononce l’x d’une quatrième manière, comme s’il y avait kérès, par un k.

[215] M. Raoux aurait pu ajouter la lettre Y, qui représente les sons suivants: I, Î, ÉI, IJ, IJI (la Haye, style, abbaye, paysan, citoyen).

Tout ce travail du professeur de Lausanne est intéressant, et il serait bon de s’y reporter, si l’on voulait constituer un alphabet normal pour la transcription de nos patois, ou des langues orientales, ou même simplement pour fixer un type uniforme de figuration de la prononciation dans nos dictionnaires, soit français, soit bilingues.

Toutefois l’auteur aurait dû citer les savants académiciens qui l’ont précédé, Beauzée, Domergue, et surtout Volney, qui, l’un, en 1767, l’autre, en 1806, le dernier, en 1820, ont traité à fond cette matière. Le troisième surtout a placé, dans son ouvrage intitulé: L’Alfabet européen appliqué aux langues asiatiques, une discussion excellente et approfondie de la valeur et de la distinction de nos voyelles et de nos consonnes. Après un si docte travail, il ne restait plus guère qu’à glaner et à perfectionner[216].

[216] Il aurait dû aussi mentionner MM. Marle et Féline.

Dans le chapitre suivant, intitulé: Vices des combinaisons binaires et ternaires des lettres, ou des bases de l’écriture, l’auteur étudie les effets de la combinaison des lettres de notre alphabet deux à deux et trois à trois pour former les éléments de l’écriture. On ne peut donner ici que quelques exemples du singulier effet de ces unions.

IA garde le son naturel de ses composants[217], mais AI devient E, È (j’ai, naître).—UA donne le son OUA ou A (équateur, quadrille); AU donne le son O (autre).—IO ne produit pas de son nouveau, mais OI donne un son voisin de OA (roi).—YO est stérile; mais OY offre trois sons: OU, A, I (voyelle, royaume, moyen);—EU a la même valeur que UE (peur, cueillir)[218];—S entre deux voyelles se transforme en Z (trésor, aisance); mais il y a des exceptions: vraisemblance, préséance.

[217] La diphthongue ia ne se prononce pas de même dans diable, dont la première syllabe est monosyllabique, et diamant, où elle est dissyllabe.

[218] Et en outre le son u: j’eus, gageure.

L’auteur a réuni d’autres exemples, en assez grand nombre, de vices analogues de nos combinaisons alphabétiques. Le son A s’écrit, d’après M. Marle, de 25 manières; le son AN, de 52; le son O, de 30; le son ON, de 26; le son OU, de 28; le son OI, de 25; le son È, de 55; le son É, de 25; le son EU, de 20; le son I, de 29; le son IN, de 34, etc., etc. En tout, 540 manières d’écrire 31 sons. M. Dégardin, qui a refait ce compte, trouve 568 variantes.

Dans les articles suivants, M. Raoux passe en revue les sons différents s’écrivant de la même manière. Ex.: jeu et gageure; diagnostic et agneau; altier et balbutier; fier verbe et fier adjectif; fille et ville; il est, de l’est; dans un même mot, le digramme en figurant deux sons différents: chiendent;—puis les sons identiques s’écrivant avec des signes différents. Ex.: vingt, vin, vain, vint; cène, saine, Seine, scène;—les sons nuls s’écrivant avec des annexes ou signes muets; ex.: bah, choral, honneur, plomb, chaud, froid, clefs, œufs, bourg, fusil, baril, etc.

Dans les derniers chapitres de la deuxième partie, l’auteur s’occupe des vices de l’écriture dite orthographe de principes. Nous avons six marques différentes du pluriel: S, Z, X, T, NT, ENT (les gens, vous aimez, les cieux, ils vont, ils ouvrent, ils aimaient). Sur ces six marques, cinq sont en même temps des signes employés au singulier: bras, nez, doux, vent, pont[219]. Certains mots tirés des langues étrangères prennent notre marque du pluriel (altos, erratas, opéras, pianos, quatuors, villas, zéros, etc.); d’autres ne la prennent pas (des alibi, les criterium, les choléra, les crescendo, etc.). Il passe en revue ensuite les différentes irrégularités que l’on peut signaler dans l’orthographe des verbes, de leurs temps et des participes.

[219] Il est regrettable que pour le mot fils le singulier ne puisse se distinguer du pluriel comme dans le latin, filius, filii, comme en italien, figlio, figli, en espagnol hijo, hijos. Ainsi, dans le cas de la raison sociale d’une maison de commerce, comment savoir lorsqu’on lit Firmin Didot frères et fils, par exemple, s’il y a un ou plusieurs fils? Il serait désirable qu’on pût, au pluriel, recourir à l’emploi de la lettre s longue (ſ) pour le distinguer du singulier.

L’auteur termine cette seconde partie par un tableau très-animé des inconvénients, pour la nation tout entière, qui résultent de l’impossibilité (qu’il s’est efforcé d’établir) d’apprendre la grammaire et l’orthographe.

La troisième partie est consacrée à l’exposition du système phonétique, que je ne saurais dire être celui de M. Raoux, car la part de ses devanciers, depuis Meigret et Ramus jusqu’à Domergue, Volney, Marle et Féline, est si grande, dans l’édification des diverses parties de la méthode, qu’elle devient de jour en jour une œuvre impersonnelle à laquelle chacun se contente d’apporter une assise, soit même une simple pierre.

«Tous les éléments phonétiques, dit-il, dont se composent les 150,000 ou 200,000 mots de la langue française et les autres milliers de mots appartenant aux idiomes méridionaux se réduisent au chiffre de 43, dont 25 primitifs ou fondamentaux (voyelles), et 18 modifications (consonnes, articulations).»

Voici son alphabet phonétique (alphabet des sons) complet pour les langues du nord et du midi de la France:

  • 8 voyelles mères: a, è, é, i, e, o, ou, u.
  • 8 modifications nasales: an, ain, èn, in, eun, on, oun, un.
  • 9 modifications orales: â, ê, ë, î, ï, eu, ô, , û[220].
  • 9 articulations dures: p, f, t, q, l, r, ch, s, n.
  • 9 articulations douces: b, v, d, g, ll, j, z, gn, m.

[220] M. Raoux néglige deux voyelles distinctes reconnues par Volney (voir p. 313): , clair, guttural: cœur, peur, bonheur, différent de eu profond, creux: eux, deux, ceux; et l’e que le savant académicien appelle e gothique, sensible dans ces mots: que je me repente, tandis que l’e muet ou féminin se rencontre dans borne, ronde, grande. L’auteur a modifié, dans un supplément publié en 1866, son alphabet de 1865: je ne connaissais pas cet opuscule lors de ma précédente édition. J’en donne l’analyse plus loin.

«La linguistique comparée dira ce qui manque à cet alphabet pour exprimer fidèlement les sons de tous les idiomes anciens et modernes, c’est-à-dire pour être réellement universel. Ce qui est certain, c’est que, malgré sa richesse, le languedocien actuel ou le gallo-provençal contient trois sons de moins, l’e muet, l’amplification eu et la nasale eun. La langue française a rejeté ou laissé perdre les trois nasales èn, oun, un[221] et l’e double aigu, qu’elle confond avec l’i. Et comme l’ê et l’è ne sont pas pour elle deux sons réellement distincts, puisque ces deux accents se substituent fréquemment l’un à l’autre[222], il en résulte que le nombre des éléments phonétiques du français se réduit à 37, savoir, 26 proprement dits (dont 8 voyelles et 18 consonnes), plus 5 modifications nasales et 6 orales.»

[221] Il ne s’agit pas ici de notre son un dans chacun. M. Raoux l’appelle eun ou e nasal, et le représente par en. Un exemple éclaircira ce passage, un peu obscur dans son livre: dans charmant, tourment, coefficient, ennuyer, c’est l’a nasal (an de M. Raoux); dans jardin, il tient, c’est l’è nasal (èn de M. Raoux); dans immortel, c’est l’i nasal (in de M. Raoux); dans chacun, c’est l’e muet nasal (en de M. Raoux). Nous n’avons pas, dit-il, dans notre langue l’u nasal qui apparaît dans les patois du Midi.

J’avoue que, n’étant pas familier avec les patois du Midi, je ne puis me rendre compte de la valeur de cet u nasal, distinct, selon le professeur de Lausanne, de notre son un dans quelqu’un, chacun. Mais je suis fondé à penser que, puisque M. Raoux interprète ce dernier son par e nasal, et qu’il le nomme eun, c’est qu’il prononce e muet comme eu, ce qui est chez nous une prononciation vicieuse.

[222] Exemple de l’è dit ouvert: succès, caisse, fer, mer, fête, faîte.

Pour former son alphabet phonographique, destiné à représenter dans l’écriture l’alphabet des sons, ou phonétique, qu’il vient d’établir, l’auteur a recours à deux principes qui servent de base à la sténographie: un seul signe simple pour chaque son simple, et réciproquement, des signes modifiés pour des sons modifiés, ou des modifications de signe pour des modifications de son. Ces principes, qui sont ceux de Port-Royal, ont été admis par presque tous les réformateurs précédents.

Après avoir éliminé de l’alphabet nouveau les six lettres: c, k, h, x, y, w, dont les unes représentent chacune plusieurs sons, dont les autres sont affectées à un même son, et dont l’autre n’en représente aucun (voir p. 356), l’auteur conserve de l’ancien alphabet les 20 signes suivants: a, b, d, e, f, g, i, j, l, m, n, o, p, q, r, s, t, u, v, z. Les six autres sons simples sont représentés, dans l’ancien alphabet, par quatre signes binaires: ou, ch, gn, ll, et par deux signes modifiés é et è. L’auteur adopte pour le son ou le signe proposé par Ramus et par Volney: ω. Le ch, articulation forte du j, est figuré par cette même lettre sans boucle et sans point supérieur, ȷ, le ℐ avec boucle conservant sa valeur ancienne de j.

La distinction entre les deux signes ȷ pour ch et ℐ pour j est bien légère, surtout dans l’écriture: l’auteur aurait dû, ce me semble, conserver au moins le point supérieur à ce dernier.

M. Raoux repousse pour gn le signe n tildé (ñ) adopté par Buffier, Volney, Marle, Féline et Henricy. Il propose ce signe ŋ, qui rappelle également la lettre n, et rentre dans la règle de symétrie qu’il préconise, c’est-à-dire l’emploi de boucles pour représenter les sons doux[223]. Il repousse également le λ proposé par le P. Buffier pour l ou ll mouillé, et, en vertu du principe ci-dessus, adopte le ℓ à boucle, réservant le l sans boucle pour le l ordinaire.

[223] M. Raoux aurait pu dire que cette règle est empruntée de Ramus, qui dès 1562 (voir p. 192), l’avait mise en pratique, et que son n à jambage a été inventé par Meigret.

Ce système des boucles me paraît ingénieux en théorie, mais sujet à inconvénients dans la pratique. L’alphabet réformé ne doit pas seulement être appliqué dans l’impression; il doit aussi servir à l’écriture cursive, et les boucles n’y constituent pas une notation suffisamment distincte.

L’auteur a reculé devant l’introduction de nouveaux signes pour é, è, et pour ses voyelles nasales an, èn, in, on, en. Il donne au signe ê la valeur phonétique de eu, au groupe in la valeur de im, et au groupe en l’ancienne valeur de eun.

Ces changements d’emploi de signes anciens paraissent une transaction malheureuse: il fallait, dans un système qui aspire à une complète rénovation graphique, éviter toute capitulation, toute équivoque avec l’ancienne écriture passée en habitude et que les novateurs voudraient proscrire. Et quant aux voyelles nasales, qui se rencontrent de 8 à 10 fois en 30 mots, il n’aurait pas dû leur conserver le signe binaire qui a encouru toutes ses sévérités. En les remplaçant par un signe simple, il eût obtenu une économie notable dans l’écriture et l’impression, et eût restitué à ces voyelles, encore méconnues de nos grammairiens, le caractère de voyelle simple. Domergue et Féline n’avaient pas ainsi sacrifié sur l’autel des anciens dieux. Il est vrai que la suppression de ces n parasites, leur remplacement par un trait diacritique, donnait à leurs pages une apparence hétéroclite devant laquelle M. Raoux aura sans doute reculé. Cependant, durant trois siècles, l’œil des lecteurs du latin et du français était accoutumé à voir ainsi écrits ou imprimés: bõte, tẽps, chãgemẽt, cõditiõ, amãt, veniũt, les mots que nous figurons par: bonté, temps, changement, condition, amant, veniunt. Reprendre cette forme archaïque de la voyelle nasale eût mieux valu, ce me semble, que toute autre combinaison, et ce système ancien, si simple et si rationnel, mérite d’être pris en grande considération.

«En résumé, dit l’auteur, l’alphabet phonographique conserve: 20 lettres de l’alphabet actuel;—2 lettres modifiées par des accents (é, è);—2 signes modificateurs de sons (accent circonflexe et n nasal).

«Il élimine: 6 lettres proprement dites (c, h, k, x, w, y);—6 signes binaires (eu, ou, au, ch, gn, ll);—2 signes modificateurs (cédille et tréma).

«Il dédouble les formes du j et du l pour représenter leurs deux sons similaires;—il rectifie trois signes binaires (èn, in, en).

«Enfin, il ajoute deux signes nouveaux pour ll mouillé et le son ou

Voici le nouvel alphabet complet, avec l’indication des valeurs nouvelles:

a ℐ (j) p î
b ȷ (ch) q ê (eu)
d l r ô
e ℓ (mouillé) s û
è m t an
é n u èn (in)
f ŋ (gn) v in (im)
g o z on
i ω (ou) â en (eun)

Dans le nouveau système, les 26 caractères de l’alphabet ne changent jamais de valeur phonétique, quels que soient les signes qui les précèdent ou les suivent dans la composition des mots. Exemple:

habit abi ôter oté agneau aŋô
anneau ano chapeau ȷapô heureux êrê
boule bωle anguille angiℓe sexagénaire seqsagénère
homme ome chiquenaude ȷiqenode construction qonstruqsion
femme fame pré aux clercs pré ô qler strictement striqteman
chacun ȷaqen chocolatier ȷoqolatié strychnine striqnine
oiseau ωazo perplexité perpléqsité emprunteuse anprentêze

L’auteur pose (p. 194) ce principe, sur lequel je crois devoir appeler toute l’attention des novateurs en orthographie: Maintien de tous les signes utiles pour l’intelligence des mots et des phrases et pour l’euphonie de la langue parlée; élimination de tous les autres signes.

«On écrira donc, continue M. Raoux, toutes les lettres grammaticales qui servent à éclaircir le sens des mots et des phrases, à lever des doutes, à faire disparaître des équivoques ou à prévenir des hiatus et des consonnances désagréables. Toutefois, on distinguera les lettres actives ou phonétiques des lettres passives ou muettes, en les séparant par un tiret indiquant que ces dernières n’ont pas droit aux honneurs de la prononciation, et ne sont que des signes additionnels dont la destinée est de disparaître lorsque la langue parlée aura comblé ses fâcheuses lacunes et réduit le nombre exorbitant de ses homophones.

«Ainsi l’on écrira le r de l’infinitif et le z de l’impératif (en les séparant par un tiret) toutes les fois que le sens de la phrase ne permettra pas de les distinguer l’un de l’autre, ainsi que du participe passé, c’est-à-dire lorsqu’on hésitera entre les trois homophones é, er, ez des verbes de la première conjugaison: aimé, aime-r, aime-z, travaillé, travaille-r, travaille-z. On écrira encore: montéZ à cheval; il boiT et mange bien; je voudrais qu’il allâT avec vous, etc., afin d’éviter des hiatus et des consonnances peu agréables pour l’oreille, mais on ne séparera pas ces lettres euphoniques par un tiret, comme les signes affectés de mutisme.»

Cette citation suffit pour faire écrouler tout le système de M. Raoux, et il prononce lui-même, sans s’en apercevoir, la condamnation de la phonographie comme écriture usuelle de la langue française, comme méthode même d’enseignement dans les classes élémentaires.

En effet, l’auteur reconnaît, avec une bonne foi parfaite, la nécessité de fixer le sens des mots ainsi que des phrases, de lever tous les doutes, de faire disparaître les équivoques, de prévenir les hiatus et les consonnances désagréables. N’est-ce pas là, je le demande, une tâche impossible à quiconque n’a pas préalablement acquis la connaissance la plus approfondie, la plus minutieuse de la langue française? Nous voici ramenés, avant d’aborder l’étude de la nouvelle écriture, à cette grammaire si complexe, avec ses milliers d’exceptions et de sous-exceptions, objet de tant de malédictions de la part des novateurs. Bien plus, pour accorder ces temps de verbes, ces participes, ces substantifs, ces adjectifs; pour leur conserver sur le papier ces marques euphoniques exigées par notre oreille; pour figurer en phonographie les nombreux homonymes avec l’orthographe étymologique qui les distingue[224], l’étude de la grammaire française ne suffit plus: la connaissance complète du latin et de la basse latinité est indispensable, ainsi qu’une teinture du grec. Quel trouble pour les adeptes de cette nouvelle tachygraphie, auxquels on prescrit de figurer uniquement le son, s’il leur faut combiner les deux systèmes, l’ancien et le nouveau, et s’arrêter avant d’écrire une phrase pour tenir compte des difficultés de l’étymologie et des exigences de la syntaxe!

[224] Voir ce que j’ai dit plus haut, p. 96, de l’orthographe des homonymes, saint, sein, etc., et la discussion de M. Vanier sur le même sujet, p. 326. J’ajouterai que dans tout système phonographique on devra conserver l’ancienne orthographe pour les noms propres, les noms de lieux, etc.

Que deviennent alors les 50 millions d’artisans, de pauvres enfants, de manouvriers des villes et des campagnes qui, en France, en Belgique, en Suisse, dans tous les pays de langue française, devaient être émancipés de l’ignorance en une ou deux saisons d’école? Les voilà ramenés aux difficultés de la grammaire et aux études grecques et latines dont on prétendait les dispenser.

Quant à ceux qui ont reçu cette instruction si pénible à conquérir, peut-on espérer qu’ils adoptent jamais une nouvelle manière d’écrire, même simplifiée, si elle ne les dispense pas de se rappeler continuellement l’ancienne, pour la solution des cas litigieux? L’étranger instruit, mais peu exercé à la prononciation, le savant, le législateur, ne croiront jamais parvenir à être bien compris dans cette écriture figurative des sons. Chacun des mots anciens, par sa configuration devenue familière, par les radicaux si souvent transparents sous l’enveloppe graphique, réveille pour nous le souvenir de ses congénères et de sa signification[225].

[225] Voir aussi p. 96 et 374.

Sans doute, s’il s’agissait uniquement de former un peuple ignorant, sans passé littéraire, à une rapide connaissance de la lecture et de l’écriture française, la méthode phonétique aurait de grands avantages; mais pour une nation riche d’une littérature qui date de huit siècles, ses vocables, ses syllabes même, font, pour ainsi dire, partie intégrante de son histoire intellectuelle; les transformer de fond en comble, c’est rompre la chaîne non interrompue des traditions où s’est formé son génie.

Dans les chapitres, suivants, M. Raoux applique son système de phonographie à plusieurs langues de l’Europe. En ajoutant à son alphabet des signes de l’e double aigu (ë), l’i mouillé (ï), et les trois nasales én, ωn, un, il possède, d’après l’auteur, la gamme complète des sons du bel idiome des troubadours. Quant à la transcription de l’italien, je n’en vois pas trop l’utilité pour nous, surtout quand on renonce à figurer l’accent tonique.

J’en dirai autant de l’espagnol et du latin, à l’écriture phonographique desquels l’auteur consacre quelques pages. Sa transcription de l’allemand, pour être fidèle, nécessiterait l’addition de nouveaux signes pour le h et le ch fortement aspirés. Mais c’est pour nous transcrire fidèlement la prononciation de l’anglais que la nouvelle méthode serait inappréciable. Elle remplacerait avec une supériorité incontestable le système de voyelles chiffrées usité dans les meilleurs dictionnaires anglais-français.

Il serait donc désirable qu’en tête des dictionnaires anglais, arabes, turcs, aussi bien que de ceux des patois des langues de l’Europe, on représentât la prononciation dans un système phonographique perfectionné et convenu entre les linguistes. Une page, placée en tête de chacun de ces lexiques, suffirait pour tracer toutes les règles de lecture de cet alphabet véritablement phonétique. Avec l’aide du temps, les personnes studieuses en prendraient l’habitude, et le pas, difficile à franchir, pour la constitution d’un alphabet européen et d’une écriture européenne serait plus tôt accompli. Je m’unis donc, pour cette application importante, aux vues de l’auteur, si bien développées dans ses dernières pages, que je dois renoncer à analyser. Cet art nouveau, auquel il s’est voué, n’a pas encore dit son dernier mot; il est en instance devant les corps savants, les universités et les académies. Loin de faire reculer la philologie comparée et la science rationnelle du langage, il ne peut que leur procurer de nouveaux moyens d’analyse.

Dans le Supplément à l’ouvrage précédent, publié un an plus tard, et dont je n’avais pas connaissance lors de ma première édition, M. Raoux reprend la question de la constitution de l’alphabet phonographique d’après les observations qui lui ont été transmises par les différents comités fondés en Suisse, en Belgique et en France, pour la réforme orthographique. La majorité des phonographes qui les composent s’étant prononcée pour l’adoption d’un alphabet sans signes nouveaux[226], il a cru devoir acquiescer à ce vœu, tout en réservant son alphabet primitif pour une phase ultérieure de la reforme.

[226] M. Raoux explique ainsi le recul de la phonographie, du moins quant à la théorie, qui s’est produit à Lausanne après la publication de son livre: «Peu de temps après la publication du prospectus de cet ouvrage, des lettres d’encouragement et des témoignages d’adhésion nous parvinrent en grand nombre et plusieurs organes de la presse libérale nous offrirent spontanément leur concours. Depuis l’impression de l’Orthographe rationnelle (décembre 1865), la question se posa plus nettement et les phonographes se mirent à l’œuvre en Suisse et au dehors. Des comités s’organisèrent dans les cantons de Vaud, de Neufchâtel, de Berne et de Genève et dans le département de l’Ardèche, pour étudier cette importante réforme, au double point de vue de la théorie et de la pratique.

«Dès le début de ces travaux collectifs, deux opinions se trouvèrent en présence, celle des partisans, et celle des adversaires des signes nouveaux. Après bien des lettres, des circulaires et des explications échangées, pendant plusieurs mois, ce fut la dernière opinion qui obtint la majorité.»

Voici les motifs sur lesquels s’appuie cette majorité: «1o La réforme alphabétique est beaucoup moins importante et beaucoup moins pressante que la réforme des deux orthographes lexicologique et grammaticale, dans lesquelles se concentrent presque tous les vices et tous les inconvénients du système graphique actuel. 2o La création et l’emploi de nouveaux signes pouvaient présenter des difficultés de nature à compromettre ou retarder le succès de la réforme, sous trois points de vue: accord des phonographes;—habitudes graphiques de la génération présente;—moyens pratiques d’exécution en typographie.»

Je forme le vœu sincère que M. Raoux, dont le lecteur a pu apprécier la fermeté d’intelligence et la sagacité critique, revienne à des principes moins absolus, en abandonnant une voie dans laquelle le succès me semble impossible.

Il rétablit d’abord un signe distinctif de è et ê (arène et tête, hère et hêtre, herbette et air bête, pelle et bêler); de eu et (jeune et jeûne, les deux syllabes de jeûneur); le signe de h aspiré (halte, haro, hue, hardi, hé! ho!). Voici donc son nouvel alphabet phonétique pour le français seulement:

VOYELLES
╭────────────────────────╮
MÈRES DÉRIVÉES
╭──────────────╮
ou primitives. amplifiées. nasales.
a â an
è ê èin
é
i î in
e eu eû eun
o ô on
ou  
u û  

CONSONNES
╭────────────────╮
 COLLATÉRALES
╭────────╮
DÉRIVÉES
╭────────╮
dures. douces. dures. mouillées.
p b l ll
f v n gn
t d  
q g ISOLÉES.
ch j m
s z r
  h

Les lettres doivent être prononcées suivant la nouvelle épellation, pe, be, te, etc., et les petites lettres indiquent des modifications faites aux sons radicaux ou primitifs.

Voici maintenant le nouvel alphabet phonographique de l’auteur:

VOYELLES
╭──────────────────╮
CONSONNES
╭──────────────────╮
a   â an p b l
è   ê èn f v n gn
é     t d m  
i   î in q g r  
e eu un ch j h  
o   ô on s z  
ou        
u   û      

«Total: 22 lettres différentes et 5 signes modificateurs (u, n, g, , .). On devra, pour l’impression, faire fondre des lettres à liaison continue pour an, èn, in, eu, , un, on, ou, , gn, ch, afin de leur restituer l’apparence de signes uniques.

«Les lettres éliminées c, k, x, y, w, devront être maintenues pendant un certain temps pour l’écriture des noms propres.

«Le signe gn, ayant aujourd’hui deux valeurs phonétiques (nieu et guene, dont la dernière n’appartient pas à l’alphabet en sa qualité de diphthongue), sera uniquement affecté au son de n mouillé (campagne), ce qui le distinguera clairement du double son guene, qui s’écrira gen (Agnès, Agnès; gnomon, genomon).

Le signe binaire ll se trouvant dans le même cas, et la juxtaposition de l’i ne suffisant pas à distinguer ses deux valeurs phonétiques, représentera uniquement le l redoublé dur (illicite, illimité, ville). Le l mouillé (dans fille, bille) qui, en sa qualité de monophone, fait réellement partie de l’alphabet, sera représenté par un l pointé en-dessous, afin que la typographie n’ait point de signe nouveau à créer, puisqu’un j renversé remplira parfaitement le but.

L’auteur termine ce supplément par quelques exemples de la nouvelle orthographe, que les phonographes intitulent réforme scripturale

Orthographe actuelle. Phonographie. Orthographe actuelle. Phonographie.
physique fiziqe hennir anir
philosophie filozofie prompt pron
rhythme ritme fille fiḷe
chronique qroniqe illettré illétré
chrétien qrétièn homme ome
ichthyologie iqtiolojie femme fame
harangue arange catarrhe qatare
théophilanthropie téofilantropie Jeanne jane
accueillir aqeuḷir hasard azar
quand qan quincaillier qènqaḷé
heureux eureu hygiène ijiène
temps tan agneau agnô
oiseau ouazô gnomon genomon
quiproquo qiproqo hareng aran
haïr air  

«L’ignoranse du vouazèn è t un danjé q’on devrè qonȷuré, ne fuse qe par égoizme, qome on va ô seqour de sa mèzon qan t èle brule.» (Jules Macé.)

«Lè jeune z èntelliȷanse son qome dè bouton de fleur qe lon orè plonjé dan lô boụlante; èle z on perdu leur forse vitale dan le chôdron fuman de la moderne éduqasion.» (A. de Humboldt.)

«Tan qe l’iȷiène publiqe é la morale universèle ne seron pa sérieuzeman t anségnée dan toute lè z éqole primère, le flô du mal montera toujour.» (Raoux.)

Cette écriture, ainsi dépouillée des signes nouveaux que l’auteur avait proposés dans le corps de son livre, ressemble beaucoup à celle que M. Marle avait adoptée en 1829 dans son Appel aux Français. Elle offre les mêmes avantages et encourt les mêmes reproches, sur lesquels il me semble inutile de revenir.

Albert Hetrel, correcteur d’imprimerie. Code orthographique, monographique et grammatical. Nouvelle méthode donnant immédiatement la solution de toutes les difficultés de la langue française. Deuxième édition. Paris, Larousse et Boyer, 1867, in-12 de XXIII et 276 pp.

M. Émile de Girardin a accepté la dédicace de cet intéressant ouvrage. De la lettre qu’il adresse à l’auteur à ce sujet, je crois devoir extraire les passages suivants:

«Je n’accepte pas l’expression de votre reconnaissance, mais j’accepte la dédicace de votre livre. Il est curieux, ce qui le rendra instructif. Du désir qu’il donne de le parcourir naîtra bientôt l’habitude de le consulter.

«Que d’innombrables fautes journellement commises il relève! Que d’inexplicables contradictions, passant généralement inaperçues, il signale!

«Mais ce qu’il révèle surtout, c’est à quel point l’arbitraire règne encore, en France, dans le langage. Où les exceptions à la règle sont si nombreuses, ne peut-on pas dire de la règle qu’elle n’est qu’une exception à l’exception et qu’il n’y a pas de règle? Le langage est un art; il n’est pas encore une science. Ce qu’il faudrait, c’est qu’il en devînt une. L’art vaut ce que vaut l’artiste; la science vaut par elle-même. Ce qui caractérise l’art, c’est la personnalité, c’est la diversité; ce qui caractérise la science, c’est l’universalité, c’est l’unité. Ce qui la caractérise encore, c’est d’être essentiellement progressive, c’est de tendre constamment à convertir les obstacles en moyens et les problèmes en solutions. Si, au lieu d’être un art, le langage était une science, il n’épargnerait rien pour devenir de plus en plus simple, de plus en plus précis, de plus en plus facilement correct. La règle ne fléchirait plus sous l’exception; ce serait l’exception qui disparaîtrait sous la règle. Si la science du langage était moins imparfaite, croit-on que l’art du langage y perdît? Je ne le crois pas.

«Partout, en Europe, les peuples abaissent maintenant les barrières qu’ils s’appliquaient autrefois à rendre infranchissables... Une barrière qui ne s’est pas abaissée, c’est celle que met entre les nations la différence des langues. Arrivera-t-on, un siècle ou l’autre, à l’adoption d’une langue universelle? Je n’en doute point... Chemins de fer et télégraphes électriques, ces inventions d’hier, mènent chacune des grandes parties du monde à l’unité d’usages et de lois, de mœurs et de modes, de mesures et de monnaies. A son tour, cette unité mènera à l’unité de langue, comme une conséquence mène à une autre conséquence. Cette langue commencera par n’être qu’une langue auxiliaire, deviendra la langue internationale, et finira par être la langue définitive. De cette langue, que la nécessité s’appliquera à rendre aussi simple que possible, disparaîtront tous les mots qui n’ont plus de sens, tous les mots qui n’ont pas de sens, tous les mots qui ont plusieurs sens. Il y aura un mot pour chaque chose, mais pour chaque chose il n’y aura plus qu’un seul mot. Formation, déclinaison, genre, orthographe et prononciation des mots, conjugaison des verbes, seront assujettis à des règles invariables, faciles à apprendre, faciles à retenir.

«Il fut un temps où généralement le paysan français ne savait parler que le patois de sa province. Il est rare maintenant, et il devient chaque jour plus rare, que ce paysan ne sache pas à la fois et le patois de «son pays» et la langue de sa patrie. On peut même ajouter que, depuis que le paysan apprend l’une, il désapprend l’autre. Les patois s’en vont; je me trompe, il faut dire: ils se succèdent; car un temps viendra où, l’Europe ayant sa langue commune, parler allemand, parler anglais, parler espagnol, parler français, parler italien, ce sera parler patois. Mais jusqu’à ce que ce temps arrive, temps qui peut être proche, mais temps aussi qui peut être loin, tout ce qui aura pour but et pour effet de dévoiler les difficultés et les irrégularités dont les langues actuelles sont hérissées méritera d’être hautement et chaudement encouragé.»

L’auteur du Code orthographique ne s’est pas donné pour but de redresser les contradictions et les vices de notre écriture, mais seulement de présenter en bon ordre et d’une façon claire et facilement saisissable la solution de toutes les difficultés qui se rencontrent dans l’emploi de nos meilleurs lexiques. Il s’exprime ainsi à ce sujet: «Pendant sa longue carrière de correcteur d’imprimerie, l’auteur n’a pas manqué de se convaincre qu’il y a dans la langue un grand nombre de points douteux, au sujet desquels les écrivains les plus habiles sont exposés à faire des fautes. Nécessairement ces fautes ont dû passer des milliers de fois sous ses yeux, comme sans doute le prêtre, pendant la durée de son sacerdoce, entend chaque jour, au tribunal de la pénitence, confesser à peu près les mêmes péchés. Il arrive parfois aux littérateurs d’employer des expressions condamnées par l’Académie ou de s’écarter des règles qu’elle a exposées et consacrées. Les dictionnaires sont si incomplets, si fatigants à consulter, que le plus souvent les gens de lettres hésitent à entreprendre des recherches PRESQUE TOUJOURS INUTILES, et préfèrent s’en rapporter au correcteur, qui, par profession, est obligé de connaître imperturbablement toutes les espèces de difficultés.

«Et pourquoi la plupart des recherches sont-elles infructueuses? C’est qu’un grand nombre de solutions manquent dans ces livres, et que celles qui s’y trouvent sont rarement classées à l’endroit même où l’écrivain qui en a besoin pourrait être tenté de les chercher. On les a semées au hasard, un peu partout, et comme personne n’a le temps de lire en entier un volumineux dictionnaire, personne ne les connaît, et chacun se fait à soi-même sa langue, selon son caprice ou selon son goût.»

M. Hetrel s’est proposé d’apporter un remède efficace à ce grave inconvénient. Pendant une vingtaine d’années passées à corriger des épreuves, il a soigneusement pris note des cas douteux, à mesure qu’ils se présentaient dans ses lectures. Étudiant sans cesse les dictionnaires et les grammaires, cherchant des exemples dans les écrivains les plus célèbres et comparant entre elles les diverses autorités en matière d’orthographe et de langage, il s’est enfin arrêté aux solutions qu’il publie aujourd’hui.

Le Code orthographique est divisé en six catégories:

I. Difficultés grammaticales et syntaxiques. Singulier et pluriel. Conjugaison des verbes irréguliers et de certains autres. Prononciation. Participes. Adjectifs verbaux. Inversions. Médecine. Chimie. Botanique. Principales omissions de l’Académie. Cacologie, ou omnibus de l’écriture et du langage.

II. Singulier et pluriel de tous les substantifs qui prennent le trait d’union,—l’apostrophe,—de ceux qui s’écrivent en un seul mot;—des mots autrefois unis par le tiret qui maintenant doivent être séparés par une espace.

III. Accentuation. Accent aigu. Accent grave. Accent circonflexe. Tréma. Élision. Résumé. Mots qui ne prennent point d’accent. Mots accentués.

IV. Doubles et simples. Adverbes terminés par mment et ment. Certains mots qui se prononcent de même, ou à peu près, dont l’orthographe est différente. Ch se prononçant k. Mots qui prennent deux h. H intérieure. H aspirée. Place que l’h doit occuper dans plusieurs mots. I après deux l. L mouillées ou non. Leur prononciation. Verbes en eler et eter. Mots en otte et ote. Verbes en otter et oter. Mots prenant l’y. Place de l’y et de l’i dans certains mots.

V. Genre embarrassant. Mots étrangers ou francisés.

VI. Majuscules et minuscules.

On voit par ce sommaire de quel intérêt doit être cet ouvrage pour les personnes qui s’occupent, comme les écrivains soigneux et les imprimeurs, des détails de l’orthographe. Il pourra servir utilement à perfectionner les dictionnaires et les grammaires.

Bernard Jullien, docteur ès lettres, licencié ès sciences, secrétaire de la Société des méthodes d’enseignement. De l’Orthographe et des systèmes néographiques. (Cours supérieur de grammaire. Paris, Hachette, 2 vol. gr. in-8, t. I, p. 44-52.)—Thèses de Grammaire. Paris, Hachette, 1855, in-8 de VIII-508 pp. (pages 107-141).—Les Principales étymologies de la langue française. Paris, Hachette, 1862, in-12 de VIII-323 pp.—De la Nécessité de quelques réformes dans l’orthographe française. (Revue de l’instruction publique, 5 mai 1864, p. 83.)

M. Jullien est auteur d’un grand nombre d’ouvrages et d’écrits sur la grammaire justement estimés. En ce qui concerne l’orthographe, il se montre sage partisan d’une réforme modérée et progressive.

Au début de son premier article sur l’orthographe, cité ci-dessus, il revendique pour la science d’écrire correctement son vrai nom: orthographie. Cette demande, réitérée presque par tous ceux qui ont écrit sur la langue française, prouve suffisamment l’opportunité du changement en question, réclamé par la logique et l’accord avec d’autres termes scientifiques de la même catégorie, géographie, calligraphie, typographie. Dans plusieurs traités de grammaire on voit déjà apparaître les mots graphie et orthographie.

M. Jullien, sans partager sur tous les points les opinions des néographes, ne méconnaît pas ce qu’il y a de bon dans leurs systèmes, et s’élève avec force contre tous ceux qui, à l’exemple de Charles Nodier, jugent ces questions avec prévention et légèreté.

«Nous nous rappellerons, pour nous, dit-il, que la langue française et son orthographe intéressent quarante millions de personnes, et nous ne croirons jamais que des changements qui s’opèrent graduellement depuis trois siècles puissent être combattus par des épigrammes ou condamnés comme de pures folies.»

Mais, dans ce travail, M. Jullien se borne à donner un résumé très-succinct des systèmes de Regnier des Marais, de Dangeau, de Buffier, de Du Marsais, de l’abbé Girard, de Duclos, de Beauzée, dont il est fervent admirateur, de Domergue et de Marle; et comme conclusion de ce chapitre, il exprime son opinion sur l’ensemble des propositions de ces néographes. Il approuve le retranchement d’une des doubles lettres non étymologiques (Du Marsais), et même étymologiques (Duclos); la substitution des f et des t aux ph et th (Duclos) et le remplacement des x et des z comme marque du pluriel par le signe caractéristique et uniforme: la lettre s.

Ses idées personnelles sur la réforme de l’orthographe se trouvent plus développées dans un article spécial, faisant partie de ses Thèses de grammaire. Cet article est sous forme de dialogue et porte pour titre: La Partie de dominos. A cet égard nous prenons la liberté d’exprimer notre regret que le récit principal soit entrecoupé de dialogues relatifs au jeu, qui troublent l’attention et ne peuvent intéresser personne.

Dans ce travail on remarque un passage où l’auteur oppose une objection fort grave aux idées purement phonographiques. Le lecteur va en juger:

«Vous voyez par là que, chez nous, c’est réellement l’écriture qui est le principe de la prononciation correcte dans la bonne compagnie; et cela seul vous montre combien sont réellement ignorants du français ceux qui posent le principe contraire, qui croient bonnement que les langues en sont encore au point où elles étaient avant l’invention de l’alphabet. C’est vraiment leur faire trop d’honneur que de discuter sérieusement leurs propositions. Mais ce qu’il y a de curieux, c’est qu’eux-mêmes ne savent pas du tout où leur principe les mène; que, tout en niant l’action de l’écriture, non-seulement ils ôtent ou remettent les lettres que l’écriture seule nous fait prononcer dans quelques circonstances, mais qu’encore ils séparent les uns des autres des mots ou groupes de sons qui n’ont d’existence individuelle qu’en vertu de nos habitudes d’écrire. Pour l’oreille, les articles ne se séparent jamais de leurs substantifs, ni les compléments placés avant le verbe, du verbe qui les régit, ni le pronom du verbe dont il est le sujet, ni la préposition de son complément. Il est donc ridicule, dans ce système, de faire deux ou plusieurs mots de je dors, nous aimons, jusqu’à lui, qu’est-ce à dire; il faut écrire en un seul jedor, nouzémon, juskalui, kèsadir, etc.

«Tout le monde connaît l’extrême mobilité de notre accent[227], et, qu’en se portant toujours sur la dernière syllabe sonore des sections de nos phrases, il coupe celles-ci en un certain nombre de petites prolations dont notre oreille est uniquement frappée, et dans lesquelles elle ne distingue aucunement ces divisions artificielles que nous appelons des mots, que la plume seule nous fait sur le papier détacher les uns des autres. Cette horrible écriture sanscrite, où tous les sons d’un discours sont écrits exactement à la suite sans aucun intervalle, est donc le type de perfection que nous offrait enfin de compte l’Appel aux Français, quoique les autres n’aient pas osé le dire, ou que plutôt ils ne l’aient pas compris: et, en admettant, si vous le voulez, l’accentuation finale des sections de phrase comme des points naturels de séparation dans le langage et l’écriture, les premiers vers de l’Art poétique, par exemple, devraient être représentés ainsi:

[227] L’accent oratoire. L’accent tonique dans les vers cités porte aussi sur les mots c’est et art compris dans les groupes.

Sètanvin qôparna suntèmèrè rôteur
Pan sedelardèver zatin drelaôteur;

et non pas comme l’auraient donné nos réformateurs (Appel aux Français, p. 13 à 48):

S’et an vin q’ô parnasse un tèmèrère ôteur
Panse de l’ar dè vers ateindre la hôteur.

En le divisant ainsi, ils ont certes rendu plus facile la lecture et l’intelligence de leur transcription, mais ils ont par cela même menti à leur principe, puisqu’ils ont introduit des divisions, exigées par le dictionnaire, que la voix ni l’oreille ne reconnaissent aucunement.»

Je donnerai plus loin l’analyse du système de M. Jullien, qu’il a reproduit dans d’autres écrits. Je ne toucherai ici qu’une particularité que l’auteur a eu raison d’abandonner ensuite.

M. Jullien dit «que la réforme de l’orthographe, pour être raisonnable, doit comprendre deux mouvements: l’un de retour ou de recul, l’autre d’allée ou de progrès.» Ce mouvement de retour consisterait à rétablir les lettres caractéristiques, radicales, d’abord ajoutées à tort par les savants, et ensuite supprimées dans un certain nombre de mots de la même famille.

En émettant cette proposition M. Jullien a pour but de conserver aux mots d’une origine commune le signe caractéristique de leur parenté. D’après ce système, il faudrait rétablir la lettre étymologique s dans les verbes écrire, décrire, récrire et dans les dérivés (écriture, écrivain, etc.), pour les mettre d’accord avec inscrire, description, etc.; il faudrait écrire respondre, à cause de responsable, correspondre, etc.; destruire, à cause de destruction; souspçon, souspçonner, à cause de suspect; coulpable, à cause de inculper, etc.

Il faut savoir gré à M. Jullien d’avoir abandonné plus tard cette idée. Autrement il aurait fallu renchérir sur l’orthographe de la première édition du Dictionnaire de l’Académie et écrire: eschelle, à cause de escalier, escalader; arrest, à cause de arrestation; escole, à cause de scolaire, scolastique; contract, à cause de contracter, etc. Il serait difficile de démontrer les avantages de ce recul, tandis que les désavantages en sont évidents. Le perfectionnement d’une orthographe doit avoir pour but la représentation fidèle de la bonne prononciation, consacrée par l’usage, tout en tenant compte des terminaisons grammaticales et des signes de grammaire; par conséquent son rôle est de supprimer les lettres inutiles, muettes, si toutefois leur retranchement n’apporte pas une confusion nuisible, en empêchant de reconnaître la véritable signification des mots, comme si, par exemple, on écrivait les cors au lieu de les corps. M. Jullien, qui dit que notre orthographe intéresse quarante millions de personnes, paraît oublier que les lettrés n’en composent qu’une faible partie, et pourtant il est évident qu’il faudrait avoir étudié l’histoire de notre langue et être latiniste consommé pour savoir écrire d’après ce système, heureusement tombé en désuétude depuis 1740. Nos paysans, nos ouvriers, connaissent le mot école, mais il y en a qui ignorent même l’existence des mots scolaire et scolastique; il en est de même pour écrire et proscrire, prescrire, etc.; la multitude serait donc exposée à écrire mal, et pourtant l’écriture correcte ne doit pas être le monopole d’une minorité. Pour ceux qui se soucient de la parenté des mots, je ne vois pas de difficulté, et ils ne seront pas embarrassés pour reconnaître que décrire et description ont une origine commune, bien que formés dans des conditions différentes.

Mais outre le trouble dans la mémoire qui résulterait de cette introduction de lettres inutiles, il y a une autre question plus grave encore: c’est celle de la prononciation. M. Jullien ne se dissimule pas que cette orthographe amènerait avec le temps à prononcer ces lettres radicales; on prononcerait donc escrire, coulpable, contract, etc. Or, la formation des mots obéit à une autre loi que celle de la conservation servile des lettres caractéristiques; elle est soumise aux exigences de l’euphonie, à l’harmonie de sons propre à chaque langue. Ainsi l’on peut constater que l’ou ne souffre pas la lettre l suivie d’une ou plusieurs consonnes, tandis que cette agglomération peut avoir lieu après l’u; c’est pourquoi on a coupable et inculper, soufre et sulfureux, voûte et évolution, etc. Le ct sonnerait mal à la fin du mot contract, mais la voyelle suivante en facilite la prononciation dans le verbe contracter. Il serait peu harmonieux de prononcer à la lettre le mot souspçon où se heurtent trois consonnes de suite. Dans le vieux français on écrivait et sans doute on prononçait souspeçon (voir le tableau, page 112), mais dès l’instant qu’obéissant au génie abréviatif de notre langue la voyelle e tomba, elle entraîna forcément dans sa chute la lettre s pour rendre la prononciation douce. Notre langue actuelle se compose, comme on sait, de deux couches de mots dont la démarcation est très-sensible; il serait téméraire de vouloir ramener les mots éclos sous l’influence du génie national, comme écrire, soupçon, à revêtir l’uniforme des mots calqués par les savants sur le latin, tels que scribe, proscription, suspect, suspicion. Or l’introduction des radicales muettes ne suffirait même pas, il faudrait encore changer très-souvent les voyelles qui les précèdent, et par conséquent dénaturer les vocables. Il faudrait donc, sacrifiant les mots vraiment français aux mots forgés par les savants, accueillir: culpable, suspçon, sulfre, etc. Cette unification arbitraire dénaturerait à la fin l’essence même de la langue.

Son traité des Principales étymologies de la langue française est un dictionnaire des racines qui entrent dans la composition des mots de notre langue, précédé d’une étude de la formation des vocables. Ce travail intéressant, devenu utile depuis que l’on a renoncé aux dictionnaires disposés par racines, jette quelque lumière sur plus d’une question orthographique. Nous en extrayons un passage relatif aux doubles consonnes, du moins à celles qui n’ont aucune raison de subsister dorénavant dans notre langue:

«Les consonnes ont été doublées, surtout quand il s’est agi des nasales ou des dentales, par des raisons tout à fait étrangères à l’étymologie proprement dite, et qui n’ont pas moins contribué à rendre la formation des mots irrégulière en apparence. Ainsi homme, femme, avec deux m, viennent de homo et de femina, qui n’en ont qu’une; bona a formé bonne, donare, donner, et christiana, chrétienne, si l’on n’aime mieux tirer ce dernier du masculin chrétien. La raison de tout cela, c’est que les syllabes dont il s’agit étaient nasales en latin ou du moins ont été prononcées nasales chez nous pendant la formation de notre langue; et c’est pour conserver dans l’écriture la nasalité entendue qu’on a écrit homme, femme, donner, chrétienne. C’est qu’alors on prononçait un hon-me, une fan-me, don-né, chrétiain-ne, etc. Aujourd’hui que nous prononçons avec les voyelles orales et ouvertes ho-me, fa-me, do-né, crétiè-ne, etc., nous nous étonnons à bon droit d’une orthographe qui contrarie également l’étymologie et notre prononciation.

«D’autres consonnes ont été doublées ou dédoublées par des raisons qu’on peut nommer d’épellation, parce que les règles données à cet égard viennent de la manière dont nous épelons les lettres pour les assembler dans les syllabes. Je prends pour exemple le verbe appeler, tiré du latin appellare; il n’a qu’une seule l, tandis que le latin en a deux; au présent de l’indicatif il reprend les deux ll, j’appelle, comme l’indique le latin appello; mais il en perd une de nouveau au pluriel, nous appelons. Tout le monde comprend d’où vient cette marche singulière. Quand la dernière syllabe est sonore, la pénultième est muette; et alors l’e ne doit être suivi que d’une consonne. Au contraire, quand la dernière est muette, la pénultième est sonore; et l’on sait qu’un moyen fort ancien chez nous de marquer l’e ouvert, a été de doubler la consonne suivante, surtout à l’époque où les accents étaient inusités, c’est-à-dire jusqu’à la fin du dix-septième siècle. C’est pour cela qu’on écrit j’appelle, et j’appellerai, et d’un autre côté appelant et j’appelais. L’orthographe latine n’a eu sur ce changement qu’une très-faible influence, puisque nous avons quelquefois mis deux consonnes où il n’y en avait qu’une en latin, comme dans cruelle, venu de crudelis, muette venu de muta, fidèle même, qu’on écrivait fidelle au temps de Louis XIV, quoiqu’il fût venu directement de fidelis, où il n’y a jamais eu qu’une seule l[228]

[228] Voir p. 403, la manière dont la Bruyère orthographie ce mot.

Les considérations émises par M. Jullien dans la Revue de l’Instruction publique ont trop d’importance pour ne pas être reproduites intégralement.

Questions universitaires.—De la nécessité de quelques réformes dans l’orthographe française.

«Par un arrêté royal en date du 25 janvier dernier, le roi des Belges a nommé une commission qui doit s’occuper de ramener à l’uniformité l’orthographe de la langue flamande. Cet arrêté, pris en lui-même, n’intéresse que ceux qui parlent ou écrivent le flamand; il ne nous occuperait donc pas s’il n’était précédé d’un rapport du ministre de l’intérieur, dont quelques considérants s’appliquent d’une manière toute spéciale à la langue française et méritent ainsi l’attention des hommes sérieux de tous les pays.

«Je transcris ces lignes importantes:

«En vous faisant cette proposition, Sire, mon intention n’est nullement d’imposer une orthographe officielle, mais il importe qu’il y ait accord entre le système orthographique enseigné dans les établissements de l’État, et le système adopté par les philologues et les hommes de lettres qui sont les seuls juges compétents de la matière. La commission dont j’ai l’honneur de proposer l’institution aura donc à continuer l’œuvre commencée en 1835 et à rechercher les moyens d’arriver à l’unité désirable. Le gouvernement, après avoir pris connaissance de son travail, et tout en respectant la liberté individuelle, pourra adopter et préconiser, dans les limites de ces attributions, les règles établies par la commission. L’autorité morale de cette commission suffira, j’en ai la conviction, pour rallier les opinions les plus divergentes et ramener à un système uniforme tous ceux qui s’occupent de la culture des lettres flamandes.»

«Mettez françaises à la place de ce dernier mot, et les principes qui ne touchent dans la proposition belge qu’à un petit peuple et à un petit coin de terre, vont s’adresser au monde entier. Ils intéresseront surtout les Français, dont l’écriture est tellement irrégulière qu’il n’y a pas de règle pour un tiers peut-être de leurs mots; ou que les règles, si l’on consent à prendre pour régulateur le Dictionnaire de l’Académie, sont tellement capricieuses qu’il n’y a pas un homme au monde qui les puisse posséder.

«Ajoutez qu’à l’entrée de toutes les carrières, et surtout des carrières administratives, des devoirs sont dictés aux aspirants pour s’assurer de la connaissance qu’ils ont de l’orthographe de leur langue; qu’il n’y a pas pour eux d’autre moyen de se tirer d’affaire que de connaître par l’usage ou de savoir par cœur les mots qui leur sont donnés; et que si quelqu’un s’amusait à faire entrer dans la dictée des mots choisis exprès parmi les inusités, les juges ne seraient pas plus capables de corriger les copies que les concurrents de les écrire sans faute.

«Cette assertion peut sembler exagérée à ceux qui n’ont pas étudié de près la question. Elle n’est que rigoureusement vraie. On connaît l’ouvrage intitulé: Remarques sur le Dictionnaire de l’Académie, où feu Pautex relevait les contradictions et erreurs matérielles qui fourmillent dans cet ouvrage. M. Littré, dans son Dictionnaire de la langue française, signale à tout moment à l’Académie des contradictions formelles dans l’écriture des mots dérivés ou composés des mêmes éléments. On peut surtout reconnaître l’étendue du mal dans le volume de M. Blanc intitulé: Enseignement méthodique de l’orthographe d’usage sans le secours du grec et du latin. Cet auteur prend pour base de son travail le Dictionnaire de l’Académie; il n’a aucun désir de le critiquer; mais à propos des diverses catégories de mots qu’il établit pour en favoriser l’étude mnémonique, il cite les exceptions; et celles-ci sont si nombreuses qu’on ne saurait quelquefois dire où est la règle. J’en citerai deux ou trois exemples, car cela vaut mieux pour convaincre les lecteurs que des assertions générales comme celles que je viens d’écrire. Parmi les substantifs en ment tirés des verbes en ier ou yer (p. 102), il y en a seize qu’on peut écrire avec ou sans e intérieur: aboiement et aboîment, etc.; il y en a vingt et un où l’e reste toujours: balbutiement, etc.; il y en a quatre où l’e reste, mais précédé de l’y: délayement, etc.; il y en a trois enfin où l’e ne doit pas paraître: châtiment, dénûment, éternument. Remarquez même que, de ces trois, le second prend l’accent circonflexe que les deux autres rejettent. Parmi les verbes en oter, qui sont au nombre de quatre-vingt-quatre, soixante et un seulement ont un t simple; les vingt-trois autres le doublent sans qu’aucun changement dans le son ni aucune raison étymologique justifient ce changement d’orthographe.

«Je voudrais trouver une liste des verbes en eter et eler[229]. Je ne sais pas précisément combien nous en avons, mais il y en aurait deux ou trois cents que je n’en serais pas surpris. Or ces verbes présentent cette particularité, que partout où la dernière syllabe est muette, l’e qui la précède doit devenir ouvert. Cet è ouvert se marque soit par un accent grave comme dans geler, je gèle, acheter, j’achète; soit en doublant la consonne intermédiaire: appeler, j’appelle, jeter, je jette; et chacun voit déjà combien il est difficile de se rappeler, sans aucune raison déterminante, le choix qu’il faut faire entre ces deux orthographes. Mais il y a plus; pour un grand nombre de ces verbes, l’Académie ne donne pas d’exemple où le dernier e soit muet, de sorte que l’écrivain restant libre de choisir entre les deux méthodes, le juge, à son tour, est libre de le condamner, quelque voie qu’il ait suivie.

[229] Voir le Code orthographique de M. Hetrel, p. 219 et 224.

«Sans doute, selon l’expression du ministre belge: «il n’est pas du tout ici question d’imposer une orthographe officielle,» chacun reste libre d’écrire comme il lui plaira, à la seule condition de passer pour un ignorant si son écriture s’écarte trop des habitudes reçues: mais, dans un pays comme la France, où l’administration étend ses branches jusqu’aux plus extrêmes limites, où les écritures jouent un rôle si étendu, selon quelques-uns même si exagéré, au moins serait-il bon que notre orthographe courante fût soumise à un système régulier, et ne dépendît pas uniquement du caprice de quelques académiciens, si ce n’est plutôt, comme on l’a dit avec raison, de celui des correcteurs de l’imprimerie où le dictionnaire est mis sous presse.

«Notez que ce dont il s’agit ici s’est déjà fait ailleurs. L’Italie a un système d’orthographe qui ne laisse à peu près aucune hésitation à qui entend prononcer un mot; l’Académie espagnole a fait le même travail sur sa langue. Tout le monde reconnaît aujourd’hui l’immense avantage de ce changement à l’ancienne coutume: en a-t-on pu montrer un seul inconvénient, si petit qu’il fût? Non, il en serait d’un système régulier d’orthographe comme de notre système métrique, comme des billets de banque de cent francs et des coupures inférieures qu’on va nous donner. Avant l’essai, il se trouve quantité de gens pour s’effrayer des malheurs que ces créations vont amener; et l’on s’étonne quand elles sont accomplies qu’elles n’aient fait que du bien et que personne n’ait songé à s’en plaindre.

«Je sais que chez nous toutes les fois qu’il est question d’une réforme orthographique, on se figure une tentative comme celle qui fut faite en 1829, sous la direction de M. Marle, par une fraction de la Société grammaticale de Paris. Cette écriture, dont les modèles se trouvent dans le petit volume intitulé Appel aux Français, fut reproduite alors dans tous les journaux, et la proposition succomba bientôt et justement sous le ridicule, parce que c’était, non pas une réforme, mais un renversement total de notre manière d’écrire.

«Une réforme est tout autre chose. Elle se compose de modifications, fort peu sensibles quand on les prend une à une, et qui toutes ensemble produisent pourtant une différence notable. J’ouvre la grammaire de Regnier des Marais, imprimée en 1706, mais qui représente l’orthographe du dix-septième siècle: je trouve en quelques lignes auroit, que nous écrivons aujourd’hui aurait; celuy, et nous mettons celui; receu où nous mettons reçu; desja, où nous mettons déjà; esté, pour été; cy-dessus, pour ci-dessus, etc.[230]. Tous ces mots ont subi la réforme: y a-t-il quelqu’un qui le regrette aujourd’hui? Et qu’on se garde bien de croire que cette réforme se soit arrêtée depuis; elle a continué sa marche insensible, mais constante. Au commencement de ce siècle, on écrivait appercevoir, aggréger, les enfans; nous écrivons apercevoir, agréger, les enfants, etc. Et dans vingt ans, sans doute, on écrira beaucoup de mots autrement que nous ne le faisons.

[230] Voir plus haut, p. 256.

«Il ne faut donc pas croire qu’une réforme soit toujours une révolution, ni la condamner par cela seul. Cette façon de se jeter dans les extrêmes empêche d’apprécier avec équité les propositions nouvelles et de comprendre ce qu’elles ont d’avantageux. En fait, ceux qui ont voulu maintenir envers et contre tous l’écriture ancienne comme le faisait Regnier des Marais à la fin du dix-septième siècle, et ceux qui ont voulu la sacrifier entièrement à la prononciation, comme au seizième siècle Ramus, Meigret, Pelletier, comme Domergue en 1805 dans son Manuel des étrangers amateurs de la langue française, ou en 1829 les auteurs de l’Appel aux Français, ne devaient avoir et n’ont eu aucun succès. Ces derniers faisaient rire à leurs dépens, et avec raison, parce qu’ils écrivaient un jargon qu’on ne pouvait comprendre; ceux-là dans le temps même qu’ils soutenaient le z comme marque du pluriel après les e fermés, les beautez, les trepassez, ou la distinction nominale de l’i voyelle et de l’i consonne, de l’u voyelle et de l’u consonne, voyaient s’introduire d’une part le j et le v qui supprimaient leur distinction, de l’autre les accents qui permettaient d’écrire avec une s les beautés, les trépassés.

«Mais si les uns et les autres se perdaient dans des propositions insensées et impraticables, les grammairiens philosophes demandaient tout simplement que les changements inévitables de notre orthographe fussent dirigés par des règles fondées sur la raison, au lieu d’être abandonnés aux caprices de l’usage. Du Marsais proposait de dédoubler les consonnes doubles quand elles ne se prononçaient pas et qu’elles contrariaient l’étymologie. Il écrivait home, de homo, doner, de donare, persone, de persona, et de même anciène, naturèle, d’après les masculins.

«Duclos allait un peu plus loin que Du Marsais. Il retranchait une des consonnes doublées quand elle ne se prononçait pas, quelle que fût l’étymologie. Il écrivait donc ocasion, comun, coriger, malgré le latin occasio, communis, corrigere; et cette suppression n’a rien qui doive effrayer: car l’étymologie est suffisamment indiquée par une seule consonne, d’autant plus que, dans les composés surtout, la première n’est pas une lettre radicale, mais une lettre changée le plus souvent par euphonie. Dans occasio, oc est pour ob; dans corrigere, cor est pour cum; et ainsi le double c, le double r, nous représentent non pas une étymologie réelle, mais une habitude reçue chez les Latins, qui n’a jamais existé chez nous, et que, par conséquent, nous n’avons aucune raison de maintenir.

«Il en est de même des nasales doublées au féminin de nos adjectifs ou dans nos verbes, comme bon, bonne, ancien, ancienne, don, donner, qui représentaient autrefois une prononciation nasale, laquelle subsiste encore chez quelques vieillards, chez ceux surtout qui ont vécu longtemps dans la province. Bonne, ancienne et tous les autres féminins analogues, se prononçaient comme le masculin suivi de la négation ne, bon ne, ancien ne; et c’était pour peindre ce son nasal qu’on avait doublé l’n. Donner se prononçait de même don né; homme, on me; femme, fan me. Dans nos adverbes en mment, savamment, prudemment, le son du masculin était aussi conservé; on entendait savant ment, prudent ment, comme grammaire se prononçait grand’mère, ainsi que le montre le mot de Martine dans les Femmes savantes. Dans ces conditions, le doublement de l’n ou de l’m était rationnel; il est déraisonnable aujourd’hui que nous avons renoncé à cette prononciation nasale si multipliée dans notre ancienne langue; et puisque nous disons bone, anciène, savament, prudament, ne serait-il pas convenable de supprimer le signe d’une nasalité qui existait autrefois, qui n’est plus aujourd’hui et ne se rattache d’ailleurs à rien du tout?

«Duclos substituait encore des f et des t simples aux ph et th. Il écrivait fantaisie, fantôme, frénésie, trône, trésor, au lieu de phantaisie, phantôme, phrénésie, thrône, thrésor. Ces changements sont maintenant adoptés partout; et il faut bien reconnaître que personne ne s’en plaint. L’usage a résisté pour philosophie, physique, diphthongue et beaucoup d’autres. Mais les exemples précédents font facilement prévoir un temps où l’on étendra l’emploi des mêmes signes à toutes les choses semblables.

«Les terminaisons en ant et ent sont très-communes chez nous; elles ont avec le même son la même signification. Aussi Dangeau avait-il pris le parti de les écrire sans exception par ant; et j’avoue que quand l’e n’est pas une lettre radicale, je ne vois aucune raison pour le préférer à l’a. Ainsi tous nos participes présents s’écrivent par a, qu’ils viennent de participes latins en ans ou en ens. Scribens nous a donné écrivant, comme amans nous a donné aimant, et præsidens, présidant. Mais pour ce dernier et une quarantaine d’autres, il faut bien distinguer: le mot est-il participe? est-il substantif? est-il simple adjectif? Le sens fondamental est toujours le même; l’orthographe diffère. Dans le premier cas seulement on met un a, dans les autres c’est un e. Ainsi un sénateur présidant une assemblée en est par cela même le président: mais il faut écrire ce même mot de deux manières; comme des ruisseaux affluant dans une rivière, et qui en sont les affluents. Je serais bien obligé à qui me donnerait une bonne raison de cette irrégularité gratuite. Du moins, dira-t-on, absurde ou sensée, cette règle est générale. Non pas du tout: gérant est le participe de gérer; répondant celui de répondre; et quand vous prenez ces mots substantivement, vous les écrivez de même, un gérant, un répondant, etc., quoiqu’ils se rattachent comme les précédents à des participes latins en ens, gerens, respondens. Rien n’y manque donc; la règle en elle-même est insensée comme celle qui nous fait indiquer certains pluriels par l’x au lieu de l’s; quelle qu’elle soit, on a trouvé le moyen d’y mettre des exceptions, sans autre résultat que d’augmenter la difficulté de l’étude.

«Beauzée, qui fut comme Duclos de l’Académie française et qui voulait aussi introduire dans notre orthographe des réformes utiles, mettait au premier rang pour cet objet le juste emploi des signes orthographiques, c’est-à-dire des accents, de l’apostrophe, du tréma, de la cédille, du trait d’union. Il ne s’agissait pour lui que d’en étendre et d’en régulariser l’usage; et il a donné un exemple aussi utile qu’ingénieux de l’emploi qu’on en pouvait faire, quand il a proposé de mettre une cédille sous le t, prononcé comme l’s, dans minutie, portion, ambitieux, etc. N’est-il pas, en effet, un peu honteux pour notre écriture que nous ayons tant de mots qui s’écrivent de même et se prononcent différemment? des inventions et nous inventions; un négligent et ils négligent; tu as et un as; arguer, tirer un argument, et arguer, terme de tireur d’or, faire passer l’or et l’argent dans l’argue. Et chose curieuse! nous n’avons par-devers nous aucun moyen de les faire distinguer. Un signe orthographique mis à propos suffirait souvent à dissiper toute indécision; et il était impossible d’en trouver un plus convenable pour indiquer le son sifflant dans le t, que celui qui indique le même son dans le c.

«Beauzée, à l’aide du même signe, résolvait une autre difficulté de notre orthographe. Le son chuintant de chat, cher, chien, etc., s’exprime chez nous par le digramme ch. Ce digramme, à son tour, représente-t-il toujours le son chuintant fort? Hélas! non: archange, Chersonnèse, chirographaire, archiépiscopat, chrétien, chlamide, Baruch, Munich, etc., doivent être prononcés comme s’il y avait un k: arkange, Kersonnèse, kirographaire, etc. Beauzée proposait donc de conserver le ch ordinaire pour ce dernier cas; et puisque le son chuintant est une espèce de son sifflant, de le marquer avec un c cédille: çhat, çher, çhien.

«Quoi qu’il en soit, les règles de Du Marsais et de Duclos et le bon emploi des signes orthographiques recommandé par Beauzée seront nécessairement la base de toute réforme rationnelle, c’est-à-dire où l’on voudra conserver dans l’écriture les analogies d’idées indiquées par les lettres semblables dans les familles des mots, et en même temps se rapprocher de la prononciation, comme on a toujours cherché à le faire.

«Il serait bien à désirer que l’Académie française se fût dès longtemps occupée de cette partie importante de ses attributions. Malheureusement elle s’est bornée à recueillir les faits ou, comme elle le dit, à constater l’usage, sans même examiner toujours si cet usage était bon. D’un autre côté, quoiqu’elle ait eu dans son sein la plupart de nos bons grammairiens, Regnier des Marais, Dangeau, Girard, Duclos, Condillac, Beauzée, de Tracy, Silvestre de Sacy et même Domergue, si on peut le compter, les questions purement grammaticales l’ont fort peu intéressée; et c’est à cela qu’on doit en partie les fautes considérables qu’elle a laissé subsister dans son livre, et que M. Littré, dans le sien, a trop souvent l’occasion de relever.

«Pour en citer quelques exemples (car les lecteurs de cette Revue savent combien je déteste les lieux communs et les accusations générales sans preuves à l’appui), si l’Académie eût obéi aux inspirations de la science, aurait-elle toléré des mots aussi mal écrits que dessiller, qui vient de cil et devait, par conséquent, s’écrire déciller? que forcené, qui semble ici venir de force, tandis qu’il est fait de fors et de sens (hors de sens), et devait, par conséquent, s’écrire forsené[231]? que contraindre, qui comme astreindre, étreindre, restreindre, vient du latin stringere ou de son composé, et devait, comme tous les autres mots de la même famille, s’écrire par un e et non par un a? qu’enfreindre qui devait au contraire s’écrire par un a, puisqu’il se rattache à frangere et que dans toute sa famille on voit cet a reparaître, fraction, infraction, effraction, diffraction, réfraction, frange, réfrangible?

[231] En 1420 Firmin le Ver écrit dans son Dictionnaire aux mots Amentia: Forsenerie; Amens: Hors de sens; Furialiter: Forseneement.

«L’Académie française, prise en corps, n’offre donc aucune garantie quant à la bonne écriture des mots; mais une commission dans le genre de celle qu’a établie le roi des Belges, dans laquelle entreraient naturellement d’ailleurs tous les académiciens qui s’occupent du Dictionnaire, en compagnie avec d’autres savants qui, comme M. Le Clerc, M. Littré, M. Ampère, aujourd’hui si regretté, se sont profondément occupés de la langue française, proposerait certainement un système rationnel, dont le résultat immédiat serait de faire écrire correctement tous ceux qui sauraient la grammaire, et subsidiairement de maintenir la langue dans sa pureté par l’influence réciproque de l’écriture et de la prononciation.

«J’ai entre les mains des ouvrages d’hommes qui enseignent le français à l’étranger: il est facile de voir que leur prononciation n’est pas du tout celle du français de notre époque; et comment le serait-elle? ils n’ont pour se guider, en dehors de l’usage et de la conversation qui leur manquent, qu’une écriture fautive, chargée de lettres parasites qu’ils croient devoir être prononcées et qui sont en effet muettes. C’est là le défaut qu’un bon système d’orthographe devrait faire disparaître. Sans doute il ne donnerait pas, soit aux étrangers, soit aux provinciaux, la prononciation si délicate et si douce de la bonne compagnie française; mais en conservant soigneusement toutes les lettres caractéristiques de l’étymologie ou des familles des mots et celles qui indiquent leurs relations grammaticales, il écarterait les signes qui ne signifient rien ou signifient le contraire de ce qu’ils devraient indiquer. De là ce double avantage, que la prononciation serait représentée exactement sinon dans ses finesses, au moins dans son ensemble, et que les changements que le temps y introduit sans cesse et qui altèrent la langue malgré nous, seraient sensiblement ralentis une fois qu’on aurait dans les livres imprimés un type partout accepté de la prononciation normale.»

En rendant compte de mon premier écrit sur l’orthographe[232], M. Jullien a résumé les idées qu’il a développées dans ses divers écrits. Voici article par article les points qu’il a touchés:

[232] Revue de l’Instruction publique, 12 et 19 mars 1868, nos 50 et 51.

I. Il déclare en principe qu’il est impossible de figurer exactement la prononciation avec notre alphabet incomplet et que, du reste, il faut respecter l’étymologie.

Je ne crois pas possible de rien changer à notre système alphabétique; il faut se borner à tirer le meilleur parti de ce que nous avons.

II. M. Jullien ne partage pas l’avis des néographes d’écrire de la manière suivante les mots pindre, pintre, pinture, astrindre, restrindre, findre[233], etc., à cause des participes présents et leurs dérivés, où le son in se change en ei. Cependant, les partisans de l’écriture étymologique devraient désirer cette modification qui rapprocherait davantage ces mots de leurs primitifs latins. Je crois qu’il n’y aurait pas d’inconvénient d’adopter l’orthographe conforme à la prononciation, d’autant qu’elle s’accorderait avec l’étymologie et les dérivés, comme astriction, astringent, restriction, fiction, fictif, etc. Cette raison me paraît préférable au désir de maintenir la concordance avec quelques formes parfois irrégulières dans leurs terminaisons, comme les adjectifs verbaux comparés aux participes présents et aux temps des verbes. Or, on sait que la permutation des sons se présente assez fréquemment. On écrit faire et je ferai, voir et je verrai, boire et buvons, venir et viendrons, je crois et nous croyons, joindre et jonction[234], et on emploie pour chaque son le signe qui lui est propre: on pourrait donc écrire je pins, et nous peignons, je fins et nous feignons. Du reste, ce n’est qu’une affaire de convention. Si l’on persistait à conserver partout la voyelle e, on devrait la mettre alors dans les adjectifs et les substantifs correspondants et écrire exteinction, astreingent, exteinguible. D’un autre côté, puisqu’on écrit contraindre, craindre, plaindre (il faudrait y ajouter encore enfraindre, venu de frangere), on pourrait aussi régler l’orthographe de ces verbes en substituant partout ain à ein et in et écrire uniformément paindre, painture, astraindre, faindre, joaindre, adjoaindre comme le fait Firmin Le Ver dans son Dictionnaire latin-français, sans aucune exception.

[233] C’est l’orthographe qu’a régulièrement suivie Jacques Dubois (Sylvius).

[234] Pourquoi donc, en vue d’une régularité chimérique, n’écrit-on pas joinction, où l’i resterait muet comme il l’est dans poignard, empoigner, oignon?

III. M. Jullien juge trop sévèrement ma proposition relative à la distinction du g dur d’avec le g devant les voyelles e et i. Il en avait émis une, moins pratique, à mon avis. Il propose de supprimer la boucle supérieure du g romain (g classique) chaque fois que cette consonne doit conserver le son dur. Or, cette boucle est trop peu apparente pour bien distinguer l’une des formes du g, et comme elle se casse facilement sous presse, il en résulterait de fréquentes confusions.

M. Jullien a exprimé le désir de voir étendre l’emploi de la cédille sous le c à tous les cas où cette dernière a le son chuintant, et par conséquent devant les voyelles e, i, y; mais, par une singulière contradiction, il trouve que la présence de l’e muet après le g indique suffisamment que cette consonne s’écarte de la prononciation ordinaire, sans tenir compte que cet e muet joue le même rôle après le c. Pourquoi donc a-t-on préféré d’écrire commençons, au lieu de commenceons, si ce n’est pour simplifier l’orthographe, et, par conséquent, pourquoi ne chercherait-on pas à éliminer le même e euphonique après le g? La cédille ne pouvant pas être appliquée à une lettre à jambage inférieur, il faut recourir à un autre moyen, et je pense que le g italique, proposé par moi dans la première édition de cet ouvrage n’est pas une nouvelle figure, comme le qualifie M. Jullien, et qu’il serait toujours préférable à son g sans boucle. D’ailleurs, pour établir une distinction plus apparente encore, surtout pour le manuscrit, je me range définitivement à l’opinion de de Wailly et je propose le g ordinaire surmonté d’un point, g pointé dont l’aspect rappelle le j.

IV et XVII. Je ne saurais approuver la proposition de M. Jullien de mettre une cédille sous le c dans le digramme ch pour distinguer ainsi le son français du ch, c’est-à-dire le son chuintant dans les mots çheval, çhariot, au lieu de cheval, chariot en opposition aux mots archiépiscopal, chronologie, etc.

Pour remédier à ces irrégularités, j’ai indiqué (p. 35 à 38) un système très-simple, appuyé sur les modifications déjà accomplies. Il consiste à ranger le petit nombre de ces mots les uns dans la série des mots comme caractère, carte, écrits autrefois charactère et charte, les autres dans la série ch, en adoptant pour ce digramme la prononciation française: on continuerait donc à écrire archiépiscopal, mais on le prononcerait comme archidiacre. De cette manière toute difficulté disparaîtrait.

La préoccupation constante de M. Jullien est de conserver l’identité graphique avec le radical à tous les mots de la même famille; c’est pourquoi il trouve qu’il vaudrait mieux écrire monarçhie, monarche, au lieu de monarchie, monarque. Il soutient avec raison que l’écriture concourt à fixer la prononciation, mais il ne faut pas entendre, par ce mot fixer, la consécration d’une prononciation vicieuse qui n’est pas justifiée par les lois de l’euphonie française. Rien ne s’opposerait à prononcer chirographe, archétype, comme on prononce chirurgien, archiduc, d’autant plus que les mots de cette catégorie sont d’un usage restreint, et que quelques-uns d’entre eux sont déjà prononcés à la française. Si, d’un autre côté, le changement de la prononciation était contraire à l’euphonie, comme celle de monarquique au lieu de monarchique, tactiquien au lieu de tacticien, pourquoi alors ne pas conformer l’écriture à la prononciation? Pourquoi, en vue d’une régularité superficielle, compliquer les difficultés inévitables de la lexicographie? Et remarquons encore que cette soi-disant régularité ne pourrait pas s’étendre à toutes les familles de notre langue; elle ne serait donc que partielle. La permutation des consonnes est commune à toutes les langues, et elle est très-logique. Nous prononçons mécanique et mécanicien, car mécaniquien est impossible; devrions-nous pourtant écrire mécaniche pour conserver le c radical? La complète identité du dérivé avec le radical étant souvent impossible dans la prononciation, il ne semble pas rationnel de la désirer dans l’écriture.

V. L’opinion de M. Jullien sur l’emploi du tréma est très-juste, mais seulement pour un nombre restreint de cas, comme dans les mots argüer pour le distinguer de arguer; Guïse en opposition à guise, etc. Quant aux mots équitation, équestre, quiétude en opposition à inquiétude, anguille en opposition à aiguille, c’est leur prononciation plutôt que leur orthographe qui devrait être régularisée, et je crois qu’avec le temps l’usage en fera justice, d’autant que la tendance de prononcer qu comme k et ui comme i se manifeste de plus en plus. La présence du tréma ne serait qu’un obstacle à une régularisation progressive.

Il en est de même pour les noms propres venus de l’hébreu et terminés en am, comme Adam, Abraham, Balaam, etc., dont la finale est, par une singulière bizarrerie, nasale dans Adam et sonore dans Abraham. L’usage en rendra la prononciation uniforme.

VI. M. Jullien propose d’introduire le trait d’union dans les mots de-sus, de-sous, di-syllabe, dys-entérie. Cette opinion, tout en étant logique et conforme à la prononciation, me paraît difficile à être mise en pratique, vu la tendance générale de toutes les langues à réunir en un seul les mots composés, ce qui évite la difficulté de les écrire au pluriel.

VII. La différence qu’il établit dans la prononciation de la diphthongue oi dans je bois et du bois, etc., me paraît trop faible pour nécessiter l’accent dans je boìs et autres mots semblables.

VIII. La substitution de l’accent grave à l’accent circonflexe dans les mots extrème, thème, suprème ne me semble pas indispensable. L’accent circonflexe suffit très-bien à la fonction de marquer les voyelles à la fois longues et toniques.

IX. L’addition d’une apostrophe placée devant l’h quand elle n’est pas aspirée serait une innovation utile, mais il serait préférable de supprimer cette h du moment où elle n’indique aucune aspiration: c’est ainsi que Corneille écrit alte, où nous avons aujourd’hui une forte aspiration, et que le mot aleine, du latin halitus, est écrit dans le manuscrit de Le Ver.

X et XI. Il blâme avec raison les phonographes qui voudraient voir les mots bateau, chapeau, écrits comme zéro, et il fait observer que l’écriture correcte de dessiller et forcené est déciller, forsené (fors ou hors de sens).

XII. M. Jullien pense comme moi que la difficulté de distinguer les désinences en ant et en ent devrait engager à adopter la forme ant pour tous les participes, adjectifs et substantifs verbaux. «C’est, dit-il, un labyrinthe perpétuel où il est impossible de trouver un fil pour se guider.»

XIII. Il voudrait qu’on écrivît tous les pluriels par s et qu’on supprimât les x qui ont usurpé la place de l’s. On écrivait autrefois beautez, dignitez; on écrit aujourd’hui beautés, dignités; il faudrait généraliser ce progrès et écrire heureus, animaus, etc.

XIV. Il préfère l’accent grave à la réduplication des consonnes, et voudrait qu’on écrivît j’appèle, je jète, comme on le fait pour je gèle, j’achète.

Je suis aussi de cet avis, mais bien qu’un certain nombre de mots soient ainsi écrits, et qu’il conviendrait d’en augmenter le nombre jusqu’au moment où tous seront écrits uniformément, cependant ce serait apporter, quant à présent, un trouble trop grand aux habitudes.

XV. Il approuve le retranchement des doubles lettres dans l’intérieur des mots, lorsqu’elles ne sont pas nécessaires pour indiquer la prononciation.

XVI. M. Jullien appuie ma proposition de remplacer les ph et les th par les f et les t. «M. Didot, dit-il, propose d’adopter cette notation qui n’aurait, en effet, aucun inconvénient. Pourquoi ne pas écrire, téorie, téologie, quand on écrit trône, trésor, au lieu de thrône, thrésor? Pourquoi ne pas écrire fysique quand on écrit fantaisie, fantôme? Voltaire dans son Dictionnaire encyclopédique commence son article philosophie par ces mots: «Écrivez filosofie ou philosophie comme il vous plaira.»

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