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Sous l'Étoile du Matin

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III
LES TENTATIONS

Une maison a été bâtie dans une lande où il y a des fleurs mais aussi beaucoup de brousse et de fondrières. Celui qui l’habite sait que s’il ne la tient pas soigneusement close, toutes les malices de l’air et du sol y entreront pour la salir et la dégrader. C’est pourquoi, outre qu’il s’efforce de la conserver nette, il en a muni les fenêtres de doubles volets et les portes de forts verrous.

L’ombre venue, il fait une ronde au dehors et il constate que rien ne paraît le menacer. Toutes choses dorment sous le sourire des étoiles. C’est à croire que les esprits de la nuit s’en sont allés très loin circonvenir d’autres solitaires.

Il rentre, donne trois tours de clef, s’assure que les barres des persiennes sont bien mises, puis allume sa lampe et commence à prier.

Comme il se sent paisible, en tête-à-tête avec son crucifix ! Quel pur silence celui qui l’enveloppe ! On dirait un lac immobile, un gouffre d’azur fluide sur lequel ses oraisons planent comme des oiseaux couleur de neige et de glacier. Tandis que ses sens se reposent dans le détachement, il s’évade du monde extérieur au point que son âme, enfin libre, s’enroule, comme un volubilis, autour de la croix et monte se blottir dans la plaie du cœur de Jésus.

Mais soudain, un vent chaud se lève sur la lande. Il augmente par degrés et fait bientôt de la demeure le centre de tourbillons concentriques. Ce souffle insidieux ne sanglote ni ne se lamente ; non : il y passe des rappels de musiques lascives naguère entendues avec ivresse, des cliquetis de coupes entrechoquées, les rires à la fois rauques et caressants de la volupté. Les parfums qu’il promène sont ceux des alcôves de débauche ; ils énervent et rendent la chair infiniment lâche.

Le veilleur interrompt sa prière… Pourtant c’est à peine si d’abord il s’émeut.

— Je connais cela, se dit-il : parce que je vis à l’écart des fêtes dont ces souffles chantent l’attrait, il était sûr qu’ils me poursuivraient dans ma solitude… Que m’importe : ils peuvent rôder autour de la maison, ils n’y entreront pas.

Il se complaît dans sa sécurité ; il reprend sa prière en s’affirmant, avec trop d’insistance, qu’il ne donnera aucune attention à ces prestiges. Mais voici qu’après quelques mots proférés d’une lèvre machinale, il s’interrompt. Voici que, sans presque s’en apercevoir, il prête déjà l’oreille aux gammes mélodieuses modulées par la brise. Il déclare : — Tout cela se passe au dehors ; la maison est close ; la maison est sûre… Et dans le moment même où il se le répète, une envie commence à poindre en lui d’entr’ouvrir la porte, seulement pour se rendre un peu compte de ce que charrient ces rumeurs passionnées dont la langueur insinuante fait éclore en lui certains désirs troubles dont il ne cherche déjà plus guère à se défendre.

Cependant il esquisse une résistance : — Je n’irai pas ouvrir la porte, je n’irai pas !…

Mais au lieu de fixer éperdument les yeux sur le Crucifix, sa seule sauvegarde, il les détourne vers le foyer où flambent des bûches. Alors les souffles se faufilent, avec des rires de flûtes, dans la cheminée et ils courbent les flammes qui ondulent comme une chevelure féminine sous une main flatteuse.

A ce spectacle, cent souvenirs de fruits défendus et naguère savourés se lèvent en tumulte dans l’âme du veilleur. Le vent sonne, comme une fanfare de fête, à travers toute la maison, et la chambre s’emplit de formes charmeresses qui s’étirent, se ploient, s’enlacent en offrant des bouches pareilles à des grenades entr’ouvertes.

Du moins c’est ainsi qu’une illusion perverse les présente au veilleur car, en réalité, il n’y a là que des guenons velues qui grimacent et des grenouilles verdâtres, couvertes de pustules d’où suinte une humeur nauséabonde.

S’il persiste à mirer, le cœur frémissant d’un sombre désir, ces images, le dénouement orgiaque ne tardera pas : deux diablotins frétillants lui amèneront un âne tout secoué de braiments obscènes ; ils le hisseront en selle ; ils égaliseront les rênes entre ses doigts tremblants de luxure, et en route ! Au galop vers quelque sabbat fangeux d’où il reviendra l’âme plus sale qu’une boîte à détritus de cuisine, convulsé par les nausées, calciné de remords et tellement dégoûté de lui-même qu’il cherchera quelque cave très obscure pour y tapir sa honte.

Mais si, après une complaisance brève, il s’est repris, s’il a fait seulement le signe de la croix, en invoquant le bon Maître qui saigne devant lui, les mirages se dissiperont. Ou, du moins, ils se blottiront dans les angles de la chambre comme des toiles d’araignée poussiéreuses qu’un coup de balai alerte enlèvera sans peine.

Après cette victoire, ce sera de nouveau le grand lac bleu du divin silence où les prières voguent comme des barques d’or pâle dont des anges candides manient les rames…

Tel est le symbole exact de la tentation sensuelle. Son évolution ne varie pas : quand elle se dresse en nous, ce n’est d’abord qu’une velléité et nous ne lui accordons que peu d’importance. Nous la considérons presque avec dédain ; nous nous croyons si assurés de notre vertu que nous ne sentons pas l’urgence de recourir à la prière pour l’écarter. En punition de ce trop de confiance que nous mettons en nous-mêmes, elle se fortifie, elle grandit, elle envahit notre imagination et y déroule, comme, dans un palais de rêve, de soyeuses tapisseries où le péché s’étale sous des couleurs chatoyantes. Alors nous prenons plaisir à les admirer, puis nous avons envie d’y porter la main. Et la tentation agrippe, d’une tentacule aux ventouses de velours, notre volonté. Nous consentons et nous courons piquer une tête dans l’égout.

Ensuite… ah ! ensuite :

Notre-Seigneur nous apparaît tout meurtri de la flagellation pour laquelle nous venons de fournir des verges fraîchement cueillies. Le repentir nous corrode comme un vitriol. Nous reconnaissons humblement notre faiblesse, Nous déplorons l’infirmité de notre nature déchue et nous promettons de ne plus céder aux conseils de la Malice.

Les Saints sont des héros parce qu’ils ne vont jamais jusqu’à la culbute dans la boue. Mais nous, pauvres apprentis de la pureté, qui clopinons à l’entrée de la voie étroite, nous qui gardons de notre passé des habitudes pécheresses dont la repousse se produit sans presque que nous en ayons conscience, comme nous avons de la peine à rester nets !

Le détestable foin de nos passions fut coupé une première fois et jeté au feu de la pénitence. Mais voici qu’un regain sournois lui succède qui ne sera pas moins difficile à faucher. Il nous faut acquérir, par la prière continuelle et par une vie mortifiée, des habitudes de retenue. Il nous faut écarter l’essaim des souvenirs sensuels, les maintenir à distance, surtout en ces heures nocturnes où le Diable les fait défiler devant nous comme les belles esclaves d’un bazar d’Orient.

Parfois nous n’allons pas jusqu’au bout de la tentation ; néanmoins, nous permettons aux yeux de notre mémoire de la fixer avec convoitise et nous caressons la possibilité d’y céder. Nous péchons alors par délectation morose. Et nous ne nous ressaisissons qu’après avoir connu l’horreur d’étreindre des fantômes dont le contact nous laisse l’âme affreusement triste et le corps souillé.

Pourquoi Dieu permet-il que nous succombions ainsi à l’attrait des chimères de notre vieux péché ?

C’est afin de nous prouver que nous avons besoin d’une rédemption perpétuelle et que, sans le secours de sa grâce, nous ne sommes qu’instincts bas et que recherche affriandée de l’ordure.

Tant que nous ne sommes point tentés, la vertu nous est aisée : il nous faut l’épreuve pour que nous soyons mis à même de vérifier notre acquis dans le bien. En constatant le peu de chemin que nous avons fait depuis notre conversion, nous apprenons à craindre notre orgueil et cette confiance en nous-mêmes qui président, d’une façon si arrogante, à l’incubation de tous les péchés. Nous distinguons, dans une clarté toujours plus vive, que c’est par les mérites de Notre-Seigneur Jésus-Christ bien plus que par les nôtres que nous pouvons être sauvés.

Alors nous nous humilions et pour nous rapprocher de l’exemple donné par le bon Maître, nous nous appliquons, d’un cœur patient, à la formation sédimentaire des vertus dans notre âme. Labeur que nous ne pouvons entreprendre qu’en état de grâce, tâche infiniment complexe que celle de cette réforme. En effet, la vertu est un émail délicat qu’il nous faut fixer, couche à couche sur l’argile poreuse de notre être intérieur de manière à ce qu’il la pénètre et ne fasse plus qu’un avec elle. Le vice, au contraire, est un oxyde qui a beaucoup d’affinité pour notre limon et qui s’y amalgame de lui-même.

Ou si l’on veut encore une comparaison : la vertu vient du ciel ; elle est un blanc rayon émané du cœur solaire de Jésus ; elle purifie et elle assèche les marécages de notre âme. Le vice est une vapeur roussâtre qui s’envole aisément des forges où le Démon fait retentir ses enclumes ; et il aime à s’étaler sur nos tourbières intimes pour en accroître les miasmes.

A nous de choisir.

Qu’on ne dise pas que le choix est parfois malaisé. Comme l’Église nous l’enseigne, nous ne sommes jamais tenté au delà de nos forces. Cela s’entend de ceux qui pratiquent les sacrements et non, bien entendu, de ceux qui, par ignorance ou de propos délibéré, vivent constamment en état de péché mortel.

En effet, si nous gardons le désir intense de nous amender, quelle que soit l’impétuosité de la tentation, à la minute même où le péché se présente dans l’éclat le plus ardent de sa fausse splendeur, alors qu’il nous semble que nous allons nous coller à lui comme une paillette de fer à l’aimant, notre libre-arbitre ne s’abolit pas.

Il est vrai qu’en ce péril, un étrange dédoublement se produit dans notre âme. Nos sens se laissent leurrer par les mirages du mal, mais, en parallèle, notre entendement pèse avec rigueur toutes les conséquences du péché auquel nous sommes sur le point de consentir. Nous voyons que la chute une fois accomplie, nous souffrirons horriblement, que nous serons tenaillés par le remords d’avoir mésusé de la Grâce. Bien plus : nous pressentons que si nous acceptons de prévariquer, au lieu des joies promises par le Mauvais, nous n’obtiendrons qu’une désillusion totale et une lourde mélancolie. Car l’expérience nous apprit qu’avant le péché commis, notre imagination enfiévrée devient un miroir d’enfer qui nous le montre en beauté. Mais si nous cédons à l’envie de nous vautrer sur le lit de ouate et de volupté qu’elle nous offre, nous n’ignorons pas qu’aussitôt que nous nous serons ressaisis, nous découvrirons, avec un frisson de dégoût, que cette soi-disant couche de liesse extrême n’est qu’un tas de fumier d’où nous nous relevons barbouillés de purin comme cinquante pourceaux.

Je me hâte d’ajouter qu’à mesure qu’on se perfectionne, cette vision des conséquences du péché se fait de plus en plus précise. Par suite, elle nous aide grandement à résister. Et si nous la corroborons par la prière et par la communion fréquente, nous arrivons assez rapidement à nous apercevoir, dès le début de la tentation, que les prétendues cassolettes incrustées de gemmes rares et pleines d’un parfum exquis qu’elle nous fourre sous les narines sont, au vrai, des vases ridicules où fume un excrément…

Tout ce que je viens d’exposer s’applique principalement aux tentations d’ordre sensuel, mais il en est d’autres et de plus subtiles.

Les dénombrer toutes, je ne saurais. Ce serait entreprendre une besogne pour l’accomplissement de quoi une existence entière ne suffirait pas, puisque les piètres Narcisses que nous sommes sont toujours prêts à se mirer dans l’eau bourbeuse du péché. J’en indiquerai seulement quelques-unes, prises parmi les plus fréquentes. J’en démonterai le mécanisme essentiel ; j’en ferai toucher du doigt la pièce capitale, laissant à chacun le soin de découvrir comment s’y rattachent ses propres rouages…

Des tentations où la mentalité seule est assaillie, les moins dangereuses pour le converti sont, à coup sûr, celles contre la foi.

Deux cas peuvent se présenter. Ou bien, élevé hors de toute croyance religieuse, il a été conduit à la Vérité par un coup inattendu de la Grâce. Ou bien, acquis, un temps, à l’erreur, il est rentré dans l’Église après l’avoir méconnue — voire combattue. Mais qu’il s’agisse d’une transformation miraculeuse de tout son être ou d’un retour au bercail après un vagabondage dans le désert des doctrines athées, son attitude vis-à-vis de la tentation contre la foi ne varie point.

Au temps de son aveuglement, les préceptes du sensualisme matérialiste lui avaient encrassé l’âme. Puis il avait bu le vin sombre de la désespérance dans la coupe de néant que lui tendait Schopenhauer. A moins qu’il ne se fût laissé prendre aux sophismes secs de Kant ou aux lyrismes frénétiques du mégalomane Nietzsche. Il avait oscillé entre ces deux pratiques : soûler ses appétits de sensations violentes et, comme dit l’autre, « jouir par toutes ses surfaces » puis, aux heures de dépression et de satiété, sombrer dans le dégoût de vivre et le nihilisme total.

Lorsque l’appel de Dieu se fit entendre à lui, ce ne fut pas sans résistance qu’il s’y rendit. Anxieusement, passionnément, il reprit l’étude des métaphysiques et des fausses sciences qui l’avaient égaré. Il s’efforça d’acquérir une certitude par l’analyse des moins décevantes d’entre elles. Or, toutes s’effritaient. A les disséquer, il ne trouva que la corruption et la mort. Il comprit que les sciences, aptes à cataloguer un certain nombre de phénomènes, d’ailleurs mal définis, tombaient en poudre dès qu’elles essayaient de remonter aux causes, tandis que les métaphysiques, acharnées à babiller autour de l’Essence première, devenaient folles dès qu’elles tentaient de l’expliquer. Alors, déçu par cette banqueroute de la raison humaine, il erra dans une nuit sans étoiles, grelottant d’angoisse en présence des questions formidables qui se posent tôt ou tard à tout homme dont le Prince de l’Orgueil n’a pas conquis définitivement l’intelligence :

— Où est la vérité ? Qu’est-ce que la vie ? Pourquoi suis-je sur la terre ?

Tant que la Grâce ne lui eut pas fourni de réponse, il tâtonna parmi les ténèbres, en proie aux doutes et aux irrésolutions, cherchant Dieu puis s’en écartant par alternatives douloureuses.

Mais un jour, la Sagesse vint à lui. Car la Sagesse « s’en va par le monde, cherchant, elle-même, ceux qui sont dignes d’elle ; elle se montre en riant sur les chemins et elle accourt à leur rencontre avec toute sa providence »[1].

[1] Quoniam dignos se ipsa circuit quaerens ; et in viis ostendit se hilariter et in omni providentia occurit illis. Sapientia : VI, 17.

Ah ! la sagesse humaine n’apportait que spéculations moroses et rongement d’esprit. Pour la Sagesse divine, elle rit d’un rire de béatitude. Messagère d’aurore, créée avant tous les siècles, Vierge et immaculée en sa conception, elle rafraîchit le front fiévreux de l’égaré aussitôt qu’elle y a posé ses mains fraîches et odorantes comme des roses et elle lui dit : — La vérité et la vie c’est le Seigneur Jésus, et toi, tu es sur la terre pour mériter l’amour de ce radieux Maître en l’aimant de toutes tes forces.

La lumière se fait et l’égaré croit en elle et il est sauvé.

Et maintenant que pourraient contre cette âme reconquise à Dieu les pâteux racontars et les affirmations sacrilèges des sciences et des philosophies ? Celles-ci ont beau s’attifer de fanfreluches aguichantes et lui chuchoter :

— Mange mon fruit, tu connaîtras toutes choses.

Elle reste sourde à leurs ritournelles et demeure éperdue d’adoration devant les plaies de son Rédempteur.

Mais le diable, qui est parfois très sot, ne veut pas admettre que Dieu ait enfoncé la foi d’un tel coup de maillet dans cette tête que rien ne puisse plus l’en arracher. Et voici comment il procède pour récupérer son ascendant.

On est, je suppose, en oraison devant le Saint Sacrement exposé. A l’improviste, la pensée vous traverse que vous n’avez devant vous qu’une rondelle de pâte et que vous êtes stupide de vous laisser suggestionner par un aussi pauvre simulacre.

Eh bien, je l’affirme parce que je le sais, il suffit, à ce moment, de réciter avec réflexion le Credo pour que la tentation se ratatine et crève comme une puce sous un ongle alerte.

En une autre occasion, l’on est occupé à méditer quelque mystère de la foi. Soudain, des vieillardes cacochymes et toussotantes qui arborent le sobriquet d’objections rationalistes ou qui se pommadent des onguents du modernisme reviennent, comme des spectres, hanter leur ancienne victime.

Il n’y a qu’à les regarder bien en face. Vous vous apercevrez immédiatement que ces empouses décrépites, si follement caressées jadis, ne sont que des squelettes nauséabonds et que nulle n’a réussi à vous donner la clé des énigmes qui vous tourmentaient.

En effet, le néophyte a trop vécu en société de ces antiques farceuses, il les a trop palpées, pétries, retournées, avant de se résoudre à rompre sa liaison avec elles, pour qu’elles ressaisissent de l’empire sur lui. La Grâce a mis dans ses prunelles un regard désormais lucide et ce n’est plus à présent qu’il prendrait ces démones avachies pour des anges de lumière. La soif de l’idéal, le goût de l’Absolu qu’aucune doctrine sans Dieu n’avait pu contenter, l’Église les satisfait en lui avec une largesse sans limites. Il croit et, par suite, il sait que la contrition de l’orgueil et l’abnégation de soi-même le hausseront à la vie éternelle. Il abrite sa faiblesse au pied du crucifix. Dès lors comment pourrait-il retourner aux erreurs qu’il a vomies en de terribles hoquets ?

Le diable démasqué n’a plus qu’à battre en retraite pour aller ourdir de nouvelles trames : un simple signe de croix suivi d’un Credo dissipa ses prestiges…

Voici le fidèle rassuré. Métaphysiques et sciences, systèmes et doctrines menés par un démon, au nez juif, aux pieds de bouc, danseront autour de son âme une incohérente sarabande, sans parvenir à l’entraîner ; le siècle, ivre de sa fausse gloire hurlera, en titubant, des outrages à la Croix : il ne l’écoutera pas ; les comment et les pourquoi de l’inquiétude humaine lui darderont leurs javelots émoussés : ils ne parviendront pas à rayer le poli de la loyale armure dont le revêtit la foi.

De plus en plus il s’absorbe en cet amour de Dieu dont les premières touches l’ont déterminé à cultiver le renoncement, le repliement sur soi-même et l’oraison. Il cherche beaucoup moins à creuser la théologie qu’à entretenir et à fortifier cette petite flamme de l’amour divin allumée dans son cœur par la Grâce sanctifiante. Il pressent que s’il la nourrit d’humbles prières et du corps de Notre-Seigneur, elle s’accroîtra bientôt jusqu’à devenir un splendide incendie. Aussi se répète-t-il avec saint Ignace : « Ce n’est pas l’abondance du savoir qui alimente l’âme et la rassasie. C’est le sentiment et le goût intérieur des vérités qu’elle médite. »

Aux offices, il tend à se concentrer, à écarter toute préoccupation de vie courante, afin que Dieu trouve la place nette pour agir sur l’âme qui l’implore et pour lui infuser des lumières en récompense de sa bonne volonté.

Parfois il y arrive sans trop de peine. Parfois aussi une lancinante épreuve vient à la traverse ; et voici comment elle opère.

On se croyait tout à fait recueilli ; on ne se connaissait nul sujet de préoccupation : on s’était placé en présence de Dieu avec le seul désir de l’adorer longuement et l’on se préparait à recevoir, d’un esprit tendrement attentif, l’or pur de ses enseignements. Or, tout à coup, l’âme qui commençait à gravir les premiers degrés de l’oraison se sent ramenée au bas de l’échelle comme si une griffe la tirait en arrière. Le recueillement fléchit, l’attention baisse, pareille à une eau bue par un sable aride, et l’imagination se met à vagabonder, semblable à un marmot en école buissonnière.

On s’efforce de la ramener. Feuilletant son paroissien, on essaie de l’aiguiller sur le rail d’un texte habituel ou encore on tâche de la contenir entre un Pater et un Ave. Subterfuges impuissants : la folle s’échappe sans cesse. Elle voltige du profil d’un voisin incliné sur son prie-Dieu aux broderies de la nappe d’autel, du reflet d’un tableau accroché au mur à l’ombre du feuillage d’un arbre sur le vitrail. A moins qu’elle ne retourne à la maison pour s’occuper d’une porte non fermée, de la place d’un livre dans la bibliothèque, d’une jatte de lait pour le chat ou de toute autre fadaise.

C’est en vain qu’on veut la rattraper pour l’enfermer dans la prière. Plus on la pourchasse, plus elle se dérobe. Les distractions succèdent aux distractions. Elles se multiplient, elles tourbillonnent, elles remplissent l’âme d’un bourdonnement continu. A les subir, on devient semblable à un chef d’orchestre qui brandirait désespérément son bâton sur la tête de musiciens toqués. Les uns raclent une valse, les autres trombonnent une marche héroïque, tandis que les camarades pépient une berceuse nonchalante dans leurs flûtes et que la grosse caisse déchaîne sur le tout son tonnerre absurde, ponctué par le rire aigre des cymbales.

On s’entête à obtenir le silence ou à donner à cette cacophonie l’unisson d’un hymne grégorien. — On n’arrive qu’à augmenter le tumulte…

Je connais très intimement quelqu’un qui, naguère, s’exaspérait lorsque les distractions bouleversaient de la sorte son âme éprise d’oraison.

Il s’agitait, s’énervait, se reprochait son manque de ferveur puis se courrouçait et contre lui-même et contre l’ambiance qui, croyait-il, le faisait divaguer d’une manière aussi ridicule. Aussitôt le diable intervenait pour augmenter son désordre intérieur puis se frottait les mains, heureux de l’avoir fait manquer à la vertu de patience et de l’empêcher de prier.

Il alla conter sa peine à un bon moine qui lui répondit : — Du moment que vous vous affligez de ce défaut de recueillement, vous ne péchez pas puisque votre volonté n’y entre pour rien. Où la faute commence c’est lorsque vous vous en irritez. D’ailleurs, outre que vous faites ainsi le jeu de l’Adversaire, vous remarquerez que plus vous vous tracassez à cause de ces distractions, plus elles augmentent. Offrez-les à Dieu comme une tribulation et priez-le, avec calme, de vous en délivrer. Enfin n’oubliez pas que tout le monde souffre des distractions, même les Saints. Vous savez que Sainte Térèse rapporte qu’il lui advint de passer tout un office sans pouvoir fixer une minute son attention[2]. Elle ajoute qu’elle ne connaît pas de remède immédiat et qu’on doit se résigner à cette épreuve en attendant que Dieu vous l’enlève. Si vous persistiez à recourir aux moyens violents pour écarter les distractions, vous vous fatigueriez l’esprit et vous courriez le risque de tomber dans le découragement. Donc, de la douceur. Répétez-vous cette phrase de l’Évangile : « Apprenez de moi, dit Jésus, que je suis doux et humble de cœur et vous trouverez le repos dans vos âmes. Et allez en paix en méditant ce précepte.

[2] « Pendant plusieurs années, j’ai souffert de ne pouvoir fixer mon esprit durant le temps de l’oraison. » Sainte Térèse : Chemin de la perfection, ch. XXVIII.

Le bouillonnant individu comprit la leçon. Aujourd’hui, quand le tintamarre des distractions s’élève en lui, il applique le conseil du moine. Il y a gagné que la tentation d’impatience est devenue beaucoup moins fréquente[3]

[3] Voici un texte de Tauler où la conduite à tenir vis-à-vis des distractions est également indiquée sous une image frappante : « Quand cet orage s’élève dans notre âme, conduisons-nous comme on le fait quand il pleut à verse ou qu’il grêle. On se réfugie vite sous un toit jusqu’à ce que la tempête ait passé. De même si nous sentons que nous ne désirons que Dieu et que pourtant l’angoisse nous saisisse, supportons-nous avec patience dans l’attente calme de Dieu. Restons tranquillement sous le toit du bon plaisir divin… (Sermon pour la fête de la Pentecôte).

Au surplus, quand on y réfléchit, on découvre que Dieu ne nous demande qu’un effort sincère. Une oraison pleine de distractions involontaires présente à ses regards tout autant de mérite qu’une oraison très recueillie. Puis l’âme peut profiter de cette épreuve pour y apprendre sa fragilité, pour y apprendre aussi à persévérer dans la prière même lorsque l’imagination refuse de se plier au devoir. Car c’est un axiome fondamental de la mystique que l’imagination forme le défilé favori du diable. Neuf fois sur dix, c’est par elle qu’il débouche dans notre âme.

En d’autres occasions, le Mauvais, n’ayant pas réussi à nous troubler par des attaques directes, tente un mouvement tournant. Sachant combien nous sommes portés à nous juger d’une façon favorable dès que nous avons fait quelque effort pour vivre en Dieu, il nous insinue que nous sommes devenus des espèces de saints qui, par leur zèle et leur exactitude dans les pratiques de la religion, acquièrent le droit de se relâcher un peu et de recenser, avec complaisance, les mérites dont ils s’imaginent être désormais nantis.

Tentation sournoise et d’autant plus dangereuse qu’elle flatte notre amour-propre. Ah ! comme nous prenons alors plaisir à passer en revue les soi-disant perfections de notre âme, comme nous nous attribuons le bien que Dieu fit en nous, comme nous arrosons, d’une main prodigue, la fleur luxuriante de notre orgueil ! Bientôt, pareils à l’âne chargé de reliques de la fable, nous nous pavanons parmi les fidèles et nous toisons, avec une pitié dédaigneuse, ces pauvres dévots dont l’humble prière nous semble un balbutiement informe si nous le comparons au degré d’oraison sublime où nous nous croyons parvenus.

Ce stupide contentement de nous-mêmes et la fausse sécurité qui en résulte nous mèneraient vite à l’oubli des grâces reçues et à la négligence de nos devoirs religieux. Nous ne tarderions pas à nous dire : — A quoi bon l’assistance quotidienne à la messe, la communion fréquente, les longues prières du soir et du matin ? Cette discipline pouvait me servir au temps où j’avais besoin de lutter contre les tentations vulgaires. Mais maintenant que je suis sûr de moi, pourquoi ne pas réduire et simplifier mes exercices ? La satisfaction intime que j’éprouve me démontre que Dieu ne me demande plus qu’une déférence tacite qu’il m’est superflu de manifester par des actes.

Le Diable frétillerait de joie si l’on en arrivait à ce point de suffisance vaniteuse, car il aurait obtenu un double résultat : nous écarter de Notre-Seigneur par l’inconstance à l’égard de la Sainte Eucharistie et, en corollaire, nous aveugler sur le péril de cette tentation d’orgueil dont il nous empoisonna l’esprit.

Mais Dieu veille. Avant que cette crise de pharisaïsme ait totalement boursouflé notre âme, Il nous envoie quelque épreuve cinglante qui nous éclaire en nous montrant le néant que nous serions sous sa miséricorde. C’est une maladie qui nous oblige de recourir à la charité de ce prochain dont nous nous croyions hier le supérieur. Remède encore plus efficace, c’est quelque lourde humiliation qui tombe sur nous comme un coup de trique et qui nous fait choir dans la posture convenable : le nez à terre et l’âme en sang.

Alors la lèpre d’orgueil se détache et tombe en écailles autour de nous. On comprend le peu qu’on valait. On déteste sa présomption. Tout meurtri de la tribulation salutaire dont on vient d’être favorisé, on s’efforce de regagner le terrain perdu pendant qu’on se plaisait à soi-même. On aspire à mériter, de nouveau, l’amour de Notre Seigneur et, pour commencer, on file, quatre à quatre, au confessionnal.

En effet, nous confesser, c’est le seul moyen que nous possédions de nous nettoyer l’âme des épluchures que les tentations y projettent. Même si l’on n’y a pas consenti formellement, même si l’on n’a guère mis de complaisance à les envisager, il est bon d’effacer le plus tôt possible les taches dont elles nous maculèrent.

C’est que lorsqu’on eut l’imagination et la volonté longuement sollicitées par la tentation, on devient semblable au chauffeur qui arrive à l’étape après une course de plusieurs centaines de kilomètres en auto. Les poussières et les fanges des pays qu’il traversa le couvrent d’un enduit bariolé dont une douche copieuse parviendra seule à le délivrer. Il se sent mal à l’aise ; il respire avec peine tant que de larges ablutions ne l’ont point rendu net. Ainsi de la confession : elle débarbouille notre âme des corpuscules diaboliques dont la tentation l’encombra pour paralyser en elle les mouvements de la grâce.

Mais parfois, et surtout lorsque nous sommes encore mal guéris de notre orgueil, on se résout difficilement à user du remède. Afin de maintenir son emprise, le Diable nous suggère toute une kyrielle de sophismes.

En veut-on quelques-uns ? Voici.

— Après tout, se dit-on, maintenant que les choses sont allées aussi loin, pourquoi ne pas céder à la tentation ? Quand je lui aurai obéi, les images dont elle m’obsède s’effaceront et j’aurai la paix. D’ailleurs, en esprit, je me suis complu à caresser leurs séductions. Et donc l’acte n’ajoutera pas grand’chose à mon péché.

Ou bien : — Mon confesseur est très occupé. J’aurais honte de le déranger pour de telles vétilles sur l’importance desquelles il se peut que je m’abuse. Je vais l’ennuyer sans motif. Et à quoi servirait de lui soumettre ces piètres rêveries ?

Ou encore : — J’ai bien le temps ; il n’y a pas de raison pour ne pas attendre le jour où j’ai l’habitude de me confesser.

Dans le premier cas, c’est une malice très virulente qui nous incite à la chute puisque nous savons, par expérience, que si nous cédons à la tentation, notre penchant à mal faire, loin de s’apaiser, se fortifiera par notre défaillance et que bientôt, il réclamera, de façon plus impérieuse, des satisfactions nouvelles. En outre, c’est nous mentir à nous-mêmes que de prétendre qu’il n’est guère plus grave d’accomplir une faute que de penser à la commettre. En effet, nous n’ignorons pas qu’il y a une certaine différence centre le fait d’avoir envie de se vautrer dans la crotte et celui de s’y rouler réellement.

Dans les deux autres cas, c’est notre amour-propre, c’est-à-dire notre ennemi le plus intime qui nous leurre. Toutes les échappatoires, tous les subterfuges lui sont bons pour retarder le moment de s’humilier par un aveu. Or, nous ne savons si ces hantises tentatrices que nous considérons comme des vétilles ne sont pas, au contraire, les indices d’un état d’âme fort inquiétant. Il n’y a que le confesseur qui ait grâce d’état pour en décider. Quant à l’objection qu’on ne veut pas le déranger, elle ne tient pas debout. Un prêtre, conscient de son devoir, se gardera bien d’invoquer ses occupations pour refuser son assistance au pénitent qui vient lui confier son trouble.

Quant à la ruse dilatoire qui consiste à se dire : — J’ai bien le temps, elle est des plus piteuses. Pour reprendre la comparaison posée plus haut, c’est comme si le chauffeur, plein de poussière, déclarait ceci : — Il est vrai que je suis fort sale ; mais comme c’est aujourd’hui lundi et que j’ai l’habitude de prendre un bain le samedi, j’attendrai jusqu’à la fin de la semaine pour me nettoyer.

Si l’on demeurait de sang-froid, de telles réfutations des sophismes du Mauvais s’imposeraient d’elles-mêmes. Nous n’hésiterions pas à recourir, sans tergiverser davantage, au médecin de l’âme. Mais il arrive que la persistance de la tentation nous bouleverse si fort que nous ne parvenons pas à prendre notre parti. Un dialogue effarant s’engage en nous. Notre bon Ange nous dit : — Hâte-toi de te blanchir. Le Diable nous souffle : — Reste noir, c’est bien plus commode…

Quand on en vient au paroxysme de ce conflit, il n’y a qu’une ressource : se réfugier éperdument dans la prière, et dans la prière à la Sainte Vierge. Elle sait si bien la Bonne Mère que, sans son aide toute-puissante, nous ne parviendrions jamais à nous tirer du marécage où nous barbotons. Il faut lui crier avec une confiance toute enfantine : — Maman, au secours, Maman j’ai mal et je péris si vous ne me tendez la main !

Aussitôt, Elle nous désembourbe et Elle met en fuite le vieux serpent qui retourne se tapir, en grinçant des crocs, dans ses ténèbres.

Alors l’esprit se calme et rentre dans la voie saine de l’humilité et de la vraie contrition. Les velléités de révolte s’effacent comme les fantômes de la nuit au lever de l’aurore. On n’a plus qu’un désir : se purifier. Et tandis que s’aplanissent les dernières houles de la tempête, on se résout à se confesser en se récitant les beaux vers de Verlaine :

Vous voilà, vous voilà, pauvres bonnes pensées :
L’espoir qu’il faut, regret des grâces dépensées,
Douceur de cœur avec sévérité d’esprit
Et cette vigilance et le calme prescrit
Et toutes ! Mais encor lentes, bien éveillées,
Bien d’aplomb, mais encor timides, débrouillées
A peine du lourd rêve et de la tiède nuit[4]

[4] Sagesse. Il faut recommander ce livre de foi brûlante, ne fut-ce que pour l’opposer aux rhapsodies, empruntées à d’impardonnables mirlitons, qui encombrent de leurs réclames la presse catholique.

Certes, le bien-être moral, et même physique, qui résulte d’une bonne confession vaudrait à lui seul qu’on n’hésite pas à recourir, dès le pressentiment d’un péril, au sacrement de pénitence. Mais la joie de se remettre en état de grâce se double si l’on prend conscience que par là, on redevient le coopérateur de Jésus-Christ.

Oui, le coopérateur : car ne formons-nous pas, nous chrétiens, le corps mystique dont le Sauveur est la tête ? C’est, je crois, dans ce sens qu’on peut entendre le verset de saint Paul : « Comme le corps n’est qu’un, quoiqu’il ait plusieurs membres, et que tous les membres de ce seul corps, quoiqu’ils soient plusieurs, ne forment qu’un corps, il en est de même de Jésus-Christ. »

Si donc, en pensée, en parole ou en action, nous avons manqué à l’Esprit que ce Chef adorable fait circuler en nous, par sa Grâce, comme un arbre fait circuler la sève dans ses branches, nos œuvres ne nous sanctifient plus. C’est en vain que nous multiplions les élans de notre foi, notre prière ne s’élève pas vers le ciel. Nous voudrions qu’elle monte comme une alouette au zénith accueillant et voici qu’elle rampe dans les sillons comme un ver de terre.

On ne saurait demeurer dans un pareil état d’inertie vagissante, car on se désole trop de sentir l’harmonie rompue entre le Sauveur et nous. Du jour où la notion nous est acquise qu’en enfreignant, ne fut-ce que par la pensée, les préceptes de Notre-Seigneur, nous le faisons souffrir comme le corps souffre de la blessure qui lèse un de ses membres, nous ne pouvons plus supporter une aussi énorme iniquité. Nous avons hâte de récupérer, par l’absolution et la pénitence, notre intégrité afin de revêtir de nouveau la robe blanche des serviteurs zélés qui obéissent à Jésus avec le même empressement que chez un homme sain, les organes mettent à obéir au cerveau qui les dirige. Ah ! sentir, d’une façon vivante et permanente, cette communion entre notre Rédempteur et nous, comprendre qu’en gardant la souillure du moindre péché nous le blessons dans son amour, c’est la plus grande grâce qui puisse nous être accordée…

C’est pourquoi le pauvre converti que les tentations tourmentent fera bien de ne pas les laisser s’engraver dans son âme. Sans ergoter avec son amour-propre, sans écouter le démon qui lui souffle des conseils de négligence et d’atermoiement, il ira au confesseur afin d’être délivré des voix insidieuses qui le poussent à méfaire. Et, chemin faisant, il rendra témoignage à la vérité en s’excitant à la contrition par quelque prière de ce genre :

Seigneur, au jardin des Olives, tandis que tu agonisais et que tu suais du sang pour mes péchés, mes yeux, plein de paresse, se sont clos et j’ai dormi plutôt que de prier avec toi.

Seigneur, pendant que les verges te meurtrissaient, mes mains cueillaient, dans la forêt ardente de la luxure, des baguettes flexibles pour remplacer celles que tes bourreaux avaient brisées sur toi.

Seigneur, à la minute même où l’on te couronnait d’épines, mes pieds me portaient au temple de la vaine gloire pour que mon orgueil y quémandât un diadème d’or et de pierreries.

Seigneur, pendant que tu ployais sous ta croix dans le chemin du Calvaire, je détournais lâchement la tête pour ne pas m’apitoyer sur ta souffrance et je prêtais une oreille complaisante aux sarcasmes de la populace qui t’outrageait.

Seigneur, quand on t’a crucifié, j’ai fourni le marteau pour enfoncer les clous, j’ai mis du fiel sur l’éponge, j’ai appuyé sur la hampe de la lance pour qu’elle te perçât le cœur de part en part ; comme tu mettais trop longtemps à mourir, l’impatience me dessécha la bouche et j’ai bu le vin de la colère dans une coupe tachée de ton sang ; comme l’odeur de tes plaies et de ta fièvre incommodait mes narines, j’ai reniflé des parfums rares dans des fioles de cristal.

Je t’ai renié par tous mes sens, par toutes mes pensées, par tous mes désirs, par tous mes actes… et maintenant que tu ruisselles de larmes et d’ordures à cause de mes fautes, je comprends que je ne puis vivre qu’en toi, et je suis infiniment misérable.

Au nom de ta Mère immaculée, au nom de l’Archange flamboyant, au nom de ton Précurseur, au nom de tous les Saints qui t’aiment et t’assistent durant la Passion perpétuelle que mes péchés t’infligent, aie pitié de moi. Pardonne-moi, car je me repens, purifie-moi, car je suis couvert de taches. Rends-moi ta Grâce afin que, désormais, je veille avec toi sous les oliviers, afin que je dompte, sous les verges qui te frappent, ma sensualité, afin que je lacère mon orgueil aux épines de ta couronne, afin que je t’aide à porter ta croix comme tu m’aideras à porter la mienne, afin que je meure d’amour à ta droite et que j’entre au paradis avec le bon Larron.

Ah ! cette oraison si elle est dite d’un cœur qui ne veut plus faire souffrir Jésus-Christ, prépare merveilleusement à la confession.

L’absolution reçue, la vertu du Sacrement est telle qu’on se sent l’âme semblable à un champ de roses après une de ces pluies tièdes de printemps que le soleil léger nuance d’arc-en-ciel.

Le cœur dégagé, les regards limpides et rajeunis, alerte en sa vigueur nouvelle et lavé à fond, le chauffeur remonte dans l’auto de la vie quotidienne. Armé contre les tentations futures par la Grâce reconquise, il ne court pas trop de risques à se lancer, en quatrième vitesse, sur la route de son salut.

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