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Sous l'Étoile du Matin

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IX
UNE JOURNÉE D’ORAISON

Jucundus homo qui miseretur et commodat, disponet sermones suos in judicio : quia in aeternum non commovebitur.

Psaume 111.

Ceci est un reportage. J’eus naguère la bonne fortune de rencontrer à Lourdes un homme qui, outre qu’il communiait tous les jours, passait environ seize heures sur vingt-quatre à prier.

Il portait une cinquantaine d’années. Il était fort laid : brèche-dents, de grosses lèvres violettes, un nez camus, une barbe en broussaille d’un gris sale, un teint jaune et criblé, par surcroît, de taches de rousseur, de petits yeux obliques, assez pareils à des pépins de pomme, de grosses mains rouges, les membres mal équarris, le dos voûté.

Or, dès qu’on lui avait parlé, cet ensemble malgracieux, on ne le voyait plus. On était charmé par l’éclat très doux des prunelles où veillait une âme d’une indicible pureté : c’était le regard d’un enfant pieux après sa première communion. Sa voix calme, aux intonations musicales, pacifiait, comme un dictame, les esprits troublés. Il était bien difficile à quiconque causait un peu longuement avec lui de ne pas se sentir excité à une dévotion plus fervente que celle dont il avait coutume.

De petites rentes, administrées avec économie, lui permettaient des séjours prolongés auprès des différents sanctuaires où la Sainte Vierge se manifeste par des miracles, car il professait pour Elle un culte spécial. Tantôt il résidait à Lourdes, tantôt à Lorette, tantôt à Pontmain. Il avait gravi cinq fois la montagne de la Salette. Il avait visité une fois la Terre Sainte.

D’habitude, il demeurait fort silencieux. Mais lorsqu’il lui fallait dialoguer, il le faisait avec enjouement et mesure. Jamais personne ne lui entendit articuler une phrase qui impliquât la moindre critique du prochain.

Sans doute parce qu’il devinait en moi une âme encline à la tiédeur, aux imaginations turbulentes et aux bavardages superflus, — quand il me rencontrait, il ne manquait pas de m’adresser quelques mots dont le sens, parfois mystérieux, prenait, à la réflexion, des profondeurs extraordinaires.

Encouragé par cette bienveillance et désireux d’apprendre comment il faisait pour vivre dans l’oraison perpétuelle, je lui demandai, à l’une de nos entrevues, de vouloir bien me détailler l’emploi d’une de ses journées.

Tout d’abord il s’en défendit. Il me répétait, avec une expression d’humilité que je ne saurais oublier : — Vermis sum, vermis sum !…

J’insistai si fort, en lui représentant que le pauvre caillou brisé avait besoin de cet enseignement comme d’une aumône, qu’il finit par y consentir.

Son discours me fit tant de bien que je décidai de l’écrire sitôt rentré chez moi. Ce sont donc ses propres dires, notés aussi exactement que possible, qu’on lira ci-dessous.

Si, par hasard, ce livre lui tombe sous les yeux, j’espère qu’il me pardonnera mon indiscrétion en considérant que, sans trahir l’incognito où il s’efface, j’ai voulu édifier — par répercussion — quelques âmes éprises de vie intérieure.

— Du jour, me dit-il, où mon bon ange m’inspira la pensée de vivre pour Dieu, je résolus de régler ma vie de façon à ce que la plus grande partie de mon temps fût employée à l’oraison.

La chose m’était facile : je n’ai point d’occupations astreignantes. En outre, prier, constitue pour moi un véritable besoin. Et voyez, comme Dieu est bon : me vérifiant inapte aux œuvres pratiques, il n’a pas voulu que je fusse le serviteur qui enfouit le talent confié par le maître. Il m’a dirigé dans la voie où je pouvais le servir selon mes pauvres facultés. Gloire à Lui seul !

Voici donc mon « tableau de travail » puisque vous croyez qu’il peut vous être utile de le connaître. Mais ne vous attendez à rien d’extraordinaire. Je prévois que vous serez désappointé et que vous estimerez qu’il y a beaucoup d’âmes enclines à l’oraison pour faire mieux que moi.

Je pensais différemment ; mais je me gardai de le lui dire, crainte d’effaroucher son humilité.

Il se recueillit quelques instants puis continua : — Ce que je fais tout d’abord, en me réveillant, mes prières du matin une fois dites, c’est de méditer sur la charité à l’égard d’autrui.

Voici pourquoi : quand je vivais encore dans le monde, j’ai remarqué qu’une des principales causes des maux que les hommes s’infligent les uns aux autres, c’est l’esprit de dénigrement. Oubliant qu’on est soi-même un ensemble de difformités, on porte volontiers sur le voisin des jugements téméraires. On raille ses défauts ; sur un mot, sur un geste, on se dépêche de lui en attribuer d’inédits ; on médit sur ses travers, parfois plus apparents que réels ; s’il choppe, au lieu de l’aider à se relever, on dénonce hautement son faux pas. On prodigue les coups de langue sans réfléchir qu’une parole lancée à l’étourdi, répétée et déformée par d’autres, peut produire des péchés graves, des catastrophes — même des crimes.

Ah ! la langue !… Vous vous rappelez ce que saint Jacques en dit dans son Épître catholique : « La langue est, à la vérité, un petit membre, mais elle fait de grandes choses. Voyez combien il faut peu de feu pour embraser une grande forêt ! La langue aussi est un feu, un monde d’iniquité. La langue enflamme tout le cours de notre vie ; elle est elle-même enflammée par la Géhenne. »

Deux mobiles, également diaboliques, peuvent, je crois, expliquer ce penchant au manque de charité.

Ou bien en soulignant les fautes et les défauts d’autrui, nous cherchons une excuse à nos propres écarts. Oh ! nous ne nous l’avouons pas ; nous invoquons, au besoin, le respect des convenances ; nous déplorons le scandale. Mais si nous écoutions notre arrière-pensée, nous l’entendrions se formuler de la sorte : — Pourquoi ne commettrais-je pas tel acte puisque tant d’autres et notamment celui-ci le commettent !… Toutefois, je prendrai mes précautions pour que le monde n’en sache rien…

Là le pharisaïsme hypocrite se joint à la médisance — et c’est comme un égout qui se dissimulerait sous des lys.

Le second cas est plus fréquent : nous trouvons dans cette recherche et cette dénonciation des gibbosités d’autrui un motif tacite d’exalter notre propre rectitude devant le miroir complaisant de notre orgueil. Comme nous nous pavanons alors ! Comme la gloriole de nous-mêmes gonfle notre âme ! Comme nous oublions que si un mince fétu barre l’œil du prochain, un moellon formidable obstrue notre prunelle !

Le plus terrible, c’est que : quand la langue a dardé son venin, il devient presque impossible de guérir la brûlure qu’il a produite. Un dicton — que j’estime faux de toute fausseté, — promulgue : Les mots s’envolent, les écrits restent. Ce n’est pas vrai. Sans parler de la calomnie, qui est une horreur spécialement infernale, la médisance laisse presque toujours des traces. Toute parole dénigrante sur le compte d’autrui est recueillie. Elle donne des préventions contre celui que vous avez lésé. Parfois, des mois plus tard, il aura besoin d’être jugé sous son vrai jour. Mais alors il surgira quelqu’un pour le chagriner et lui nuire en rapportant votre jugement. Vous aurez causé des querelles et, de plus, vous vous serez fait un ennemi qui voudra se venger de vous. Qui profitera de ce trouble ? Le diable, enchanté de trouver l’occasion de nous induire à la colère, à la haine et à la violence, le diable qui cabriole, dans ses flammes, quand nous nous entredéchirons.

Il se tut une minute puis reprit en pâlissant : — J’ai, dans ma misérable vie passée, un souvenir de ce genre. Une phrase de moi, émise pour briller dans un salon, pour faire parade de cette verroterie suspecte que le monde appelle l’esprit, a causé la mort d’un homme… J’ai pleuré des larmes de sang pour cette meurtrière légèreté, j’en ai fait pénitence. Mais la mémoire m’en corrode toujours le cœur…

C’est pourquoi, chaque aurore, au réveil, je me hâte d’articuler cette prière : — Mon Dieu, accorde-moi la grâce du silence. Et si, aujourd’hui, je me trouve en péril de considérer autrui comme un crapaud, fais que je me souvienne tout de suite que je suis une vipère.

Voilà qui vous fait bonne bouche pour toute la journée, et d’abord pour se rendre à la messe.

La messe ! Qu’il est salubre à l’âme de suivre attentivement toute les péripéties de ce drame sublime. Je m’y efforce. Pourtant, il m’arrive quelquefois, sans que ma volonté y ait part, d’être saisi d’une sorte de ravissement à la minute même où Jésus va descendre sur l’autel. Quand viennent les paroles trois fois sacrées : A la veille de souffrir, Il prit le pain dans ses saintes et vénérables mains, je me mets à frissonner de contrition et d’amour ; mon âme se dresse comme pour s’échapper et courir se prosterner au pied de son Maître ; ensuite mes yeux se voilent. Je puis encore entrevoir le célébrant qui élève l’hostie ; mais après les choses sensibles s’effacent. Tandis qu’un calme souverain tient liées toutes les puissances de mon âme, il me semble voir se dérouler, hors du temps et de l’espace, un champ de fleurs d’un bleu plus profond que celui des abîmes de la mer, plus limpide que celui des ciels d’été. Toutes ces corolles ondulent sous une brise mystérieuse puis elles s’inclinent vers l’Agneau de Dieu qui gît, la gorge ouverte, au milieu du champ. Quelle est cette femme aux regards étoilés, qui sourit et qui pleure agenouillée auprès de la Victime ? — Ah ! je la connais : c’est la Sainte Vierge. Car il saigne, l’Agneau adorable et son sang rutile comme l’or rouge des soleils couchants.

Ce sang prodigué par l’Amour infini monte jusqu’à mes lèvres. Je m’en abreuve à longs traits. Il se répand dans mes veines ; et cette transfusion de mon Dieu en moi est d’une telle poignante douceur que je crois mourir de reconnaissance et du sentiment de mon indignité…

Je ne reviens à moi qu’après avoir reçu l’Eucharistie, sans m’être rendu compte que j’étais à la barre de communion. L’emprise de l’Agneau a été si complète que j’éprouve quelque peine à reprendre mes esprits…

La messe finie, j’ai coutume de me rendre à la Grotte. Il est salutaire, n’est-ce pas, d’aller ainsi puiser un surcroît de grâce sanctifiante à la source où la tendresse de Marie pour nous ruisselle intarissablement.

Après avoir prié Notre-Dame de Lourdes de nous assister, ceux qui me sont chers et moi, durant ce jour, je médite soit un verset de Magnificat soit une strophe de l’Ave maris Stella.

Hier, par exemple, je pris celle-ci : Monstra te esse matrem

Montre que tu es mère,
Qu’il accueille par toi nos prières
Celui qui, né pour nous,
Se voulut ton Enfant.

Quel appel merveilleux au cœur de la Madone dans ces quatre vers qui créent une fraternité entre Jésus et nous !

C’est comme si nous disions à la Vierge :

— Puisque vous êtes la mère de Jésus, puisque vous êtes notre mère adoptive, daignez souffrir avec nous, comme vous avez souffert avec votre Fils. Prenez notre croix et offrez-la-Lui afin qu’Il nous soulage, qu’Il nous pardonne, qu’Il nous guérisse du péché dont Vous fûtes exempte. O notre Mère nourricière, accordez le lait de la Grâce et de la miséricorde à vos pauvres enfants en Jésus…

Ayant prié, je quitte la Grotte et je reprends mon action de grâces en me promenant dans la campagne.

C’est si bon d’aller par les champs et sous les arbres en méditant cet amour de Dieu toujours plus avivé que nous vaut la sainte communion quotidienne ! Ce l’est à Lourdes surtout où, plus qu’ailleurs, il me semble, l’état de grâce vous fait une âme toute neuve.

Alors les objets qui frappent vos regards prennent un sens religieux : une branche de sureau qui se balance, comme un encensoir, une scabieuse courbant sa petite tête chaperonnée d’améthyste, comme un enfant de chœur à l’Élévation, le coup de clairon d’un coq dans une ferme lointaine, les grands bœufs pacifiques qui passent gravement sur le chemin, les reflets du soleil sur l’eau bouillonnante du Gave : tout devient symbole d’un devoir ou d’une vertu. Car la nature n’est-elle pas, elle-même, une vaste prière ?

J’ai connu, en errant de la sorte, tout plein de mon Dieu, des joies dont, quoique j’en sois fort indigne, Notre-Seigneur daigne, depuis quelque temps, accroître l’intensité.

Tenez, avant-hier, par exemple, j’ai goûté un état de quiétude que j’ignorais jusqu’alors.

Je marchais lentement le long de la route de Pau lorsque je fus pris d’un recueillement plus profond que tout ce que j’aurais pu imaginer. Il me paraissait qu’une onde divine s’insinuait doucement dans mon âme et s’y étalait en une nappe paisible où je demeurais immergé dans le silence absolu de toutes mes facultés.

Comment exprimer cela ? Les analyses défaillent et les comparaisons restent tellement au-dessous de ce qu’on voudrait faire entendre !

Je vous dirai seulement que je sentais, au cours d’un ravissement total, où je ne pouvais ni bouger ni parler, Dieu se déverser en moi et me noyer délicieusement dans son essence. — L’impression fut si violente et si suave à la fois que je n’aurais pu la supporter longtemps sans m’évanouir.

Cela ne dura d’ailleurs, que deux minutes environ.

Quand je revins à la conscience des choses, ce fut par un désir violent de servir Dieu avec plus de zèle, avec plus de bonne volonté que je ne l’avais encore fait. Ensuite, je rougissais de confusion car je savais si bien que je n’avais nullement mérité une aussi énorme faveur ! Pour la reconnaître je dus me prosterner et baiser la poussière en jurant à Dieu de mourir pour Lui tout de suite, s’il le fallait…

Je repris ma promenade ; je traversai le passage à niveau, près de l’écluse et de la turbine qui fournit la force électrique à Lourdes. J’entrai dans la propriété dont la grille s’ouvre de l’autre côté de la voie. Je suivis, à droite un chemin montant laissant à gauche une colline ou s’élève une statue de Saint-Joseph. Et dans le sentier en corniche qui la coupe à mi-hauteur, je m’arrêtai entre deux grands châtaigniers dont l’épais feuillage formait un dôme bruissant au-dessus de ma tête.

De cet endroit, l’on découvre un paysage exquis. Aux pieds du promeneur, une pente d’herbe veloutée dévale jusqu’au creux de la vallée où un ruisseau jase, caché sous les prêles. En face, le terrain remonte couvert d’arbres qui se pressent et moutonnent jusqu’à la clôture de l’humble couvent des Dominicaines. Un peu sur la droite, le Gave serpente, en écumant et en grondant parmi les pierres qui déchirent sa robe de fluide émeraude. On ne voit pas la Grotte, on la devine blottie derrière de hauts peupliers. Enfin, au dernier plan, la Basilique, le château-fort et les maisons de Lourdes se découpent sur la masse grise et verte du grand et du petit Jer qui ferment l’horizon.

Avant-hier, une brume mauve estompait toutes les lignes du paysage et se trempait d’argent léger sous les rayons d’un soleil affaibli. Et c’était comme une cité de songe, dans un site de légende, au seuil du Paradis.

Je m’assis et, tout en récitant des Ave je fixai les fenêtres du monastère. Je m’unissais, en pensée, aux oraisons des douces cloîtrées qui entretiennent perpétuellement la flamme de l’amour divin derrière ces murailles.

Tout à coup, sans que rien m’y eût préparé, je sentis une Présence à côté de moi — exactement à ma gauche. Je sus, à n’en pouvoir douter, qu’il y avait Quelqu’un là.

Comprenez-moi bien : je ne voyais absolument rien des yeux du corps. De même, aucune de ces figures que notre imagination nous peint intérieurement parfois, lorsque nous fermons les paupières, ne flottait au-dedans de moi :

Néanmoins j’étais sûr — aussi sûr que de l’existence de Dieu — qu’un Être se tenait immobile tout près de moi…

Je m’étonnai, puis je ressentis un peu de crainte. Mais cette crainte s’apaisa bientôt, car je ne sais quoi me disait que cette Présence n’avait rien d’hostile — bien au contraire.

Ensuite — ah ! ceci est ineffable — j’eus l’intuition l’on ne peut plus nette, on ne peut plus lumineuse, que c’était la Sainte Vierge.

Je tombai à genoux. Des larmes de joie me descendaient sur les joues.

Un respectueux amour me possédait tout entier. Je ne pouvais que répéter en sanglotant : Ave, ave Maria !…

L’invisible apparition passa devant moi. Je sentis quelque chose comme un frôlement presque imperceptible — peut-être celui de son voile — m’effleurer la face. Puis Elle s’éloigna vers le Gave et je sus qu’Elle rentrait à la Grotte.

Éperdu de reconnaissance, je tombai le front dans l’herbe et je rendis grâces, car j’avais compris que la bonne Mère, étant venue visiter ses chères filles Dominicaines et me voyant tout près, avait daigné traverser le val pour me purifier de son parfum…

Je crois fermement que c’est la communion quotidienne qui m’assainit l’âme au point qu’elle est rendue propre à percevoir et à goûter de telles adorables merveilles. Sans cet adjuvant, je me connais assez pour savoir que, par nature, je ne me plairais qu’aux sensations les plus brutales.

Ceux qui nourrissent une prévention contre cette pratique, objectent que, vu l’accoutumance, les effets de l’Eucharistie sur nous doivent aller en s’affaiblissant.

Ils se trompent : loin de s’accroupir dans la routine, l’âme ne cesse de tendre à la vertu et de se hausser, toujours davantage, vers les lumières d’En-Haut. La paix de Jésus lui devient si nécessaire qu’elle veille à ne pas la rompre même par des fautes vénielles. Si elle n’y arrive pas complètement, du moins elle en réduit de beaucoup le nombre. Par ainsi, elle finit par former une sorte de ciboire où Dieu consent à se reposer quelquefois…

Pour reprendre l’exposé de mes occupations journalières je vous dirai qu’après mon action de grâces prolongée à travers la campagne, j’ai l’habitude de gagner la chapelle des Carmélites ou celle des Pauvres Clarisses pour y rendre visite au Saint-Sacrement.

Chemin faisant, je lis, dans un des petits volumes que je porte toujours sur moi, soit un chapitre de l’Évangile, soit un passage de l’Imitation et j’en médite le sens de mon mieux. Ce sont deux aliments dont je ne puis me passer et dont je tire toujours du profit.

Il y a certaines phrases qui me plongent dans une rêverie profonde. J’y découvre des motifs de dévotion plus intense et des raisons d’aimer Jésus dont je ne m’étais pas encore douté. C’est comme une poignée de sarments jetée à propos sur un foyer qui risquait de s’accouvir sous la cendre. En récompense, et d’une façon irrésistible, la méditation tourne en oraison de désir. Une soif ardente du Ciel envahit tout mon être. Tandis que mes lèvres multiplient les Gloria, mon âme adjure la Sainte Trinité de m’attirer bientôt à Elle — de me rendre digne de me perdre, après un bref Purgatoire, dans sa suradorable Splendeur, comme une goutte de pluie se perd dans un océan sans rivages.

Arrivé à la chapelle, l’atmosphère d’infini recueillement, qui règne aux oratoires des communautés contemplatives, dignes de leur mission, m’enveloppe et me pénètre jusqu’aux moelles. C’est tout imprégné d’une allégresse paisible, d’une fraîcheur de prière, que je m’agenouille pour réciter lentement en réfléchissant sur chaque vers, l’O Salutaris.

Surtout chez les Clarisses j’ai ressenti cette impression. Il est si délicieusement humble leur oratoire ! — Ce plancher non ciré, ces ornements en bois des autels, cette douce obscurité : voilà bien la maison où Notre-Seigneur se plaît à sanctifier les âmes contrites. Là, Il est aussi pauvre — et aussi rayonnant, — qu’aux jours où la Sainte-Vierge le berçait dans sa crèche à Bethléem…

Avez-vous remarqué combien il est réconfortant de s’entretenir avec Jésus caché dans le tabernacle ?

Il semble qu’Il sommeillait en vous attendant et qu’Il se réveille dès que votre voix pressante l’appelle.

Alors quel colloque ! — On ne prie pas effectivement. On cause avec lui d’une manière intime. Il vous permet la familiarité. On lui dit ses aridités et ses peines. On lui montre son épaule meurtrie par la croix. Et il vous répond, à voix toute basse et toute suave ; et il vous console ; et il répand sur vos sécheresses la rosée de son amour ; et il oint votre plaie du baume de sa Passion…

Ah ! la visite au Saint Sacrement, c’est une étoile dans le ciel sombre de l’existence coutumière !…

L’après-midi, après vêpres, je retourne à la Grotte et j’y récite deux chapelets. En temps de pèlerinage, j’aime à les dire à haute voix en union avec les foules qui implorent la Madone. Je glisse, pour ainsi dire, mes propres demandes parmi celles de toutes ces âmes embrasées de foi, d’espérance et de charité. Ces prières enlacées les unes aux autres grimpent comme des clématites et des capucines le long du rocher pour s’épanouir aux pieds immaculés de la Vierge. Et l’expérience prouve que Notre Mère acceptant l’offrande, moissonnant toutes ces floraisons, les présente à son Fils et obtient, en retour, une surabondance de grâces.

Le premier chapelet je le dédie aux âmes du Purgatoire et je médite, en l’égrenant, les cinq mystères glorieux.

Ces mystères sont une torsade de joyaux où scintillent les turquoises couleur d’aurore de la Résurrection, le grand soleil diamanté de l’Ascension, les rubis aux feux pourpres du Saint Esprit, les lys d’argent lunaire de l’Assomption, les perles ravies à la Voie lactée du Couronnement de la Sainte Vierge.

Je recommande surtout à la Madone les âmes pour qui personne ne prie plus depuis des années. Elles doivent tant souffrir les pauvres oubliées ! Il me semble souvent les entendre se plaindre comme la brise mélancolique des soirs d’automne. Il me semble les voir tourbillonner, autour de moi, pareilles à des feuilles mortes. Et je suis si heureux de contribuer peut-être, à leur procurer ce rafraîchissement divin dont parle le Memento de la Messe qui leur est consacré.

Le second chapelet, je le dis pour la conversion des pécheurs en méditant les cinq mystères douloureux. Car n’est-il pas effrayant de penser que des âmes innombrables, par orgueil, ou, hélas, par ignorance, font suer du sang à Notre-Seigneur sous les oliviers de Gethsémani, le flagellent avec rage, le couronnent d’épines en lui crachant à la face, alourdissent du poids de leurs iniquités le fardeau de la Croix, l’outragent et l’abreuvent de fiel lorsqu’Il agonise au Calvaire ?

Ah ! ne fût-ce que pour soulager le Sauveur, comme on souhaite alors de souffrir avec Lui afin que ces âmes noyées dans des ténèbres lugubres soient éclairées !…

Enfin, le soir, je termine mes prières par le Sub Tuum à l’intention des malades dont la nuit redouble la fièvre, afin que la Vierge pose ses mains apaisantes sur leur front. Puis je dis le Te lucis de Saint Ambroise pour écarter les larves lubriques qui rôdent dans l’ombre et dans les rêves. Et je m’endors, les mains jointes en répétant trois fois : — Notre Dame de Lourdes, priez pour nous…

Il se tut et demeura quelque temps les yeux au ciel, en oraison mentale. Je me gardai bien de le troubler. Puis il ramena ses regards sur la terre, m’aperçut, me sourit et, me saluant d’un air amical, s’éloigna sans prononcer un mot…

Ainsi, pensai-je, voilà donc ce que produisent la communion quotidienne bien faite et l’habitude de la prière. Que je voudrais ressembler à cet homme qui conquit, dès ce monde, un avant-goût du Paradis !… Je ne suis qu’une épluchure ramassée par le Bon Dieu dans une poubelle qu’on négligea de désinfecter. Mais peut-être qu’en priant beaucoup, je mériterai, un jour, les ailes qui soulèvent cette âme au-dessus d’elle-même et je m’envolerai, avec elle, vers les sommets brûlants et radieux de la contemplation…

Et je m’en allait tout de suite à la Grotte, en disant et en redisant : — Ora pro nobis, Sancta Dei Genitrix, ut digni efficiamur promissionibus Christi.

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