Sous l'Étoile du Matin
VII
LA SOLITUDE ET LE SILENCE
Ducam eum in solitudinem et loquar ad cor ejus.
Osée : III, 14.
L’aridité, les attaques démoniaques, les tentations, le spectacle d’un monde oxydé par l’or, toutes les épreuves de la vie intérieure préparent le pèlerin de Jésus à goûter les douceurs du Bon Maître quand celui-ci juge à propos de réconforter l’âme que les ronces du chemin déchirèrent. Parce qu’elle porta sa croix avec constance, parce que, soutenue de la Grâce, elle fit abnégation d’elle-même pour suivre le Seigneur en ses étapes douloureuses, voici qu’elle reçoit la faveur d’entrer dans la région de la joie illuminative.
La nuit obscure où elle se purifia ne cesse de décroître ; déjà les premières lueurs de l’aube argentent les sommets de la Terre promise. Parfois son divin Guide se retourne et lui indique les talus qui bordent la route. L’âme, étonnée et ravie à la fois, découvre que ce ne sont pas des épines qui les tapissent mais de larges fleurs aux pétales vermeils. Des roses, encore des roses, plus loin des roses : partout les yeux de Jésus rayonnent sur des roses, car c’est ici la patrie des roses de l’Amour.
Si, par une grâce ineffable, Notre-Seigneur t’invite à séjourner dans cette oasis où l’air s’imprègne d’une odeur de paradis, âme contemplative, tu devines que c’est pour t’apprendre à Le connaître dans la solitude et le silence.
Une retraite cœur à cœur avec Lui, c’est ce qu’il te fallait durant cette phase de ton progrès vers l’Absolu. Admire donc comme Il te détache de toutes choses afin que tu t’offres à son empreinte comme la cire enflammée à l’empreinte du cachet.
Le monde grouille et bourdonne, là-bas, derrière toi. Que t’importe ? De par Jésus, tu l’ignores. Ton désir unique, c’est de rester assise aux pieds de ton Maître tant qu’il lui plaira de te parler. Et la solitude et le silence sont là qui te prennent pour que tu te pénètres plus à fond de ce Verbe adorable…
Laisse-moi maintenant te conter comment le pauvre caillou brisé fut admis, malgré sa stupéfiante insuffisance, à quelques mois de ce recueillement total auprès de son Sauveur. Ce récit véridique répandra plus de lumière sur la tendresse de Jésus à notre égard que les dissertations les plus fouillées.
J’avais été à Paris pour voir mon bon Père M.
Mais avec quelle allégresse je revins vers mes frères les arbres. Certes, à Paris, je venais de connaître de grandes joies : la communion fréquente, les longues heures d’oraison dans l’atmosphère, attiédie par des effluves surnaturels, de Notre-Dame des Victoires, les entretiens avec le bon prêtre qui m’avait catéchisé, consolé, nettoyé de mes lèpres.
Oui, mais tout autour de ces délectations, il y avait la Ville et ses ferments et ses fièvres et ses houles d’orgie. Comme je l’ai rapporté maintes fois, tout séjour prolongé m’y était interdit sous peine de subir une dépression d’esprit allant jusqu’au spleen noir. Supposez un de ces infortunés platanes qui agonisent le long des boulevards. Rappelez-vous leur feuillage anémique, souillé de poussière et de suie. Considérez que leurs racines ne pompent, dans le sol maigre que des sucs délétères. Vous plaindrez ces exilés que guette la mort par asphyxie et vous aurez une idée de mon état d’âme à Paris.
Ce sentiment d’aversion à l’égard de la Cité bourbeuse avait pris, dès longtemps, en moi la violence d’un instinct. Mais aujourd’hui, cela se doublait du désir impérieux de mener à maturité dans la solitude les germes des grâces semées dans mon âme par la main du Seigneur. Et puis sous les chênes, sous les bouleaux, sous les pins mélodieux où j’avais naguère suivi le Grand Pan, je savais que je verrais à l’avenir marcher Jésus-Christ. Enfin, là-bas, il y avait cette chapelle de Cornebiche d’où la Mère de Bon-Conseil m’avait aiguillé sur la voie de la pénitence et de la réparation : y prier le plus souvent possible me serait salutaire.
Que je fus heureux dès le trajet dans la carriole qui m’emportait vers Arbonne-des-grands-bois ! Il filait d’une allure rapide, le petit cheval qui la tirait, et cependant j’aurais voulu tripler sa vitesse. Pour prendre patience, je ne quittais pas du regard les collines familières que l’énorme forêt couvrait d’un manteau de velours bleuâtre où luisaient çà et là les premiers ors d’un superbe automne. Le parfum des feuillages et de la résine venait, par bouffées, jusqu’à la route, imprégnait tout mon être et en balayait le relent des boues parisiennes.
Quand j’aperçus la tour chenue qui désigne la vieille église délabrée du village, quand je vis les toits de tuile brune se profiler au bord de la futaie, je poussai un cri de joie tel que mon hôte, assis à côté de moi, faillit en lâcher les guides.
Ah ! c’est que mon âme, à jamais sylvestre, retrouvait sa patrie…
La nuit suivante, couché dans ma petite chambre paysanne, je fus réveillé plusieurs fois par le murmure du vent dans les arbres. J’écoutais cette voix profonde s’enfler puis décroître comme l’haleine d’un orgue immense. Cet hymne solennel de la forêt, à travers l’ombre, suscitait en moi de merveilleux échos. Je me disais : — Elle est là, tout alentour ; elle chante pour m’accueillir ; et demain, je la posséderai de nouveau dans toute sa beauté.
Et frissonnant de bonheur, je me rendormais en récitant un Ave Maria et en remerciant Dieu de m’avoir ramené parmi ces ramures dont les cadences harmonieuses se mêleraient à mes prières et me feraient oublier le vain babil des hommes.
Dès le lendemain, je m’organisai une existence de travail et de recueillement. Le matin, j’écrivais, peu à peu, le récit de ma conversion. L’après-midi, après un bref repas, pris en société des bûcherons, j’allais méditer et faire oraison au cœur de la forêt.
Cette année, novembre fut d’une splendeur exceptionnelle. Le soleil magnifia les feuillages empourprés des chênes, cuivrés des hêtres, ambrés des bouleaux. Cette féerie de couleurs qu’avivait encore les teintes sombres des plantations de pins, me maintenait l’âme heureuse.
Le charme était si puissant qu’il persista quand l’hiver fut venu. Sous les ciels gris des jours de pluie, sous les ciels d’acier clair des jours de gelée, par les temps de brume où la forêt devenait pareille à un songe, je suivais les sentiers tout bruissants de feuilles mortes. J’admirais les palmes roussies des fougères, les filigranes d’ébène que dessinaient les branches dépouillées des arbres, le pelage d’hermine dont le givre enveloppait l’ossature revêche des rochers. Nulle intempérie ne me retint au logis. Il m’arriva de monter au sommet de Cornebiche, ayant de la neige jusqu’à mi-jambe. Même en été, cette escalade n’est pas commode. Mais rien ne m’arrêtait, car je savais que, là-haut, je trouverais ma Bonne Mère, que son sourire me récompenserait et qu’Elle m’inspirerait les meilleures pages de mon livre.
Rien ne me troubla pendant les cinq mois que dura cette retraite. Taciturnes, voire un peu farouches, parce que leur caractère fut formé, depuis des générations par la sévérité du terroir, les gens d’Arbonne s’accommodaient de mon humeur concentrée. De sorte que je pus, comme je le souhaitais, passer des journées entières sans prononcer dix paroles.
Aussi, je ne me souviens pas d’avoir été plus heureux sauf, peut-être, au cours des longues randonnées solitaires de mon pèlerinage à pied vers Lourdes.
Moi qui, jusqu’à ma conversion, aurait pu m’écrier avec le pauvre Jules Laforgue :
je connaissais cette paix infinie que Jésus prodigue à l’âme qui Le cherche pour L’aimer de toutes ses forces. Car je le retrouvais partout le doux Maître : dans les clairières où le soleil luit comme un nimbe, dans les fourrés où le vent palpite comme les ailes d’un ange, dans les ravins où les rocs moussus semblent de vieux ermites en prière. Il était là, tout autour de moi ; je sentais sa présence m’envelopper comme une vaste caresse et je débordais d’adoration.
D’autre part, j’allais fort souvent communier au village de Saint-Martin-en-Bierre qui forme binage avec Arbonne et où résidait le curé : l’excellent abbé Belbenoît.
Je partais avant le jour. Il me fallait parcourir trois kilomètres dans la plaine pour arriver à l’heure de la messe. Chemin faisant, j’égrenais mon chapelet. Et c’est encore un de mes plus radieux souvenirs cette traversée des labours sous les étoiles pâlissantes — parfois aussi sous la pluie.
L’eucharistie reçue, comme je revenais joyeux à Arbonne, portant mon Dieu dans ma poitrine ! Comme, dès lors, je comprenais à quel point cette nourriture nous est nécessaire pour ne pas buter contre les obstacles dont se parsème la voie étroite !…
On m’excusera si je me suis laissé entraîner à décrire cette période de mon existence. C’est que j’ai voulu montrer, par un exemple personnel, les vertus sanctifiantes de la solitude et du silence…
Or, notre âme est un lac dont il dépend de nous d’agiter ou d’apaiser les eaux. Si nous la livrons au souffle des passions mondaines, elle se couvre d’écume et de détritus ; troublée et tourbillonnante, elle se ternit de la vase que nos péchés déposèrent en son tréfonds. Si nous la tenons hors de l’atteinte des cyclones qui voudraient la bouleverser, elle se purifie ; elle devient, peu à peu, l’onde transparente et tranquille où les rayons du ciel aiment à se refléter.
C’est seulement dans la solitude et dans le silence que le Saint Esprit nous parle et qu’il allume en nous le feu de son Amour. C’est seulement dans la solitude et dans le silence que le Fils daigne nous permettre de panser ses plaies. C’est seulement dans la solitude et dans le silence que le Père nous laisse parfois entrevoir la majesté de sa Face. C’est enfin dans le silence et dans la solitude que la Sainte Vierge nous abrite le plus volontiers sous les chastes plis de son voile.
O beata solitudo, o sola beatitudo s’écriait saint Bernard. Avec lui nous nous écrierons : — Heureuse solitude, seule béatitude !
Et nous ajouterons : — Mon Dieu, faites que dans la forêt des jours, nous découvrions la solitude, ignorée des hommes, où nous croîtrons, comme de jeunes bouleaux, sous la rosée de votre Grâce. Faites que nos prières, entendues de Vous seul, y soupirent comme les ramiers sauvages. Faites que toutes les puissances de notre âme s’y épanouissent à votre gloire comme ces campanules d’avril qui étoilent le sol des futaies ombreuses où les branchages des vieux chênes s’inclinent pour vous adorer — en silence.