Sous l'Étoile du Matin
PRÉAMBULE
I
C’était un gros village dont la rue principale montait vers un plateau aride où végétaient quelques sapins maigres et où s’élevait une croix.
Certaines maisons offraient des façades en torchis jaunâtre, des vitres ternes et fendillées, des toits roux et cabossés comme de vieux chapeaux. Dans leurs cours, force détritus et des tas de fumier que des poules picoraient en jacassant. D’autres, c’étaient des villas blanches, coiffées de tuiles d’un ton aussi vif que celui des pétales de coquelicots. Des jardins les entouraient, avec des pelouses où pas un brin d’herbe ne se serait permis de dépasser son voisin, avec des massifs de rosiers et de géraniums, avec des allées de sable que grattait un râteau quotidien et méticuleux.
Il faisait jour depuis une heure environ. Le soleil de septembre avait peine à glisser quelques rayons à travers les nuages chargés de pluie qui encombraient le ciel. Les fumées, au lieu de tirebouchonner gaîment et de s’envoler vers le zénith, roulaient, lentes et lourdes, au ras des toitures. Les alouettes, silencieuses, restaient blotties dans les sillons. Un vent mou soufflait par bouffées inégales qui ployaient à peine les cimes inquiètes des peupliers.
Des paysans, sur le seuil de leurs masures, inspectaient l’air gris, la main en auvent au-dessus des yeux, flairaient l’odeur fade de la terre, puis rentraient en hochant la tête et en grognant : — Nous aurons de l’eau.
Des femmes mal réveillées, la tignasse en broussaille, les savates traînantes, vaquaient machinalement aux soins du ménage, de la basse-cour et de la porcherie. Elles s’arrêtaient parfois, en des postures objurgatrices, pour menacer de châtiments prompts des enfants qui se préparaient à l’école en se jetant des épluchures et en échangeant des coups de cartables.
Les villas, tous volets clos, dormaient encore. A scruter leur mutisme pesant, on devinait qu’elles recélaient des bourgeois grassouillets, retirés à la campagne, après fortune faite, et dont la première pensée, au réveil, se formulerait ainsi : — Que mangerons-nous aujourd’hui ?
Ensuite les hommes tueraient la journée avec le plus de lenteur qu’ils pourraient. Cependant que leurs épouses persécuteraient des servantes sournoisement révoltées, ils caresseraient les pensées massives qui s’ébrouent dans les cervelles rentières comme des hippopotames dans un marécage. Ils rumineraient le chocolat onctueux et les brioches tièdes englouties au saut du lit. Ils combineraient des plats rares pour le dîner et le souper. Ils fumeraient de vagues pipes. Ils se remémoreraient les plus fructueux de leurs inventaires. Puis, l’Angelus du soir sonné, ils feraient de nouveau gémir les sommiers sous leur embonpoint flasque. La panse distendue par un vaste amas de victuailles, les paupières battantes, ils murmureraient en guise d’action de grâces : — Comme nous avons bien mangé aujourd’hui !…
Puis ils tomberaient dans le gouffre au sommeil et rêveraient d’andouilles juteuses et de venaisons pourries à point. Et le démon à gros ventre, au nez en vitelotte, qui préside aux digestions bourgeoises écarterait d’eux, pour le lendemain, toute idée qui ne serait pas propre à s’enclore dans une marmite, tout songe qui ne parlerait pas d’entremets et de charcuterie. Enfin, il lubrifierait leur âme d’une graisse raclée dans les arrière-cuisine de l’enfer…
Les rentiers ronflaient. Les paysans maugréaient à cause de la pluie imminente. Le dernier coup de la messe tintait dans le clocher de la petite église ruineuse et moussue qui occupait un coin d’une place en triangle plantée d’ormeaux chétifs. Mais personne ne semblait entendre cet appel. Seul, un boucher, au tablier sanglant, se pencha sur son étal et guigna, d’un œil moqueur, le curé qui, après avoir sonné lui-même, s’attardait sous le porche. Il attendait, comme s’il ne savait pas, depuis bien des années, qu’aucun de ses paroissiens ne se soucierait de s’unir au Saint-Sacrifice.
Il finit par rentrer, en soupirant, dans l’église. Quand sa soutane élimée eut disparu, l’homme des viandes, qui se glorifiait du titre de libre-penseur, ricana et lança un long jet de salive sur le pavé en disant :
— Enfoncé le ratichon !
Son premier garçon, qui empilait de la « réjouissance » dans un coin de la boutique, se hâta d’approuver et corrobora l’allégresse de « l’ami des lumières » par cette phrase :
— Des mangeurs de Bon Dieu, n’en faut plus.
Cet aphorisme, c’est tout ce qu’il avait retenu des enseignements du moraliste obligatoire et laïque qui avait formé son enfance.
Le ciel se faisait plus triste et plus sombre au-dessus de la campagne. Le vent se taisait. Le soleil, caché par un opaque écran de nuages, renonçait à baigner de son or fluide les peupliers immobiles. Un calme sinistre régnait sur les choses. C’est à peine si, dans un vague lointain, un coq enroué parvint à chanter trois fois. Ce village avait l’air d’une cité des morts.
A ce moment je vis poindre, au bas de la rue en pente, un homme qui traversait le pont jeté sur une mince rivière, à courant faible, dont les eaux mates coulaient entre des berges pleines d’orties et de caillasses.
L’homme marchait lentement, non, semblait-il, par lassitude, mais parce qu’une méditation profonde l’absorbait tout entier. Il portait une sorte de longue robe brune, assez pareille à celle des capucins ; une courroie lui serrait les reins ; une corde en bandoulière soutenait une besace à son flanc gauche. Il avait la tête nue. Comme il la tenait inclinée et qu’une profusion de cheveux fauves retombait sur sa figure encadrée d’une barbe de même nuance, je ne pus distinguer ses traits ni saisir son regard.
Il fit quelques pas sur les rocailles pointues qui bosselaient la chaussée. Je remarquai alors que ses pieds étaient nus et laissaient derrière lui des traces de sang.
Qui cela pouvait-il être ? Pas un trimardeur, à coup sûr, car on distinguait dans sa démarche je ne sais quelle majesté qui imposait le respect. Peut-être un moine mendiant ?… Ce qu’il y a de certain c’est qu’à le considérer, on se sentait peu à peu envahi d’un sentiment où il entrait de la crainte et une grande douceur.
Dès qu’il fut près de moi, une intention soudaine, où la volonté n’avait nulle part, m’obligea de le suivre à quelque distance. Une force irrésistible, qui émanait de lui, m’englobait, me tirait sur ses pas. J’avais l’intuition que je ne pourrais plus me détacher de lui. Je sentais, sans me rendre compte comment ni pourquoi, que, s’il le voulait, j’irais après lui jusqu’au bout du monde. J’avais envie de pleurer, de tomber à genoux, de prendre sa main et de me la poser sur la tête. Mon cœur brûlait si fort dans ma poitrine qu’il me faisait mal presque à crier. Et, en même temps, mon âme s’emplissait d’une paix immense qui s’étalait en moi comme une nappe de lumière.
L’homme ne paraissait pas s’apercevoir que je le suivais. Arrivé devant la première maison, il heurta la porte d’un coup discret. Puis il ramena sa besace devant lui, y plongea la main et attendit.
Une maritorne, d’aspect revêche, vint ouvrir. Elle examina le solliciteur d’un air soupçonneux puis fit aussitôt le geste de refermer en criant d’une voix glapissante :
— Encore un galvaudeux !… Nous n’avons rien pour vous.
Mais l’homme avait retiré sa main de la besace. Je me penchai et je vis qu’il tenait une hostie. Il l’offrit à la femme étonnée et dit :
— Je te donne ma chair et mon sang ; donne-moi ton cœur en échange.
Cette voix ! Elle évoquait le chant des hautes cimes forestières, en avril, lorsque la sève montante fait frémir d’amour les jeunes pousses, lorsque la plainte des rossignols se mêle à l’oraison chuchotée des feuilles nouvelles. Il s’y ajoutait une vertu suave et impérieuse à la fois que nulle intonation sortie d’une bouche humaine ne saurait imiter.
La femme, déroutée, recula d’abord devant l’hostie. Se reprenant bientôt, elle gronda :
— C’est un toqué !
Quelle expression de haine sauvage lui parcourut alors toute la face ! Une lueur couleur de soufre lui jaillit des prunelles et sa mâchoire s’avança comme pour mordre. J’eus l’avertissement en moi qu’un diable s’agitait dans les caves regorgeantes de péchés de son âme et, machinalement, je fis le signe de la croix.
— Voilà pour toi et ton hostie, brailla enfin la mégère.
Elle cracha à la figure de l’étrange solliciteur, puis referma la porte avec une telle violence que les vitres de la façade grelottèrent dans leurs châssis.
L’homme soupira profondément. Puis sans s’essuyer ni prononcer une parole, il gagna la maison voisine…
Il n’est pas une seule demeure du village où il ne frappa. Partout, absolument partout, l’accueil fut le même. Tantôt, c’était un tâcheron qui venait ouvrir et qui, dès la phrase mystérieuse entendue, éclatait en injures atroces ; tantôt quelque malpropre furie, dont le rire insultant grinçait comme les gonds d’une porte de la Géhenne ; tantôt un enfant dont le visage se tordait tout de suite en grimaces démoniaques. Tous, comme liés par un pacte, crachèrent sur l’hostie et sur l’homme dont la face fut complètement souillée. Le boucher lui lança un os pointu qui lui fit une blessure au front. A la grille d’une des villas, une servante, qui sortait une boîte à ordures, la vida sur lui.
J’aurais voulu m’élancer, réprimer tant d’outrages. Mais un ordre tacite, émané de l’homme, me retenait. Je demeurai passif, dans l’épouvante à cause de cette flamme de soufre que je discernais dans le regard de tous ces malheureux.
Arrivé sur la place de l’église, l’homme se tourna vers le portail. Immobile, les mains tendues, il prononça les mots trois fois saints : Hoc est enim corpus meum. Et il éleva lentement l’hostie, comme fait le prêtre au moment décisif de la consécration.
Alors, il se passa une chose inouïe. La muraille disparut pour moi : je découvris l’intérieur de l’église. Je vis le desservant s’agenouiller, après avoir répété la même phrase que je venais d’entendre. A cette seconde précise, l’hostie s’échappa des mains de l’homme qui la tenait toujours élevée. Elle se transforma en un disque fulgurant d’où s’irradiaient des clartés d’une blancheur éblouissante ; elle s’envola dans la nef en traçant un sillon d’éclair et vint se poser sur l’autel, devant le calice. Aussitôt j’entendis s’enfler les sons d’un orgue séraphique et, dans les hauteurs, des voix d’anges psalmodièrent : Alleluia.
Ce verbe de joie fut articulé plaintivement car, ce jour-là, tout était triste, même les anges.
Mais moi, l’amour bondit dans mon cœur comme un poulain qu’on lâche à travers un pré. Ce que je n’avais fait que pressentir, depuis que j’accompagnais l’Homme, devint une certitude foudroyante. Je reconnus mon bon Maître. Les yeux débordants de larmes heureuses, je me prosternai devant Lui, je baisai ses pieds sanglants, puis je m’écriai :
— Seigneur, Seigneur, recueille-moi, prends avec toi le pauvre caillou brisé des routes de l’Esprit qui ne demande qu’à mourir pour ta gloire.
Il me regarda. Comment trouver des syllabes pour rendre la splendeur de la Sainte Face ? Comment décrire l’infinie, la mélancolique bonté qui s’y révélait ?
Tout y échouerait car que sont les coassements de notre nature pécheresse pour exprimer ce qu’elle éprouve, quand la Vérité absolue daigne se manifester à elle ?
Le bon Maître garda ses yeux, d’un bleu nocturne, fixés pendant quelque temps sur moi, sans rien dire. Ils pénétraient jusqu’aux replis les plus cachés de mon être. Je perçus que rien de mes sentiments ni de mes idées ne lui échappait et j’eus honte de ne pouvoir lui offrir qu’un terrain si ingrat, si encombré d’une broussaille de péchés pour qu’il y répandît la semence de sa charité.
Mais Il vit ma bonne volonté car, me montrant d’abord le plateau qui dominait le village, et que surmontait la croix toute nue, il prononça ces paroles :
— Si quelqu’un veut venir après moi, qu’il se renonce lui-même, qu’il porte sa croix et qu’il me suive.
— Je le veux, avec votre Grâce, m’écriai-je.
Et alors, une invisible croix s’appliqua, lourd fardeau, sur mes épaules. Je sus qu’elle était faite de mon noir passé et des douleurs de tous ceux que j’avais égarés, outragés ou méconnus. Je sus aussi que j’allais beaucoup souffrir et je me réjouis d’endurer ces maux pour l’amour de Notre-Seigneur.
Il reprit sa marche lente vers le haut du pays. Docile comme un bon chien qui trottine humblement derrière le maître qui le nourrit, j’allais après lui et je posais mes pieds partout où les siens avaient posé.
Un rassemblement s’était formé. Aucun des gens du village ne s’était aperçu du miracle de l’hostie, une taie pitoyable bouchant les prunelles de leur âme. Ce qui les réunissait ainsi c’était une curiosité malveillante. Ce mendiant, qui offrait du pain et qui demandait les cœurs en retour, les stupéfiait à coup sûr ; mais surtout le monceau de péchés qui croupissait en eux leur envoyait au cerveau des vapeurs meurtrières. Ils auraient voulu bafouer davantage Notre-Seigneur, le frapper, le torturer. Ils s’excitaient entre eux par des plaisanteries fangeuses. Des femmes aux graisses ballottantes raillaient sa maigreur. Des enfants, approuvés par leurs pères, ramassaient du crottin pour le lui jeter. Un propriétaire, — levé plus tôt que les autres, — le considérait de cet air de répugnance méprisante qui désigne les riches sans Dieu quand le Pauvre les effleure. Il se plaignait hautement qu’on laissât circuler ce vagabond et parlait d’en écrire à la préfecture. Le garde-champêtre, stimulé par cette évocation des puissances, mâchait, dans sa moustache en chiendent, des menaces de procès-verbal. Le boucher hurlait son envie de lâcher son bouledogue aux trousses de l’intrus.
Ah ! Seigneur, vous les aviez reconnus : c’étaient les fils de ceux qui, sur les routes de Galilée, vous refusaient une pierre pour reposer votre tête. Une fois de plus, flambait ce feu de haine que le Prince de ce monde allume chez ses esclaves.
Voyant que nous nous éloignions quelqu’un cria :
— Bon voyage, guenilleux, et surtout ne reviens plus nous embêter avec ton sale pain à curés.
Tous approuvèrent parmi des rires de dérision. — Notre-Seigneur se retourna. Une pitié divine illumina sa face couverte de crachats gluants. En silence, la main haute, il traça, sur la foule horrible, le signe de la croix.
A ce geste, tous chancelèrent, comme si une volée de mitraille les avait atteints. Les figures pâlirent, devinrent verdâtres, les dents claquèrent, les doigts se tordirent comme pour griffer. Puis — comment cela se fit-il ? — des têtes de morts aux orbites remplis de flammes sombres s’entassèrent devant moi. Aussitôt après, il n’y eut plus qu’un visqueux brouillard, couleur de boue, qui, dévalant la pente, alla se perdre dans la rivière…
Mon bon Maître me fit signe de le suivre et nous reprîmes l’escalade.
Un sentier, à peine marqué parmi les bruyères flétries et les genêts secs qui revêtaient la colline d’une toison minable, conduisait au sommet. Le ciel s’obscurcissait de plus en plus. Des ténèbres s’appesantissaient sur la terre, pareilles au drap d’un catafalque. Toute la nature se tenait immobile, comme dans la stupeur.
Nous atteignîmes le plateau. Quelques rochers aux formes monstrueuses, rappelant celles des bêtes antédiluviennes, le parsemaient. Une mousse jaunâtre, semblable à une lèpre, y avait mis ses plaques. Au centre, la croix se dressait, solitaire, formée de deux troncs de pins mal équarris, hérissés d’échardes et de nœuds et que fixaient des chevilles grossières.
Notre-Seigneur s’arrêta contre l’instrument de son supplice. Il posa la besace à terre ; elle s’ouvrit, et un flot d’hosties dédaignées s’en échappa qui brillaient, dans le sable, comme des étoiles. Puis il enleva sa robe et je vis son corps adorable, ceint du cripagne, tout zébré des blessures de la flagellation.
Soudain, sans que je pusse comprendre comment cela s’était produit, Jésus fut en croix, les bras étendus, la couronne d’épines au front. Des marteaux invisibles retentirent à coups précipités ; des clous s’enfoncèrent dans les pieds et dans les mains ; une plaie ouvrit ses lèvres au côté droit. Le sang jaillit, raya le corps de ruisseaux rouges et forma une mare lugubre qui s’élargissait sur le sol pierreux.
Ensuite, je vis une femme qui se tenait assise, la figure dans les paumes, tout près de la croix. Elle était vêtue de bleu sombre, un voile blanc descendait sur ses épaules. Je l’entendais sangloter si violemment qu’on eût dit que sa poitrine allait se rompre. Je sus que c’était la Sainte-Vierge et je sus aussi qu’elle pleurait sur le monde de blasphèmes et d’iniquités qui se tenait, béant, autour de la colline. Enfin — mystère de douleur et de charité — je découvris que ses mains, ses pieds, son cœur étaient percés comme ceux de son Fils et mêlaient son sang au sang rédempteur qui pleuvait de la croix.
A ce spectacle, des tenailles me broyèrent l’âme. Je tombai la face à terre et je versai de lourdes larmes, car je compris qu’une fois de plus, mes péchés et ceux de tous les hommes causaient le supplice de Notre-Seigneur et celui de Sa Mère.
Quand je me relevai pour puiser un surcroît de souffrance dans la vue des plaies de Jésus, j’assistai à quelque chose de si terrible que je tremble en le décrivant.
Sous le ciel, semblable à une coupole d’ébène, il régnait maintenant une sorte de clarté livide qui donnait aux objets une apparence cadavéreuse. Je découvris ensuite que les quatre horizons avaient reculé jusqu’à l’infini. Des multitudes s’étageaient, au bas de la colline, rigides, la face tournée vers Notre-Seigneur douloureux. Je sus qu’il y avait là toute l’humanité. La plupart le regardait d’un air de dédain. D’autres offraient une mine de défi triomphant et d’orgueil. D’autres ne présentaient qu’une expression d’indifférence stupide.
J’entrai dans ces âmes et je vis que chacune était habitée par un démon qui travaillait avec zèle à l’infecter. Elles me furent montrées comme des enclos fiévreux, peuplés de bêtes immondes et de plantes vénéneuses. Il s’y traînait des limaces et des crapauds, des larves excrémentielles et des vers d’égout. Les mouches métalliques qui naissent de la corruption y voltigeaient sur des jusquiames et des aconits, dans une atmosphère de miasmes dégageant une puanteur suffoquante.
Des catholiques clairsemaient cette foule. Quelques-uns, qui avaient reçu l’hostie, par amour, portaient, entre les sourcils, une petite croix de lumière. Mais beaucoup de baptisés ne montraient pas ce signe et dormaient, accroupis, comme dormirent les disciples au Jardin des Olives. Par contre, certains se démenaient, babillaient de fêtes et de fanfreluches, cherchaient tous les moyens d’oublier le Dieu qui, en ce moment même, souffrait d’épouvantables douleurs pour qu’ils l’aimassent. Parce que ceux-là ne voulaient pas recevoir l’hostie, ils portaient, comme les ennemis de Jésus, la marque du Diable imprimée sur leurs lèvres.
Je me sentis alors pénétré de honte et de repentir. Je me rappelai toutes les occasions où, après avoir demandé, d’un murmure machinal, mon pain quotidien, je m’étais abstenu de m’agenouiller devant la Table unique, pour en recevoir l’aumône. Cela par paresse, par négligence, par tiédeur de foi. Un tel regret de mon défaut d’amour me corroda le cœur qu’il me sembla que, dès ce moment, je subissais les justes peines du Purgatoire…
Or, Notre-Seigneur saignait, saignait de plus en plus fort, et le cœur de la Sainte-Vierge laissait s’échapper des torrents vermeils. Tout ce sang se répandit sur l’univers. — Bientôt il n’y eut plus qu’un océan rouge dont les vagues déferlaient, submergeaient ceux qui n’avaient pas voulu du pain de vie, se changeaient en tuniques glorieuses sur le corps de ceux qui l’avaient reçu, chaque aurore, comme la nourriture essentielle de leur âme.
Une dernière fois, les yeux mélancoliques de Notre-Seigneur se fixèrent sur moi et j’entendis chanter dans mon cœur les paroles qu’il m’adressa :
— Mon petit enfant, il faut m’aimer. Que de fois tu te plaignis de ne pas m’aimer suffisamment ! Pour obtenir ce grand amour dont tu as soif, pour ne plus frapper sur les clous qui me crucifient, pour ne plus enfoncer de couteaux dans le cœur de ma Mère, garde-toi sans souillures, digne de recevoir, tous les jours, ma chair et mon sang. Alors, nourri de ce pain quotidien, tu mériteras de rappeler à tes frères oublieux ou endurcis qu’il faut que Je vive en eux pour qu’ils vivent en Moi…
Tout disparut comme si un rideau tombait d’un seul coup. Je me réveillai en sursaut et mes regards se portèrent vers la fenêtre ouverte sur la nuit d’été. Un très faible petit jour grandissait à l’orient. Le vent frais de l’aube faisait bruire doucement le feuillage des bouleaux plantés devant la maison. L’étoile du matin scintillait, comme un pur diamant, dans le ciel pâle. Tout plein du rêve que je venais de faire, j’élevai mes mains vers ce limpide symbole de Celle qui eut toujours pour moi des sourires indulgents et je m’écriai : Stella matutina, ora pro nobis !…