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Observations sur l'orthographe ou ortografie française, suivies d'une histoire de la réforme orthographique depuis le XVe siècle jusqu'a nos jours

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[107] On a reconnu depuis la véritable origine, le latin senior, de ce mot sire. Il a été d’abord senre ou sendre (sendra dans le serment de 842), puis sires, et enfin sire, quand l’s du cas-sujet eut disparu. L’accusatif seniorem a donné le cas-régime seignur, signor, seigneur. Identiques à l’origine, comme moindre et mineur, mes sire et mon seigneur, ces deux cas d’un même mot ont été conservés dans la langue, avec des acceptions différentes. Mais, jusqu’au XIIIe siècle, ils étaient employés l’un comme sujet, l’autre comme régime. «Je me chevauchoie d’Amiens à Corbie; s’encontrai le roi et sa maisnie (maison, de mansio).—A cui es tu? dit-il.—Sire, je suis à mon signor.—Qui est tes sires?—Li barons me dame (le mari de ma dame).—Qui est ta dame?—La fame de mon signor.» (La Riote del monde, dans Nouv. rec. de contes, t. I, p. 473.)

[108] Voir la note précédente.

[109] Doubles consonnes, selon l’acception d’autrefois.

[110] Peut-être faut-il lire φύλλον, feuille.

APPENDICE C.
OPINIONS DE PLUSIEURS MEMBRES DE L’ACADEMIE FRANÇAISE ET DE L’ACADÉMIE DES BELLES-LETTRES SUR L’ORTHOGRAPHE ET LA RÉFORME ORTHOGRAPHIQUE.

(On trouvera plus loin, dans l’Appendice D, l’analyse des méthodes orthographiques proposées par plusieurs d’entre eux.)

Nicolas Perrot d’Ablancourt, membre de l’Académie en 1637. Partisan, ainsi que Bossuet et Corneille, de la simplification de l’orthographe, il s’exprime ainsi dans la préface de sa traduction de Thucydide (Paris, 1622, in-fol.):

«Avant que de finir il sera bon de mettre icy quelques remarques touchant l’Ortografe et la Grammaire..... Je suy l’ortografe moderne qui retranche les lettres superfluës et je ne mets qu’un T à ataquer, à atendre, pour empescher qu’on ne s’abuse à la prononciation. Et ceux qui soustiennent l’opinion contraire ne sçauroient nier que l’Ortografe ne se soit purifiée peu à peu puisque les langues ne sont jamais si parfaite que lorsqu’elles s’eloignent le plus de leur origine, et qu’elles ont perdu, s’il faut ainsi dire, les marques de l’enfance.»

Dans l’avertissement, qui n’a que six feuillets, j’ai recueilli des mots ainsi écrits:

Acuser, afaire, afection, alumer, aparence, aparent, apeler, aprendre, aquerir, atacher, atribuer, avanture, condanner, le diférent, embaras, exemter, faloir (il a falu), flater, flote, frase, lute, metempsycose, moquer, ocasion, ofrir, raport, raporter, soufrir, stile; il écrit modelle, fidelle, infidelle; je voy, je suy; il supprime le d à je prens, je vens; le p à tems; il écrit qu’ils vinsent et omet le d et le t dans les pluriels: les grans hommes, les defaus, etc. Il écrit aussi: Philipe, Peloponese, Quersonese, Carès, Kios (l’île de Chio).

Pierre Corneille, membre de l’Académie française en 1647, s’est beaucoup préoccupé de l’orthographe. Il désirait sinon une réforme complète, du moins plus qu’une régularisation. Trente ans avant la première édition du Dictionnaire de l’Académie, en tête de l’édition de luxe donnée par lui-même en 1664 (le Théâtre de P. Corneille, reveu et corrigé par l’autheur, impr. à Rouen, 2 vol. in-fol.), il s’exprime ainsi dans un Avis au lecteur:

«Vous trouuerez quelque chose d’étrange aux innouations en l’Ortographe que j’ay hazardées icy, et ie veux bien vous en rendre raison. L’vsage de nostre langue est à present si épandu par toute l’Europe, principalement vers le Nord, qu’on y voit peu d’Estats où elle ne soit connuë; c’est ce qui m’a fait croire qu’il ne seroit pas mal à propos d’en faciliter la prononciation aux estrangers, qui s’y trouuent souuent embarrassez par les diuers sons qu’elle donne quelquefois aux mesmes lettres. Les Hollandois m’ont frayé le chemin, et donné ouuerture à y mettre distinction par de differents caracteres, que jusqu’icy nos imprimeurs ont employé indifferemment. Ils ont séparé les i et les u consones d’auec les i et les u voyelles, en se seruant tousiours de l’j et de l’v pour les premieres, et laissant l’i et l’u pour les autres, qui jusqu’à ces derniers temps auoient esté confondus..... Leur exemple m’a enhardy à passer plus auant. I’ay veu quatre prononciations differentes dans nos ſ et trois dans nos e, et j’ay cherché les moyens d’en oster toutes ambiguïtez, ou par des caracteres differens, ou par des régles generales, auec quelques exceptions. Ie ne sçay si j’y auray reüssi, mais si cette ébauche ne déplaist pas, elle pourra donner iour à faire vn trauail plus acheué sur cette matiere, et peut-estre que ce ne sera pas rendre vn petit seruice à nostre langue et au public.

«Nous prononçons l’s de quatre diuerses manieres: tantost nous l’aspirons, comme en ces mots, peſte, chaſte; tantost elle allonge la syllabe, comme en ceux-cy, paſte, teſte; tantost elle ne fait aucun son, comme à eſblouïr, eſbranler, il eſtoit; et tantost elle se prononce comme vn z, comme à preſider, preſumer. Nous n’auons que deux differens caracteres, ſ et s, pour ces quatre differentes prononciations: il faut donc establir quelques maximes generales pour faire les distinctions entieres. Cette lettre se rencontre au commencement des mots, ou au milieu, ou à la fin. Au commencement elle aspire toujours: ſoy, ſien, ſauuer, ſuborner; à la fin, elle n’a presque point de son, et ne fait qu’allonger tant soit peu la syllabe, quand le mot qui suit se commence par vne consone, et quand il commence par vne voyelle, elle se détache de celuy qu’elle finit pour se joindre auec elle, et se prononce toûjours comme vn z, soit qu’elle soit précedée par vne consone ou par vne voyelle.

«Dans le milieu du mot, elle est, ou entre deux voyelles, ou aprés vne consone, ou auant vne consone. Entre deux voyelles elle passe tousiours pour z, et aprés vne consone elle aspire tousiours, et cette difference se remarque entre les verbes composez qui viennent de la mesme racine. On prononce prezumer, rezister, mais on ne prononce pas conzumer, n’y perzister. Ces régles n’ont aucune exception, et j’ay abandonné en ces rencontres le choix des caracteres à l’imprimeur, pour se seruir du grand ou du petit, selon qu’ils se sont le mieux accommodez auec les lettres qui les joignent. Mais ie n’en ay pas fait de mesme, quand l’ſ est auant vne consone dans le milieu du mot, et ie n’ay pû souffrir que ces trois mots, reſte, tempeſte, vous eſtes, fussent escrits l’vn comme l’autre, ayant des prononciations si differentes. I’ay reserué la petite s pour celle où la syllabe est aspirée, la grande pour celle où elle est simplement allongée, et l’ay supprimée entierement au troisiéme mot où elle ne fait point de son, la marquant seulement par vn accent sur la lettre qui la précede. I’ay donc fait ortographer ainsi les mots suiuants et leurs semblables, peste, funeste, chaste, reſiste, espoir; tempeſte, haſte, teſte; vous étes, il étoit, ébloüir, écouter, épargner, arréter. Ce dernier verbe ne laisse pas d’auoir quelques temps dans sa conjugaison où il faut lui rendre l’ſ, parce qu’elle allonge la syllabe, comme à l’impératif arreſte, qui rime bien auec teſte, mais à l’infinitif et en quelques autres où elle ne fait pas cet effet, il est bon de la supprimer et escrire, j’arrétois, j’ay arrété, j’arréteray, nous arrétons, etc.

«Quant à l’e, nous en auons de trois sortes. L’e feminin qui se rencontre tousiours ou seul, ou en diphtongue dans toutes les dernieres syllabes de nos mots qui ont la terminaison feminine, et qui fait si peu de son, que cette syllabe n’est iamais contée à rien à la fin de nos vers feminins, qui en ont tousiours vne plus que les autres. L’e masculin qui se prononce comme dans la langue latine, et vn troisième e qui ne va iamais sans l’s, qui luy donne vn son esleué qui se prononce à bouche ouuerte, en ces mots, ſucces, acces, expres. Or comme ce seroit vne grande confusion que ces trois e en ces trois mots, aſpres, verite et apres, qui ont vne prononciation si differente, eussent vn caractère pareil, il est aisé d’y remedier, par ces trois sortes d’e que nous donne l’imprimerie, e, é, è, qu’on peut nommer l’e simple, l’e aigu et l’e graue[111]. Le premier seruira pour nos terminaisons feminines, le second pour les latines, et le troisième pour les esleuées, et nous escrirons ainsi ces trois mots et leurs pareils, aſpres, verité après, ce que nous estendrons à ſuccès, excès, procès, qu’on auoit jusqu’icy escrits auec l’e aigu, comme les terminaisons latines, quoy que le son en soit fort different. Il est vray que les imprimeurs y auoient mis quelque difference, en ce que cette terminaison n’estant iamais sans ſ, quand il s’en rencontroit vne aprés vn é latin, ils la changeoient en z et ne la faisoient préceder que par vn e simple. Ils impriment veritez, deïtez, dignitez et non verités, deïtés, dignités, et j’ay conserué cette ortographe: mais pour éuiter toute sorte de confusion entre le son des mots qui ont l’e latin sans ſ, comme verité, et ceux qui ont la prononciation éleuée comme succès, j’ay crû à propos de nous seruir de differents caracteres, puisque nous en auons, et donner l’è grave à ceux de cette derniere espece. Nos deux articles pluriels, les et des ont le mesme son, quoy qu’écrits avec l’e simple: il est si mal-aisé de les prononcer autrement, que ie n’ay pas crû qu’il fust besoin d’y rien changer. Ie dy la mesme chose de l’e deuant deux ll, qui prend le son aussi esleué en ces mots belle, fidelle, rebelle, etc., qu’en ceux-cy, succès, excès; mais comme cela arriue tousiours quand il se rencontre auant ces deux ll, il suffit d’en faire cette remarque sans changement de caractere. Le mesme arriue deuant le simple l, à la fin du mot mortel, appel, criminel et non pas au milieu, comme en ces mots celer, chanceler, où l’e auant cette l garde le son de l’e feminin.

[111] Il est regrettable que, dans cette excellente réforme, Corneille n’ait pas, tout au contraire, nommé grave l’e que nous appelons aigu, et aigu celui que nous nommons grave; cela eût été plus logique, puisque la voix s’abaisse en pesant sur le premier et s’élève sur le second.

«Il est bon aussi de remarquer qu’on ne se sert d’ordinaire de l’é aigu qu’à la fin du mot, ou quand on supprime l’ſ qui le suit, comme à établir, étonner: cependant il se rencontre souuent au milieu des mots auec le mesme son, bien qu’on ne l’escriue qu’avec vn e simple, comme en ce mot seuerité qu’il faudroit escrire séuérité, pour le faire prononcer exactement, et peut-estre le feray-je obseruer en la premiere impression qui se pourra faire de ces recueils.

«La double ll dont ie viens de parler à l’occasion de l’e a aussi deux prononciations en nostre langue, l’vne seche et simple, qui suit l’ortographe, l’autre molle qui semble y joindre vne h. Nous n’auons point de differents caracteres à les distinguer, mais on en peut donner cette régle infaillible. Toutes les fois qu’il n’y a point d’i auant les deux ll, la prononciation ne prend point cette mollesse: en voicy des exemples dans les quatre autres voyelles, baller, rebeller, coller, annuller. Toutes les fois qu’il y a vn i auant les deux ll, soit seul, soit en diphtongue, la prononciation y adjouste vne h. On escrit bailler, éueiller, briller, chatoüiller, cueillir et on prononce baillher, éueillher, brillher, chatouillher, cueillhir. Il faut excepter de cette régle tous les mots qui viennent du latin et qui ont deux ll dans cette langue, comme ville, mille, tranquille, imbecille, distille, illustre, illegitime, illicite, etc. Ie dis qui ont deux ll en latin, parce que les mots de fille et famille en viennent et se prononcent auec cette mollesse des autres, qui ont l’i deuant les deux ll et n’en viennent pas; mais ce qui fait cette difference, c’est qu’ils ne tiennent pas les deux ll des mots latins filia et familia qui n’en ont qu’vne, mais purement de nostre langue. Cette régle et cette exception sont generales et asseurées. Quelques modernes, pour oster toute l’ambiguïté de cette prononciation, ont escrit les mots qui se prononcent sans la mollesse de l’h auec vne l simple, en cette maniere, tranquile, imbecile, distile, et cette ortographe pourroit s’accommoder dans les trois voyelles a, o, u, pour escrire simplement baler, affoler, annuler, mais elle ne s’accommoderoit point du tout auec l’e et on auroit de la peine à prononcer fidelle et belle si on escriuoit fidele et bele; l’i mesme sur lequel ils ont pris ce droit ne le pourroit pas souffrir tousiours et particulierement en ces mots ville, mille, dont le premier, si on le reduisoit à vne l simple, se confondroit auec vile, qui a vne signification toute autre.

«Il y auroit encor quantité de remarques à faire sur les differentes manieres que nous auons de prononcer quelques lettres en nostre langue; mais ie n’entreprends pas de faire vn traité entier de l’ortographe et de la prononciation, et me contente de vous auoir donné ce mot d’auis touchant ce que i’ay innoué icy. Comme les imprimeurs ont eu de la peine à s’y accoustumer, ils n’auront pas suiuy ce nouuel ordre si punctuellement qu’il ne s’y soit coulé bien des fautes: vous me ferez la grace d’y suppléer.»

On peut, en effet, juger du désordre orthographique qui s’était introduit dans les imprimeries d’alors par la longue citation textuelle que je viens de reproduire. Ce n’est donc point un faible service que rendit la publication du Dictionnaire de l’Académie en apportant quelque remède à cette anarchie.

C’est un grand mérite à Corneille d’avoir proposé, comme nous venons de le voir, une accentuation régulière de l’e plus de cent ans avant que l’Académie l’introduisît complétement dans le Dictionnaire. Quant à la distinction qu’il suggère de l’ſ longue et de la petite s, elle devint inutile dès 1740 par l’emploi de l’é aigu et de l’ê circonflexe, ces deux accents ayant remplacé l’s.

Il est regrettable que Corneille, sans doute à cause de son âge, n’ait pu assister aux premières délibérations des Cahiers; son autorité, secondée par celle de Bossuet, eût sans doute fait prévaloir beaucoup d’améliorations dont quelques-unes ne sont pas encore réalisées.

Jacques-Bénigne Bossuet, membre de l’Académie vers 1670, prit une part active à la rédaction du Dictionnaire. Ses idées en matière d’orthographe, dont on trouve quelques traces dans le manuscrit existant à la Bibliothèque impériale des Résolutions de l’Académie françoise touchant l’orthographe[112], sont aussi libérales que progressives. On en jugera par les quelques passages suivants que j’extrais de l’introduction des Cahiers dans l’édition donnée par M. Marty-Laveaux:

[112] C’est le titre primitif des Cahiers sur l’orthographe.

«Parmi les lettres qui ne se prononcent pas et que l’Académie a dessein de retenir, il y en a qui ne seruent guere a faire connoistre l’origine; de plus il faut marquer de quelle origine on ueut parler, car l’ancienne orthographe retient des lettres qui marquent l’origine a l’egard des langues etrangeres, latine, italienne, alemande, et d’autres qui font connoistre l’ancienne prononciation de la France mesme. Il faut demesler tout cela. Autrement des le premier pas on confondra toutes les idées.»

«On ueut suivre, dit-on, l’ancienne orthographe (art. Ier des Cahiers) et cependant on la condamne ici et ailleurs une infinité de fois. Ueut on ecrire recebuoir, deub, nuict, etc.? On les reiette. Ce n’est donc pas l’ancienne orthographe qu’on ueut suiure, mais on ueut suiure l’usage constant et retenir les restes de l’origine et les uestiges de l’antiquité autant que l’usage le permettra.»

On avait proposé de dire dans les Résolutions: «C’est une vilaine et ridicule orthographe d’escrire par un a ces syllabes qu’on a touiours escrites en et ent, par exemple d’orthographier antreprandre, commancemant, anfant, sansemant, etc.» Bossuet, plus grammairien en cette circonstance que Regnier des Marais, qui voulait qu’on passât à l’ordre du jour, s’exprime en ces termes:

«Il y a pourtant ici quelques regles a donner pour l’instruction. La regle la plus generale c’est de retenir en par tout ou il y a en ou in en latin, comme dans in, intra et leurs composez. Cependant dans les participes qui ont ens en latin on ne laisse pas de dire en francois lisant, peignant, oyant, feignant, etc., et de mesme pour les gerondifs legendo, patiendo, en lisant, en pâtissant, etc. Les mesmes participes deuenant adiectifs reprennent l’e comme intelligens, intelligent, patiens, patient, negligens, negligent, et ainsi des autres. On pourroit donc donner pour regle que tous les participes et gerondifs ont ant, que tous les adverbes et noms en mant s’escriuent ment, parce que les noms semblent uenir de quelques latins terminez en mentum, et les adverbes semblent uenir: fortement de forti mente.....

«Au reste, je ne uoudrois pas faire de remarques contre l’orthographe impertinente de Ramus, mais on peut faire uoir par cet excez l’equité de la regle que la Compagnie propose comme je dis a la fin.....

«Le principal est de se fonder en bons principes et de bien faire connoistre l’intention de la Compaignie: qu’elle ne peut souffrir une fausse regle qu’on a uoulu introduire d’escrire comme on prononce, parce qu’en uoulant instruire les estrangers et leur faciliter la prononciation de nostre langue, on la fait mesconnoistre aux François mesmes. Si on ecrivoit tans, chan, cham, emais ou émês, anterreman, connaissais[113], faisaient, qui reconnoistroit ces mots? On ne lit point lettre à lettre, mais la figure entiere du mot fait son impression tout ensemble sur l’œil et sur l’esprit, de sorte que quand cette figure est considerablement changée tout à coup, les mots ont perdu les traits qui les rendent reconnoissables a la ueüe et les yeux ne sont point contents[114]. Il y a aussi une autre ortographe qui s’attache scrupuleusement a toutes les lettres tirées des langues dont la nostre a pris ses mots, et qui ueut escrire nuict, escripture, etc. Celle la blesse les yeux d’une autre sorte en leur remettant en ueüe des lettres dont ils sont desaccoutumez et que l’oreille n’a iamais connus (sic)[115]. C’est la ce qui s’appelle l’ancienne orthographe uicieuse. La Compaignie paroistra conduite par un iugement bien reglé quand apres auoir marqué ces deux extremitez si manifestement uitieuses, elle dira qu’elle ueut tenir un juste milieu. Qu’elle se propose:

  • «1o De suiure l’usage constant de ceux qui sçauent écrire;
  • «2o Qu’elle ueut tascher de rendre autant qu’il se pourra l’usage uniforme;
  • «3o De le rendre durable;

[113] C’est pourtant ainsi que l’on écrit ce mot aujourd’hui.

[114] Je n’ai pu vérifier sur l’original la manière dont ce mot est écrit par Bossuet, et cependant son esprit logique le conduisait à écrire comme on prononce: CONTANT. Ainsi, dans le manuscrit original de Bossuet du troisième sermon tout entier que j’ai examiné, il écrit, p. 37, contanter; p. 38, contant; p. 39, contantement; p. 45, pourvu que je sois contant. Ce n’est donc pas un lapsus calami, puisque jamais dans ces mots l’a n’est remplacé par l’e. Il en est de même pour le mot atantif; ainsi on lit, p. 39 (recto), atantions et (verso) atantifs; p. 40, atantifs et atantion; p. 46, atantif; à la page 48 (verso), la raison touiours atantive et touiours constante. Ailleurs, il écrit avec un seul t: ataque, flate, frote, et sans y les mots tiran, mistere, misterieux. Dans un autre sermon, p. 17, je lis: n’est-ce pas lui qui les a assamblés. Voir App. E.

[115] On peut aujourd’hui, grâce au progrès des études philologiques, reconnaître tout ce que cette remarque ingénieuse de Bossuet a de profond et de juste. Le ct des Latins s’était changé en français en it et non en ct; exemple: nuit, fait, trait, étroit, réduit, conduit; allaicter, nuict, faict, étroict, etc., ne sont que de malencontreuses corrections des grammairiens du XVIe siècle.

«Qu’elle a dessein pour cela de retenir les lettres qui marquent l’origine de nos mots, sur tout celles qui se uoyent dans les mots latins, si ce n’est que l’usage constant s’y oppose; que comme la langue latine ne change plus, cela servira à fixer nostre orthographe; que ces lettres ne sont pas superflües parce qu’outre qu’elles marquent l’origine, ce qui sert mesme a mieux apprendre la langue latine, elles ont diuers autres usages, comme de marquer les longues et les breues, les lettres fermées et ouuertes, la difference de certains mots que la prononciation ne distingue pas, etc. Que la Compaignie pretend retenir non seulement les lettres qui marquent l’origine, mais encore les autres que l’usage a conseruées, par ce qu’oultre qu’elle ne ueut point blesser les yeux qui y sont accoustumez, elle desire autant qu’il se peut que l’usage deuienne stable, ioint qu’elles ont leur utilité qu’il faudra marquer, etc.»

Ce juste milieu que Bossuet proposait à l’illustre Compagnie de tenir entre l’orthographe ancienne, surchargée de lettres prétendues étymologiques qui ne se prononçaient pas, et l’écriture des novateurs, purement figurative de la prononciation, est encore aujourd’hui le parti de la sagesse. L’Académie de 1694 ne s’en tint pas à ces idées; elle se jeta alors, à la suite de Regnier des Marais et des latinistes, et contrairement aux principes de Corneille et de Bossuet, dans une voie hérissée de difficultés en voulant concilier à la fois la tradition de la prononciation du français, l’usage qui tend sans cesse à simplifier, et la conformité au latin, où, à défaut d’une accentuation écrite, la duplication de la consonne semble avoir eu pour but de rendre longue la syllabe qui la précède. En transportant ainsi au français les règles de la quantité du latin, on s’exposerait à méconnaître profondément le génie de notre langue.

Bossuet avait pressenti cet écueil, car on trouve encore cette note de sa main:

«Il faudroit expliquer a fond la quantité françoise en quelque endroit du Dictionnaire aussi bien que l’orthographe. La principale remarque à faire sur cela, c’est que la poesie françoise n’a aucun egard à la quantité que pour la rime et nullement pour le nombre et pour la mesure; ce qui fait soupçonner que nostre langue ne marque pas tant les longues a beaucoup pres que la grecque et la latine.»

Les travaux les plus récents ont encore une fois donné raison à Bossuet en établissant qu’il n’existe pas en français de quantité métrique, c’est-à-dire mesurable, mais bien un accent tonique, placé en général sur la même syllabe qui le portait dans le mot du latin rustique dont est sorti notre idiome.

L’abbé de Dangeau, membre de l’Académie française en 1682.

«Il y aurait, dit M. Gabriel Henry (Hist. de la langue française), de l’ingratitude à passer sous silence les services essentiels que l’abbé de Dangeau rendit à la langue en nous donnant une idée claire de ses sons originaires, en fixant irrévocablement la nature du son nasal, confondu si souvent avec les consonnes par nos anciens grammairiens, en examinant la nature des temps du verbe et en nous en faisant connaître les différentes propriétés. On regrette, pourtant, qu’il ne nous ait pas développé ses idées dans toute la suite d’un système grammatical; mais le peu qu’il nous a laissé lui assure une place distinguée parmi nos grammairiens. Ses successeurs n’ont eu qu’à le copier dans les articles qu’il a rendus publics.»

Dangeau reconnaît dans la langue française quinze voyelles ou sons simples qu’il classe ainsi:

Cinq voyelles latines: a, é, i, o, u;

Cinq voyelles françaises: ou, eu, au, è ouvert (comme dans cyprès), e muet (comme dans juste);

Cinq voyelles sourdes ou esclavones, ou nasales: an, en, in, on, un.

«Chez les Latins, dit-il, des mots dérivés du grec sont écrits tantôt par ph et tantôt par f. Preuve certaine qu’ils ne prononçoient pas le ph comme l’f. Quand il leur est arrivé d’adoucir l’aspiration du φ grec, ils ne se sont plus servis du ph. Pourquoi donc ne pas imiter les Italiens et les Espagnols, qui n’ont pas crû être obligez à garder l’ortographe latine dans les mots venus du grec, et qui écrivent teologo sans h, filosofo et Filippo par des f, etc.?»

Tout le travail de l’abbé Dangeau, qui occupe les pages 1 à 231 des Opuscules de d’Olivet, cités au bas de cette page, mérite d’être lu avec attention: non-seulement on y trouve les vues les plus originales, les plus justes et les plus profondes sur la classification des sons du français, mais de curieux détails sur la prononciation de la fin du dix-septième siècle. Voir à l’Appendice D l’analyse de la réforme de Dangeau.

L’abbé de Choisy, membre de l’Académie française en 1687.

En tête de son Journal de l’Académie françoise[116], il donne les explications suivantes:

[116] Ce journal, dont l’Académie ne voulut point permettre la publication, parce que cette société trouvait qu’il était d’un style trop libre et ressemblait trop à celui du Journal de Siam, du même auteur, a paru dans le volume publié en 1754 (par d’Olivet) sous le titre d’Opuscules sur la langue françoise, par divers académiciens, Paris, Brunet, in-12.

«Au commencement de l’année 1696, l’Académie résolut, à la pluralité des voix, qu’on travailleroit en deux Bureaux; que, dans le premier, on reverroit le Dictionnaire, et que, dans le second, on proposeroit des doutes sur la langue, qui, dans la suite, pourroient servir de fondement à une Grammaire. Messieurs Charpentier, Perrault, Corneille (T.), et MM. les abbez de Dangeau et de Choisy promirent assiduité au second Bureau; c’est le dernier nommé (de ces membres) qui se chargea de tenir la plume pendant le reste du quartier.»

Suivent les questions rangées par chapitres, où l’abbé de Choisy expose les diverses opinions de chacun pour et contre; il s’occupe plutôt des difficultés grammaticales proprement dites, cependant il déclare «que les caractères sont faits pour peindre les sons, et que, par conséquent, l’orthographe la moins imparfaite est celle qui nous expose le moins à prononcer mal.»

Voici au XIXe chapitre, relatif à l’Orthographe, un récit curieux des difficultés qu’offrait ce genre de discussion dans l’Académie pour le Dictionnaire de 1694, difficultés qui se reproduisirent pour l’édition de 1740 et dont l’abbé d’Olivet nous a donné le récit.

«Un de Messieurs, rapporte de Choisy, sur la fin de la séance précédente, avoit proposé de faire quelques changemens à l’orthographe de l’Académie, et, par exemple, de mettre une s, pour plus grande uniformité, à tous les pluriels (ce que Corneille avait proposé dès 1666). Un autre, qui abhorre les changemens, a commencé aujourd’hui par nous mettre devant les yeux ces deux vers d’Athalie:

Quel est-il cet objet des pleurs que vous versez?
Les jours d’Éliacin seroient-ils menacez?

«Vous prétendez, nous a-t-il dit, qu’il est à propos que l’écriture fasse distinguer le verbe d’avec les substantifs, adjectifs et participes, ce qui sera très-aisé, lorsqu’on réservera l’s pour les pluriels de tous ceux-ci, et le z pour le verbe seul. Ainsi, selon vous, il faudra écrire:

Quel est-il cet objet des pleurs que vous versez?
Les jours d’Éliacin seroient-ils menacés?

«Mais cette imagination n’est pas nouvelle, puisqu’il y a deux siècles qu’elle à été proposée, sans néanmoins que le public ait paru en faire cas. Il n’y a qu’à ouvrir les Grammaires de Ramus, de Pelletier et de bien d’autres qui s’érigèrent en réformateurs d’orthographe peu de temps après la mort de François Ier. On s’est moqué d’eux. Hé! depuis quand l’orthographe auroit-elle pour but de spécifier et de faire distinguer les parties d’oraison? Assurément, sur cent femmes qui parlent très-bien, et qui même écrivent correctement, il n’y en a pas dix qui sachent ce que c’est que participe. Versez est un verbe, menacez est un participe: donc il faut les écrire différemment? Pour moi, je ne vois ici qu’un principe qui soit également avoué, tant par ceux qui se plaisent à introduire des nouveautez, que par ceux qui tiennent pour l’usage ancien. Quel est ce principe? Que les caractères sont faits pour peindre les sons, et que, par conséquent, l’orthographe la moins imparfaite est celle qui nous expose le moins à prononcer mal. Or il est clair que ce mot, menacez, se prononce absolument de même, et sans la plus légère différence, soit qu’on le fasse verbe, comme quand je dis, vous menacez, soit qu’on le fasse participe, comme dans le vers de M. Racine, seroient-ils menacez. Pourquoi donc, où il ne s’agit que d’un seul et même son, employer deux signes différens? Une règle d’orthographe qui suppose qu’on sait toujours distinguer le verbe d’avec un nom, n’est bonne que pour ceux qui ont étudié; au lieu que celle qui fut adoptée par nos pères est à la portée de tout le monde. Personne, en effet, ne manque assez d’oreille pour confondre l’è ouvert comme dans procès, succès, avec l’é fermé, comme dans aimé, bonté. Voilà le cas où il est utile d’avoir deux signes, puisqu’il y a deux sons. Aussi prenons-nous l’s pour le signe de l’è ouvert, procès, succès; et le z pour le signe de l’é fermé, quand le mot est au pluriel, vous aimez, vous êtes aimez. Règle qui ne souffre aucune exception, qui se conçoit sans étude, qui se retient sans effort. On accentue l’è quand il est ouvert, procès, de peur qu’on ne le prenne pour un e muet, comme dans frivoles, paroles, où l’s n’a lieu que pour marquer le pluriel. Ajoutons que le z a cela de commode, qu’il nous dispense de lever la main pour former un accent. On écrit tout de suite bontez; au lieu que pour écrire bontés, il faut que j’aie l’attention et la patience d’aller chercher la lettre qui doit recevoir l’accent, et que je risque encore de mettre un grave pour un aigu. Quoi qu’il en soit, l’Académie ne s’est jamais départie du z, et cette raison en vaudra toujours mille autres pour moi. Je ne dis point que pour observer cette belle uniformité dans tous les pluriels, il faudroit donc écrire, les travaus, les gens heureus, nos vœus. O! que nos livres en deviendroient bien plus beaus

«Après avoir entendu ce que je viens de rapporter, et qui avoit été dit avec un peu de chaleur, tout le monde jugea que le mieux étoit d’abandonner la matière, parce qu’on a toujours vu que les disputes sur l’orthographe ne finissoient point, et que d’ailleurs elles n’ont jamais converti personne.»

On traita ensuite cette question d’orthographe: «Chapitre XX. J’ai été payé des sommes qu’on m’avoit données, ou, donné à recevoir d’un tel[117].

[117] Après deux siècles, des questions quelque peu analogues sont encore en litige. Et adhuc sub judice lis est.

«Le premier opinant a dit qu’il falloit dire, j’ai été payé des sommes qu’on m’avoit données à recevoir, parce que, les sommes étant au pluriel, données y devoit être aussi.

«Pour moi, a dit le second opinant, je suis d’un avis contraire. Les sommes sont reçues, et non pas données. Ce qu’on donne, c’est à recevoir: on reçoit les sommes. Ainsi il faut dire, donné à recevoir.

«Un troisième, se rangeant du côté du second, a dit que, si l’on pouvoit renverser la phrase et dire, à lesquelles recevoir on m’a donné, on verroit bien que recevoir régit les sommes, et que donné régit recevoir. On m’a donné à faire quelque chose; l’action qu’on m’a donnée à faire, c’est de recevoir. Au lieu de donner, mettons le mot de prier; et au lieu de dire, les sommes qu’on m’a donné à recevoir, disons, qu’on m’a prié de recevoir; vous verrez que vous ne sauriez dire, les sommes qu’on m’a priées de recevoir, mais qu’il faut dire, qu’on m’a prié de recevoir.

«Le quatrième opinant a été de même avis: que ce qu’on donnoit n’étoit pas les sommes, mais une action à faire. On me donne à recevoir ces sommes-là et l’on ne me donne pas ces sommes-là.

«Ceux qui ont suivi ont dit qu’ils avoient bien vû d’abord qu’il falloit dire donné à recevoir, ne consultant que l’usage; et que ce qu’avoient dit les derniers opinans, les confirmoit dans un avis dont ils n’avoient pas examiné jusques-là toutes les raisons grammaticales.

«Mais, Monsieur, a repris quelqu’un, si pour juger de la bonté d’une phrase, il est nécessaire d’examiner, comme viennent de faire ces Messieurs, et les verbes et leurs régimes, si c’est un participe, ou un gérondif, où en serons-nous? J’ai bien peur que ces Messieurs qui raisonnent tant, ne trouvent moyen de nous fournir aujourd’hui des raisons pour une opinion, et demain d’autres raisons aussi bonnes, peut-être meilleures, pour le sentiment contraire. Je me souviens d’avoir vû faire quelque chose de semblable à feu Monsieur de Marca dans nos assemblées du clergé: il soutenoit tantôt un avis, et tantôt un autre, selon les occasions; et il avoit toujours à nous alléguer quelque canon, qui paroissoit fait exprès pour lui. Ainsi, Messieurs, tous vos raisonnemens me paroissent fort suspects.

«Hé bien, Monsieur, trouvons un moyen de nous accommoder, a dit un[118] de ceux qui est le plus accusé d’aimer à raisonner. Quand on vous présente une phrase, le grand usage que vous avez du beau monde, du monde poli, fait que vous prenez aisément le bon parti. C’est peut-être par un usage qui en approche, que nous nous déterminons aussi, ces autres Messieurs et moi. Mais après avoir porté notre premier jugement, et avoir dit, Cette manière de parler me plaît, ou me déplaît, nous rentrons un peu en nous-mêmes, et nous nous disons: Voyons un peu ce qui rend cette manière de parler vicieuse; voyons ce qui la rend bonne. Alors ayant recours à nos participes, à nos régimes, à nos gérondifs, et à tout cet attirail, que vous avez peur qui ne vienne du pays latin, nous tâchons de découvrir les raisons de notre premier goût, et nous sommes quelquefois assez hardis pour faire quelques petites règles générales, à l’occasion d’un sentiment particulier. Un homme voit un bâtiment: du premier coup d’œil il dit: Cela me plaît, cela me déplaît. Il y a tel homme de bon goût, qui par le grand usage qu’il a d’avoir vû des maisons, d’avoir connu celles qui plaisent et celles qui déplaisent aux connoisseurs, dit fort à propos: Cela me plaît, cela me déplaît. Demandez-lui-en la raison, il ne sauroit vous la dire. Mais faites venir M. Perrault: aussi-tôt Vitruve en campagne, les cinq ordres d’architecture, et tout ce qu’il sait par sa méditation, jointe à un grand usage des bâtimens.

[118] M. l’abbé de Dangeau.

«Voyons, avec vos règles, a dit l’homme[119] de Monsieur de Marca, que direz-vous de cette phrase: Elle s’est laissée emporter à la colère? Faut-il dire: elle s’est laissé emporter, etc.

[119] M. l’abbé Testu, abbé de Belval.

«Je ne blâmerois peut-être ni l’un ni l’autre, a-t-il répondu. Mais de grâce, lui a-t-on répliqué, rentrez un peu en vous-même, comme vous nous avez tout à l’heure si bien dit qu’il falloit faire quelquefois; et faites-nous voir sur quoi vous fondez votre indulgence, et pourquoi vous souffrez qu’on dise, elle s’est laissée emporter à la colère, et que vous ne voulez pas dire, les sommes qu’on m’a données à recevoir.

«En vérité, Monsieur, a-t-il répondu froidement, je suis las de raisonner. Permettez-moi de m’abandonner de temps en temps à mon instinct et à un peu de paresse, et de laisser en repos toutes mes règles de grammaire. Je vois ici tant d’honnêtes gens qui font la même chose, et qui ne font peut-être pas mal.

«Hé bien, Monsieur, a dit celui qui avait cité Monsieur de Marca, je crois qu’il faut dire, elle s’est laissée emporter à la colère; et puisque vous ne voulez pas nous en dire la raison, je m’en vais me mettre à votre place, et peut-être vous l’apprendre. Elle s’est laissée emporter se dit, parce qu’il est plus doux à la prononciation. La voyelle qui commence le mot d’emporter mange la dernière du mot laissée, et empêche la rencontre de ces deux e, qui auroit quelque chose de trop languissant.

«Mais, Monsieur, a dit un troisième, s’il y avoit surprendre au lieu d’emporter, croiriez-vous qu’il fallût dire, elle s’est laissée surprendre? Pour moi, je ne le crois pas; et moins indulgent que Monsieur qui a parlé avant vous, je veux qu’on dise, elle s’est laissé emporter à la colère, comme on dit, les sommes qu’on m’a donné à recevoir

L’abbé Girard, membre de l’Académie française en 1744, publia, au commencement du dix-huitième siècle, plusieurs ouvrages importants sur la langue, et entre autres ses Synonymes françois, leurs différentes significations et le choix qu’il faut en faire pour parler avec justesse. C’était le premier ouvrage sur cette matière: son succès fut très-grand et s’est perpétué jusqu’à nos jours, grâce aux éditions qu’en ont données Beauzée et M. Guizot. Deux ans avant la première édition, qui parut sous le titre de Justesse de la langue françoise, il fit paraître un projet de réforme orthographique sous ce titre: L’ortografe française sáns équivoques et dàns sés principes naturels, ou l’art d’écrire notre langue selon lés loix de la raison et de l’usage, d’une manière aisée pour lés dames, comode pour lés étrangérs, instructive pour lés provinciaux, et nécessaire pour exprimer et distinguer toutes lés diférances de la prononciacion, Paris, Pierre Giffart, 1716, in-12. Je crois devoir reproduire ici en partie l’introduction, en supprimant les exemples, pour me borner à l’argumentation pour et contre la réforme:

«Tout le monde convient assez que l’ortografe est la manière de représanter fidèlemànt à la vue par lés caractères qui sont en usage le son dés paroles que la voix fait entandre à l’oreille. Mais tout le monde, ce me samble, ne convient pàs égalemànt de ce qui doit régler la manière de le faire. Lés uns veulent que le seul usage en décide: ils nomment Usage ce qui est observé par le plus grand nombre, et par ceux qui, n’osant se doner aucune liberté raisonable, se font un scrupule de suivre tout ce qui a l’air de nouvauté. Lés autres prétandent corriger l’Usage par la Raison: ils nomment Raison tout ce que la netteté et la facilité leur inspirent d’observer dàns l’ortografe, indépandammànt de la pratique la plus générale et la plus universellemànt suivie par le commun dés écrivains. Cés deux partis ont doné la naissance à un troisième, qui, craignant de contredire la Raison et n’osant contrarier l’Usage, tantôt se done à celui-ci et quelquefois se prête à celle-là.

«Les défanseurs de l’Usage ne sont pàs si fort lés antagonistes de la Raison, qu’ils ne prétandent aussi la mettre de leur côté. Ils disent que puisque lés mots et la prononciacion dépandent du seul Usage, la manière de lés écrire, qui ne parait qu’accessoire, doit entièremànt en dépandre. Que c’est, en effet, obéir à la Raison que de suivre l’Usage en cés sortes de matières. Qu’après tout il n’est pàs si contraire au bon sans qu’on voudrait le faire croire. Que s’il y a dés lettres inutiles pour la prononciacion, elles ne le sont pàs pour la distinction dés mots et pour la siance de l’Étimologie..... Enfin, ils ajoutent que l’Usage est tellemànt le maitre de la manière d’écrire qu’on ne peut l’abandoner et se faire une ortografe particulière, sàns s’attirer dés reproches d’ignorance ou de bizarre ridicule. Qu’écrire autremànt que lés autres, c’est vouloir n’être point lû. Que ce seroit même gâter l’écriture et la langue que d’ôter toutes les lettres inutiles à la prononciacion dés mots; il faudroit par cete raison bannir toutes lés s finales, lés r de la plu-part dés infinitifs, confondre lés singuliérs avec lés pluriels et faire un cahos de tout.

«Lés partisans de la Raison disent à leur tour, que l’écriture n’étant faite que pour copier la parole, il y a une espèce de ridicule à écrire autremànt qu’on ne parle. Que tous lés diférans caractères dont on se sert n’ont été ou ne doivent avoir été invantés que pour marquer lés diférantes prononciacions dés mots et représanter sans équivoque par la diversité de leurs combinaisons celle dés sons de la voix. Qu’ainsi, c’est aller contre leur institucion et leur véritable usage que de lés confondre, en se servant dés mêmes caractères pour dés prononciacions diférantes, surtout y aïant d’autres caractères établis pour marquer cete diférance. S’il y a, disent-ils, une autre manière d’écrire que celle qui est conforme à la prononciacion, quelque commune et générale qu’elle soit, elle ne peut être bonne; ne la pàs suivre, c’est tout au plus pécher contre un mauvais usage, pour prandre le parti de la Raison, qui est toujours préférable à celui de la multitude. On avouera qu’on n’écrit pàs comme les autres; mais on écrit comme on doit écrire et lés autres écrivent mal. N’est-il pàs tout-à-fait déraisonable de marquer le son de l’a par un e, qui est établi pour exprimer un son tout diférant? de prononcer un c et d’écrire un t? d’ajouter jusqu’à trois et quatre lettres inutiles à la fin dés mots? d’en inserer dàns le milieu qu’il faille quelquefois exprimer dàns la prononciacion et d’autrefois supprimer, sàns aucune règle certaine? Doner à un caractère tantôt le son qui lui est propre, tantôt celui d’un autre, et cela seulement pour suivre le caprice d’une mauvaise coutume, dont on s’est randu l’esclave? Cette bizarre ortografe, disent-ils encore, empèche que lés étrangers qui ont quelque commancemant de notre langue ne puissent en aquerir une parfaite conaissance par la seule lecture de nos livres, parce qu’ils ne sauroient lés lire sàns savoir le français presqu’aussi bien que ceux à qui il est naturel. Car enfin ce n’est que par un long usage qu’on peut aprandre qu’une lettre prononcée dàns de certains mots ne l’est point en d’autres, ou qu’une même voyelle change souvànt de son... Enfin pour conaitre toutes cés étranges bizarreries, un étranger n’a d’autre secours que sa mémoire. S’il trouve dàns un livre un mot nouvau, qu’il n’ait point encore ouï prononcer, il hésite, il cherche, il ne sait à quoi s’en tenir: lés règles n’étant point certaines, rien ne le détermine.

«De là vient encore, ajoutent lés partisans de la Raison, la peine que lés enfans ont pour aprandre à lire le français; qu’on leur fait ordinairemànt commancer par le latin comme le plus aisé, quoiqu’ils devroient avoir plus de facilité à lire leur langue naturelle, qu’ils savent et qu’ils parlent à tout momant, que celle qui leur est étrangère et qu’ils n’entandent point. Que non seulemànt lés enfans, mais encore lés persones raisonables sont extrèmemànt fatiguées de cette bizarre manière d’écrire. Qu’il y a peu de Français qui sachent bien lire leur propre langue. Que de très-habiles gens soufrent tous lés jours le reproche honteux de ne savoir pàs lire. Que lés provinciaux qui viènent à Paris avec dés prononciacions qui, pour être communes dàns leur province, n’en sont pàs moins contraires au bon usage, ont une peine infinie à se corriger, n’étant point aidés par une ortografe nette et juste, qui marque le propre son et la vraie prononciacion dés mots. Que quelques Parisiens même près de la cour, au çantre du bau langage, parlent quelquefois en provinciaux. Que le sèxe le plus poli qui entand le mieux à placer un mot dàns un discours, est celui qui sait le moins placer une lettre dàns un écrit.....

«Telles sont lés principales raisons que chacun dés deux partis allègue en sa faveur. Pour lés troisièmes, il y a bien de l’aparance qu’ils n’en ont point eû d’autres qu’un panchant naturel, mais faible, pour randre justice à la Raison, et baucoup de timidité pour combattre l’Usage. Il étoit en effet bien dificile de ranverser l’un pour faire triompher l’autre. Commànt attaquer l’Usage! son pouvoir est tirannique, tout le monde l’avoue, lés plus indépandans le santent. Quel dangér de se déclarer son ênemi! Quelque injuste et ridicule qu’on le suppose, ne l’est-il pàs davantage de s’en séparer? Et n’est-ce pas une espèce de folie que de vouloir être sage parmi lés fous? A quoi ne s’expose-t-on pàs lorsqu’on s’en prand à ce qui se dit et à ce qui se fait? Il y a bien moins à craindre contre la Raison: c’est l’ênemi qu’on a toujours attaqué le plus inpunémànt quoiqu’avec moins de succès. Mais d’honêtes gens peuvent-ils l’abandoner? Sés attraits ne se font-ils pàs santir malgré toute la tirannie de l’Usage? Et ne doit-elle pàs triompher dàns lés siances, lorsqu’elle brïlle à la tête de l’État?

«.....N’est-il pàs juste que puisque notre langue a secoué le joug de la latinité, nous en délivrions aussi notre ortografe? Si elle n’est qu’accessoire à la prononciacion, ne doit-elle pàs suivre tous lés changemans de celle-ci? Pourquoi l’Usage si inconstant de sa nature en toutes choses sera-t-il fixé pour la seule ortografe? Ne semble-t-il pàs qu’à force de vouloir la maintenir par l’autorité de l’Usage, au lieu de la soumettre à sés loix, on ne fait que l’en éxamter et conserver par là dàns nos écrits toute la barbarie gauloise?... Prolongez, de grace, vos jours de quelques siècles, placez-vous dàns ces tams reculés où le français, étint par tout ailleurs, ne vivra que dàns lés colèges, où Déspreaux, la Fontaine et Molière, qui divertissent aujourdui si agréablemànt les plus honêtes gens, ne seront peut-être que l’occupacion ennuyeuse des écoliers et le sujet fatiguant dés veilles de leurs maitres, où la langue française, ranfermée dàns lés ouvrages que la bauté sauvera de la fureur de l’oubli et de la voracité dés tams, ne pourra plus être aprise que par la lecture de nos auteurs. Alors point de cour, point d’académie, point d’oreille pour décider du bel usage: lés livres seuls présanteront aux yeux toute la pureté de la langue. Si nous n’écrivons pàs aujourdui comme on parle, alors on parlera comme nous aurons écrit: on cherchera dàns l’arrangement dés lettres celui dés sons de la voix; et ce sera dàns l’ortografe qu’on étudiera la prononciacion dés mots. Mais, hélàs! quelle horrible confusion ne me samble-t-il pàs voir! Ne vous figurez-vous pas ce cahos affreux et ce bouleversemant general de langage causé par cés lettres inutiles en mille endroits et necessaires en mille autres, par ce protéisme continuel dés caractères, par cés ambiguïtés et cés équivoques perpétuelles dàns le son et dàns la valeur dés lettres? Car cete langue si belle, si noble et si polie dàns la bouche n’est plus sur le papiér qu’un barbare langage, qui choque lés yeux, et que l’oreille ne pourroit soufrir si la langue prononçoit tout ce que la plume a dessiné.....»

On peut juger, par cette citation textuelle, du système orthographique adopté par l’abbé Girard. Le contraste qu’il offrit, lors de son apparition, dut être encore plus choquant qu’il ne l’est aujourd’hui pour nous, puisque l’Académie, dans ses réformes successives, a adopté quelques-unes de celles qu’il indique; elle aurait même dû en admettre quelques autres, ne fût-ce qu’en raison de l’étymologie: etint de extinctus, honète de honestus, etc. Toutefois, si l’on supprimait cette forêt d’accents, fort inutiles pour la plupart, comme sur le mot extrèmemànt, ce système, sauf quelques altérations inadmissibles, telles que le monosyllabe temps écrit tams, et d’autres corrections prématurées, aurait pu obtenir l’assentiment de Voltaire, et il me semble préférable à celui de Duclos. Je donne dans l’Appendice D l’analyse de la réforme du savant auteur des Synonymes.

Charles-Irénée Castel, abbé de Saint-Pierre, nommé membre de l’Académie française en 1695, est un des hommes dont on prononce le nom avec le plus de reconnaissance et de respect. Au commencement du dix-huitième siècle, il se montra l’un des premiers animé de cet amour profond de l’humanité dont l’expression de philanthropie donnait l’image et s’alliait si bien avec ce mot bienfaisance, dont il est le créateur. Exclu de l’Académie dès 1718, à cause des hardiesses politiques contenues dans son Discours sur la polysynodie, il consacra sa longue carrière à l’étude des améliorations pédagogiques, économiques, sociales, gouvernementales que lui paraissait comporter l’état de la société sous le règne de Louis XV.

On trouvera plus loin à l’Appendice D une analyse de son Projet pour perfectioner l’ortografe des langues d’Europe, qu’il fit paraître en 1730, à l’âge de soixante-douze ans, et des procédés imaginés par lui pour figurer les différents sons qu’il croit avoir reconnus dans les langues de l’Europe et particulièrement dans la langue française. Je me contenterai de reproduire ici quelques-unes de ses idées sur le droit de néologisme. En réfléchissant avec lui aux procédés par lesquels s’enrichissent nos lexiques, on s’expliquera la source de bien des contradictions orthographiques et la nécessité de régulariser l’orthographe des mots récemment introduits, pour la faire concorder avec celle des similaires déjà existants.

«Le Dictionaire de Nicod, dit-il (p. 250), parut il y a environ cent cinquante ans; c’étoit le plus ample et le plus parfait de son tems: il comprend non-seulement lèz termes de l’uzaje comun de la conversation, de la chaire, dèz spéctacles et du bareau, mais encore lèz termes dèz arts et dèz siences. Or comparéz le avec le dictionaire de Trevoux, qui a suivi sajement le mème plan de metre en un mème dictionaire géneralement tous lèz mots fransois tanceux de l’uzaje comun que ceux dèz arts et dèz siences. Examinéz en quelques pages et vous trouverèz qu’en cent cinquante ans la langue est devenue au moins trois fois plus riche qu’elle n’étoit en nombre de mots sans compter qu’elle s’est aussi enrichie en nombre de frazes: le dictionaire de Nicod n’est pas la sixième partie du dictionaire de Trevoux imprimé en 1721 en cinq volumes, dont chaque volume a plus de 1900 pages.

«J’ai eu la curiosité de compter lèz mots depuis le mot BÉANT jusqu’au mot BEZOLE, poisson de Geneve, et au mot BEZOARD; j’en ai trouvé environ 110 dans Nicod et pres de 330 dans le dictionaire de Trevoux. Voilà une preuve du nombre prodigieux de mots qui étoient alors inuzitéz et qui se sont établis depuis cent cinquante ans dans notre langue, et la seule comparaison dèz dictionaires de divers siécles forme sur cela une demonstration complète que lèz langues peuvent s’enrichir trez-considerablement chaque siècle par la création et par l’uzaje de termes nouveaux...

«N’est-il pas vrai que si lèz persones qui, dans la conversation, dans la chaire, dans lèz plaidoyers, sur lèz teatres et dans lèz livres ont uzé lèz premiers de çèz termes qui étoient inuzitéz du tems de Nicod n’avoient ozé rien hazarder, nous serions privéz encore aujourdui de plus de la moitié de notre langue? Je conviens que, dans la conversation et dans l’impression, ils ont hazardé quelques mots qui n’ont pas été adoptéz, mais ne leur devons-nous pas au moins ceux que lèz auditeurs et lèz lecteurs ont adoptés, et qui par cette adoption sont venus jusqu’à nous?

«Nous leur devons même la hardièsse qu’ils ont eue d’en hazarder plusieurs qui ont été rejetéz et dont on s’est moqué. Or, n’est-il pas utile à notre nation et même aux autres nations qui étudient le fransois, que notre langue s’enrichisse, d’un coté, par dez mots qui signifient dez choses particulières, tandis qu’elle s’abrege de l’autre, par certains termes généraux qui embrassent plusieurs termes particuliers? Or, cela se peut-il faire autrement que par lez petites hardièsses de quelques persones et par lez adoptions insensibles dez autres?

«...Tout le monde sait que lèz Anglois, soit dans la conversation, soit dans lèz livres, ne font nule dificulté de faire et de prézenter dez mots nouveaux, qui enrichissent tous lez jours leur langue; et hureuzement pour la langue angloize les auteurs anglois n’ont point eu jusqu’ici chez eux certains esprits mediocres qui ont sotement pris pour maximes que tout mot nouveau est mauvais et ne doit jamais être adopté quoique nècessaire. Un de nos écrivains dit que, pour avoir quelque place dans la literature, ils se sont faits suisses du Dictionaire de l’Academie; ils empêchent lez mots qu’ils ne conoissent point d’entrer dans le dictionaire.

«...J’ai vu il y a quarante-cinq ans le mot renversement frondé par un de çéz suisses du Dictionaire. Ce mot s’est trouvé comode et dans l’analogie de la langue et je le vois prezentement avec plaizir tout établi malgré sa malhureuze note de nouveauté...

«De ce que toute nouveauté n’est pas bone et adoptée dans le langaje, s’ensuit-il qu’aucune nouveauté ne puisse être trèz-raizonable et trèz-adoptable?...

«Si le publiq en avoit cru lèz ridicules railleries dèz suisses du dictionaire, qui écrivoient il i a cinquante ans, nous n’aurions pas mème dans le stile familier quantité de mots qui étoient alors inuzitéz, et qui sont prèzentement d’un aussi grand uzaje dans la langue que lez plus anciens. En voici quelques-uns:

«Elle est encore dans l’enivrement de la cour.—C’est une afaire infaizable dans lèz conjonctures prézentes.—S’il a manqué à ce devoir, c’est pure inatention.—On l’a fort desservi auprèz du ministre.—Il est à prezent fort dezocupé.—Il le reçut d’un air gracieux.—Il le grazieuza fort durant le diner.—Cette nouvelle l’a fort tranquilizé...

«Je ne raporte que huit ou neuf de çèz mots nouveaux, mais si l’on vouloit comparer le Dictionaire de ce tems-là avec notre dernier Dictionaire, je ne doute pas que l’on n’en trouvât cent autres que lèz courtizans, lèz dames, lèz savans et les autres hommes de toutes lèz professions ont établis depuis cinquante ans dans le stile de la conversation, d’où ils passent tous lèz jours dans lèz autres stiles et dans lèz livres...

«Quelques persones croient que nous perdons peu-à-peu autant de vieux mots que nous en aquerons de nouveaux et que la moitié dèz mots d’Amiot, qui étoit contemporain de Nicod, ne sont plus uzitéz. Mais j’ai compté lèz mots dèz vint premieres lignes de la Vie de Thezée, in folio, de la traduction d’Amiot: il y en a environ 240, et je n’en ai trouvé que 6 qui ne sont plus uzitéz. Or sur ce pied là ce n’est que la quarantiéme partie de mots perdus et encore çèz 6 mots perdus sont-ils tous remplacéz par d’autres équivalens. Verisimilitude est remplacé par vraisemblance. Reale par réelle. Trouve l’on par trouve-t-on. Controuvé par faussement inventé. Certaineté est remplacé par certitude. Si ai pensé est remplacé par et j’ai pensé ou par j’ai même pensé.

«La langue n’a donq rien perdu depuis cent cinquante ans qu’elle n’ait reparé; elle a au contraire gagné la moitié et mème lèz deux tiers plus de termes qu’elle n’en avoit. Or çèz termes pouvoient-ils jamais servir à enrichir notre langue, s’ils n’avoient comencé d’y entrer comme nouveaux et comme inuzitéz?»

Si l’on remarque dans le passage qui précède certaines contradictions orthographiques, cela tient à un système adopté par l’auteur et qui consiste à varier de temps à autre l’écriture des mêmes mots pour déshabituer l’œil du lecteur des formes graphiques consacrées par l’usage et le préparer ainsi à l’adoption de son système.

Duclos, membre de l’Académie française en 1747 et secrétaire perpétuel en 1755, joignant l’exemple au précepte orthographique, juge ainsi le système de l’écriture étymologique (en 1754):

«Le préjugé des étimologies est bien fort, puisqu’il fait regarder come un avantage ce qui est un véritable défaut; car enfin les caractères n’ont été inventés que pour représenter les sons. C’étoit l’usage qu’en faisoient nos anciens: quand le respect pour eus nous fait croire que nous les imitons, nous faisons précisément le contraire de ce qu’ils faisoient. Ils peignoient leurs sons: si un mot ut alors été composé d’autres sons qu’il ne l’étoit, ils auroient employé d’autres caractères.

«Ne conservons donc pas les mêmes caractères pour des sons qui sont devenus diférens. Si l’on emploie quelquefois les mêmes sons dans la langue parlée, pour exprimer des idées diférentes (champ, chant), le sens et la suite des mots sufisent pour ôter l’équivoque des homonimes. L’intelligence ne feroit-èle pas pour la langue écrite ce qu’èle fait pour la langue parlée? Par exemple, si l’on écrivoit champ de campus, come chant de cantus, en confondroit-on plutôt la signification dans un écrit que dans le discours? L’esprit serait-il là-dessus en défaut? N’avons-nous pas même des homonimes dont l’ortografe est pareille? Cependant on n’en confond pas le sens. Tels sont les mots son (sonus), son (furfur), son (suus), et plusieurs autres.

«L’usage, dit-on, est le maître de la langue, ainsi il doit décider également de la parole et de l’écriture. Je ferai ici une distinction. Dans les choses purement arbitraires, on doit suivre l’usage, qui équivaut alors à la raison: ainsi l’usage est le maître de la langue parlée. Il peut se faire que ce qui s’apèle aujourd’hui un livre s’apèle dans la suite un arbre; que vert signifie un jour la couleur rouge, et rouge la couleur verte, parce qu’il n’y a rien dans la nature ni dans la raison qui détermine un objet a être désigné par un son plutôt que par un autre: l’usage, qui varie la-dessus, n’est point vicieus, puisqu’il n’est point inconséquent, quoiqu’il soit inconstant. Mais il n’en est pas ainsi de l’écriture: tant qu’une convention subsiste, èle doit s’observer. L’usage doit être conséquent dans l’emploi d’un signe dont l’établissement étoit arbitraire; il est inconséquent et en contradiction, quand il done a des caractères assemblés une valeur diférente de cèle qu’il leur a donée et qu’il leur conserve dans leur dénomination, a moins que ce ne soit une combinaison nécessaire de caractères pour en représenter un dont on manque.

«Le corps d’une nation a seul droit sur la langue parlée et les écrivains ont droit sur la langue écrite. Le peuple, disoit Varron, n’est pas le maître de l’écriture come de la parole.

«En effet, les écrivains ont le droit, ou plutôt sont dans l’obligation de coriger ce qu’ils ont corompu. C’est une vaine ostentation d’érudition qui a gâté l’ortografe: ce sont des savans et non des filosofes qui l’ont altérée: le peuple n’y a u aucune part. L’ortografe des fames, que les savans trouvent si ridicule, est plus raisonable que la leur. Quelques-unes veulent aprendre l’ortografe des savans; il vaudroit bien mieus que les savans adoptassent cèle des fames, en y corigeant ce qu’une demi éducation y a mis de défectueus, c’est-à-dire de savant. Pour conoître qui doit décider d’un usage, il faut voir qui en est l’auteur.» (Pages 44-46.)

(Voir à l’Appendice D, à la date de 1756, pour l’exposition de sa réforme.)

Nicolas Beauzée, membre de l’Académie française depuis 1772, mort en 1789, s’était d’abord prononcé contre la réforme de l’orthographe. Dans l’Encyclopédie méthodique, publiée chez Panckoucke, en 1789, revenant sur ses premières opinions, il termine ainsi l’article Néographisme:

«Il faut compter à l’excès sur l’aveugle docilité de ses lecteurs pour oser défendre les abus de notre orthographe actuelle par l’autorité des grands écrivains que l’on cite: comme s’ils avoient spécialement aprofondi et aprouvé formellement les principes d’orthographe qu’ils ont suivis dans leur temps, comme si celle que l’on suit et que l’on défend aujourd’hui étoit encore la même que la leur en tout point, et comme s’il suffisoit d’opposer des autorités à des raisons dans une matière qui doit ressortir nûment au tribunal de la raison.

«Ces raffinements, dit-on, s’ils pouvoient jamais être adoptés, en produiroient d’autres; on perdroit toutes les étymologies; on obscurciroit le génie de la langue et l’histoire de ses variations; on défigureroit toutes les éditions qui ont paru jusqu’à nos jours; les auteurs et les lecteurs, accoutumés à l’ancienne orthographe, seroient réduits à se placer avec les enfants pour aprendre à lire et à écrire; la nouvelle méthode, pour être peut-être plus conforme à la prononciation du moment, n’en auroit pas moins combattu l’impression d’un long usage qui a subjugué l’imagination et les ieux... La lecture de cette orthographe est impossible à tout homme qui n’est pas disposé à changer de tête et d’ieux en sa faveur.» Ce sont les propres termes d’un journaliste dans les annonces qu’il a faites des deux premières éditions de ma traduction des Histoires de Salluste, où j’avois suivi quelques-uns seulement de mes principes de réforme.

«Ces changements, dit-il, en produiroient d’autres. Oui, j’en conviens; l’art de lire, réduit à un nombre déterminé d’éléments précis, seroit mis par sa facilité à la portée des plus stupides, et s’aprendroit en peu de temps; l’orthographe, simplifiée et réduite à des principes clairs et généraux, n’embarrasseroit plus que ceux qui ne voudroient pas s’en occuper quelques semaines. Oh! voilà, je l’avoue, d’affreux bouleversements!

«On perdroit toutes les étymologies. Oui, on perdroit les traces incommodes des étymologies; mais les savants, que cet objet regarde uniquement, sauroient bien les retrouver. La langue appartient à la nation; la multitude n’a nul besoin de remonter aux étymologies, qui sont même perdues pour elle, malgré les caractères étymologiques dont on l’embarrasse dans les livres destinés à son instruction.

«Mais passons à ce qui choque réellement le plus les défenseurs de l’ancienne orthographe; c’est qu’ils seroient réduits à se placer avec les enfants pour aprendre à lire et à écrire, et qu’il leur faudroit changer de tête et d’ieux. Eh! messieurs, n’en changez pas; gardez votre ancienne orthographe, puisqu’elle vous plaît: mais permettez aux générations suivantes d’en adopter une autre, qui leur coutera moins que la vôtre ne vous a couté, qui leur sera plus utile, qui servira, au contraire de ce que vous dites, à fixer notre langue, à la répandre, à la faire adopter par les étrangers.» (Voyez à l’Appendice D, p. 295, l’analyse de la réforme proposée par Beauzée.)

Noel-François de Wailly, membre de l’Institut dès sa création, en 1795. Esprit sage et modéré, il s’oppose aux systèmes des novateurs trop hardis et propose une reforme néographique ayant la prononciation pour base. Ses idées, analogues à celles de d’Olivet, de Girard et de Duclos, sont développées dans deux ouvrages, De l’Orthographe, Paris, 1771, in-12; L’Orthographe des dames, ou l’Orthographe fondée sur la bonne prononciation, démontrée la seule raisonnable, Paris, 1782, in-12. (Voir à l’Appendice D l’exposition de sa méthode orthographique.)

Je crois devoir transcrire ici, malgré leur étendue, les passages les plus importants d’une sorte de philippique en faveur de la réforme que le savant académicien adresse, par la bouche des dames, aux corps savants qui ont autorité sur la langue (Orth. des dames, p.35-44):

«Nous vous prions, Messieurs, de nous donner un plan d’orthographe, raisonné, simple, uniforme; de conformer l’orthographe à la bonne prononciation. Plus vous examinerez cette matiere, plus vous verrez, comme nous, que la bonne prononciation est le seul guide raisonnable. N’est-il pas ridicule qu’ayant adouci notre prononciation, vous conserviez encore dans l’écriture les lettres qui ne se prononcent plus, et que nos peres n’ont employées que parce qu’ils les prononçoient? Vous prononcez à la moderne, et vous orthographiez à l’antique. La langue écrite suppose nécessairement la langue parlée. La perfection, l’essence même de la premiere, consiste sans doute à représenter la seconde avec toute l’intégrité et la précision possible. Or, quelle est l’orthographe qui représente au naturel les traits de la parole? C’est sans contredit celle qui prend pour guide la bonne prononciation. Comme peintres de la pensée et de la parole, ne devez-vous pas, Messieurs, faire dans la langue écrite les changements qu’exige la langue parlée, afin de représenter au naturel les traits de cette dernière?

«L’Académie, dans la dernière édition de son Dictionnaire, sans avoir égard à l’étymologie, a retranché d’un fort grand nombre de mots des lettres qu’on n’y prononçoit pas; mais, d’un autre côté, elle a laissé dans une autre foule de mots des lettres tout aussi inutiles que celles qu’elle a supprimées en de pareilles occasions. Nous avons fait voir les inconvénients de ces défauts d’uniformité: nous prions l’Académie de les faire disparoître dans la première édition qu’elle donnera. Particulièrement consacrée à l’étude, à la perfection de notre langue et de notre orthographe, cette savante compagnie rendroit un service important à la nation, si, par ses réflexions sur la langue et l’orthographe, elle éclairoit l’usage, le dirigeoit, le perfectionnoit. Ce travail nous paroit vraiment digne des philosophes et des grammairiens qui composent cette illustre société.

«Quelques personnes à qui nous avons lu cet article, nous ont dit: «Messieurs les Académiciens savent bien que notre orthographe est fort difficile, pleine de bisarreries et d’inconséquences; mais ils savent aussi qu’ils se rendroient ridicules de vouloir la changer.»

«Cette réflexion est-elle vraie? C’est ce que nous allons examiner. «Oui, nous répond un savant: Il faut pour l’orthographe, comme pour la prononciation, reconnoître l’autorité de l’usage; et il est aussi ridicule de vouloir changer l’orthographe, qu’il le seroit de vouloir changer la prononciation.»

«Voici, Messieurs, notre réponse à cette assertion.

«Il y a une grande différence entre ces deux objets. A la vérité, ceux qui ignorent les langues savantes doivent, comme les savants, se conformer aux lois du bon usage pour la prononciation, et ils se rendroient ridicules dans les sociétés polies, s’ils ne le faisoient pas. Par exemple, vous nous blâmeriez avec raison de prononcer comme faisoient nos pères, em, en, avec le son de l’e fermé nasal, dans empressement, entendement, ardemment, emportement, etc. Vous ririez si vous nous entendiez prononcer oi dans l’Anglois, le François, le Polonois, je paroissois, qu’il paroisse, etc., comme ces lettres se prononçoient autrefois, et comme elles se prononcent encore aujourd’hui dans le Danois, S. François, la paroisse, etc. Pourquoi cela? C’est que les lois de l’usage pour la prononciation sont à notre portée. En effet, nous avons, comme les savants, des organes pour entendre et pour rendre les sons. Il n’en est pas de même de l’orthographe actuelle: fondée sur la connoissance de plusieurs langues qu’on ne nous a pas apprises, ses lois sont au dessus de notre portée; et, comme vous l’avez assuré, il nous est moralement impossible de les observer. Voilà pourquoi nous vous en demandons la réforme. Ne demanderiez-vous pas à un législateur la réforme de ses lois, s’il vous étoit moralement impossible de les suivre? Qui pourroit en ce cas blâmer votre demande? Qui oseroit la traiter de ridicule? Il est sans contredit louable en fait d’orthographe, comme en autre chose, de quitter une mauvaise habitude pour en contracter une bonne. Un usage qui n’est pas à la portée du plus grand nombre de ceux qui doivent l’observer, est contraire à la raison. C’est une erreur, un abus qui doit être corrigé avec empressement. L’erreur, quelque invéterée qu’elle soit, demeure toujours erreur: la multitude de ses sectateurs ne sauroit lui donner le glorieux titre de la vérité, qui mérite seule les respects et les hommages des vrais philosophes.

«Ce qui nous fait croire, Messieurs, que notre demande n’est pas ridicule, c’est qu’elle est conforme aux désirs des auteurs qui méritent le plus de considération sur cet objet; nous voulons dire de ceux qui, ayant écrit sur la langue, l’ont étudiée plus à fond. Or, presque tous les grammairiens ont désiré la réforme de votre orthographe. Sans parler de ceux qui ont vécu avant le siècle de Louis-le-Grand, tels sont, dans le dernier siècle et dans le nôtre, Messieurs de Vaugelas, Thomas Corneille, Richelet, La Touche, de Dangeau, de Saint-Pierre, Buffier, Dumas, Girard, Dumarsais, Boindin, Restaut, Douchet, Valart, Duclos, Cherrier, Mannori, Voltaire, Beauzée, de Wailly, etc. Ce vœu presque unanime est un grand préjugé en notre faveur. Ces Messieurs sont des juges très-compétents en cette matière, et leurs suffrages doivent être du plus grand poids. Vous savez, Messieurs, que dans chaque matière on doit sur-tout s’en rapporter aux maîtres de l’art, qui, sur cet objet, sont les grammairiens: au lieu que les auteurs les plus estimables, quelque nombreux qu’ils soient, ne doivent pas emporter la balance, quand les matières qu’ils traitent n’ont pas de rapport à la langue, quand la grammaire n’a pas été l’objet de leurs études. Pourquoi cela? C’est qu’ils n’ont guère qu’une orthographe d’habitude et de simple copie; c’est qu’ils ne doivent pas plus se piquer de connoître les principes et les défauts de l’orthographe, qu’ils ne se piquent d’être géomètres et architectes, s’ils ne se sont appliqués ni à la géométrie, ni à l’architecture. D’après ces raisons et ces autorités, ne pouvons-nous pas conclure qu’il n’est pas ridicule de demander la réforme de l’orthographe actuelle?

«N’est-il pas ridicule, au contraire, de prescrire des lois que le plus grand nombre ne sauroit observer? La raison ne veut-elle pas qu’on les réforme avec empressement? Nous l’avons déjà dit, les auteurs sont les vrais législateurs en cette matière. Usez de vos droits, Messieurs; travaillez à éclairer de plus en plus la nation, à lui faciliter l’acquisition des connoissances. Loin de vous rendre ridicules en mettant à la portée de tout le monde une connoissance aussi utile que celle de l’orthographe, vous rendrez par cette réforme un service signalé à la nation. Quel est l’homme raisonnable qui taxera de ridicules les savants grammairiens que nous venons de citer? Qui osera faire un pareil reproche aux Académies d’Italie et d’Espagne, qui ont fait pour leurs langues la réforme que nous désirons pour la nôtre? Pourquoi l’Académie françoise et les autres sociétés littéraires seroient-elles blâmables de suivre de pareils exemples? Ne seroit-ce pas suivre la raison, dont les droits sont imprescriptibles? Les Académies ne doivent-elles pas sur l’orthographe, comme sur les autres objets, se servir de son flambeau pour faciliter une connoissance vraiment utile, et qui est, pour ainsi dire, la clef de toutes les autres? Ceux qui prétendent qu’on doit suivre sans examen l’orthographe actuelle veulent donc que l’Académie et les autres sociétés littéraires obéissent aveuglément à un usage bisarre qui varie continuellement, à un tyran déraisonnable et injuste dont les lois ne sont pas à la portée du plus grand nombre des François? Messieurs les académiciens doivent donc s’interdire l’usage de la raison, et constater servilement une orthographe remplie de contradictions? Qui osera soutenir un pareil paradoxe? Seroit-il possible, dit très-bien sur cet objet M. Duclos, qu’une nation reconnue pour éclairée, et accusée de légèreté, ne fût constante que dans les choses déraisonnables?

«Qui est-ce qui forme l’usage actuel? Ce sont surtout les compositeurs et les protes (lisez les correcteurs) dans les imprimeries. Nos bons livres se réimpriment souvent. Lorsqu’un libraire veut donner une nouvelle édition d’un livre, il l’envoie à l’imprimerie: les compositeurs et les protes y mettent l’orthographe à laquelle ils sont habitués. Ainsi ce sont eux sur-tout qui forment l’usage actuel. Parmi ces personnes, il y en a sûrement plusieurs qui sont instruites, témoin Le Roi, prote à Poitiers, qui fut le premier auteur du Dictionnaire d’Orthographe, etc. Mais les protes n’ont pas assez de temps pour se former un systême suivi et bien raisonné. L’orthographe qu’ils ont adoptée est souvent dérangée par celle des différents auteurs; ce qui les fait varier dans la leur, et les oblige ensuite à des corrections dans les épreuves. Cet inconvénient et cette perte de temps n’auroient pas lieu, si les auteurs, les protes et les compositeurs suivoient une orthographe raisonnée et conforme à la bonne prononciation. Les compositeurs feroient moins de fautes en arrangeant les lettres; les protes et les auteurs auroient moins de peine à lire leurs épreuves; ils y feroient moins de corrections; et le compositeur attentif ne seroit plus obligé de passer beaucoup de temps à supprimer des lettres en différents endroits, à en ajouter dans plusieurs autres, etc. Ainsi l’auteur, le prote et le compositeur trouveroient également leur avantage dans cette orthographe.

«L’Académie, jusqu’à présent, nous le savons, s’est contentée d’être le témoin de l’usage, et de le consigner dans son Dictionnaire. Mais n’est-ce pas renverser l’ordre, que de prétendre que cette illustre et savante société ne doit rien faire autre chose?»

Les maîtres imprimeurs, les protes, les correcteurs, les ouvriers compositeurs, ont dû se conformer à une règle uniforme, car ils ne pouvaient s’astreindre aux caprices orthographiques de chacun des auteurs écrivant diversement les mêmes mots, d’où résultaient des hésitations, des pertes de temps considérables en corrections, soit de la part des auteurs, soit des correcteurs. Cette règle fut donc, et avec raison, le Dictionnaire de l’Académie, tel que l’illustre Compagnie le modifiait à chaque édition.

La responsabilité incombe donc tout entière à l’Académie, et l’usage en fait d’orthographe, devenu un non-sens, ne peut désormais être invoqué par elle.

Voltaire, membre de l’Académie française depuis le 9 mai 1746, revient sans cesse sur la critique du vicieux système de notre orthographe. Il dit, entre autres observations, dans le Dictionnaire philosophique, article Orthographe:

«L’orthographe de la plupart des livres français est ridicule. Presque tous les imprimeurs ignorants impriment Wisigoths, Westphalie, Wittemberg, Wétéravie, etc.

«Ils ne savent pas que le double V allemand qu’on écrit ainsi W est notre V consonne et qu’en Allemagne on prononce Vétéravie, Virtemberg, Vestphalie, Visigoths.

«Pour l’orthographe purement française, l’habitude seule peut en supporter l’incongruité. Emploi-e-roient, octroi-e-roient, qu’on prononce emploiraient, octroiraient; paon, qu’on prononce pan; Laon, qu’on prononce Lan, et cent autres barbaries pareilles font dire:

Hodieque manent vestigia ruris.

«Les Anglais sont bien plus inconséquents; ils ont perverti toutes les voyelles; ils les prononcent autrement que toutes les autres nations. C’est en orthographe qu’on peut dire avec Virgile:

Et penitùs toto divisos orbe Britannos.

«Cependant ils ont changé leur orthographe depuis cent ans: ils n’écrivent plus: loveth, speaketh, maketh, mais loves, speaks, makes.

«Les Italiens ont supprimé toutes les h. Ils ont fait plusieurs innovations en faveur de la douceur de leur langue.

«L’écriture est la peinture de la voix; plus elle est ressemblante, meilleure elle est.»

Me trouvant en possession d’un grand nombre de lettres autographes de Voltaire, et particulièrement de sa correspondance, en partie inédite, avec d’Alembert, j’ai été curieux de confronter son orthographe avec celle de l’Académie de 1740. C’est surtout à partir de 1752 que devient plus sensible la modification apportée sous ce rapport par Voltaire dans sa correspondance, surtout alors qu’il s’occupait de la rédaction des articles qu’il envoyait à d’Alembert pour le Dictionnaire philosophique. Il supprime le plus souvent les lettres doubles qui ne se prononcent pas. Il écrit pardonait, et d’un autre côté guai, il éguaiera. Il affecte le plus profond dédain peur l’étymologie. On voit alors s’échapper de sa plume tantôt le mot philosophe et tantôt philosofe, ce dernier plus fréquemment que l’autre; il écrit même quelquefois filosofe, et veut que ce mot soit rangé à la lettre F, au Dictionnaire philosophique. Dans sa lettre datée des Délices, le 2 décembre 1755, que j’ai sous les yeux, il écrit: «ennemi de la philosofie» et «persécuteur des philosofes.» Il met partout ainsi: enciclopédie, dictionaire. Dans une lettre datée du 24, il écrit: «Je voudrais que votre tipografe Briasson pensast un peu à moy.»... «Vous avez des articles de téologie e de métaphisique.» Dans d’autres, il écrit plusieurs fois: Athène, autentique, entousiasme, têse, historiografe, bibliotèque, téologien, crétien et cristianisme, s’écartant ainsi, avec une intention évidente, de l’orthographe de l’Académie, dont il était membre depuis 1746. (Voir le texte de ces lettres avec leur orthographe à l’Appendice E.)

En comparant les lettres de Voltaire avec les éditions imprimées, on voit que l’habitude typographique de tout ramener à l’orthographe du Dictionnaire de l’Académie a fait supprimer celle que Voltaire préférait[120]. Il eût pourtant été intéressant de suivre, dans ses nombreux écrits, aussi bien les modifications de son orthographe que celles de sa pensée. Peut-être, à un certain moment, la popularité immense dont il jouissait eût-elle pu faciliter quelques-unes des réformes déjà proposées.

[120] Dans la grande édition de Beuchot, que nous avons imprimée en 1834, on n’a conservé de l’orthographe de Voltaire que ses a au lieu des o, et je fesais, nous fesons, du verbe faire. Et en effet, puisqu’on écrit je ferai, la prononciation demande que l’on écrive aussi fesons.

Le service rendu par Voltaire, de faire accepter généralement la réforme des imparfaits en oi et de ce même digramme dans le corps du mot, comme dans connoître, a obtenu le suffrage de tous, et cette réforme, que l’abbé Girard avait inutilement préconisée dès 1716, a été un acheminement à d’autres régularisations.

François de Neufchateau, membre de l’Institut national, ministre de l’intérieur, après s’être préoccupé pendant une partie de sa vie des moyens d’apprendre à lire au peuple des campagnes, émettait, en 1799, une opinion qui impliquerait de notables simplifications dans notre orthographe:

«Au premier coup d’œil, on croirait que rien n’est plus simple, plus trivial, plus vulgaire que ce que l’on nomme l’ABC, mais les meilleurs esprits en jugent bien différemment. Non sunt contemnenda quasi parva, sine quibus magna constare non possunt, a dit saint Jérôme. Le célèbre Rollin, dans son Traité des études (ch. Ier, § II), avoue qu’il serait bien embarrassé s’il se trouvait dans le cas d’apprendre à lire à des enfants. En effet, les auteurs de méthodes n’ont eu en vue que des éducations privées, celles des enfants des classes privilégiées. Locke se propose de former un jeune gentilhomme, Télémaque est composé pour un prince, l’Émile lui-même encourt en grande partie le même reproche.

«Je pose deux principes, ajoute ce ministre ami des lettres, qui me semblent démontrés: le premier, que jamais on n’apprendra à lire aux enfants des pauvres, surtout dans les campagnes, s’il faut consacrer des années entières à cette seule partie de l’instruction; et le second, qu’il importe beaucoup de n’astreindre les enfants à se procurer aucun de ces livres d’école dont on les embarrasse et que la plupart perdent ou déchirent.....»

C’est pourquoi ce sage ministre, si dévoué aux lettres, se faisait rendre compte des méthodes de simplification de la lecture par le perfectionnement de l’alphabet, et les expérimentait lui-même, afin qu’en France on pût arriver au même degré d’instruction primaire que la plupart des nations du continent. (Voyez Dieudonné Thiébault, Principes de lecture et de prononciation à l’usage des écoles primaires. Paris, 1802, in-8.)

Urbain Domergue, membre de l’Institut de France (classe de la langue et de la littérature françaises), est l’auteur d’une réforme plus absolue que celles qu’on a proposées de nos jours.

Après avoir énoncé les deux obstacles qui s’opposent à ce que notre belle langue devienne familière aux étrangers: la détermination du genre des substantifs et l’écart entre l’orthographe et la prononciation, l’académicien de 1803, plus novateur que Meigret, ajoute:

«Le second obstacle est de nature à être levé; l’orthographe d’une langue n’est pas de son essence, comme la syntaxe. Faite pour réfléchir les sons, elle est une glace fidèle, lorsque les écrivains d’une nation se sont abandonnés à la nature; infidèle, lorsque, ébloui par le faux éclat d’un savoir déplacé, détournant les signes de leur véritable institution, on a modelé l’écriture de la langue dérivée sur la prononciation de la langue primitive.

«Le retour aux principes est désiré par tous les bons esprits. Mais quelle autorité fera triompher la raison? Quel pouvoir fera rentrer dans ses limites l’érudition, toujours prête à les franchir? Quelle voix imposera silence au préjugé? Cette heureuse révolution peut être opérée par le concert de la force, à qui rien ne résiste, et des lumières, à qui rien n’échappe. Que le gouvernement dise à la classe de l’institut national chargée du dépôt de la langue française:

«Je demande que les sons de la langue soient tous appréciés et reconnus; que chaque son simple ait un signe simple qui lui soit exclusivement affecté; en un mot, que la langue écrite soit l’image fidèle de la langue parlée.

«Et je promets que l’orthographe sanctionnée par l’Académie française sera sur-le-champ adoptée:

«Dans tous les actes émanés des autorités constituées;—dans tous les journaux soumis à l’inspection de la police;—dans toutes les écoles nationales;—dans tous les établissements payés des deniers publics.»

«La raison et l’exemple auroient bientôt achevé une révolution commencée sous des auspices aussi imposants.»

Puis dans une prosopopée adressée à celui qui semblait personnifier le génie de la France, il s’écrie:

«O Bonaparte[121], jette un regard sur ces lignes, elles t’appellent à la gloire, non à celle du guerrier, tes exploits ont lassé la renommée; non à celle de l’homme d’État, la France te bénit et l’univers t’admire..... La gloire que je t’offre est pure et n’appartiendra qu’à toi seul. Ose ordonner la réforme de notre orthographe; et le mensonge abécédaire, qui prépare à tous les mensonges, ne déformera plus les jeunes esprits, et l’immense famille dont tu es le chef parlera partout le même langage, et les monuments immortels du génie et du goût de nos écrivains se présenteront d’eux-mêmes à l’étranger reconnaissant. Élevé au faîte du pouvoir par ta valeur, ta sagesse et notre amour, déploie ta force pour la propagation des idées justes, mets ta gloire dans le triomphe de la vérité.»

(Voir plus loin, pour son plan de réforme, Appendice D, à la date de 1806.)

[121] Domergue écrivait ceci en 1803, sous le Consulat.

Volney, de l’Académie française, qui s’est livré à une étude toute spéciale des langues et de l’orthographe, formule ainsi son opinion sur notre manière de représenter les sons, dans son ouvrage intitulé: L’Alfabet européen appliqué aux langues asiatiques (p. 21):

«On peut dire que depuis l’adoption, et en même temps la modification de l’alphabet phénicien par les Grecs, aucune amélioration, aucun progrès n’a été fait dans la chose. Les Romains, vainqueurs des Grecs, ne furent à cet égard, comme à bien d’autres, que leurs imitateurs. Les Européens modernes, vainqueurs des Romains, arrivés bruts sur la scène, trouvant l’alfabet tout organisé, l’ont endossé comme une dépouille du vaincu, sans examiner s’il allait à leur taille. Aussi les méthodes alfabétiques de notre Europe sont-elles de vraies caricatures: une foule d’irrégularités, d’incohérences, d’équivoques, de doubles emplois se montrent dans l’alfabet même italien ou espagnol, dans l’allemand, le polonais, le hollandais. Quant au français et à l’anglais, c’est le comble du désordre: pour l’apprécier, il faut apprendre ces deux langues par principes grammaticaux; il faut étudier leur orthographe par la dissection de leurs mots.»

(Voir Appendice D, à la date de 1821.)

Fortia d’Urban, membre de l’Institut, Académie des inscriptions et belles-lettres, s’exprime ainsi dans son Nouveau Système de bibliographie alphabétique, 2e édit., 1822, p. 9:

«Un principe, dont je crois que tout le monde reconnaîtra l’évidence, doit sans doute diriger ceux qui voudront raisonner sur notre orthographe et sur les innovations que l’on peut y apporter. Cet axiome, c’est qu’il faut écrire comme on parle. En effet, l’écriture n’étant que le signe du langage, plus l’image est fidèle, mieux elle atteint son but. C’est un avantage que la langue allemande, l’espagnole et l’italienne ont sur les langues anglaise et française; nous devons nous efforcer de le partager.»

Destutt de Tracy, de l’Académie française, émet sur ce grave sujet un jugement remarquable par sa netteté:

«Nos alphabets, vu leurs difficultés et le mauvais usage que nous en faisons, c’est-à-dire nos vicieuses orthographes, méritent encore à peine le nom d’écriture. Ce ne sont que de maladroites tachygraphies qui figurent tant bien que mal ce qu’il y a de plus frappant dans le discours, et en laissent la plus grande partie à deviner, quoique souvent elles multiplient les signes sans utilité comme sans motif.

«Que se passe-t-il avec l’alphabet actuel? On enseigne d’abord à connaître les lettres, et la facilité qu’y apportent les plus jeunes et les plus inappliqués des élèves prouve que l’obstacle n’est pas là. Il faut ensuite apprendre à épeler, c’est-à-dire à les réunir. Ici commencent des difficultés sans nombre. Elles sont véritablement infinies avec l’alphabet français, puisque personne ne peut deviner l’orthographe d’un mot nouveau ou d’un nom propre. C’est par ce motif que beaucoup de personnes renoncent à faire épeler les enfants, et préfèrent leur apprendre les mots entiers, écrits sur des cartes, comme avec l’écriture idéologique des Chinois. C’est assurément là une preuve irrécusable des vices et des difficultés que présente notre alphabet irrationel.»

«La mémoire seule peut servir à l’étude de l’orthographe; aucun raisonnement ne peut guider; au contraire, il faut à tout moment faire le sacrifice de son bon sens, renoncer à toute analogie, à toute déduction, pour suivre aveuglément l’usage établi, qui vous surprend continuellement par son inconséquence, si, malheureusement pour vous, vous avez la puissance et l’habitude de réfléchir.

«Et j’en appelle à tous ceux qui ont un peu médité sur nos facultés intellectuelles: y a-t-il rien au monde de plus funeste qu’un ordre de choses qui fait que la première et la plus longue étude de l’enfance est incompatible avec l’exercice du jugement? Et peut-on calculer le nombre prodigieux d’esprits faux que peut produire une si pernicieuse habitude, qui devance toutes les autres?»

Destutt de Tracy fut un des partisans les plus convaincus de la proposition faite par Volney d’appliquer à l’écriture des langues orientales l’alphabet latin complété.

Jouy, membre de l’Académie française, en 1829, acceptait l’idée fondamentale de la réforme dans sa réponse à l’Appel aux Français de M. Marle:

«J’ai moi-même, écrit-il, exprimé plusieurs fois le désir de voir opérer dans l’orthographe de la langue française une foule de changements que le plus simple bon sens réclame. L’emploi des voyelles inutiles et des doubles consonnes dans les mots où la prononciation n’en fait sentir qu’une seule est un reste de barbarie que l’étymologie n’excuse pas même toujours.»

Charles Nodier, de l’Académie française en 1833, l’un des hommes les plus compétents dans la question, n’hésite pas dans l’expression de son sentiment:

«Je place au premier rang des plus honorables ouvriers de la littérature les grammairiens, les lexicographes, les dictionnaristes. Si leurs dictionnaires sont mauvais, ce n’est presque jamais leur faute. C’est d’abord celle de la langue, qui n’est pas bien faite; celle de l’alphabet, qui est détestable; celle de l’orthographe, qui est une des plus mauvaises et des plus arbitraires de l’Europe. C’est ensuite celle de la routine qui est une loi en France. C’est peut-être enfin celle des institutions littéraires préposées à la conservation de la langue, et qui ont fait de cette routine un fatal monopole.»

Malgré ces aveux significatifs contenus dans la préface de l’Examen critique des dictionnaires de la langue françoise, publié en 1829, on doit convenir que Nodier, devenu membre de l’Académie française, fut un des adversaires les plus redoutables du néographisme absolu, contre lequel il épuisait les traits les plus acérés de sa verve spirituelle. (Voir plus loin, Appendice D, à l’article d’Honorat Rambaud, p. 200.)

Andrieux, secrétaire perpétuel de l’Académie française, esprit judicieux, bon grammairien et littérateur de premier ordre, s’exprimait ainsi de son côté en 1829, dans sa lettre à M. Marle:

«Il est d’un bon esprit de désirer la réforme de l’orthographe française actuelle, de vouloir la rendre conforme, autant que possible, à la prononciation; il est d’un bon grammairien, et même d’un bon citoyen, de s’occuper de cette réforme; mais il est difficile d’y réussir. Voltaire, après soixante et dix ans de travaux, est à peine parvenu à nous faire écrire français comme paix et non pas comme François et poix. On trouve encore des gens qui répugnent à ces changements si raisonnables et si simples. Les routines sont tenaces; le succès vous en sera plus glorieux, si vous l’obtenez. Vous vous proposez de marcher lentement et avec précaution dans cette carrière assez dangereuse: c’est le moyen d’arriver au but. Puissiez-vous l’atteindre!»

(Voir plus loin, Appendice D, à la date de 1829, la réclamation de M. Andrieux contre M. Marle.)

Le professeur Laromiguière, membre de l’Académie des sciences morales et politiques, écrivait à M. Marle à propos de son système:

«Je pense, après Molière, Montesquieu, Du Marsais, que rien n’est plus désirable que l’exécution de votre projet. En rapprochant l’orthographe de la prononciation, vous nous apprendrez en même temps à lire, à parler et à écrire la langue française; ce sera un service signalé rendu à tous les Français et aux nombreux étrangers qui aiment notre littérature.»

Daunou, secrétaire perpétuel de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, membre de l’Académie des sciences morales et politiques, membre du Comité d’instruction publique de l’Assemblée nationale, s’exprimait ainsi à propos des moyens de faciliter la lecture aux enfants:

«... J’invoque donc une réforme d’un plus grand caractère que celles qui ont été introduites jusqu’ici dans l’enseignement de la lecture. Je réclame, comme un moyen de raison publique, le changement de l’orthographe nationale, et je ne crois pas cette proposition indigne d’être adressée à des législateurs qui compteront pour quelque chose le progrès, ou plutôt, si je puis m’exprimer ainsi, la santé de l’esprit humain. Il n’est point question ici de quelques corrections partielles, semblables à celles que l’on a tentées, et qui ne sont bien souvent que de nouvelles manières de contrarier la nature. Je demande la restauration de tout le système orthographique, et que, d’après l’analyse exacte des sons divers dont notre idiome se compose, l’on institue entre ces sons et les caractères de l’écriture une corrélation si précise et si constante que, les uns et les autres étant égaux en nombre, jamais un même son ne soit désigné par deux différens caractères, ni un même caractère applicable à deux sons différens. Cette analyse des sons de notre langue, la philosophie l’a déjà faite, ou l’a du moins fort avancée. Cette correspondance invariable entre la langue parlée et la langue écrite, il ne faut plus que la vouloir pour l’établir avec succès. Nous ne pouvons pas désirer pour cette réforme importante une plus favorable époque que celle où les préjugés se taisent, où les habitudes s’ébranlent, où l’on travaille enfin à régénérer l’instruction.

«On suppose qu’un tel changement dans l’orthographe doit entraver ou abolir l’usage des livres écrits selon la méthode ordinaire, ou du moins que la lecture de ces livres deviendrait presque inaccessible aux enfans accoutumés à un autre système graphique. Il ne s’agit, pour dissiper cette objection, que de bien expliquer ce que je propose. Assurément, je ne demande point que l’on n’imprime plus aucun livre avec notre orthographe actuelle, ni même que les lois soient écrites avec l’orthographe philosophique que j’ai indiquée. Les livres classiques que les enfans auront entre les mains, dans les écoles nationales, sont les seuls que j’aie ici en vue. A l’égard de tous les autres, il faut laisser agir le temps, la liberté et la raison.»

M. Littré, membre de l’Académie des inscriptions et belles-lettres et juge si compétent en cette matière, s’exprime ainsi dans son Histoire de la langue française, tome Ier, p. 327:

«L’habitude commune dans les anciens textes de ne pas écrire les consonnes doublées qui ne se prononcent pas et de mettre arester, doner, apeler, etc., mériterait d’être transportée dans notre orthographe. On écrit dans les anciens textes au pluriel sans t les mots enfans, puissans, etc.: cette orthographe, depuis longtemps proposée par Voltaire, est un archaïsme bon à renouveler. Ceux qui s’effrayeraient du changement d’orthographe ne doivent pas se faire illusion sur l’apparente fixité de celle dont ils se servent. On n’a qu’à comparer l’orthographe d’un temps bien peu éloigné, le dix-septième siècle, avec celle du nôtre, pour reconnaître combien elle a subi de modifications. Il importe donc, ces modifications étant inévitables, qu’elles se fassent avec système et jugement. Manifestement, le jugement veut que l’orthographe aille en se simplifiant, et le système doit être de combiner les simplifications de manière qu’elles soient graduelles et qu’elles s’accordent le mieux possible avec la tradition et l’étymologie...»

Dans un autre passage, le savant philologue constate ainsi l’influence de l’orthographe sur le langage parlé et par suite l’importance d’une écriture régulière pour le maintien même de la langue.

«Notre langue fourmille de mots où l’écriture a fini par tuer la prononciation, c’est-à-dire que des lettres écrites, il est vrai, mais non prononcées, ont fini par triompher de la tradition et se faire entendre à l’oreille comme elles se montrent à l’œil.»

M. Max Müller, correspondant de l’Institut de France et l’un des linguistes les plus éminents de l’Europe, écrivait, en 1863[122], à propos de la réforme orthographique de la langue anglaise, les lignes suivantes, qui s’appliquent, sous plus d’un rapport, à diverses tentatives faites chez nous dans ces derniers temps:

[122] Nouvelles leçons sur la science du langage, cours professé à l’Institution royale de la Grande-Bretagne en l’année 1863, par M. Max Müller, et trad. de l’anglais par MM. Georges Harris et Georges Perrot. Paris, A. Durand, 1867, in-8, t. Ier.

«Je ne dois pas manquer ici à appeler l’attention sur les importants services qu’ont rendus ceux qui, pendant près de vingt ans, ont travaillé en Angleterre à faire passer dans la pratique les résultats de la recherche scientifique, en composant et en cherchant à propager un nouveau système «d’écriture abrégée et d’orthographe rationnelle», plus connu sous le nom de Réforme phonétique. Je suis loin de me dissimuler les difficultés qui s’opposent au prompt succès d’une pareille réforme, et je ne me flatte pas de l’espoir qu’elle sera réalisée par quelqu’une des trois ou quatre générations qui nous suivront immédiatement. Mais je me sens convaincu du caractère de vérité et de raison que présentent les principes sur lesquels repose cette réforme: or le respect que nous inspirent naturellement la raison et la vérité, quoiqu’il puisse être endormi ou intimidé par instants, a toujours fini par avoir le dernier mot, et par peser dans la balance d’un poids irrésistible. Il a rendu les hommes capables de renoncer à leurs préjugés les plus chers, et à leurs cultes les plus sacrés, qu’il s’agît des lois sur les céréales, de la dynastie des Stuarts ou des idoles du paganisme; et je ne doute pas que notre orthographe irrationnelle n’ait le même sort que toutes les superstitions dont les hommes ont fini par se débarrasser. Il est déjà arrivé que des nations ont changé leurs signes de numération, leurs lettres, leur chronologie, leurs poids et leurs mesures. Peut-être M. Pitman ne vivra-t-il pas assez longtemps pour voir le résultat de ses efforts persévérants et désintéressés; mais on n’a pas besoin d’être prophète pour assurer que ce qui maintenant est hué par la foule devra l’emporter un jour ou l’autre, à moins que l’on ne trouve, pour combattre ce système, autre chose que quelques mauvaises plaisanteries déjà usées. Il y a, parmi les objections que l’on fait à ces projets de réforme orthographique, un argument qui devrait, à ce qu’il semble, avoir grand poids aux yeux du linguiste: cette réforme, dit-on, ferait, dans un grand nombre de cas, disparaître des lettres qui témoignent de l’étymologie des mots. Je ne puis pourtant prendre cet argument très au sérieux. Dans les langues, la prononciation change d’après des lois déterminées, tandis que, dans les idiomes modernes, pour ne parler que de ceux-ci en ce moment, l’orthographe a changé de la manière la plus arbitraire, de sorte que si notre orthographe suivait la prononciation des mots, elle serait en réalité plus utile à celui qui étudie le langage au point de vue critique que notre système actuel d’orthographe, avec ce qu’il y a d’incertain, d’arbitraire, d’étranger à toute méthode scientifique.»

M. L. Quicherat, membre de l’Académie des inscriptions, accepterait volontiers une régularisation et quelques réformes de détail dans le sens étymologique. Il s’exprime ainsi dans la préface de son Dictionnaire français-latin, 1864:

«J’ai suivi constamment pour guide le Dictionnaire de l’Académie, dont une longue pratique m’a fait de plus en plus apprécier le mérite. Il est facile de réunir contre un ouvrage si étendu un certain nombre de critiques de détail: ces petites imperfections ne sauraient déformer l’ensemble: Ubi plura nitent, non ego paucis offendar maculis.....

«J’ai suivi presque toujours son autorité sous le rapport de la grammaire et de l’orthographe, bien que parfois je ne fusse pas satisfait de ses solutions. Ainsi je faisais tout bas mes réserves quand j’indiquais comme étant du masculin le mot quadrige, et du féminin le mot exemple (d’écriture). Je trouvais assez singulier qu’on écrivît dyssenterie, quand on écrit tout de suite après dysurie. Je ne m’explique point par quelle subtilité on a établi entre Zéphire et zéphyr une distinction que l’étymologie condamne et dont les poëtes ne tiennent aucun compte. Je ne comprends rien à la bizarrerie qui conserve l’adjectif invariable dans cette locution: Ils se faisaient fort de, elle se fait fort de.

«Pour l’orthographe, je n’entrerai point dans une foule de petites discussions que je laisse aux grammairiens. Seulement j’oserai blâmer l’Académie quand elle a la faiblesse d’abandonner un principe général pour se conformer à une erreur vulgaire. En somme, elle oublie trop qu’elle a le droit et le devoir de dicter la loi. Par exemple, je ne vois pas pourquoi, infidèle à ses propres traditions, elle a fini par accepter la nouvelle manière d’écrire le mot terrain, que certains étymologistes dérivent sans doute de terra ou de je ne sais quel adjectif terraneus, faisant pendant à subterraneus. Mais l’Académie de 1694 écrivait terrein, comme l’exige la racine terrenum. Si l’on prétend établir une règle nouvelle, il faut au moins décréter que plenus donnera le mot français plain, serenus, serain, etc. De même, l’esprit rude sur la voyelle initiale se représente en français par une h. La logique réclame une application universelle d’un principe aussi simple. Or, si l’on écrit holocauste, pourquoi olographe? pourquoi encore erpétologie?

«Néanmoins, je me suis incliné devant toutes ces anomalies, et je n’ai fait cause à part que deux ou trois fois. Les mots roide, roideur, roidir, ont été omis, je ne sais pourquoi, dans la réforme voltairienne qui a conformé l’écriture à la prononciation. Dans la septième édition du Dictionnaire de l’Académie, je ne fais pas de doute que cela sera réformé. J’ai maintenu l’orthographe disyllabe, au lieu de dissyllabe, que j’avais déjà introduite dans d’autres ouvrages. Cela m’a paru nécessaire pour conserver la brève de l’adjectif latin, et pour qu’on ne crût pas voir dans ce mot un composé de dissos. Je puis dire que le savant et regrettable Boissonade avait applaudi à cette petite révolte contre l’autorité.»

M. Charles-Auguste Sainte-Beuve, membre de l’Académie française depuis 1845, a bien voulu consacrer dans le Moniteur du 2 mars dernier à la première édition du présent ouvrage un de ces articles où une science profonde quoique toujours aimable se cache sous la forme la plus séduisante. Je ne puis résister au désir de citer l’analyse historique que le savant académicien a faite de la question, à propos de mon travail, tout en passant sous silence les encouragements si bienveillants qu’il veut bien donner à mes efforts.

«Notre langue française, dit-il, vient en très-grande partie du latin. C’est un fait reconnu et que les philologues et critiques qui se sont occupés de l’histoire de la langue et qui ont étudié la naissance de la romane, d’où la nôtre est dérivée, ont mis de plus en plus en lumière. L’un de ces derniers historiens et qui s’est dirigé d’après la méthode et par les conseils des vrais maîtres, M. Auguste Brachet, a parfaitement exposé[123] cette formation de notre idiome. Mais ce n’est pas du latin savant, du latin cicéronien, c’est du latin vulgaire parlé par le peuple et graduellement altéré, que sont sortis, après des siècles de tâtonnement, les différents dialectes provinciaux dont était celui de l’Ile-de-France, lequel a fini par se subordonner et par supplanter les autres; lui seul est devenu la langue, les autres sont restés ou redevenus des patois.

[123] Grammaire historique de la langue française, par M. Auguste Brachet; 1 vol. in-18, à la librairie Hetzel, 18, rue Jacob.

«Quand je dis que cette langue romane des onzième et douzième siècles est sortie du latin vulgaire et populaire graduellement altéré, j’ai peur de me faire des querelles; car, d’après les modernes historiens philologues, les transformations du latin vulgaire ne seraient point, à proprement parler, des altérations: ce seraient plutôt des développements, des métamorphoses, des états successifs soumis à des lois naturelles, et qui devinrent décidément progressifs à partir d’un certain moment: il en naquit comme par voie de végétation, vers le dixième siècle, une langue heureuse, assez riche déjà, bien formée, toute une flore vivante que ceux qui l’ont vue poindre, éclore et s’épanouir, sont presque tentés de préférer à la langue plus savante et plus forte, mais plus compliquée et moins naïve, des âges suivants. Je n’ai point à entrer dans cette discussion, ni à chicaner sur cette préférence; ce que je voulais seulement remarquer, c’est que, sous cette première forme lentement progressive et naturelle, tous les mots français qui viennent du latin et par le latin du grec ont été adoucis, préparés, mûris et fondus, façonnés à nos gosiers, par des siècles entiers de prononciation et d’usage: ils sont le contraire de ce qui est calqué et copié artificiellement, directement. Ils n’ont pas été transportés d’un jour à l’autre et faits de toute pièce, tout raides et tout neufs, d’après une langue savante et morte, que l’on ne comprend que par les yeux et plus du tout par l’oreille.

«A ce vieux fonds de la langue française il y a peu à réformer pour l’orthographe. Les mots en ayant été prononcés et parlés par le peuple, des siècles durant, avant d’être notés et écrits, toutes ou presque toutes les lettres inutiles ont eu tout le temps de tomber et de disparaître. Quand ils ont été écrits pour la première fois, ils ne l’ont pas été par les savants. L’usage a donc amené et produit pour ce vieux fonds domestique la forme qui, ce me semble, est définitive. La difficulté est surtout pour les mots savants et d’origine plus récente, importés à partir du seizième siècle, depuis l’époque de la Renaissance, et la plupart tirés du grec avec grand renfort de lettres doubles et de syllabes hérissées. Ces mêmes historiens de la langue et qui l’admirent surtout aux douzième et treizième siècles, dans sa première fleur de jeunesse et sa simplicité, sont portés à proscrire, à juger sévèrement toute l’œuvre de la Renaissance, comme si elle n’était pas légitime à son moment et comme si elle ne formait pas, elle aussi, un des âges, une des saisons de la langue. M. Auguste Brachet, qui n’est nullement favorable aux néologismes du seizième siècle, déclare en même temps absurde la tentative qui consisterait aujourd’hui à réduire et à simplifier, en les écrivant, bon nombre des doctes mots introduits alors. «Puisque l’orthographe du mot, dit-il, résulte de son étymologie, la changer, ce serait lui enlever ses titres de noblesse.» Telle cependant n’a pas été et n’est point l’opinion de beaucoup d’hommes instruits et d’esprits philosophiques depuis le seizième siècle jusqu’à nos jours.

«Sans doute l’introduction de la plupart de ces mots s’étant faite par les savants et d’autorité pour ainsi dire, non insensiblement et par le peuple, ce ne saurait être à la manière du peuple et comme cela s’est passé pour le premier fonds ancien de mots latins, par une usure lente et continuelle, que la simplification peut s’opérer. Mais la même autorité qui a importé les mots et vocables scientifiques peut intervenir pour les modifier. Ainsi rien n’oblige d’user perpétuellement de cette orthographe grecque si repoussante, dans les mots rhythme, phthisie, catarrhe, etc.; et il y a longtemps que Ronsard et son école, tout érudits qu’ils étaient, avaient désiré affranchir et alléger l’écriture courante de cet «insupportable entassement de lettres». Ils n’y étaient point parvenus.

«L’histoire des tentatives faites depuis le seizième siècle pour la simplification de l’orthographe nous est présentée fort au complet par M. Didot en son intéressante brochure, et il en ressort que pour réussir à obtenir quelque chose en telle matière et pour triompher de l’habitude ou de la routine, même lorsque celle-ci est gênante et fatigante, il ne faut pas trop demander, ni demander tout à la fois.

«Joachim Du Bellay le savait bien, lui qui dans son Illustration et Défense de la Langue, où il proposait en 1549 tant d’innovations littéraires, n’a pas voulu les compliquer de l’emploi de l’orthographe nouvelle de Louis Meigret qu’il approuvait en principe, mais qu’il savait trop dure à accepter des récalcitrants.

«Ces projets de réforme radicale dans l’orthographe, mis en avant par Meigret et par Ramus, ont échoué; Ronsard lui-même recula devant l’emploi de cette écriture en tout conforme à la prononciation: il se contenta en quelques cas d’adoucir les aspérités, d’émonder quelques superfétations, d’enlever ou, comme il disait, de râcler l’y grec: il avait d’ailleurs ce principe excellent que «lorsque tels mots grecs auront assez longtemps demeuré en France, il convient de les recevoir en notre mesnie et de les marquer de l’i français, pour montrer qu’ils sont nôtres et non plus inconnus et étrangers.»—Et pour le dire en passant, cette règle est celle qui se pratique encore et qui devrait prévaloir pour tout mot ou toute expression d’origine étrangère. Ainsi pour à parte: un a-parte, des a-parte; on l’écrivait d’abord en deux mots, et le pluriel ne prenait pas d’s; mais l’expression ayant fait assez longtemps quarantaine et ayant mérité la naturalisation, on en a soudé les deux parties, on en a fait un seul mot qui se comporte comme tout autre substantif de la langue, et l’on écrit: un aparté, des apartés.—C’est ainsi encore qu’il est venu un moment où les quanquam sont devenus les cancans. Mais les errata, bien que si fort en usage et qui devraient être acclimatés, ce me semble, n’ont pu encore devenir des erratas, comme on dit des opéras[124].

[124] «Chose bizarre! errata employé au singulier est devenu un mot français puisqu’on dit un errata; et au pluriel, il est resté un mot étranger et latin, puisqu’il ne prend pas d’s et qu’on écrit des errata et non des erratas. C’est à des irrégularités de ce genre que les décisions de l’Académie peuvent porter remède.»

«Corneille, après Ronsard, apporte à son tour son autorité en cette question de la réforme de l’orthographe. Dans l’édition qu’il donna en 1664 de son Théâtre revu et corrigé, il mit en tête un Avertissement où il exposait ses raisons à l’appui de certaines innovations qu’il avait cru devoir hasarder, afin surtout, disait-il, de faciliter la prononciation de notre langue aux étrangers. Ces idées et vues de Corneille, excellentes en principe, me paraissent avoir été un peu compliquées et confuses dans l’exécution. Le grand poëte n’était pas un esprit pratique.

«Ce qui est certain, c’est qu’une extrême irrégularité orthographique, une véritable anarchie s’était introduite dans les imprimeries pour les textes d’auteurs français au dix-septième siècle: il était temps que le Dictionnaire de l’Académie, si longtemps promis et attendu, vînt y mettre ordre.

«Dans la préparation de ce premier Dictionnaire, et dans les cahiers qui en ont été conservés, on a les idées de Bossuet qui sont fort sages et fort saines. Il est pour une réforme modérée. Il est d’avis de ne pas s’arrêter sans doute à l’orthographe impertinente de Ramus, mais aussi de ne pas s’asservir à l’ancienne orthographe «qui s’attache superstitieusement à toutes les lettres tirées des langues dont la nôtre a pris ses mots»; il propose un juste milieu: ne pas revenir à cette ancienne orthographe surchargée de lettres qui ne se prononcent pas, mais suivre l’usage constant et retenir les restes de l’origine et les vestiges de l’antiquité autant que l’usage le permettra.

«Le premier Dictionnaire de l’Académie, qui parut en 1694, ne se contint point tout à fait, à ce qu’il semble, dans les termes où l’aurait voulu Bossuet, et l’autorité de Regnier des Marais, qui accordait beaucoup à l’archaïsme, l’emporta.

«Ce ne fut qu’à la troisième édition de son Dictionnaire, celle qui parut en 1740, que l’Académie se fit décidément moderne et accomplit des réformes décisives dans l’orthographe. Il y avait eu Fontenelle et La Motte, avec leur influence, dans l’intervalle. Si l’on compare cette troisième édition à la première, elle offre, nous dit M. Didot, qui y a regardé de près, des modifications orthographiques dans cinq mille mots, c’est-à-dire dans le quart au moins du vocabulaire entier. Il se fit un grand abatis de superfluités de tout genre: «des milliers de lettres parasites disparurent.» C’est à cette troisième édition, où pénétra l’esprit du dix-huitième siècle, qu’on dut de ne plus écrire accroistre, advocat, albastre, apostre, bienfaicteur, abysme, etc.; toutes ces formes surannées et gothiques firent place à une orthographe plus svelte et dégagée. L’abbé d’Olivet eut la principale part dans ce travail; il fut en réalité le secrétaire et la plume de l’Académie; elle avait fini, de guerre lasse, par lui donner pleins pouvoirs.»

«..... Le seizième siècle avait été hardi; le dix-septième était redevenu timide et soumis en bien des choses; le dix-huitième reprit de la hardiesse, et l’orthographe, comme tout le reste, s’en ressentit: elle perdit ou rabattit quelque peu, dès l’abord, de l’ample perruque dont on l’avait affublée. L’abbé de Saint-Pierre, qui fut le premier à réagir contre la mémoire de Louis XIV, faisait imprimer ses écrits dans une orthographe simplifiée qui lui était propre; mais le bon abbé tenait trop peu de compte, en tout, de la tradition, et on ne le suivit pas. D’autres esprits plus précis et plus fermes étaient écoutés: Du Marsais, Duclos,—n’oublions pas un de leurs prédécesseurs, le père Buffier, un jésuite doué de l’esprit philosophique,—l’abbé Girard,—mais Voltaire surtout, Voltaire le grand simplificateur, qui allait en tout au plus pressé, et qui, en matière d’orthographe, sut se borner à ne demander qu’une réforme sur un point essentiel, une seule: en la réclamant sans cesse et en prêchant d’exemple, il finit par l’obtenir et par l’imposer.

«Cette réforme, toutefois, qui consistait à substituer l’a à l’o dans tous les mots où l’o se prononçait a, ne passa point tout d’une voix de son vivant: elle n’était point admise encore dans la quatrième édition du Dictionnaire de l’Académie qui parut en 1762. Ce ne fut que dans la sixième édition, publiée de nos jours, en 1835, que l’innovation importante, déjà admise par la généralité des auteurs modernes, trouva grâce aux yeux de l’Académie, et que la réforme prêchée par Voltaire fut consacrée.

«Il y eut des protestations individuelles remarquables. Charles Nodier, par inimitié contre Voltaire d’abord, par l’effet d’un retour ultraromantique vers le passé, par plusieurs raisons ou fantaisies rétrospectives, continua de maintenir et de pratiquer l’o. Lamennais aussi, radical sur tant de points, était rétrograde et réactionnaire sur l’o: il affectait de le maintenir. Chateaubriand de même; c’était un coin de cocarde, un lien de plus avec le passé. Au reste, notre dix-neuvième siècle a présenté sur cette question de l’orthographe, et comme dans un miroir abrégé, le spectacle des dispositions diverses qui l’ont animé en d’autres matières plus sérieuses: il a eu des exemples d’audace et de radicalisme absolu, témoin M. Marle; une opposition ou résistance soi-disant traditionnelle, témoin Nodier et son école; un éclectisme progressif, éclairé et assez large, témoin le Dictionnaire de l’Académie de 1835; mais, depuis lors, il faut le dire, le siècle ne paraît point s’être enhardi: il y aura de l’effort à faire pour introduire dans l’édition qui se prépare toutes les modifications réclamées par la raison, et qui fassent de cette publication nouvelle une date et une étape de la langue. C’est à quoi cependant il faut viser.

«Ne nous le dissimulons pas: il s’est fait depuis quelques années, et pour bien des causes, une sorte d’intimidation générale de l’esprit humain sur toute la ligne. La réforme de l’orthographe elle-même y est comprise et s’en ressent; on est tenté de s’en effrayer, de reculer à cette seule idée comme devant une périlleuse audace. Tout le terrain gagné en théorie depuis Port-Royal jusqu’à Daunou semble perdu. Nous avons à prendre sur nous pour redevenir aussi osés en matière de mots et de syllabes que l’était l’abbé d’Olivet.

«On objecte toujours l’usage; mais il y a une distinction à faire et que Du Marsais dès le principe a établie: c’est la prononciation qui est un usage, mais l’écriture est un art, et tout art est de nature à se perfectionner. «L’écriture, a dit Voltaire, est la peinture de la voix: plus elle est ressemblante, meilleure elle est.» Il importe sans doute, parmi tous les changements et les retouches que réclamerait la raison, de savoir se borner et choisir, afin de ne point introduire d’un seul coup trop de différences entre les textes déjà imprimés et ceux qu’on réimprimerait à nouveau; il faut les réformer, non les travestir. J’ai sous les yeux les deux premiers livres du Télémaque, un texte classique imprimé selon les modifications que M. Didot propose à l’Académie. On peut différer d’avis sur tel ou tel point; mais mon œil n’est nullement choqué de l’ensemble. Il y a, d’ailleurs, quantité de corrections à introduire dans le nouveau Dictionnaire et qui ne sauraient faire doute un moment. Pourquoi, dans le verbe asseoir, l’Académie ne met-elle l’e qu’à l’infinitif, et pourquoi, dans le verbe surseoir, met-elle l’e à l’infinitif et de plus au futur et au conditionnel?—Pourquoi écrit-elle abattement, abattoir, avec deux t, et abatis avec un seul?—Pourquoi charrette, charretier, avec deux r, et chariot avec une seule?—Pourquoi courrier encore avec deux r, et coureur avec une seule?—Pourquoi banderole avec une seule l et barcarolle avec deux?—Pourquoi douceâtre et non douçâtre, comme si l’on n’avait pas le c avec cédille, etc., etc.[125]? Le Dictionnaire écrit ostrogot: pourquoi alors écrire gothique? Ce sont là des inconséquences ou des distractions qu’il suffit de signaler et qui sont à réparer sans aucun doute.

[125] «Il y a un fort bon écrit d’un grammairien estimable, feu M. Pautex, Errata du Dictionnaire de l’Académie (1862). Ce travail, fait sans aucune malveillance, est un des instruments les plus utiles à avoir sous la main pour l’édition nouvelle.»

«L’introduction de l’f au lieu de ph dans quelques mots compliqués est plus capable de faire question. Il est bien vrai qu’autrefois, dans sa première édition, l’Académie avait écrit phantosme, phantastique, phrenesie, et que depuis elle a osé écrire fantôme, fantastique, frénésie, etc. Osera-t-elle bien maintenant appliquer la même réforme à d’autres mots et faire une économie de tous ces h peu commodes et peu élégants, écrire nimfes, ftisie, diftongue.....? Je vois d’ici l’étonnement sur les visages. Et l’étymologie? va-t-on s’écrier. Mais, cette étymologie, on s’en est bien écarté dans les exemples cités tout à l’heure. Et puis cette raison qu’il faut garder aux mots tout leur appareil afin de maintenir leur étymologie est parfaitement vaine; car, pour une lettre de plus ou de moins, les ignorants ne sauront pas mieux reconnaître l’origine du mot, et les hommes instruits la reconnaîtront toujours. Ce sont là toutefois des questions de tact et de convenance où il importe d’avoir raison avec sobriété.

«Je ne puis tout dire et je ne prétends en ce moment que signaler l’estimable et utile travail, depuis longtemps réclamé, que l’Académie vient d’entreprendre, en l’exhortant (sous la réserve du goût) à oser le plus possible; car ses décisions, qui seront suivies et feront loi, peuvent abréger bien des difficultés, et, notre génération récalcitrante une fois disparue, les jeunes générations nouvelles n’auront qu’à en profiter couramment.

«Une innovation toute typographique que M. Didot propose et qui est aussi ingénieuse que simple, c’est que de même qu’on met une cédille sous le c pour avertir quand il doit se prononcer avec douceur, on en mette une aussi sous le t dans les cas où il est doux et où il doit se prononcer comme le c: nation, patience, plénipotentiaire, etc. Je ne crois pas qu’il puisse y avoir d’objection contre cette heureuse idée toute pratique et qui parle aux yeux.»

M. Sainte-Beuve émet ensuite une opinion aussi judicieuse qu’éloquemment exposée sur l’admission d’un certain nombre de néologismes dans l’édition du Dictionnaire que l’Académie prépare. Je regrette de ne pouvoir reproduire ici ce passage qui sort de mon sujet et qu’il faudra lire en entier dans le Moniteur. L’éminent critique conclut ainsi:

«Je ne fais que poser des questions sans prétendre le moins du monde les résoudre. Il y aura de quoi occuper, on le voit, et passionner innocemment bien des séances de l’Académie. Car, selon la remarque de l’abbé de Choisy, ces disputes sur la langue et l’orthographe ne finissent point; et il ajoute «qu’elles n’ont jamais converti personne». Ici pourtant il convient qu’elles aboutissent et que l’on conclue: la moindre partie des réformes proposées sera déjà un progrès, si on l’accepte.

«M. Didot, pour revenir à lui, le sait bien: il demande le plus pour obtenir le moins. Sans doute il a raison et mille fois raison. Mais depuis quand a-t-il suffi dans les choses humaines, et même dans les choses littéraires, d’avoir cent mille fois raison? C’est déjà beaucoup si l’on ne vous donne pas tout à fait tort. Il en est de l’orthographe comme de la société: on ne la réformera jamais entièrement; on peut du moins la rendre moins vicieuse. Parmi les regrets de M. Didot et dont il faut qu’il fasse son deuil, l’un des plus vifs est sur ce mot même d’orthographe: en effet, il n’y eut jamais de mot plus mal formé. Il fallait dire orthographie, comme on dit philosophie, biographie, télégraphie, photographie, etc. Que dirait-on si le nomenclateur de ces derniers arts avait imaginé de les intituler la photographe, la télégraphe? Mais commettre cette ânerie pour le mot même qui répond juste à bien écrire, convenez que c’est jouer de malheur. L’ironie est piquante. Qu’y faire? Tous les décrets académiques ou autres n’y peuvent rien. Tirons-en une leçon. Cette espèce d’accident et d’affront qui a défiguré tout d’abord d’une manière irréparable le mot même exprimant l’art d’écrire avec rectitude nous est un avertissement qu’en telle matière il ne faut pas ambitionner une réforme trop complète, que la perfection est interdite, qu’il faut savoir se contenter, à chaque reprise, du possible et de l’à-peu-près.»

APPENDICE D.
HISTORIQUE DES RÉFORMES ORTHOGRAPHIQUES PROPOSÉES OU ACCOMPLIES.

Après avoir fait connaître, dans un rapide exposé, l’opinion des membres de L’Académie française et de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, je vais essayer, dans l’historique qui va suivre, de donner une juste idée des changements et des progrès tentés et parfois réalisés, dans la voie du perfectionnement de notre orthographe, sous l’influence des hommes les plus instruits depuis la renaissance des lettres. En constatant l’étendue des services déjà rendus à la langue par les novateurs, on ne saurait, sous prétexte que plusieurs auraient, dans leur amour de la perfection, dépassé les bornes du possible et encouru la qualification d’utopistes, dédaigner complétement les opinions et les vœux émis pendant quatre cents ans par des hommes zélés pour le bien public, et des esprits éminents.

Frappés, au premier abord, de l’aspect inusité d’une page écrite dans le système des néographes absolus (système qui depuis longtemps toutefois sert de base à la sténographie), nous repoussons avec un répugnance instinctive un résultat qui nous semble donner aux productions de l’intelligence moderne le vêtement d’un idiome enfantin et barbare. Dans l’état actuel de notre civilisation, on ne saurait concevoir la pensée de remplacer ou même de métamorphoser notre antique alphabet, quels que soient d’ailleurs, dans bien des cas, son insuffisance et ses vices. L’étude de la néographie, néanmoins, n’est point à dédaigner de la part des esprits sérieux. Nous ne sommes point parvenus, sous le rapport des méthodes d’enseignement, et spécialement de la lecture et de la grammaire, à l’idéal de la perfection: il y a peu de nations du continent qui ne soient en avance sur nous de ce côté. Il est donc utile de se rendre compte des critiques dont notre langage, et surtout notre orthographe, sont passibles, afin de reconnaître la voie dans laquelle on doit s’avancer pour distinguer, mieux qu’on ne l’a fait jusqu’ici, le bon du mauvais usage, et découvrir quelquefois la raison même de l’usage.

A n’envisager maintenant que les critiques de détail, que les réformes partielles, que les compromis entre l’étymologie et la prononciation, que la mise en ordre de l’accentuation, qui composent en majorité les travaux entrepris sur l’orthographe, il y a beaucoup à profiter dans l’étude des contradictions et des irrégularités de notre écriture, ainsi que dans celle des moyens proposés pour en diminuer le nombre. Cet examen nous force à réfléchir sur la constitution de notre idiome, sur son histoire, sur la validité de certains préceptes de la grammaire et sur les solutions qui doivent prévaloir. La persistance des réclamations depuis le seizième siècle, malgré le peu de succès du plus grand nombre d’entre elles, semblerait montrer qu’en matière d’écriture, comme en tout autre art ou toute autre science, l’ordre et la logique sont un besoin fondamental de l’esprit. En tout état de cause, notre langue ne saurait que gagner à s’individualiser davantage, en se dégageant de plus en plus de ses langes originaires, d’additions de lettres inutilement scientifiques et de date récente, enfin en se préservant de la funeste influence du néologisme chimique ou médical[126], non moins que de l’invasion des locutions étrangères.

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