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Observations sur l'orthographe ou ortografie française, suivies d'une histoire de la réforme orthographique depuis le XVe siècle jusqu'a nos jours

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[50] Conformément à l’orthographe latine, l’Académie écrit bonhomie, prud’homie, homicide, se rapprochant ainsi de notre ancienne orthographe, home, homs, hom, om et enfin on. Le Dictionnaire de l’Académie de 1694, conformément aux instructions des Cahiers, écrit consone.

Dans quelques mots la double lettre a été remplacée par un accent grave: ainsi on écrit clientèle, fidèle, infidèle, stratagème, deuxième, diadème, hétérogène, arbalète, achète, secrète, diamètre, etc., mais le nombre de mots figurés ainsi est très-restreint. Boileau écrivait lètre au lieu de lettre, et à son exemple on aurait pu remplacer la double consonne par l’accent grave, en écrivant chandèle, chapèle, ficèle, il apèle, etc.; cependant, pour ne pas changer les habitudes, je crois préférable de conserver, du moins quant à présent, la double consonne précédant l’e muet final ou la syllabe dans laquelle l’e muet constitue la rime féminine (e, es, ent).

L’emploi de la double lettre doit toujours être conservé au milieu des mots quand la prononciation l’exige, comme dans ce vers:

Mortellement atteint d’une flèche empennée.

Au contraire, pourquoi la conserver lorsque ni la prononciation ni même l’analogie ne la réclament, et qu’elle ne peut qu’induire en erreur ceux qui apprennent le français?

Ainsi, lorsqu’on ne met qu’un g dans agression, agressif, agrandir, agréer, agréger, etc., pourquoi en mettre deux dans aggraver, agglomérer, agglutiner, et faire une règle avec exception pour ces trois seuls mots? Si pour abbaye, abbé, abbesse, gibbeux, rabbin, sabbat, seuls mots écrits avec deux b, l’Académie adoptait un seul b, ce serait encore une règle d’exception à supprimer de la grammaire[51].

[51] Voici comment notre ancienne langue française écrivait ces mots:

En la vile out une abeie
Durement riche e garnie;
Mun escient (moine savant), nuneins y ot (eut),
E abeesse kis (qui se) gardot.
Marie de France. Lai del Freisne.

On pourrait peut-être conserver les deux b à abbé, par respect pour l’usage et la brièveté du mot. La prononciation y autoriserait même: il y a une nuance de son entre abbé et abaye, abesse.

Dans son Dictionnaire de 1740, l’Académie a supprimé le d étymologique de la préposition latine ad dans les mots advocat, advertir, adveu, advoué, advertissement, advis, advisé, et plusieurs centaines d’autres. Elle rendrait un grand service en effaçant le double c dans la plupart des mots où cette duplication n’influe en rien sur la prononciation et où l’un de ces doubles c est censé représenter le d de la préposition ad. On pourrait ainsi, sans inconvénient, supprimer un c dans les mots accompagner, accoster, accablement, acclimater, accointer, accouchement, accoutumer, accuser, etc., et déjà il a disparu dans acoquiner, acagnarder, acenser, acensement.

Dans les Cahiers de l’Académie de 1694, on écrit deffaillir, deffaire, deffendre, etc.; la double f a disparu dans ces mots et il devrait en être de même pour plusieurs autres: tels que difficulté, différence, puisque le son de la double f n’a pas disparu entièrement dans la prononciation.

La double l devrait aussi être conservée dans alliage, alliance, allusion, alluvion, collision, collusion; mais on pourrait supprimer une l dans allonger, allongement, vallée, etc.

Ainsi l’Académie écrit, tantôt avec un n, et tantôt avec deux, les dérivés des mots suivants terminés en on:

Avec un seul n: Avec deux n:
  • Bon: bonace, bonifier, bonhomie, bonheur.
  • Colon: colonial, colonie, coloniser, colonisation.
  • Don: donation, donataire, donateur.
  • Démon: démoniaque, démonographie.
  • Félon: félonie.
  • Limon (citron): limonade, limonier, limonadier.
  • Limon (boue): limoneux.
  • Limon (de voiture): limonier, limonière.
  • Poumon: pulmonaire.
  • Saumon: saumoné, saumoneau.
  • Savon: saponaire.
  • Timon: timonier.
  • Violon: violoniste.
  • Abandon: abandonner, abandonnement.
  • Anon: ânonner, ânonnement.
  • Baillon: bâillonner.
  • Baron: baronnet, baronnie, baronnage.
  • Baton: bâtonner, bâtonnier, bastonnade.
  • Chiffon: chiffonner, chiffonnier.
  • Citron: citronnier, citronnelle.
  • Échelon: échelonner.
  • Éperon: éperonner.
  • Fredon: fredonner.
  • Gascon: gasconnade, gasconner.
  • Jalon: jalonner, jalonneur.
  • Melon: melonnière.
  • Mission: missionnaire.
  • Pardon: pardonner, pardonnable.
  • Raison: raisonner, raisonnable, raisonnement, raisonneur.
  • Rayon: rayonner.
  • Sermon: sermonnaire, sermonner, sermonneur.
  • Canon: canonial, canonicat, canonique, canoniser.
  • Canon: canonnade, canonnage, canonner, canonnier, canonnière.
  • Canton: cantonade, cantonal.
  • Canton: cantonné, cantonnement, cantonner, cantonnier, cantonnière.
  • Ordo: ordination, ordinal, ordinaire, ordinant.
  • Ordo: ordonnance, ordonnateur, etc.
  • Patron: patronage, patronal, patronymique.
  • Patron: patronner.
  • Ratio: rational.
  • Ratio: rationnel, rationnellement.
  • Son: dissonance, dissonant, dissoner, sonore, sonorité, sonate.
  • Son: consonnance, consonnant, consonne, sonnant, sonner, sonnette, sonnerie, sonneur.
  • Ton: intonation, monotone, tonalité, tonique.
  • Ton: détonner, entonner.
  • Tonner: détonation, détoner.
  • Tonner: tonnerre, tonnant.

Aucun de ces dérivés de mots terminés en on ne devrait être écrit avec double n; on n’en met pas à ceux qui dérivent de noms terminés en in: dessin, dessiner, destin et destiner; non plus à ceux qui se terminent en un: importun, importuner; ni à ceux qui se terminent en an: plan, planer, esplanade.

Quant aux mots terminés en ion, excepté nation et confession, septentrion, qui ne doublent pas le n dans leurs dérivés, national, nationalité, confessional, septentrional, les autres doublent la consonne dans leurs composés, et cela sans aucun motif. Tels sont les mots suivants, au nombre de 39:

Action, addition, affection, caution, cession, collation, commission, concussion, condition, confession, constitution, convention, correction, démission, diction, division, espion, fraction, friction, intention, légion, mention, million, mission, occasion, pardon, pension, perfection, pétition, proportion, question, ration, religion, sanction, soumission, station, subvention, tradition, vision.

Pourquoi, en effet, écrire actionner, actionnaire, concessionnaire, constitutionnel, constitutionnalité, constitutionnellement, dictionnaire, etc.? ces mots ne sont-ils pas déjà assez longs à écrire sans y mettre le double n qui ne se prononce pas?

Il est aussi d’autres mots où le double n devrait être supprimé, et même conformément à l’étymologie, comme dans: honneur (honor, puisqu’on écrit honorer), donner (donare: on écrit donation), monnaie (moneta), sonner, résonner (sonare, resonare), légionnaire (legionarius), rationnel (rationalis), couronne (corona), personne (persona)[52].

[52] Dans tous ces mots l’orthographe française est en perpétuelle contradiction avec la quantité latine:

honneur hŏnŏr personne pērsōna
donner dōnāre légionnaire lĕgĭōnāriŭs
ennemi ĭnĭmīcūs rationnel rătĭōnālis
monnaie mŏnēta couronne cŏrōna
sonner sŏnāre résonnant rĕsŏnāns

L’Académie figure avec raison la désinence ame tantôt avec un m et tantôt avec deux m, lorsque la prononciation l’exige. Mais flamme (que Corneille écrivait flame) ne devrait conserver qu’un seul m; et puisque l’Académie écrit affame[53], entame, réclame, diffame, elle ne saurait écrire enflamme; flame et enflame exigeraient même un â circonflexe comme infâme, blâme, et j’ai vu flâme ainsi écrit par Racine.

[53] Les seuls mots où le m est doublé et doit l’être, puisque la désinence est en e muet sont: anagramme, épigramme, femme, flamme, homme, gramme, et les composés avec ce mot, programme; mais les verbes assommer, consommer, nommer, dénommer, surnommer, renommer ne doivent prendre qu’un m de même qu’on écrit consumer.

Dans évidemment, prudemment, le double m ne se prononce pas; cependant il faut le conserver, ne fût-ce que pour éviter la confusion avec évidement (de évider)[54], et prudement (de prude).

[54] Il serait préférable d’écrire évidament, de même que Bossuet écrit contantement.

Tous les mots terminés en ime et ume sont écrits avec un seul m.

Le double r devrait être conservé partout où il se fait sentir: correcteur, correction, correct, terreur, horreur. Mais il doit être supprimé dans charrue, puisqu’on écrit chariot, dans nourrice, nourriture, nourrir, pourrir, puisqu’on écrit mourir et courir (bien qu’en latin currere ait deux r)[55], et c’est à tort que l’on écrit par deux r je pourrai.

[55] Ces deux verbes par exception prennent deux r au futur et au conditionnel, je courrai, je mourrai, par la contraction de l’i, puisqu’on n’écrit pas ces mots comme on écrit je pourrirai, je nourrirai.

L’Académie adopte coreligionnaire et codonataire; elle devrait écrire de même corespondant.

Le lierre devrait n’être écrit qu’avec un seul r, comme l’ont fait Henri Estienne et Ronsard, et suivant l’étymologie, l’hière (hedera)[56].

[56] Par une semblable bizarrerie, on écrit le loisir, au lieu de l’oisir, de otium, d’où nous viennent aussi oisif, oisiveté; le loriot au lieu de l’oriot, et le lendemain, au lieu de l’endemain. On commet la même faute lorsqu’on écrit l’Alcoran au lieu de le Coran, l’alchimie, l’alcôve; et c’est à tort qu’on a admis dorer, dorure, au lieu de orer, orure, comme on écrit orfèvre, orfévrerie.

On ne devrait pas écrire dyssenterie par deux s, puisque l’étymologie grecque ne nous en donne qu’une, et que, dans le Cahier de remarques, on rapproche avec raison dysenterie de dysurie. Il faudrait même écrire dysentérie avec l’accent aigu.

Quant au double t, l’Académie écrit abatage, abatée, abatis; elle pourrait écrire abatoir, et même supprimer le double t dans abattement, abattu. Corneille et Bossuet écrivent abatre, batu et rabatu; et H. Estienne, dans son traité de la Précellence du langage françois, écrit combatre, combatu, débatre, débatu, rabatre, rabatu; Fénelon et Bossuet écrivent: flater et froter, atandre, atantif, atantions, ataque et non attendre, attentif, attentions, attaque, etc. Les imprimeurs ont eu grand tort de ne pas suivre l’orthographe des auteurs et de la transformer (pour ne pas dire défigurer) en la réduisant à l’uniformité d’après l’orthographe du Dictionnaire de l’Académie alors en vigueur. (Voir Appendice E.)

On pourrait aussi supprimer le double t dans attabler, attacher, attendre, atténuer, attribuer, attrouper, puisqu’on écrit atermoyer, atermoiement, atrophier, atourner.

Il y a contradiction à écrire:

démailloter et emmaillotter radoter et ballotter
sangloter et marmotter coqueter et regretter
jeter et flotter tricoter et trotter
concomitant et intermittent tripoter et gigotter
feuilleter et frotter comploter et grelotter
projeter et guetter il épèle et il appelle
cacheter et égoutter souhaiter et guetter
caqueter et fouetter souffleter et acquitter
raboter et garrotter j’époussète et je rejette
exploiter et regretter    

Pourquoi un double p dans apparaître, appartenir, appesantir, appliquer, apposer, apprêter, apprivoiser, approcher, approbation, approximativement, puisque l’Académie écrit apaiser, apercevoir, aplanir, apetisser, apitoyer, aplatir, aposter, apostiller, apurer, et ne pas écrire, conformément à la prononciation, apauvrir, apesantir, aplaudir, aposer, aporter, aparaître, apareiller, apartenir, apartement, aprentissage, aprêter, apointer, aprécier, apréhender, aprendre, aprofondir, aproprier, aprouver, apuyer?

Pourquoi, lorsqu’on écrit avec un seul p: occuper, attraper, grouper, dissiper, mettre deux p à développer, envelopper (Bossuet écrit enveloper), échapper, agripper?

On verrait aussi avec plaisir la suppression du double p à appeler: la nuance de la prononciation dans certains temps de ce verbe est si faible qu’elle peut être omise, à l’exemple de tant d’autres plus sensibles en certains mots. Par là on éviterait la difficulté de l’emploi tantôt du double p et du double l, tantôt du seul p ou l. Le Dictionnaire de l’Académie écrit il appelait et Perrot d’Ablancourt apelloit; dans les anciens manuscrits, apele est écrit avec un seul p, et dans d’autres on lit appelloit.

Puisque l’on écrit déprimer, on devrait écrire suprimer et non supprimer; l’affixe su est la contraction de sus et non de super. Il en est de même de supporter, qui ne devrait prendre qu’un seul p.

Quelques autres anomalies pourraient disparaître, et puisque l’Académie écrit charretier, gazetier, noisetier, tabletier, desquamation, elle devrait supprimer le double t dans aiguillettier et le double m dans squammeux, enflammer.

Dans la première édition, elle a écrit domter. C’est ainsi qu’écrit toujours Bossuet, et cela conformément au Cahier de remarques, qui, au chap. IV, art. 3, dit: «On met un p à compter et à compte, quand ils signifient supputer, supputation, mais à domter, il n’en faut point.» On devrait donc écrire ainsi et de même exemter, au lieu de exempter.

Une manière d’écrire contradictoire à la prononciation aurait à la longue une fâcheuse influence sur le langage. A force de voir les mots ainsi écrits et imprimés, la voix s’habitue à prononcer, surtout dans les provinces et dans les pays étrangers, toutes les lettres dont le son pour l’habitant de Paris s’annule par l’usage d’une prononciation journalière. On peut donc craindre que des mots tels que sculpture, promptitude, doigtier, dompter ne finissent par être prononcés sculpeture, prompetitude, doiguetier, dompeter, au lieu de prononcer sculture, prontitude, doitier, domter.

Les lettres doubles n’ont pas toujours fait partie du système orthographique de notre langue; elles sont en général une imitation des procédés grammaticaux du latin classique, dont l’influence se développe à partir du quinzième siècle, comme on peut le voir par le tableau suivant que j’ai dressé d’après trois monuments littéraires très-réguliers pour leur temps et dont je parlerai plus loin:

Les quatre livres des Rois et saint Bernard (XIIe siècle). Dictionnaire de Le Ver,
1420-1440.
Dictionnaire de Rob. Estienne, 1549.
abandoner S. Bern. » abandonner
acumplir acomplir accomplir
afaire » affaire
alaiter alaitier allaicter
aler aler aller
aliance alianche alliance
alure alure allure
ancienement anchiennement anciennement
apeler appeler appeler
aprester » apprester
ariere ariere arrière
asembler assambler assembler
asez asses assez
atendre attendre attendre
comandement S. B. et cumandement quemandement (il écrit comander) commandement
cele celle icelle
coment S. B. et cument comment comment ou quoment
cumbatre combatre combatre
corone S. B. courone couronne
cruelment cruelment cruellement
deriere deriere derrière
deservir deservir desservir
duner (donner) donner donner
enemi anemis ennemi
home homme homme
humage hommage hommage
nule nulle nulle
nuvele nouvelle nouvelle
obeisant obeissans obeissant
moyene S. B. moyenne moyenne
ocis ochis occis
pardoner S. B. pardonner pardonner
pousiere S. B. [pourre] poussière
resembler ressambler ressembler
resusciter resusciter resusciter
sale (salle) sale salle
sele (selle) selle et seelle selle
sumet (sommet) summet sommet
valée valée vallée

On voit donc par ce tableau que la suppression des doubles consonnes parasites est conforme au génie naturel de notre langue.

III
DES TIRETS OU TRAITS D’UNION.

Les Grecs et les Latins ne divisent pas les mots qui, composés de plusieurs, n’en forment réellement qu’un seul, tels que, en grec, αντιπέραν, vis à vis; παράπαν, tout à fait; παραμηρίδια, haut-de-chausses; παράλογος, contre-sens; παραχρῆμα, sur-le-champ; σύμπαν, tout à la fois; ἐξαίφνης, tout aussitôt; περιῤῥρρδην, tout à l’entour. Et de même en latin: adhuc, jusqu’à présent, jusqu’à ce jour; hucusque, jusqu’ici; alteruter, l’un ou l’autre; propemodum, à peu près; propediem, jusqu’à ce jour; ejusmodi, de cette façon; quoadusque, jusqu’à ce que; quantuluscumque, quelque petit qu’il soit; nihilominus, néanmoins; verumenimvero, à la vérité.

Les Grecs, dans la formation des mots composés, avaient souvent recours à la contraction et même à la suppression de la lettre finale: de ὄψον, ὀψοφαγία, ὀψοπώλης; de νόμος, νομοθέτης; dans κορυθαίολος, dans ποδάρκης, dans μονάρχης, il y a même suppression de deux lettres. Quelquefois, pour adoucir la prononciation, le ν se change en γ, παγχάλεπος. De même les Latins, de postero die, ont fait postridie. Usant du même procédé, nous avons fait de bas bord, bâbord; de bec jaune, béjaune; de contre escarpe, contrescarpe; de contre trouver, controuver; de corps, corsage, corset; de il n’y a guères, naguère; de tous jours, toujours; de la plus part[57], plupart; de passe avant, passavant; de néant moins, néanmoins; de plat fond, plafond; de plus tôt, plutôt; de vaut rien, vaurien; de sous rire, sourire; de sous coupe, soucoupe, etc.; de ores en avant, est devenu dorénavant[58]; à l’entour, alentour, etc.

[57] L’Académie, dans son Dictionnaire de 1694, écrit tousjours, pluspart.

[58] Ce composé s’est écrit d’abord de ores en avant, puis d’ores en avant, doresenavant, puis doresnavant, dorenavant, et enfin dorénavant.

Dans les autres langues, les mots composés ne forment qu’un seul mot, ou, si les traits d’union sont quelquefois admis, ils sont employés de manière à n’offrir aucune difficulté grammaticale.

La langue italienne, qui de toutes se rapproche le plus de la nôtre, de plusieurs mots n’en forme qu’un seul[59]: acquavita, eau-de-vie[60]; affatto, tout à fait; capodopera, chef-d’œuvre; nulladimeno, néanmoins; contuttociò, avec tout cela; conciosiacosachè, conciofossecosachè, puisque, bien que; perlaqualcosa, c’est pourquoi; et en espagnol: guardacostas, garde-côte; contraprueba, contre-épreuve; guardasellos, garde des sceaux, etc.

[59] Je me rappelle avoir lu dans Boccace contuttosiacosachè.

[60] Les Espagnols en ont fait aussi un seul mot: aguardiente, contracté de agua ardiente.

Palsgrave, dans son Esclarcissement de la langue françoyse, en 1530, écrivait aulcunefoys, souventesfoys; autravers, paradventure, jusqu’adix, jusqu’aumourir.

Dans nos anciens manuscrits, on ne voit aucun trait d’union[61], non plus que dans les dictionnaires de Robert Estienne. C’est dans le Dictionnaire de Nicot que je le vois apparaître pour la première fois, en 1573.

[61] «Quant à l’accent enclitique[‡] (sorte de trait d’union), disait Dolet en 1540, il n’est point recevable en la langue françoyse, combien qu’aulcuns soient d’aultre opinion. Lesquelz disent qu’il eschet en ces dictions, ie, tu, vous, nous, on, ton. La forme de cest accent est telle, ′: par ainsi ilz vouldroient estre escript en la sorte qui s’ensuyt: M’attenderai′ ie à vous? Feras′ tu cela? Quand aurons′ nous paix? Dict′ on tel cas de moy? Voirra′ lon iamais ces meschants puniz? Derechef ie t’aduise que cela est superflu en la langue françoyse et toutes aultres: car telz pronoms demeurent en leur vigueur, encores qu’ilz soient postposés à leurs verbes. Et qui plus est, l’accent enclitique ne conuient qu’en dictions indeclinables, comme sont en latin, ne, ve, q′, nam. Qu’ainsi soit, on n’escript point en latin en ceste forme: Feram′ ego id iniuriæ? Eris′ tu semper tam nullius consilij? Tiens donc pour seur que tel accent n’est propre aulcunement à nostre langue.»

[‡]L'accent enclitique est représenté ici par le signe prime.

Le grand nombre de mots connus sous la dénomination de mots composés, parce qu’ils n’expriment qu’une seule idée ou qu’un seul objet avec le concours de plusieurs mots, sont maintenant tantôt réunis par un tiret ou trait d’union, tantôt séparés, sans tirets, et tantôt groupés en un mot unique.

Isolés, ces mots offrent souvent un sens tout différent de celui qu’ils auraient s’ils étaient réunis: belle-mère, belle-sœur, beau-père, blanc-bec, belle-de-jour, ont un sens général tout autre que le sens spécial de leurs composants. Il convient donc de les grouper le plus possible en un seul mot qui représentera bien mieux l’idée particulière qu’ils veulent exprimer. Par là serait évitée la difficulté, souvent si grande, de l’orthographe du pluriel, car, dans une foule de cas, on ne sait si la marque s ou x doit s’appliquer au premier ou au second des composants, ou bien à tous deux. Les mots composés, une fois agglutinés, rentrent dans la règle générale de formation du pluriel des substantifs. Ainsi, en écrivant des femmes, des paroles aigredouces, des discours aigredoux, des rougegorges, des cassecous, des cocalânes, des choufleurs, on n’a plus à hésiter pour savoir où mettre l’s, et s’il faut écrire discours aigres-doux ou aigre-doux, des femmes aigres-douces ou aigre-douces, des rouges-gorges, des casse-cous, des coq-à-l’ânes ou des coqs-à-l’âne[62], des choux-fleurs, etc. Si l’on permettait d’écrire chefdœuvre, ou plutôt chédœuvre au singulier et chédœuvres au pluriel, et non chefs-d’œuvre, comme on le fait maintenant, les poëtes n’auraient plus à regretter de ne pouvoir dire: chédœuvres éternels, les chédœuvres humains, ce que ne permet pas l’orthographe admise, chefs-d’œuvre[63].

[62] Ces vers de Regnard en sont la preuve:

Pour être un bel esprit,
Il faut avec dédain écouter ce qu’on dit;
Rêver dans un fauteuil, répondre en coq-à-l’ânes
Et voir tous les mortels ainsi que des profanes.
Le Distrait, act. IV, sc. 7.

[63] L’Académie, pour éviter les controverses grammaticales, a souvent omis d’indiquer les pluriels, laissant indécis si l’on doit écrire des clair-obscurs ou des clairs-obscurs, maître-autels ou maîtres-autels, brèche-dent ou brèche-dents. En formant un seul mot des deux, on trancherait la difficulté: un clairobscur, des clairobscurs; un maîtrautel, des maîtrautels.

Un grammairien d’un vrai mérite explique ainsi l’orthographe académique d’un gobe-mouches et un chasse-mouche. «Un gobe-mouches ne prendrait pas ce nom s’il n’en avalait qu’une et on écrit sans s un chasse-mouche parce qu’il suffit d’une mouche pour en être importuné.» En écrivant un gobemouche, des gobemouches, un chassemouche et des chassemouches, on soulagerait la grammaire de ces subtiles distinctions.

L’Académie écrit eau-forte et eau seconde, eau régale. Comment se rendre compte de la distinction subtile qui nécessite le trait d’union mis par l’Académie au premier seul de ces composés, tandis qu’elle écrit séparément les deux autres? On devrait les écrire en un seul mot, et de même eaudevie, belledejour, belledenuit.

Le mot garde-malade peut s’écrire de cinq manières différentes, selon l’analyse qu’on fera des composants: une garde-malade, garde de malade; une garde-malades, qui garde les malades, des garde-malade, qui gardent le malade ou un malade; des gardes-malade, comme gardes-marine, gardiens de malade; des garde-malades, qui gardent les malades; et enfin des gardes-malades. Ce pluriel, qui semble le plus généralement adopté, est le moins logique de tous. La forme gardemalade supprime ces puériles difficultés.

L’Académie écrivant: aussitôt, aujourd’hui, auparavant, auprès, aplomb, embonpoint (qu’il serait mieux d’écrire enbonpoint, puisqu’on a mal-en-point), pourrait écrire sans tiret, acompte, audevant, apropos, aprésent. Pour trouver ces quatre mots au Dictionnaire, il faut aller les chercher à Compte, à Devant, à Propos, à Présent.

L’Académie écrivant: plutôt, plupart (où le s est retranché)[64], bienheureux, bienséant, biendisant, médisant, pourrait écrire sans tiret: bienaimé, bienêtre, plusvalue ou pluvalue, et, en un seul mot plusqueparfait, comme elle écrit imparfait. Puisqu’elle écrit betterave, pourquoi chou-rave?

[64] Quant au genre des lettres, selon l’Académie, on doit écrire tantôt une s, tantôt le s. Il en est de même pour d’autres lettres f, l, m, n, r; à cet égard, il faut aussi prendre un parti.

L’Académie, écrivant comme on prononce bâbord, terme de mer, et non bas-bord, pourrait écrire sans tiret bassetaille, bassecour, ce qui éviterait ce pluriel: des basses-cours, des basses-tailles.

Elle écrit avec raison bientôt: elle devrait faire de même pour sans doute, dont les composants ne sont pas même réunis par un trait d’union. Cependant, sans doute exprime très-souvent le doute, au lieu d’un sens affirmatif: il viendra sans doute signifie il viendra probablement, peut-être. On devrait donc écrire sansdoute ou mieux sandoute, comme plutôt, souvenir, plafond, etc.

Elle écrit sans tiret clairvoyant, et avec tiret clair-semé, à claire-voie.

Elle écrit en un seul mot: contrebande, contrecarrer, contredanse, contredire, contrefaçon, contrescarpe, etc., et devrait écrire aussi sans tiret: contr’épreuve ou contrépreuve, contrecoup, contrecœur, contremarque, contretemps, contresens, contrepoids, contrepied, contrelettre, contrefort, contrordre.

Contre-poison, contre-taille, sont ainsi écrits à leur ordre alphabétique; mais, dans le cours de son Dictionnaire, l’Académie écrit contrepoison, contretaille.

L’Académie écrit: entrecouper, entrelacer, entrelacs, entremettre, entrelarder, auxquels elle devrait ajouter sans tiret: entredonner, entredéchirer, entredeux, entrepont, entresol et soussol ou mieux sousol[65].

[65] Dans les quatre éditions précédentes, l’Académie écrit entresol d’un seul mot, de même qu’elle écrit en un seul mot tournesol, parasol, préséance, présupposer, vraisemblance, et qu’on devrait écrire havresac, bouteselle (et non havre-sac, boute-selle), en prononçant l’s comme il devrait toujours être prononcé et non comme z. M. J. Quicherat observe avec raison (Traité de versification française, p. 3) que «l’Académie a tort d’écrire dissyllabe et qu’on doit écrire disyllabe, comme dimètre, dilemme: la particule dis n’ayant rien à faire dans cette composition.»

Il serait désirable que partout où l’s se prononce z, cette dernière lettre pût un jour la remplacer.

On écrivait autrefois hazard, hazarder, nazillard, magazin. Corneille écrivait cizeaux; on devrait donc écrire de même bizeau, nazeau, puisqu’on écrit nez. Bossuet, dans les manuscrits de ses Sermons, p. 59, écrit: vous oziez.

La lettre z est simple, euphonique et gracieuse. Il est regrettable qu’on ait cru en devoir restreindre l’emploi aux seuls mots suivants: alezan, alèze, alize, alizier, amazone, apozème, azerole, azerolier, azimut, azote, azur, azyme, balzan, bazar, benzine, bézoard, bizarrerie, bonze, bronze, Byzance, canezou, colza, coryza, czar, dizain, dizaine, dizenier, donzelle, douzaine, douze, épizootie, gaz, gaze, gazelle, gazer, gazetier, gazette, gazeux, gazomètre, gazon, gazouiller, gazouillement, gazouillis, horizon, lazaret, lazuli (lapis), lézard, lézarde, luzerne, mazette, mélèze, mozarabe, Nazareth, nez, onzième, osmazôme, quartz, quatorze, quinze, recez, rez-de-chaussée, riz, rizière, seize, sizain, sizaine, suzeraineté, syzygie, topaze, trapèze, treize, vizir, vizirat, auxquels il faut ajouter les 41 mots commençant par cette lettre au Dictionnaire.

Si le z pouvait remplacer l’s dans les mots où il en a pris le son, on éviterait des difficultés orthographiques et une règle de grammaire à apprendre avec les exceptions. L’s reprendrait sa fonction naturelle dans ces mots composés: asymptote, désuétude, entresol, havresac, monosyllabe, parasol, préséance, présupposer, soubresaut, tournesol, vraisemblable, etc., que des étrangers croient devoir prononcer comme aisément, avec le son du z.

L’Académie écrit: gendarme, gentilhomme, lieutenant, mainmorte, malhonnête, malintentionné, malpropre, malsain; elle pourrait écrire de même sans tiret: faufuyant, gagnepain, gardefeu, gardemeuble, mainforte.

L’Académie écrit: hautbois (qui serait mieux sous cette forme: haubois, en italien oboè); pourquoi ne pas écrire: hautecontre et contrebasse? et puisqu’on écrit justaucorps, on pourrait admettre haudechausse.

L’Académie écrit sans tiret: nonpareille, parterre, partout, passavant, porteballe, portechape, portechoux, portecrayon, portefaix, portefeuille, portemanteau, postface; et avec tiret: nonsens, passedebout, passeport, passetemps, peutêtre, portecrosse, portedrapeau, portemontre, portevoix. La régularisation de ces derniers mots supprimerait l’embarras du pluriel. On verra par le Tableau des mots composés la difficulté de le former.

L’Académie écrit: outrecuidant, outremer, sauvegarde, soucoupe, soussigné, souterrain, soutirer, surbaisser, surenchère; elle pourrait écrire sans tiret: outrepasser, saufconduit, souslouer (ou mieux soulouer), sousentendu, sousordre, souspréfet ou soupréfet, et devrait écrire soulocataire, sousol, comme elle écrit soucoupe, soutirer, sourire, soubassement, soumission, soulier, mieux écrit autrefois soulié.

L’Académie écrivant surenchérir, surlendemain, surnaturel, pourrait écrire surlechamp, au lieu de sur-le-champ, et le placer à son rang à côté de surlendemain, tandis qu’il faut chercher cet adverbe ou locution adverbiale à Champ; surlechamp est un adverbe comme sitôt et aussitôt, lequel est également composé de trois mots: au-si-tôt.

L’Académie écrit: becfigue, pourboire, quintefeuille, quintessence, tournebride, tournebroche, tournemain, vaurien. Elle pourrait écrire sans tiret: chaussetrape, coupegorge, couvrepied, curedent, quatretemps, quatrevingts, songecreux, et, puisque tapecu est ainsi écrit, torchecul ou torchecu devrait l’être de même.

Bien que l’Académie écrive des contrevents et des abat-vent, des brise-vent et des paravents, des casse-tête et des serre-tête, des tire-têtes et des hausse-cols, des passe-poils et des passeroses, des passerages et des passe-ports, un gobe-mouches et un chasse-mouche, ces mots, de même formation, devraient tous prendre une figure orthographique uniforme.

Comment fixer les pluriels des mots suivants, que chacun forme à sa manière:

Des ayants cause, des bateaux-poste, des boute-selles, des chasse-marée, des tête-à-tête, des souffre-douleur, des contre-vérité, des coq-à-l’âne, des dames-jeannes, des croc-en-jambe, des rouges-gorges, des rouge-queue, des rouges-trognes, des rouges-bords, des garde-forêt, des garde-robes, des cure-dent, des cure-oreilles, des chausse-pied, des entre-côtes, des essuie-main, des appui-main, des fesse-cahier, des porte-hache, des pieds-d’alouette, des passe-volants, des hautes-contres, des culs-de-sac, des guets-apens, des pince-maille, des après-dînées, des après-midi, des garde-fous, des gardes-marine, des perce-oreille, des trouble-fête, des ponts-neufs, des messire-Jean, des bains-Marie, des colin-maillard, des revenant-bon, des porte-étendard, des serre-tête, des tire-têtes, des serre-file, etc.?

Pour lever toute difficulté, ne pourrait-on pas, dès à présent, ramener comme suit à une orthographe uniforme ces mots composés:

Abajour, abavant, appuimain, avancoureur, avanmain, avanscène, bassecour, boutefeu, brèchedent, brisecou, brûletout, cassenoisette, chapechute, chassemarée, chassemouche, cervolant, chaufepied, chaussepied, chaussetrape, choufleur, contrecoup, coupegorge, couvrefeu, crèvecœur, curedent, damejeanne, entracte, entrecôte, entreligne, essuimain, gagnepain, gardechasse, gardecôte, gardemagasin, gardemanger, gardemine, garderobe, gâtemétier, gorgechaude, haussecol, haubois, hautecontre, messirejean, millepied, mouillebouche, ouïdire, passedebout, passedroit, passepartout, passepasse, perceneige, portemontre, portecrosse, reineclaude, reinemarguerite, réveillematin, saufconduit, serrefile, serrepapier, serretête, tailledouce, terreplein, tirebotte, troublefête, vatout, viceroi, et enfin un vanupied, etc. (Voir Appendice F.)

On place entre deux tirets la lettre euphonique t, et c’est avec raison qu’on écrit: y a-t-il, ira-t-il; mais pourquoi ne pas en faire autant pour l’s qui a le même emploi? On ne devrait pas écrire, comme on le fait, donnes-en, poses-y, cueilles-en, donnes-y, manges-en, ce qui donne lieu à l’erreur fréquente que l’on commet en s’imaginant que, dans toutes les conjugaisons, la seconde personne de l’impératif doit avoir une s. Il faut donc de toute nécessité écrire donne-s-en, porte-s-y, va-s-en chercher, va-s-y, cueille-s-en, mange-s-en; ou mieux en mettant un z euphonique à la place de l’s, puisque l’Académie écrit maintenant quatre-z-yeux qu’elle écrivait auparavant quatre-zyeux.


Doit-on, pour la division des mots au bout des lignes, se conformer à l’étymologie ou bien à l’épellation, qui favorise mieux la lecture à haute voix? L’Académie, dans son Dictionnaire, n’a adopté aucune règle fixe à cet égard: il conviendrait de faire cesser cette incertitude qui embarrasse les correcteurs d’imprimerie. Ainsi, dans la même page, on trouve écrit: sou-scrire conformément à l’étymologie, et sous-crire, conformément à l’épellation. Il en est de même pour sou-scripteur et sous-cripteur, atmo-sphère et atmos-phère, hémi-sphère et horos-cope, cata-strophe et cho-révêque, mono-ptère et coléop-tère.

L’Académie ayant admis la division i-nadmissibilité, i-négalité, su-ranné, pros-terner, pros-tituer, semblerait autoriser cette division conforme à l’épellation pour des-truction, des-titution, dés-union, pres-cription; cependant elle écrit aussi in-specter, in-spirer, ob-struction, pro-scrire, conformément à l’étymologie.

Cette question, futile en apparence, a une application incessante dans la pratique. Peut-être doit-on préférer la division adoptée pour les langues grecque et latine, où l’on sépare, en fin de ligne, les mots par un tiret d’après leurs racines.

IV
DE L’ORTHOGRAPHE ET DE LA PRONONCIATION
DES MOTS TERMINÉS EN ANT OU ENT.

ADJECTIFS ET SUBSTANTIFS VERBAUX PROVENANT DU PARTICIPE PRÉSENT.

Selon les grammaires, nous avons d’abord dans la catégorie des mots en ANT:

1o Tous les participes présents, terminés sans aucune exception en ANT, et invariables quand ils expriment une action. Quand ils expriment un état, ils peuvent se transformer en adjectifs verbaux et s’accorder en genre et en nombre avec leur sujet. L’adjectif verbal, extension d’emploi du participe présent, conserve au singulier masculin la forme ant du participe présent dont il dérive. Il devient même quelquefois un substantif, que j’appellerai alors substantif verbal; tels sont: les étudiants, les complaisants, les opposants, les gérants, les correspondants, etc.

2o Sont aussi terminés en ANT les adjectifs et les substantifs des verbes formés sur la première conjugaison latine, tels que amant, chantant, mendiant, suppliant, dont le nombre est considérable. Tous, sans exception, sont, comme le participe présent et le gérondif, terminés en ant.

3o Sont terminés aussi en ANT tous les adjectifs et substantifs de ce genre provenant d’une autre source que le latin. Tels sont ces mots français formés d’un verbe ne provenant pas du latin:

agaçant éblouissant glapissant pantelant
attachant éclatant glissant passant
blanchissant écrasant grimaçant penchant
bondissant écumant grimpant perçant
bouffant effrayant grinçant piquant
brisant engageant grisonnant plongeant
brunissant étiolant guerroyant rafraîchissant
bruyant étouffant intrigant regardant
brûlant étourdissant jaillissant ronflant
calmant frappant jappant salissant
choquant fringant jaunissant tannant
criant gagnant marquant tombant
croupissant galant massacrant tranchant
déchirant garant navrant trébuchant

Ainsi donc, je le répète, les mots terminés en ant comprennent: 1o tous les participes présents, sans aucune exception; 2o tous les adjectifs et substantifs verbaux dérivés de verbes français formés sur la première conjugaison latine et qui sont en si grand nombre; 3o tous les substantifs et adjectifs verbaux qui ne viennent pas du latin.

Pour ces trois classes de mots, il n’y a pas d’embarras, pas de changements à proposer.

Mais il n’en est pas de même des adjectifs et des substantifs formés sur les trois autres conjugaisons latines: sans aucun motif apparent, les uns sont terminés en ant, les autres en ent. Il en résulte donc une grande incertitude orthographique, car la prononciation ne peut servir de guide, puisque les uns comme les autres, soit qu’ils s’écrivent par ant, soit par ent, se prononcent également par notre an nasal, en sorte que l’étymologie nous induirait en erreur, tous possédant un primitif latin en ENS.

On doit faire remarquer que, même dans cette catégorie, la forme ant est beaucoup plus nombreuse que la forme ent.

Voici le tableau des mots français terminés en ant et celui des mots terminés en ent, provenant les uns et les autres d’une conjugaison latine autre que la première (laquelle, on le répète, forme toutes ses terminaisons en ant).

Liste des adjectifs et substantifs verbaux formés de participes latins en ENS (haute, moyenne et basse latinité), provenant de la 2e, 3e ou 4e conjugaison
Et qui en français se terminent en ANT.

abrutissant convaincant impuissant raréfiant
absorbant convenant inconstant ravissant
adoucissant copartageant inconvenant reconnaissant
affligeant correspondant indépendant réfrigérant
agissant courant insignifiant réjouissant
agonisant croissant insuffisant reluisant
amollissant croyant intendant renaissant
ascendant cuisant intervenant repentant
assaillant décevant languissant répercutant
assistant défaillant luisant répondant
assortissant défiant malfaisant repoussant
assourdissant délinquant méconnaissant resplendissant
assujettissant dépendant mécréant ressortissant
attenant déplaisant médisant revenant
attendrissant déposant méfiant riant
attrayant descendant mordant rugissant
avenant désobéissant mordicant saillant
avilissant desservant mourant saisissant
belligérant dirigeant mouvant satisfaisant
bienfaisant dissolvant naissant savant
bienséant divertissant nourrissant séant
bienveillant endurant obéissant séduisant
cédant ensuivant odoriférant servant
clairvoyant entreprenant offensant sortant
combattant étourdissant opposant souffrant
commettant étudiant outrageant souriant
compatissant excédant pâlissant suant
complaisant exécutant partageant suffisant
composant exigeant pendant suivant
compromettant existant perdant surintendant
concertant exposant persistant surprenant
concluant extravagant pesant survenant
confiant fatigant plaisant survivant
conquérant flagellant poursuivant tenant
consentant fleurissant prenant tendant
consistant florissant pressant transcendant
constituant fondant prétendant vaillant
consultant fuyant prévenant venant
contenant gémissant prévoyant versant
contendant gérant puissant vivant
contredisant imposant ramollissant voyant

Parmi les participes en ant les grammairiens en indiquent quinze qui changent d’orthographe en cessant d’être employés comme participes présents, et qui prennent alors ent au lieu de ant.

Mais pourquoi établir une exception pour ces seuls mots dans le nombre si considérable de participes en ant qui, lorsqu’ils deviennent substantifs ou adjectifs verbaux, conservent dans les deux cas la désinence ant comme en combattant et un combattant; en conquérant et un conquérant, en étudiant et un étudiant[66]? Si donc dans ces quinze mots qui se rencontrent dans les trois dernières conjugaisons latines les participes se sont ainsi modifiés:

(Participe.)     (Participe.)    
adhérant subst. adhérent excellant adj. excellent
affluant subst. affluent expédiant subst. expédient
coïncidant adj. coïncident négligeant subst. négligent
convergeant adj. convergent précédant subst. précédent
différant adj. différent[67] présidant subst. président
divergeant adj. divergent résidant subst. résident
émergeant adj. émergent violant adj. violent
équivalant subst. équivalent      

tandis qu’on écrit de cette manière:

(Participe.)     (Participe.)    
assistant et un assistant excédant et un excédant
agonisant et un agonisant complaisant et un complaisant
descendant et un descendant répondant et un répondant
desservant et un desservant prétendant et un prétendant
dissolvant et un dissolvant revenant et un revenant
plaisant et un plaisant vivant et un vivant
médisant et un médisant      

ne doit-on pas donner à ces quinze mots adhérent, affluent, etc., une désinence uniforme, celle en ant? Par là cesserait toute difficulté, et les règles exceptionnelles qui surchargent nos grammaires seraient diminuées d’autant.

[66] Si l’on voulait alléguer que le substantif verbal un étudiant devait être ainsi écrit, attendu que, étant tiré du participe présent de la première conjugaison française (étudier, en étudiant), sa forme régulière est en ant et non en ent, sans qu’on ait à tenir compte de la deuxième conjugaison latine (studere, studens), on demande pourquoi les substantifs verbaux adhérent, affluent, etc., et les adjectifs verbaux coïncident et convergent qui appartiennent aussi à la première conjugaison française sont écrits en ent et non en ant.

[67] On pourrait faire une exception pour le substantif différend.

Liste des adjectifs et substantifs verbaux provenant des
trois dernières conjugaisons latines

Et qui se terminent en ENT.

Les quinze mots exceptionnels sont marqués d’un *, et les trois adjectifs non verbaux d’une †.

absent continent expédient * jacent
abstinent contingent fervent latent
accident convalescent fréquent mécontent
adhérent * convergent * imminent négligent *
adjacent corpulent † impatient occident
adolescent décent impertinent opulent
afférent déliquescent impotent orient
affluent * déponent imprudent patent
agent différent * impudent patient
antécédent diligent incident pénitent
apparent dissident incohérent permanent
ardent divergent * incompétent précédent *
astringent dolent inconscient prééminent
clément † effervescent inconséquent président *
client efficient incontinent prudent
coefficient éloquent inconvénient récipient
coïncident * émergent * indécent réfringent
compétent éminent indigent régent
concurrent émollient indulgent résident *
confident équipollent inhérent subséquent
confluent équivalent * innocent succulent †
conscient escient insolent suréminent
conséquent évident intelligent urgent
content excellent * intermittent violent *

Ainsi donc, contrairement à la série considérable des mots en ant provenant 1o de la première conjugaison latine, qui ne figurent pas ici et qui tous se terminent en ant; 2o de la liste des mots en ant qui ne dérivent pas de verbes latins; 3o de la liste des mots de la seconde, troisième et quatrième conjugaisons latines qui se terminent en ant, bien que formés sur les désinences latines en ens, on voit que le nombre des mots qui se terminent en ent (une centaine au plus) est relativement très-faible comparé à ceux dont la désinence est en ant, et que d’ailleurs aucune règle fixe n’a présidé à leur formation. Bornons-nous à ces exemples:

2e Conjugaison: plaisant, répondant et abstinent, permanent
contenant, attenant et continent, éminent
vaillant, voyant et équivalent, évident
3e Conjugaison: confiant, suivant et confident, conséquent
belligérant, ascendant et antécédent, intelligent
affligeant et négligent
suffisant et efficient
déposant et déponent
cédant et précédent
suivant et conséquent
4e Conjugaison: avenant, inconvenant et inconvénient, expédient
amollissant et émollient, etc.

Que d’hésitations et d’efforts de mémoire pour ne pas errer dans ce labyrinthe!

Bien plus, il est quelques-uns de ces mots, au nombre de 17, qui, au masculin singulier, présentent une homographie complète avec la troisième personne du pluriel du présent de l’indicatif, également terminée en ent, et dont la prononciation diffère, exemple: un affluent, ils affluent; un expédient, ils expédient.

Mots en ENT prononcés différemment, bien qu’écrits de même.

  affluent, adj. ils affluent un résident ils résident
un expédient ils expédient   violent, adj. ils violent
  content, adj. ils content un couvent elles couvent
  convergent, adj. ils convergent un confluent ils confluent
un équivalent ils équivalent   évident, adj. ils évident
  excellent, adj. ils excellent   divergent, adj. ils divergent
  négligent, adj. ils négligent un parent ils parent
  émergent, adj. ils émergent   coïncident, adj. ils coïncident
un président ils président  

En adoptant la désinence ANT pour tous les adjectifs et substantifs verbaux on éviterait donc cette homographie qui vient encore accroître le trouble déjà signalé; or, du moment où la terminaison ant l’emporte de beaucoup en nombre sur ent et que la prononciation est identiquement la même dans l’un et l’autre cas, on propose de ramener tous les substantifs et adjectifs verbaux à un seul et même type en ant.

Bossuet, lors des discussions préliminaires pour le Dictionnaire de l’année 1694 (voir App. C), frappé déjà de l’incohérence de l’orthographe des adjectifs et des substantifs terminés les uns en ant, les autres en ent, cherchait le moyen de parvenir à une sorte de régularité, et, comme il lui semblait que, dans l’ensemble des mots français formés par le participe latin en ens, la terminaison en ent était plus nombreuse que celle en ant, il proposait à cet effet, tout en maintenant au participe présent, ainsi qu’au gérondif, la forme exclusive ant[68], de donner à tous les autres la forme ent.

[68] Dans les manuscrits autographes des sermons de Bossuet, 2 vol. in-fol., que j’ai examinés à la Bibliothèque impériale, on remarque, au contraire, une tendance naturelle à remplacer l’e par l’a, conformément à la prononciation. Il écrit donc constamant, contant, contanter, contantement, atantion, atantif, atantivement, atantats, cepandant, commancer, etc. Il écrit commancement et assambler, et presque toujours, si ce n’est toujours, il écrit, comme Corneille, vanger, vangeance.

Ainsi on trouve écrit par Perrot d’Ablancourt retrencher, garentie, qui sont devenus garantie et retrancher conformément à la tendance de substituer l’a à l’e, et il écrit restraindre comme nous écrivons contraindre; mais aujourd’hui on écrit restreindre avec un e.

Fénelon, à toutes ses éditions, écrit les Avantures de Télémaque, et Racine écrit aussi avanture, vanger, vangeance. L’Académie cependant écrivait aventure dès sa première édition de 1694. Fénelon ne publia sa première édition: Suite du quatrième livre de l’Odyssée d’Homère ou Avantures de Télémaque, qu’en 1699, et toutes les éditions postérieures, y compris celle de Étienne Delaulne, 1717, portent le titre d’Avantures. Fénelon persistait donc, malgré l’Académie, à écrire et faire imprimer son livre avec le titre courant d’Avantures, et c’est ainsi que sont imprimées les Avantures de M. d’Assoucy, les Avantures du baron de Fœneste.

Mais, contrairement au sage avis de Bossuet, qui voulait l’uniformité, l’Académie inscrivait dans son Dictionnaire près de la moitié des adjectifs et des substantifs verbaux (voir le tableau page 69) avec la désinence ant, bien que formés tous sur la désinence ens du latin, tels que: affligeant, ascendant, assistant, assujettissant, attenant, attrayant, avenant, bien-disant, bienfaisant, bienséant, cédant, etc., entraînée en cela par le grand nombre d’adjectifs et substantifs verbaux provenant de mots forgés sur la première conjugaison latine, arrivant, aimant, amant, allant, appelant, etc., et sur les mots étrangers au latin, agaçant, attachant, brisant, gagnant, passant, tranchant, etc.

Ainsi, dès cette époque, la formation en ent, que j’appellerai latine, avait cessé de fonctionner, et dès lors l’adjectif et le substantif verbal se formant à fur et à mesure des besoins sur le participe présent français toujours en ant, il en résulte que le nombre des mots de ce genre l’a emporté de beaucoup par un usage constant sur ceux dont la désinence est en ent.

Maintenant, en présence des faits, on peut être assuré que Bossuet, avec la supériorité de son esprit et la rigueur de sa logique, n’aurait pas hésité à adopter pour règle l’uniformité de la désinence en ant. Et, en effet, puisque la prononciation est la même pour tous, pourquoi retarder plus longtemps une réforme si facile, qui épargnerait l’obligation, très-pénible, souvent même impossible, d’établir une distinction dans l’orthographe des participes présents et celle des adjectifs et substantifs verbaux, dédale où la connaissance du latin et des étymologies, loin de nous guider, nous entraîne, comme on vient de le voir, dans de perpétuelles contradictions?

Si ce principe était adopté, on pourrait conserver la désinence ent au petit nombre de mots formés directement du latin, comme gent de gens; aux mots calqués sur la désinence latine du neutre en entum, comme testament, monument, de testamentum, monumentum, et enfin à tous nos adverbes en ment, tous par e, à cause de la racine mente. Ces trois classes de mots feraient seules exception à la règle de l’a remplaçant e dans les mots terminés en ant.

DE L’ORTHOGRAPHE ET DE LA PRONONCIATION DES MOTS EN ANCE ET ENCE.

Enfin l’Académie examinera s’il ne conviendrait pas de ramener à une seule et même orthographe les mots ayant leur désinence en ance et ence.

Tous les substantifs dérivés des verbes de la PREMIÈRE conjugaison latine se terminent par ance: abondance, assonance, consonance, extravagance, substance, etc.

Pour les mots dérivés des verbes de la DEUXIÈME conjugaison, le plus grand nombre se terminent en ence: cependant l’Académie écrit: appartenance et abstinence, allégeance et agence, bienséance et équipollence, dépendance et éminence, complaisance et dissidence, condoléance et déshérence, déchéance et décadence, déplaisance et permanence, engeance et exigence, intendance et incidence, malveillance et pénitence, naissance et innocence, plaisance et indulgence, surséance et présidence, prévoyance et providence, réjouissance et résidence, redevance et impertinence; enfin elle écrit diversement les dérivés d’un même verbe: (de tenere, tenens), contenance et continence, (de videre, videns), clairvoyance et évidence, etc.

Pour les mots dérivés de la TROISIÈME conjugaison, la moitié s’écrivent par ance ou par ence, sans motif apparent: assistance et adolescence, bienfaisance et magnificence, concomitance et concupiscence, confiance et confidence (de confidere), consistance et conséquence, descendance et convalescence, croyance, crédence et créance (de credere), croissance et conférence, déchéance et décadence (de cadere), défiance et désinence, gérance et agence, médisance et confidence, méfiance et mésintelligence, insuffisance et éloquence, intendance et intelligence, concomitance et intermittence (l’un avec un t, l’autre avec deux t), naissance et affluence, oubliance et négligence, subsistance et existence.

Pour les mots dérivés de la QUATRIÈME conjugaison, ils se bornent à 6 ou 8 et présentent la même anomalie: convenance et audience, disconvenance et conscience, souvenance, prévenance et expérience, obéissance et obédience, insouciance et science.

Ainsi, par ces modifications ou plutôt ces rectifications, la grammaire, débarrassée de ce grand nombre d’exceptions et de fatigantes minuties, deviendra plus facile à apprendre, et allégera pour l’Académie l’obligation d’en rédiger une. C’est peut-être aux fastidieux détails qui surchargent encore cette œuvre, confiée d’abord à Regnier des Marais, qu’on doit, du moins en partie, attribuer son ajournement.

Et, en effet, qui a le courage aujourd’hui de lire la Grammaire de des Marais, si ce n’est comme étude historique?

Le conflit entre l’orthographe propre au français et celle du latin ne date pas, il est vrai, de l’époque du savant secrétaire de l’Académie de 1694. Si nous nous reportons au temps des Estienne (1540), nous le trouverons aussi marqué qu’à présent, mais cependant en sens inverse. Ce sont les mots en ence qui paraissent alors l’emporter numériquement sur les mots en ance. Mais il n’en est plus de même si l’on remonte à 1420-40, au moment où Firmin Le Ver rédigeait son dictionnaire. Une couche très-riche de mots français d’ancienne formation subsistait encore, et, dans ce fonds antérieur à la Renaissance, les vocables latins en entia sont traduits par des mots français en ance que Le Ver, en sa qualité de Picard, écrit souvent par anche. Par exemple:

COMPLACENTIA donne complaisance
COGNOSCENTIA congnissance
CONFIDENTIA confianche
CONVENIENTIA convenanche
CRESCENTIA croissance
DECENTIA avenanche, contenanche
DEPENDENTIA dependanche
DESPLICENTIA desplaisanche
DISSIDENTIA desseanche, discordanche
EXIGENTIA juste requeranche
EXISTENTIA estanche, demouranche
IMPOTENTIA non puissanche
MALIVOLENTIA male veullanche
NASCENTIA naissanche
PENITENTIA penanche, penitanche, repentanche
PERTINENTIA appartenanche
PROVIDENTIA pourveanche
RESISTENTIA resistanche
SUFFICENTIA souffisanche

Par un phénomène curieux et qui caractérise très-bien le sens, au point de vue orthographique, et la coexistence des deux courants qui ont formé notre langue telle qu’elle existe aujourd’hui, dans quelques cas le mot français d’ancienne formation en ance se trouve dans le même endroit en présence du calque latin de nouvelle formation en ence. Exemples:

ABSENTIA = défaillance, absence
CONSEQUENTIA = ensievance, consequence
CONSIDENTIA = seanche, considence, consistence
OBEDIENTIA = obeissanche, obedience
RESIDENTIA = demourance, residence

D’autres mots, tirés également des trois dernières conjugaisons latines, alors récents et reproduisant le latin lettre à lettre, sont écrits par ence. Tels sont concupiscence, diligence, eloquence, innocence, presidence, science. D’autres substantifs de ce genre, qui figurent également sous forme d’adjectifs dans les tableaux précédents, ne sont pas encore usités au commencement du quinzième siècle, car ils n’existent pas sous leur forme actuelle dans Le Ver. Tels sont: adolescence, allégeance, agence, bienséance, clémence, compétence, correspondance, décadence, éminence, décence, impuissance, inconstance, indépendance, indulgence, insolence, réjouissance, répugnance, etc.

J’ai voulu pousser plus loin la constatation de cette loi de la francisation orthographique des mots directement formés sur le latin, car, en me bornant au dictionnaire de Le Ver et au quinzième siècle, je m’exposais à l’objection que je n’avais embrassé qu’un dialecte et une époque de l’histoire de la langue. J’ai cherché cette vérification dans les plus anciens monuments littéraires du français au douzième siècle, je veux dire les Quatre livres des Rois de la Bibliothèque Mazarine et les Choix de sermons de saint Bernard, publiés par M. Le Roux de Lincy en 1841. J’ai fait dépouiller dans les uns et les autres tous les mots en ance et en ence. Ils sont en bien petit nombre dans un volume de plus de cinq cents pages, ce qui prouve que la tendance à calquer les terminaisons du français sur le latin n’était pas encore très-prononcée. Les voici tous, sans acception de conjugaison cette fois:

Mots en ANCE.

abundance R. et habondance S. Bern. hunurance et onurance (honneur)
aliance lance
apurtenance mescréance
atemprance (arrangement) penance (pœnitentia)
conissance S. B. pesance
conixance S. B. recunuissance
cuvenance remanance
demustrance remembrance
dessevrance (mérite) S. B. repentance et respentance
dutance sachance S. B.
enfance R. et S. B. semblance R. et S. B.
enurance (splendeur) signefiance
esperance sustance R. et sostance S. B.
fiance sustenance
grevance venjance

Les mots en ence ne sont qu’au nombre de treize et sont marqués d’un caractère théologique tout spécial. Ce sont:

Mots en ENCE.

abstinence reverence
frequence S. B. sapience
impatience et impascience S. B. semence S. B.
negligence S. B. science
obedience sentence S. B.
penitence silence S. B.
pestilence  

On voit que plusieurs d’entre eux ont leurs correspondants dans la liste ci-dessus en ance: tels sont penance et penitence, sachance et sapience, science. Il résulte de ce qui précède que même dans les mots tirés de substantifs en entia la forme française en ance domine partout sur la forme latine en ence qui figurait peut-être la prononciation ince. En tout cas il est incontestable qu’en empruntant des mots au latin, le français d’alors ne s’attachait pas à en copier servilement l’orthographe.

V
SYLLABES TI, TION.

Au moyen d’un simple signe adapté à la lettre t, comme Geofroy Tory l’a fait le premier pour la lettre c, lui donnant, par l’apposition de la cédille, le son exceptionnel du s, bien des difficultés de prononciation seraient épargnées aux étrangers ainsi qu’aux enfants; et l’Académie ne serait plus obligée, dans son Dictionnaire, de répéter continuellement: «Dans ce mot, t suivi de i se prononce comme c dans ci,» indication fréquemment reproduite, mais qu’on lui reproche d’avoir oubliée dans plus de cent endroits.

Cette syllabe ti, qu’on doit prononcer ci, est une cause de telles difficultés pour la lecture et l’écriture, qu’il semble indispensable d’adopter un système régulier, soit en remplaçant le t par c ou s, comme l’a fait l’Académie dans certains mots, soit en plaçant une cédille sous le t, ainsi qu’on le fait depuis le milieu du seizième siècle pour le c. En sorte que, de même qu’on écrit flacon et façon, gascon et garçon, on écrirait: nous acceptions et les accepţions, pitié et inerţie, inimitié et facéţie, amitié et primaţie, chrétien et Capéţiens, etc.

Déjà l’Académie a substitué quelquefois le c au t; elle écrit négociation, qui, conformément à l’étymologie, aurait dû être écrit négotiation, puisqu’elle écrit initiation, pétition, propitiation[69]. Ailleurs elle écrit sans motif il différencie et il balbutie, chiromancie et démocratie, circonstanciel et pestilentiel.

[69] Elle se trompe même en indiquant ainsi la prononciation de ce mot: «On prononce propiciation

L’Académie, qui a écrit par un t les dix adjectifs suivants: ambitieux, captieux, contentieux, dévotieux, factieux, facétieux, minutieux, prétentieux, séditieux, superstitieux, écrit par un c les treize autres que voici: avaricieux, consciencieux, disgracieux, gracieux, licencieux, malgracieux, malicieux, précieux, révérencieux, sentencieux, silencieux, spacieux, vicieux: les uns et les autres, indistinctement, ont en latin un t, vitiosus, pretiosus[70], etc. Pourquoi cette distinction? En modifiant l’orthographe des dix premiers, tous les adjectifs de cette catégorie terminés en IEUX seraient écrits et prononcés uniformément, comme avaricieux, capricieux, délicieux.

[70] Le mot prétieuses est ainsi écrit dans le Dictionnaire de Somaize (1661), mais l’Académie, en 1694, remplaçant le t par un c, écrit précieuses, et déjà en 1420, le Dictionnaire de Le Ver, où souvent les mots latins sont orthographiés conformément à la prononciation française, écrivait avec un c les mots preciosus, preciolus, preciose, preciositas, qu’il traduit par precieusement, precieusetes.

Peut-être conviendrait-il, pour treize substantifs ayant tie pour désinence: argutie, calvitie, diplomatie, facétie, impéritie, ineptie, inertie, minutie, onirocritie, primatie, prophétie, suprématie, et pour les quatre mots terminés par cratie: aristocratie, bureaucratie, démocratie, ochlocratie, de les écrire avec la désinence CIE, comme l’a fait l’Académie pour chiromancie, rabdomancie. Alors il n’y aurait plus d’exception pour l’ensemble des mots se terminant en CIE, comme pharmacie, superficie, alopécie et esquinancie, que Henri Estienne, à sa table des mots dérivés du grec, renvoie avec raison à squinancie.

Il en est de même de circonstanciel, que l’Académie écrit par un c; mais elle écrit confidentiel, différentiel, pestilentiel, substantiel, obédientiel, et cependant ces mots dérivent de confiance, différence, pestilence, substance, obédience, comme circonstanciel dérive de circonstance. Par la même raison, essentiel devrait s’écrire essenciel. On pourrait donc écrire uniformément les mots dont la désinence est en CIEL.

Ainsi, pour ces diverses séries de mots prononcés en cion, en cieux, en cie et en ciel, le c ayant déjà été employé quelquefois par l’Académie à la place du t, on pourrait adopter uniformément la lettre c. Par là bien des difficultés et des règles de grammaire seraient supprimées.

Quant aux autres séries de mots où ti figure, peut-être conviendrait-il de préférer le ţ au c: tels sont les mots écrits exactement de même, mais qui changent de signification et de prononciation, du moment où ils ne sont plus des verbes à la première personne du pluriel de l’imparfait de l’indicatif.

nous acceptions — les acceptions nous inspections — les inspections
nous adoptions — les adoptions nous interceptions — les interceptions
nous affections — les affections nous inventions — les inventions
nous attentions — les attentions nous intentions — les intentions
nous contentions — les contentions nous mentions — les mentions
nous contractions — les contractions nous notions — les notions
nous dations — les dations nous objections — les objections
nous désertions — les désertions nous options — les options
nous dictions — les dictions nous persécutions — les persécutions
nous exceptions — les exceptions nous portions — les portions
nous éditions — les éditions nous rations — les rations
nous exemptions — les exemptions nous relations — les relations
nous exécutions — les exécutions nous réfractions — les réfractions
nous infections — les infections nous rétractions — les rétractions
nous injections — les injections nous sécrétions — les sécrétions

La cédille, placée sous le t comme on le fait pour le c lorsqu’il prend le son de s, ferait cesser cette confusion injustifiable. Il deviendrait aussi facile de distinguer les accepţions de nous acceptions, les adopţions de nous adoptions, et de discerner et de prononcer les deux ti, soit ti et ţi (ci), qu’il l’est de ne pas confondre les deux sons du c dans commerçant et traficant, dans reçu et recueillir.

Les deux verbes initier et balbutier seraient aussi écrits par ţ.

Quelle difficulté, je ne dirai pas de distinguer (il n’y a pas de distinction possible), dans la foule des mots où se trouvent les deux lettres ti, ceux où il faut les prononcer soit ti, soit ci: amitié, pitié, inimitié, chrétien, moitié, épizootie[71], et: initié, inertie, imitation, Capétiens, facétie, primatie! Pourquoi supportions et action, argentier et différentier, abricotier et balbutier? Qui d’entre nous sait comment il faut prononcer antienne?

[71] L’Académie n’indique pas la prononciation de ce mot.

Resteraient les autres mots terminés en TION: dentition, partition, pétition[72], où le premier ti doit se prononcer ti et le second ci; On écrirait donc: dentiţion, partiţion, pétiţion, propitiaţion, et de même tous les mots dérivés de la première conjugaison latine, abdicare, abdicaţio, abdicaţion, et ceux de la quatrième conjugaison latine, audire, audiţio, audiţion (le nombre en est minime). Ceux, en si grand nombre, appartenant aux deux autres conjugaisons latines ont leur désinence en ţion, sion, ssion et cion.

[72] Contrairement aux règles de la grammaire, le premier ti dans ce mot, et dans les cinq autres, épizootie, étiage, étier, étiolement, étioler, se prononce ti, bien que placé entre deux voyelles.

Si l’on pouvait adopter une forme, la même pour tous, sion, ce serait préférable, car, pour pouvoir distinguer ces désinences diverses, il faut savoir le latin. Cet emploi du ţ ferait cesser de nombreuses incertitudes.

abdicare abdicatio abdication abstergere abstersio abstersion
abjurare abjuratio abjuration extorquere extorsio extorsion
retinere retentio rétention infundere infusio infusion
jubere jussio jussion incurrere incursio incursion
miscere [mixtus] mixtion demittere demissio démission
prætendere prætentio prétention[73] opprimere oppressio oppression
attendere attentio attention suspicere suspicio suspicion
convertere conversio conversion sugere suxio succion
adspergere adspersio aspersion audire auditio audition

[73] Racine, ainsi qu’on peut le voir au manuscrit autographe de la Bibliothèque impériale, écrivait avec raison pretension (en latin prætensio), et, en effet, nous écrivons tension. Nous devrions donc écrire de même attension que Bossuet écrit atantion. On trouve néanmoins dans Du Cange un exemple de prætentio. De tous ces mots de la troisième conjugaison latine, prétention est le seul auquel l’Académie ait conservé le t, parce que les Latins l’ont employé exceptionnellement dans ce mot. Mais puisqu’ils écrivent infusio et nous infusion, quelle différence y a-t-il entre prætendere et infundere qui puisse justifier cette contradiction?

Je croyais avoir émis le premier cette idée fort simple de l’emploi du t cédille, ţ, mais j’étais devancé par Port-Royal, qui propose dans le même but de placer un point sous le . La cédille sous le ţ se trouve même mise en pratique à Amsterdam en 1663 par Simon Moinet, le correcteur des Elzeviers[74], ce qui prouve que l’idée en est bonne et très-praticable.

[74] La Rome ridicule du sieur de Saint Amant travêstië a la nouvelle ortografe; pure invanţion de Simon Moinêt, Parisiïn, Amsterdam, aus dêpans é de l’imprimerië de Simon Moinêt, 1663, in-12.

VI
DE L’Y GREC.

Cette lettre, dont l’emploi abusif foisonne dans les manuscrits français et les impressions gothiques de la fin du quinzième siècle et du commencement du seizième, et jusque dans la première édition du Dictionnaire de l’Académie, devrait être ramenée exclusivement à son véritable emploi, le remplacement du double i, exemples: atermoyer, ayons, citoyen, crayon, moyen, octroyer, pays, voyez.

Dès ses premières éditions, l’Académie fit disparaître un grand nombre d’y faisant fonction d’i simples, au grand déplaisir des scribes qui se complaisaient à l’employer comme un ornement calligraphique, et aussi pour remédier à la confusion que l’i, simple jambage, laissait dans l’ancienne écriture lorsque, à côté des autres jambages des m, n, ou u, il n’était pas surmonté du point, confusion que l’on remarque dans la plupart des diplômes et des manuscrits antérieurs à l’époque de la Renaissance.

Elle élimina même successivement l’y dans un certain nombre de mots où l’étymologie l’eût réclamé. Tels sont abyme, alchymie, amydon, anévrysme, chymie, cyme, colysée, crystal, gyratoire, satyrique (écrit), et tant d’autres, qu’on écrit aujourd’hui abîme, amidon, anévrisme, chimie, cime, colisée, cristal, giratoire, satirique, etc. Dans sa cinquième édition, analise, analiser, analitique, ayant été ainsi écrits dans les ouvrages imprimés alors, ces mots se produisirent sans y; mais l’Académie dans la sixième édition ayant rétabli analyse et analyser, les imprimeries durent se conformer à ce retour à l’ancienne orthographe, de même qu’elles rétabliront l’i si l’Académie en donne de nouveau l’exemple dans la nouvelle édition qu’elle prépare.

Puisque les Latins n’ont pas conservé dans silva le ὑ ou y grec de ὕλη, pourquoi écrivons-nous encore sylvain, sylvestre, tandis que nous avons saint Silvestre? Pourquoi hyémal, lorsqu’on écrit hivernal et hiver, également dérivés de hiems? Dans l’ancien français on écrivait même iver et iverner.

Ne pourrait-on pas adopter l’i au lieu de l’y dans certains mots d’un usage assez général, comme anonyme, apocryphe, asphyxie, cacochyme, cataclysme, chyle, chyme (à cause de chimie), clysoir, clystère, collyre, cycle, cygne, cynisme, cyprès, gymnase, mystère (Bossuet écrit mistère et mistique), oxyde, oxygène, style[75], syllabe, symétrie, symphonie, syndicat, syncope, syphilis, système, type, tyran (Bossuet écrit tiran)[76], etc.?

[75] Les Latins écrivent stilus par un i; il est vrai que ce mot dérive de στύλος, qui en grec signifie colonne, d’où le bâton, puis le stylus, poinçon dont la tige est arrondie et pointue à l’un des bouts pour écrire sur la cire, et au figuré le style. Mais y a-t-il motif de se glorifier de ces curiosités scientifiques? Ce sont des jeux d’esprit et de mémoire qui portent le trouble dans l’orthographe bien inutilement. L’Académie écrit mirmidon, en indiquant que quelques-uns écrivent myrmidon, et cariatides, bien que l’orthographe grecque et latine eût exigé caryatides.

[76] Dans le Dictionnaire de Le Ver, composé en 1420, mistere, tiran, sont aussi écrits sans y.

Ce serait un pas de plus vers une réforme plus complète, telle que celle que l’Académie de Madrid vient d’accomplir en 1859, en repoussant l’y pour le remplacer partout par l’i simple[77].

[77] Promptuario de ortografía de la lingua española despuesto de real órden para del uso de las escuelas públicas, por la real Academia española, 1866.

La présence simultanée de l’y et de l’i dans un certain nombre de mots de notre langue offre parfois de l’embarras à des personnes instruites, à des savants même, qui craignent, avec quelque raison, qu’un lapsus momentané de mémoire ne les fasse accuser d’ignorance par des personnes peu bienveillantes.

Il suffira de citer les mots suivants dans lesquels la ressemblance des syllabes est loin d’être un secours:

acolyte[78] et ichthyolithe hiéroglyphe et hyperbole
amphitryon et emphytéose Hippolyte et stylite
amphictyon et Amphitrite histrion et hypothèque
apocryphe et logogriphe hypotypose et prophylactique
azimut et byzantin, hyalin hypocrisie et chrysalide
adipocire et adynamie hyémal et hiérarchie
borborygme et énigme lithographie et lymphatique
bronchite et prosélyte lycanthropie et liturgie
dionysiaque et dyspepsie péristyle et crocodile
diachylon et conchyliologie phthisie et psychologie
diptyque et crypte polytechnique et poliorcétique
dithyrambe et dynamique rhythme et eurythmie
éclipse et apocalypse schiste et néophyte
épididyme et épicycloïde Scythie et Bithynie
épiphyse et symphise sibylle et pythie
érysipèle et paradigme stigmatiser et Styx
étymologie et esthétique syzygie et triglyphe
glyptique et triptyque xiphoïde et xylographie

[78] Ce mot devrait pour satisfaire à l’étymologie être écrit acoluthe, puisque nous avons anacoluthe.

Quelques mots où l’y ne provient ni du français ni du grec pourraient être ramenés aux règles de notre orthographe, tels sont: jockey, jury, tilbury, yacht, yatagan, yeuse, qui paraîtraient avec avantage écrits par un i à la manière française; ce qui se fait déjà pour quelques-uns d’entre eux, juri, jockei. Une longue prescription peut seule faire tolérer le pluriel de œil, écrit autrefois plus régulièrement ieux.

VII
DE LA LETTRE g pointé[‡].

[‡] L’original utilise dans cette section la forme moderne g et le point est au-dessus de la branche verticale, comme pour la lettre j: g pointé. Dans certaines fontes ces lettres sont représentées de façon différente, ce qui peut rendre ce texte difficile à comprendre. Pour éviter la confusion, dans plusieurs cas nous avons représenté la lettre par une image encadrée telle que g classique.

texte original
Fragment de la page 88 originale

Puisque l’on a adopté, dans la typographie moderne, la forme g[79] à laquelle l’œil est aussi habitué qu’à celle du g classique romain et à la forme du g italique, on devrait l’utiliser pour figurer le g dur, comme dans figure, envergure, en la distinguant par un point sur la branche j pour indiquer que le g pointé ainsi marqué prend le son doux dans les mots gaġure, manġure, verġure, charġure, égruġure, ainsi que l’avait déjà proposé de Wailly, et dès lors on écrirait ces mots sans la lettre parasite e, puisque l’on ne prononce pas eu dans gageure, comme dans demeure, effleure, pleure.

[79] Dans ce chapitre et le précédent on a fait emploi du g moderne conformément à plusieurs éditions imprimées avec cette forme du g par Pierre et Jules Didot, et employée dans notre imprimerie pour la belle édition en douze vol. de Corneille, éditée par Lefèvre. Du moment où le g classique a été remplacé généralement dans les caractères italiques par la forme plus simple du g moderne, ce même changement doit s’opérer pour les caractères romains; on évitera ainsi deux formes différentes pour la même lettre.

Cette forme du g, g moderne pointé, pour rendre le son du g moderne pointé doux, serait d’autant mieux appropriée à cet office qu’elle contient comme élément la lettre j. On écrirait donc avec le g moderne pointé doux gaġure, manġure, verġure, affliġant, exiġant, rouġatre, oranġade, et, conformément à la prononciation, le g dur serait employé pour les mots figure, envergure, gaġe, gorġer.

Par cette légère modification, on aurait le double avantage de ne présenter à l’œil rien de choquant et d’inusité, et d’épargner l’emploi de l’e, si fâcheusement mis en usage pour rendre au g dur, devant les voyelles a, o, u, le son du j. A moins qu’on ne préférât remplacer le ġ doux par le j, comme on l’a souvent proposé, et comme il l’a été dans le mot donjon, écrit dongeon et dongon dans le Procès de la Pucelle. On écrit, en effet, jumeaux et gémeaux, jambe et gigue, enjamber et dégingandé, jambon et regimber; de même que du latin gaudere, gaudium, on a fait joie, joyeux, réjouir; de gena, joue; de magis, majeur, majesté, bien qu’on écrive magistrat, et par contre de juniperus on a fait genévrier. En 1240, ego s’écrivait ge que nous avons remplacé par je[80]. D’après ces exemples, on pourrait donc écrire jujer, gajure, verjure, gaje.

[80] Cette orthographe ge domine encore dans les manuscrits du Roman de la Rose, ainsi que j’ai pu le constater dans les manuscrits que je possède; plus tard, surtout en Picardie, le j a remplacé le g.

Pourquoi traduire jacens et hic jacet par gissant et ci-gît, au lieu de jissant et ci-jit, et écrire genièvre au lieu de jenièvre, en latin juniperus? On écrivait autrefois avec raison jesier, du latin jecur; pourquoi gésier?

Il est fâcheux de voir ainsi écrits les mots:

abstergent et affligeant
astringent et assiégeant
contingent et dérogeant
convergent et changeant
diligent et désobligeant
négligent et obligeant
indulgent et outrageant
indigent et partageant

En écrivant affliġant, exiġant, naġant, partaġant, diriġant, au lieu de affligeant, exigeant, nageant, partageant, dirigeant, on simplifierait l’orthographe déjà si compliquée des mots terminés en ANT, et l’on pourrait écrire obliġance, comme on devrait écrire négliġance.

Avant l’emploi de la cédille placée sous le ç, on était forcé, pour éviter qu’on prononçât commencons, d’écrire nous commenceons, comme nous écrivons gageure en ajoutant un e. La cédille ayant rendu inutile cette addition de l’e à la suite du c, l’e dans commenceons fut supprimé[81].

[81] Si cette distinction du g dur et du ġ doux était admise, l’usage bien distinct des deux g et ġ permettrait PLUS TARD de supprimer l’u introduit après le g pour le rendre dur lorsqu’il est suivi d’un e ou d’un i (exemples: langue, languir), de même que, par une raison contraire, on ajoute l’e à gaġeure. On écrirait alors lange, langir, en conservant gu pour les mots tels que anguille, aiguille, etc. et ġe pour gaġe, gaġure, etc.; par là, trois prononciations seraient bien distinctement figurées.

Si cette forme du ġ ayant le son du j avait eu cours, on aurait écrit aġant comme on écrit gérant, et négliġant et obliġant, tandis que pour donner le son doux au g il fallait mettre un e au lieu d’un a à négligent et même ajouter un e devant ant comme dans obligeant, nageant. Cette légère modification lèverait bien des difficultés et l’Académie en appréciera les avantages.

DE LA LETTRE X.

Il y aurait peut-être quelques observations fondées à présenter touchant l’emploi de la lettre x comme marque du pluriel. Elle a disparu déjà des mots loix et cloux.

Plusieurs néographes, tels que Duclos, de Wailly, etc., voulaient même la remplacer par l’s dans les pluriels des mots terminés en al et en eu, et qu’on écrivît des chevaus, des vœus, etc., et aussi au singulier des adjectifs formés sur un primitif latin en osus, ex.: vicieus, précieus, pour conserver la régularité dans la formation du féminin et des dérivés. Par la même raison, il proposait d’écrire la crois, le chois, etc.

Mais, pour ne pas rompre d’anciennes habitudes, on pourrait n’adopter ce changement que dans les sept pluriels suivants: cailloux, choux, genoux, glougloux, hiboux, joujoux, poux, pour être conforme avec les bambous, les clous, coucous, filous, fous, mous, trous, verrous. Cette correction offrirait l’avantage d’éliminer l’une des trop nombreuses règles de la formation du pluriel.

CONCLUSION.

Les modifications orthographiques que l’on soumet à la décision de l’Académie sont toutes fondées sur la logique et l’analogie, toutes justifiées par les précédents. En les discutant, l’Académie montrera qu’elle tient compte de la disposition des esprits à notre époque, où les traditions de notre ancienne langue et l’étude de ses monuments littéraires prennent de plus en plus d’importance; dans sa sagesse elle adoptera celles qui lui sembleront le plus nécessaires.

Les modifications proposées sont-elles, à proprement parler, des innovations? Ne sont-elles pas plutôt un retour aux règles qui ont présidé à la formation littéraire de notre langue? Les quelques retranchements à opérer portent en général sur des interpolations de lettres d’une date relativement récente, et l’Académie les a déjà en partie condamnées.

Je crois d’ailleurs utile de rappeler que, tout importantes et nombreuses que soient ces modifications, elles n’apporteraient pas dans l’écriture un trouble comparable au grand changement introduit dans la troisième édition de son Dictionnaire en 1740. Réparties sur les vingt-six mille mots du vocabulaire de notre langue[82], elles seraient bien moins sensibles, et facilement adoptées; la logique et l’analogie y conduisent naturellement; la plupart d’entre elles passeraient même inaperçues. D’ailleurs quelques inconvénients passagers seront bien faibles en comparaison des avantages réels et durables qui en résulteront.

[82] Le nombre des mots admis dans la sixième édition est de 25,786.

La rectification de ces irrégularités orthographiques, la suppression de quelques marques étymologiques latines ou grecques, qui avaient échappé aux radiations précédentes, ne causeront aucune hésitation à ceux qui savent le grec et le latin. L’étymologie des mots ne saurait être douteuse pour eux; l’œil ne sera pas plus déçu que ne l’est l’oreille. Que l’on écrive filosofie comme frénésie, tésoriser comme trésor, cronologie comme crème, analise comme cristal; que l’on écrive impotant comme impuissant, évidant comme prévoyant, inconvéniant comme inconvenant; que l’on écrive préférance comme espérance, irrévérance comme remontrance, compétance comme complaisance, ces mots, quelle qu’en soit l’orthographe, n’en conserveront pas moins leur origine évidente, et l’esprit sera soulagé de minuties pénibles qui fatiguent la mémoire et déconcertent l’intelligence.

Lorsque l’on compare la complication de l’orthographe française avec la simplicité de celle des autres langues néo-latines, l’italien, l’espagnol, le portugais, et qu’on voit dans nos anciens manuscrits notre orthographe se rapprocher par sa simplicité de celle de ses sœurs, on est porté à rechercher la cause de cette anomalie.

Jusqu’à l’époque du renouvellement des études, il n’existait pas de grammaire de la langue nationale et par suite d’enseignement de l’orthographe. Les scribes conformaient capricieusement la leur à la prononciation qui variait d’ailleurs selon les différentes contrées. Un même son, en outre, pouvait être représenté par des assemblages divers de lettres, surtout s’il n’existait pas dans le latin. Des manuscrits de même temps présentent souvent de notables différences, et parfois l’écriture n’est pas identique dans la même page. Toutefois, au milieu de ces irrégularités, de ces formes orthographiques indécises et flottantes, règne une grande simplicité. L’écriture essaie de figurer la prononciation.

A partir de la Renaissance, il n’en est plus ainsi. L’imitation du latin se fait de plus en plus sentir, et dans nos grammaires, modelées exclusivement sur celles de la langue latine, et dans nos dictionnaires, presque toujours accompagnés du latin dont l’orthographe réagissait sur la nôtre. L’enseignement du grec, confié aux doctes lecteurs du roi au collége de France, contribua aussi à enrichir notre littérature d’expressions nouvelles transcrites du latin classique, même du grec, et généralisa le travail de refonte dans le moule antique d’une partie des vocables du vieux français. Cette influence de l’érudition sur l’écriture persista jusqu’à l’époque où l’Académie, cherchant un point d’appui pour son orthographe, crut devoir, tout en se rapprochant de celle des Latins, suivre, mais avec plus de modération, l’exemple des Estienne. En 1694, l’Académie rendit sous ce rapport un vrai service en établissant dans son premier Dictionnaire un ordre qui, sans s’écarter notablement du latin, montrait cependant une tendance à revenir à notre ancienne orthographe. Mais, à mesure que l’écriture se généralisait de plus en plus, l’inconvénient du lourd bagage de lettres parasites se manifestait plus vivement, et, dès sa troisième édition, l’Académie, qui avait déjà renoncé au classement scientifique par racines pour rendre plus pratique l’emploi de son Dictionnaire, ne se montra pas moins logique en ce qui touche l’orthographe. Dans cette édition, confiée aux soins de d’Olivet, elle simplifia considérablement l’écriture qu’elle dégagea en grande partie de son vêtement latin. La hardiesse avec laquelle l’Académie réforma tant de lettres conservées par le fétichisme de l’étymologie fait même regretter qu’elle n’ait pas osé davantage. Jusqu’alors, l’écriture, calquée, pour ainsi dire, sur le latin, était une sorte de monopole pour le clergé, la magistrature, les hommes de cour et pour un cercle restreint de la société, initié alors au grec et au latin, mais elle devenait incompatible avec les besoins des classes nombreuses pour qui la lecture et l’écriture sont pourtant indispensables.

Le français, en effet, n’est plus, de nos jours, écrit seulement par des hommes initiés au latin et au grec; il est écrit correctement ou du moins doit-il l’être par quiconque a reçu les éléments de l’instruction primaire, et par les femmes à qui l’on n’enseigne point les langues classiques.

C’est cependant aux Précieuses, ces femmes célèbres qui formaient l’élite de la société au commencement du dix-septième siècle, que l’on doit l’initiative des réformes que l’Académie a successivement accomplies. En se posant en adversaires du pédantisme en fait d’écriture, elles faisaient preuve de bon sens et de bon goût. Par elles l’orthographe fut ramenée aux principes du vrai et du beau, à la logique et à la clarté, et, peut-être à leur insu, elles se trouvaient d’accord avec le génie même de notre langue et la tradition de notre ancienne écriture. Honneur donc à ces femmes distinguées qui ont eu le courage de s’affranchir du joug des habitudes et de braver l’opinion du moment! On voulut les en punir en leur infligeant le nom de Précieuses, mais c’est un titre dont elles peuvent se faire gloire: il renferme l’idée de ce qu’il y a de plus exquis et de plus rare.

En présence des efforts, aussi persévérants que nombreux, tentés durant plusieurs siècles par des hommes éminents qui, frappés des inconvénients de notre orthographe, voulaient lui substituer un système néographique ou phonographique, on aurait pu craindre de voir, comme aux anciens temps de l’Égypte et de l’Inde, l’écriture des savants délaissée en faveur d’une autre plus simple, telle que l’ont souhaitée et la souhaitent encore aujourd’hui les phonographes, pour la rendre accessible à tous.

En persévérant dans son système de simplifier notre orthographe, sans la défigurer, et de l’améliorer successivement dans chacune de ses éditions, pour faciliter l’écriture et la lecture de notre langue, l’Académie fera renoncer à jamais aux utopies, quelque séduisantes qu’elles soient, qui se multiplient même de jour en jour.

Lorsqu’on songe que, par l’écriture phonographique, en trois jours, un enfant peut sans peine apprendre à lire sa langue maternelle, et qu’il faut peut-être quatre ou cinq ans pour apprendre à lire et à écrire d’après notre système orthographique, bien qu’amélioré, on ne peut s’empêcher de reconnaître que ce temps pourrait être bien mieux employé et suffirait pour apprendre deux ou trois langues modernes, ou MÊME LE GREC, dont l’étude remplacerait si avantageusement les puérilités de l’orthographe non moins longues à apprendre[83].

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