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Sous l'Étoile du Matin

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V
L’ARIDITÉ

Il est, dans la vie intérieure, des périodes où l’âme se sent tout heureuse. L’oraison, la méditation, l’assistance aux offices, les sacrements la pénètrent de félicité. La Grâce la soulève et l’emporte dans des espaces de lumière. Nul acte ne lui coûte qui la rapproche de Dieu. Ailée, souple, agile, elle vole éperdument vers les sommets, comme une alouette qu’enivre le renouveau.

Avec quelle ampleur on savoure alors la joie de ne plus toucher terre et de reconnaître en soi, autour de soi, la présence divine. Les bruits du monde ne vous parviennent plus que comme de sourdes rumeurs qui s’étouffent dans du brouillard. C’est en vain que les hommes se démènent pour le régal de leurs passions, ils apparaissent semblables à des ombres confuses esquissant de vagues gestes sur un paravent grisâtre. Le spectacle et la fête sont autre part : au seuil du cœur inondé d’amour de Jésus-Christ. Et l’âme qui sait qu’elle tombera bientôt dans ce foyer, comme une comète dans le soleil, s’épanouit d’allégresse radieuse au seul pressentiment de sa transfiguration auprès de l’adorable Essence.

Ah ! si l’on pouvait évoluer toujours dans cette atmosphère brûlante où surabondent les grâces sensibles !…

Dieu ne le permet pas. Il veut que nous méritions notre salut par la souffrance. Lorsqu’il nous octroie, de la sorte, un avant-goût de la béatitude, c’est afin que nous nous donnions entièrement à Lui. C’est afin que le souvenir de sa Face entrevue nous soit un réservoir d’énergie où nous puiserons pour le reconquérir lorsqu’il lui plaira de paraître se dérober.

Éclipse nécessaire mais combien douloureuse ! Tout à l’heure, l’âme était pareille à une futaie par un beau temps de la mi-été ! Ses frondaisons de prières s’imprégnaient d’or fluide. Le ciel bleu riait aux interstices des feuilles. Des ombres fraîches et veloutées couraient sur le gazon. La musique câline du vent se mêlait au murmure roucouleur des sources.

Maintenant la futaie s’effrite : il n’y a plus qu’un pauvre arbre dépouillé enfonçant ses racines maigres dans un sol sec et plein de silex. Toute clarté meurt au ciel couleur de plomb d’où ne descendent que des souffles âpres qui tordent, en un cliquetis désolé, les branches noires et nues. Parce qu’on ne sent plus couler les eaux vives de la Grâce, l’aridité s’empare de l’âme pour en faire une solitude qu’une nuit très obscure envahit tout entière…

Quelqu’un qui connaît cet état de sécheresse glacée où il semble que Dieu nous abandonne totalement décrit ainsi ses souffrances : — J’étais entré dans une chapelle de Carmélites pour y adorer le Saint-Sacrement. D’habitude, à peine m’étais-je agenouillé qu’un élan de ferveur m’emportait vers Jésus. Je me sentais tout de suite en familiarité avec Lui. Je lui disais ma tendresse. Et aussitôt, un flot d’amour, irradié du tabernacle, venait à la rencontre de mon âme pour la submerger et l’emporter dans l’infini du ravissement.

Mais ce jour-là, rien de pareil ne se produisit. Mon âme était inerte, comme engourdie dans une somnolence invincible. Elle demeura muette. En même temps, nul réconfort ne me vint de l’autel. On aurait dit que Notre-Seigneur s’était éloigné, laissant le ciboire vide. Moi qui étais accoutumé à sa présence, je me sentis soudain affreusement seul et je compris que j’allais pâtir.

Peu après je crus découvrir que Jésus se tenait à une distance inouïe au-dessus de moi. Entre la hauteur où il s’était retiré et l’habitacle misérable où je grelottais d’angoisse, il y avait des épaisseurs accumulées de ténèbres.

Je ne sais comment exprimer cela. L’encre gèlerait dans la plume avant qu’on trouve les mots pour rendre cette sensation d’être séparé de Dieu par un abîme dont aucun calcul ne pourrait chiffrer l’étendue. Supposez un homme descendu au fond d’un puits creusé à plusieurs centaines de mètres sous la terre. Il n’a pas d’espoir de remonter jamais à la surface. Tout ce qu’il découvre, en levant les yeux vers l’orifice, c’est une petite étoile piquée, comme une tête d’épingle, au plus noir du ciel horriblement lointain. Et son scintillement presque imperceptible va en diminuant à mesure qu’il la dévore du regard.

Bien que trop faible, cette image peut donner une idée approximative de mon isolement et de ma détresse quand j’eus acquis la conviction que Jésus m’avait quitté.

Durant les semaines qui suivirent, ce sentiment d’abandon s’aggrava de peines presque intolérables. Mon âme restait sèche, froide, immobile comme le lit d’une rivière tarie en décembre. Elle était, pour ainsi dire, la terra invia et inaquosa du Psalmiste. J’éprouvais de la fatigue et de l’ennui à prier. Formuler des actes de foi, d’espérance, de charité, de contrition m’était insipide. A la messe quotidienne, je ne m’unissais que d’une façon toute machinale aux demandes et aux oblations du Sacrifice. Du commencement à la fin, je me répétais : « O Dieu, puisque tu es ma force, pourquoi m’as-tu repoussé ? » Puis je pleurais, la figure enfouie dans mes mains. Quand je communiais, mon cœur, naguère plein d’effusion reconnaissante au contact de son Sauveur, restait plus pétrifié qu’un coquillage fossile dans un bloc de grès. Mon âme gisait, presque morte. Était-ce donc que je n’aimais plus Dieu ? J’étais sûr du contraire, car je distinguais bien que c’était seulement à cause de son absence de moi que je souffrais si fort. Aussi, je passais les heures dans l’attente anxieuse de quelque chose qui aurait dû arriver et qui n’arrivait pas. En proie à une langueur fébrile, je me répétais :

— Est-ce pour toujours, ô mon Dieu, que vous m’avez abandonné ?

A la longue, je finis par me répondre :

— Après tout, il est le Maître. Qu’il ne m’aime plus, c’est son droit, mais il ne m’empêchera pas de l’aimer quand même.

A force de me le redire, l’idée me naquit que cette constance dans l’abnégation et cette volonté d’amour désintéressé, c’était justement ce que Dieu exigeait de moi. Une lumière me vint également par cette phrase de l’Imitation : « Plus un homme avance dans la vie spirituelle, plus il se trouve surchargé de croix parce que l’amour lui fait sentir la peine de son exil. »

Méditant sur ce texte et mettant en parallèle mes joies d’hier avec mes afflictions d’aujourd’hui, je compris enfin ceci : Au début de nos progrès dans la voie étroite, Dieu nous prodigue des consolations manifestes, des grâces presque palpables pour nous stimuler à la vertu. Il nous soutient sous les aisselles comme un père qui apprend à marcher son enfant. Quand il nous juge assez forts pour avancer d’un pas plus assuré, il retire sa main et se cache. Mais son regard plein de sollicitude ne cesse de nous suivre. Nous croyons qu’il est parti très loin et jamais il n’a été aussi près de nous. Seulement, nous n’en avons plus conscience, et de là, notre désolation.

Pour moi, dès que j’eus saisi que cette épreuve marquait le passage entre deux degrés de la vie spirituelle, celui qui se présentait étant plus élevé que celui dont je m’attardais à regretter l’assise, je résolus d’attendre avec patience, le bon plaisir de Dieu. J’en fus largement récompensé par la suite car à cette nuit des sens que je venais de traverser succéda une aurore où je reçus des grâces d’ordre intellectuel qui me rendirent toujours plus amoureux de la Croix…

On ne saurait ajouter grand’chose à cette description si précise de l’état d’aridité, de ses causes et de ses effets. Je soulignerai seulement que lorsqu’il le produit en nous, Dieu nous fait une grande faveur, puisqu’il manifeste par là son dessein de nous hausser de l’enfance spirituelle à l’âge viril de la foi.

Que nous continuions à prier, à communier à obéir aux commandements de Dieu et de sa sainte Église, pendant toute la durée de l’épreuve, sans retirer aucun fruit sensible de notre fidélité, c’est un grand signe que nous ne sommes pas abandonnés. Je sais bien que cette péripétie est affreusement pénible à supporter. On aime tant Notre-Seigneur ; on s’est fait une si suave habitude de le voir nous tendre ses mains percées par les clous pour que nous les couvrions de baisers sanglotants et de larmes.

Or, voici qu’il les retire et que nos lèvres s’écorchent sur les aspérités d’un mur de granit !

Mais patience : l’épreuve victorieusement subie, on entre dans des régions de haute lumière auprès desquelles les pays qu’on traversa jadis et qu’on trouvait si beaux ne nous apparaissent plus que comme des brumes polaires.

Et, au surplus, pauvres boiteux, qui clopinons sur les routes inférieures, n’avons-nous pas l’exemple des Saints qui marchent, à grands pas héroïques, dans les voies les plus élevées de la sécheresse et de la déréliction ?

Au début de sa vocation, la Bienheureuse Marguerite-Marie subit une épreuve de ce genre. Mais elle obéit à sa maîtresse des novices qui lui disait : « Tenez-vous devant Dieu comme une toile d’attente devant un peintre. »

Efforçons-nous donc de l’imiter.

Ou encore appliquons-nous ces paroles de saint François de Sales. Évoquant l’exemple de sainte Madeleine qui pleure au pied de la croix, tandis que les ténèbres couvrent la terre, il dit : « Oh ! qu’elle devait être mortifiée de ne plus voir son cher Seigneur ! Elle se relevait sur ses pieds, fichait ardemment ses yeux sur lui, mais elle ne voyait qu’une certaine blancheur pâle et confuse. Elle était néanmoins aussi près de lui qu’auparavant… »

Ainsi, attendons l’heure de Dieu : elle finit toujours par sonner. Et enfin n’oublions pas qu’il se tient sans cesse à côté de nous, même et surtout lorsque, perdus dans la nuit nécessaire à quiconque progresse vers Lui, nous ne sentons plus son adorable présence.

NOTES

On pourrait multiplier les textes où l’état d’aridité fut décrit, bien mieux que je ne saurais le faire, avec toutes ses souffrances et ses angoisses. Saint Jean de la Croix dans son livre : la Nuit obscure et dans sa Montée du Carmel l’analyse en des termes d’une puissance merveilleuse.

Sainte Catherine de Gênes en parle également dans son Traité du Purgatoire, d’après son expérience personnelle. En voici un passage des plus caractéristiques : « Dieu forme autour de mon intérieur comme un siège qui le sépare et l’isole de tout, en sorte que toutes les choses qui jadis procuraient quelque rafraîchissement à ma vie spirituelle m’ont été peu à peu enlevées. Maintenant que j’en suis privée, je reconnais que j’y avais cherché une pâture et un soutien trop naturels… En même temps, la peine que me fait éprouver le retard de mon union avec Dieu devient de plus en plus intolérable. »

Sainte Angèle de Foligno, dans le livre de ses Visions et Instructions, précise combien l’âme se trouve près de Dieu durant les heures même où elle se croit le plus délaissée. Elle dit : « Un père qui aime beaucoup son fils lui donne avec mesure les aliments. Il mêle de l’eau à son vin. Ainsi de Dieu : il mêle les tribulations aux joies et dans la tribulation, c’est encore lui qui nous tient. S’il ne la tenait pas, l’âme s’abandonnerait et tomberait en défaillance. Au moment où elle se croit abandonnée, elle est aimée plus qu’à l’ordinaire. »

Sainte Térèse recommande l’espoir et la patience : « Cette peine est très grande, je l’avoue ; mais si nous supplions avec humilité Notre-Seigneur de la faire cesser, croyez qu’il exaucera nos vœux. Dans sa bonté infinie, il ne pourra se résoudre à nous laisser ainsi seuls et il voudra nous tenir compagnie. Si nous ne pouvons obtenir ce bonheur en un an, travaillons pendant plusieurs et ne regrettons pas un temps si bien employé. Point d’obstacle invincible dans une si sainte entreprise. Ainsi, courage, je le répète. » Chemin de la Perfection, ch. XXVII.

Même si l’épreuve se prolonge durant des années, elle finit toujours par des faveurs de l’ordre le plus élevé. Dans son livre si substantiel : Les Grâces d’oraison, le Père Poulain cite ce cas : « On a un exemple remarquable des lenteurs de Dieu dans la vie d’une carmélite française, morte au commencement du siècle actuel. Elle entra en religion à l’âge de trente ans, et pendant quarante-deux ans ne fit que se débattre contre les épreuves intérieures les plus dures, luttant sans trêve, sans aucun adoucissement, vivant de la foi aveugle et nue. Soudain, à soixante-douze ans, elle fut élevée à des grâces extraordinaires. Elle trouva le ciel sur la terre et disait : — Je ne crois plus, je vois. Il en fut ainsi jusqu’à sa mort, arrivée onze ans plus tard. »

Voici une petite paraphrase du psaume 62. Je la composai pour me la réciter pendant les jours d’aridité. Elle ne vaut pas grand’chose. Mais enfin j’y trouvai un peu de consolation ; et j’espère qu’elle pourra en procurer à quelques-uns.

O Seigneur, Seigneur Jésus, voici une nouvelle aurore qui se lève, et mon âme demeure altérée de toi. Mon corps aussi a soif de sentir ta divine présence lorsque je reçois ton Eucharistie.

Mais tu te caches. C’est pourquoi, privé de toi, j’erre dans une lande aride où il n’y a pas de route qui mène au palais de tes consolations, où il n’y a pas de source pour offrir à ma langueur les flots étoilés de ton amour.

Le cœur pesant, l’âme pareille à cette solitude pierreuse, j’entre dans ton temple et je m’agenouille, plus faible et plus morne qu’un infirme. Et tu ne viens pas !…

Or, je donnerais cent fois ma vie pour sentir de nouveau ta présence miséricordieuse, car ta miséricorde vaut mieux que toutes les vies.

Reviens, Seigneur, afin que l’eau fraîche de ta grâce les ayant humectées, mes lèvres soient infatigables à te louer, pour que mes mains se joignent et s’élèvent en signe d’allégresse, spontanément, dès qu’on prononcera ton Nom.

Reviens Seigneur, sois le pain vivifiant de mon âme pour que mes lèvres et tout moi ne soyons qu’un frémissement d’adoration.

Reviens, Seigneur, fais que, même la nuit, quand je veille, anxieux, sur ma couche d’insomnie, ta présence me soit toujours évidente. Fais que, dès le jour levant, j’éprouve de l’allégresse à méditer tes splendeurs et tes bienfaits.

Souviens-toi que, par ton ordre, mon Ange gardien m’a défendu contre le prince de malice qui voulait attirer mon âme dans ses ténèbres perpétuelles.

Souviens-toi que dans le désert torride où tu m’abandonnes, je me suis abrité à l’ombre des ailes de mon Ange et que, pour me rapprocher, de toi, je l’ai suivi pas à pas.

Alors mon âme était accablée de tristesse ; mais elle se tenait dans l’espérance de te retrouver un jour.

Souvent, parce que j’ai cru en Toi seul, tu m’as souri à la minute même où je m’estimais le plus délaissé. Il me semblait que tu étais très loin et voici que tu étais tout près et que ton souffle me caressait soudain le front.

Eh bien, Seigneur, rappelle-toi tes bontés et daigne, par cette mémoire, abréger mon épreuve.

Ou, s’il est dans les desseins de ta sagesse, qu’elle se prolonge, ne permets pas que le découragement m’assaille. Ne laisse pas l’esprit d’amertume profiter de ma faiblesse pour m’endurcir à son image.

Qu’il échoue contre ma prière, qu’il prenne la fuite comme une poule traquée par un renard. Ou que ton Archange saint Michel l’écarte d’un flamboiement de son glaive. Et que le vent de l’épée lui ferme la bouche quand il voudra le maudire.

Mais plutôt, Seigneur, reviens bien vite. Fais de mon âme desséchée un jardin où sous la pluie suave de ta Grâce, les bonnes pensées fleurissent, odorantes comme des résédas, éclatantes comme des capucines, tressaillantes de ton amour, comme le feuillage des saules.

Et que la Sainte Vierge, douce jardinière, daigne cultiver les pauvres fleurs que je t’offrirai pour que tu les enlaces à ta couronne d’épines.

Ainsi-soit-il.

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