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Sous l'Étoile du Matin

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II
LES SCRUPULES

On demandait à une bonne et naïve religieuse de prier pour un converti récent.

— Je le ferai volontiers, dit-elle, mais il doit être si tranquille maintenant !…

Sainte simplicité d’une âme toute en Dieu ! En effet, comment cette douce fille qui, dès toujours, avait vécu d’une existence limpide, sous les regards d’En-Haut, aurait-elle pu concevoir qu’un homme, reçu à merci après de longues années d’erreur et d’égarements malpropres, pût n’être pas désormais en possession de la félicité la plus paisible ?

Mais que la réalité diffère de ce beau rêve ! Dieu, qui savait ce qu’il faisait en prodiguant sa grâce rédemptrice à ce pécheur, ne l’a pas élu pour l’assoupir en de pieuses et quiètes idylles. Il entend que cette âme s’élève constamment et paie, par maintes vicissitudes, le prix de son rachat. Il exige que chacun de ses progrès dans le bien soit le fruit d’un douloureux effort.

Aussitôt un drame commence dont l’action se déroule parmi des alternatives de victoire et de défaite, d’angoisse et de consolation, de joies sans secondes et d’incomparables tortures.

Sitôt le prologue engagé de cette tragédie dont il sera le théâtre, le converti sent fort bien qu’il mérite d’être trituré de la sorte, puisqu’il lui faut se rapprocher le plus possible de la sainteté. Débordant d’un bon vouloir, qui prend sa source dans la Grâce, impatient de s’instruire selon la foi, de s’épurer et de se modeler, le mieux qu’il pourra, sur l’exemple de Notre-Seigneur Jésus-Christ, il cherche tous les moyens de plaire au bon Maître.

Mais voilà : — Il ne sait pas comment s’y prendre.

Il y a si peu de temps qu’il connaît la règle. Quelques jours à peine ont passé depuis qu’il considérait la vie comme une capitale regorgeante de richesses et où son orgueil avec sa sensualité avaient le droit de tout mettre au pillage. Hier, sa loi, c’était son bon plaisir. Son but, c’était ce que les rhéteurs appellent en leur jargon : le culte du Moi. Ses frères d’humanité, il ne les tenait que pour des sujets d’expérience. Peu lui importait de les meurtrir car il ne leur demandait que de satisfaire son goût des sensations extrêmes ou de distraire, un instant, son immense ennui. Cruel, despotique et vaniteux, comme un Néron de décadence, il lançait le quadrige débridé de ses instincts à travers les mirages de son égoïsme, sans s’apercevoir que ce qu’il prenait pour une pourpre impériale sur ses épaules et pour un insigne de sur-homme n’était qu’une très sale loque empuantie de tous les graillons de l’enfer.

Or, à présent que Dieu vient de lui ployer le col pour y fixer son adorable joug, il se demande comment il doit se conduire afin de ne pas retomber dans ses fautes de la veille.

Peureux et maladroit, semblable à un convalescent qui essaie sa première sortie, il hésite à mettre un pied devant l’autre. Est-ce que le moindre caillou ne va pas le faire culbuter ? Est-ce que l’air trop vif ne va pas rallumer la fièvre à peine éteinte ?

État d’âme périlleux par lequel tout converti à fond doit passer et qui lui sera salutaire, pourvu qu’il ne se laisse pas leurrer par les ruses du Diable. Car celui-ci se tient à l’affût, prêt à bondir. En sa suffisance, il ne peut pas admettre que cette âme lui soit à jamais ravie et il tourne autour, cherchant le point faible par où il réussira à y rentrer.

— Ce garçon, dit-il, s’imagine que pour quelques velléités de m’échapper qui le prirent, il en est quitte avec moi. Mais je m’en vais lui montrer combien sont rebutantes les voies où il prétend s’engager et je le ramènerai à ma suite par le découragement.

En effet : décourager le converti en lui exagérant ses obligations, toute la tactique démoniaque est là.

Sans perdre une minute, le Mauvais se met à l’œuvre. Et tout d’abord, il fait monter à l’horizon de cette âme, qui palpite encore dans la clarté de la première communion, la noire nuée des scrupules.

Avant toute analyse, des exemples seront probants.

Il y a celui d’Huysmans, si admirablement décrit dans En route. On sait comment Durtal ayant reçu, comme pénitence, à la Trappe, une dizaine de son chapelet à réciter chaque jour, se figura, sous l’instigation du Malin, qu’il lui fallait dire quotidiennement dix chapelets. Il avait beau se répéter que c’était absurde et que son confesseur ne lui avait rien prescrit de pareil, sans cesse l’obsession revenait sous cette forme : tu dois réciter dix chapelets à la file, sinon ta conversion n’est pas sincère… Au surplus qu’on relise cette page si caractéristique…

Voici un autre exemple de scrupule. Il m’a été fourni par quelqu’un qui eut beaucoup à souffrir de ce genre d’attaques. Je transcris sa propre relation.

— Je venais, me dit-il, de communier pour la deuxième fois depuis ma conversion. La première, j’avais, pour ainsi dire, été ravi hors de moi-même et j’étais resté environ deux heures agenouillé devant l’autel, perdu dans une extase de reconnaissance qui ne se formulait point par des paroles, mais qui s’épanouissait en moi comme une large floraison de lys.

Après ma seconde communion, il n’en fut pas de même. J’éprouvai le besoin de marcher, de dilater, en plein air, mon allégresse. Aussitôt mon action de grâces terminée, je sortis de l’église et je m’en allai dans les rues, au hasard, en promenant autour de moi des regards charmés. C’est que, par la vertu du sacrement, les choses me semblaient transfigurées. Parce que mon âme avait conquis une nouvelle enfance, le monde lui-même me paraissait rajeuni.

On arrivait à la fin de l’automne. Le temps était gris et froid et il tombait une petite pluie fine. Mais moi, je croyais circuler dans une tiède atmosphère de printemps. J’aurais juré que le soleil brillait dans un ciel bleu et tapissait d’or les façades enfumées des maisons. Les passants ne m’offraient plus des visages contractés par les soucis ou ternis par les passions. Je leur découvrais à tous je ne sais quoi de fraternel et de riant. Ce n’était plus l’odieux Paris qui bruissait autour de moi ; c’était une ville de rêve où n’évoluaient que des ombres heureuses. A chaque instant montait du fond de mon âme ce cri que j’avais peine à retenir au bord de mes lèvres : — Mon Dieu, comme je vous aime !…

J’allais, j’allais toujours, emporté par un tel courant de joie qu’il me semblait ne plus toucher terre… Je ne sais ni où, ni comment j’ai mangé quoique je garde le vague souvenir de m’être assis dans un restaurant.

L’après-midi, traversant la cour du Louvre, je pénétrai machinalement dans le musée. Je ne vis ni les momies égyptiennes, ni les poteries étrusques, ni les toiles du salon carré. Je repris seulement conscience de l’endroit où je me trouvais dans la salle des Primitifs italiens. Je me tenais immobile devant l’exquis Couronnement de la Sainte Vierge de Fra Angelico ; je murmurais le Salve Regina pour l’étonnement de quelques touristes germaniques qui croassaient là.

Comme le soir tombait et que les gardiens proclamaient la fermeture de leur caravansérail, je décidai de me rendre à Notre-Dame des Victoires afin d’y prolonger la plénitude de la joie créée en moi par la réception de l’Eucharistie. Ah ! je ne m’attendais guère à ce qui allait m’arriver.

A peine fus-je dans le sanctuaire et commençai-je à me recueillir qu’une pensée très inattendue se mit à poindre dans ma tête. Ce ne fut d’abord presque rien : une petite note discordante parmi le concert angélique qui m’emplissait l’âme. Puis cela grandit, grossit, et bientôt cela m’envahit tout entier.

Une voix grinçante criait au dedans de moi : — C’est du propre ! Au lieu de rester en oraison, à l’église, toute la journée, comme c’était ton devoir, tu as couru la ville, tu es allé rêvasser devant des tableaux, bref tu as fait tout ce que tu as pu pour gâcher les grâces qui te furent prodiguées ce matin.

Oubliant totalement, sous cet assaut, que ma journée avait été une action de grâces continuelle et que dès lors il importait peu que je l’eusse passée à l’église ou ailleurs, je répondis : — Peut-être, aurait-il, en effet, mieux valu rester à l’église mais, enfin, je n’ai pas cessé de prier.

— Ce n’est pas la même chose.

— Mais m’y voici maintenant à l’église.

— Il est trop tard. Tu as péché, tu as péché, tu as péché !

Cette désolante répétition m’abattit. Un violent remords m’empoigna. Je voulus m’humilier et demander pardon à Dieu.

Avant que j’eusse prononcé le premier mot d’une prière quelconque, la voix reprit d’un ton âpre et pressant : — Si tu te figures qu’on te pardonnera comme cela, sans autre réparation, tu te trompes fort. Il fallait rester dans l’église où tu communias…

— Encore ! Eh bien, la prochaine fois, je n’en bougerai point.

— Ah ! la prochaine fois. Elle n’est pas près d’arriver. On est exigeant Là-Haut ; il va falloir que tu multiplies les pénitences et surtout que tu n’aies pas l’audace de communier d’ici longtemps. C’est seulement lorsque tu seras sûr de ne plus te dissiper comme tu l’as fait que tu pourras t’approcher de nouveau de la Sainte Table.

J’étais déjà si fort en désarroi que je souscrivis, sans hésiter, à ce spécieux arrêt qui me paraissait venir de ma conscience. Puis, la tête dans les mains, les larmes aux yeux, je me tourmentai à l’idée qu’il me serait fort difficile d’éviter toute distraction les jours où je communierais. Puis je fus pris de panique en considérant que Dieu se montrait bien sévère à mon égard.

— Quoi, me dis-je, désormais sera-ce toujours ainsi ? Faudra-t-il vivre collé sur une chaise d’église de peur de commettre quelque faute qui me rendrait indigne de l’Eucharistie ? Que c’est dur !

Et la voix : — Nais certainement il en sera toujours ainsi. Un chrétien sincère doit se retrancher toute occupation qui l’écarterait de son devoir. Et ce devoir consiste à réprimer en lui tout ce qui n’est pas aplatissement devant Dieu, crainte de sa colère, terreur de pécher par le moindre geste, le moindre mot, le moindre soupir.

Je ne doutais toujours pas que ce discours ne fût la vérité même. Me sentant incapable de remplir ce programme rigoureux, je glissai vers le découragement.

— Je vois bien, pensai-je, que je ne saurai jamais me tenir dans des limites aussi étroites et que, si je m’y efforce, j’en viendrai vite au désespoir.

Accablé de tristesse, je ne cessais de récapituler ma journée et de me répéter : — J’ai offensé Dieu alors que je le portais en moi ; je suis impardonnable !… Cela prenait un caractère d’obsession. A force de frapper sur cette idée fixe, qui me perçait le crâne comme un clou, je tombai dans un engourdissement stupide. Et, détail significatif où si j’avais été de sang-froid j’aurais reconnu la manœuvre démoniaque, je ne songeais même plus à prier.

Enfin je ne pus y tenir davantage. Mon cœur, labouré de remords et d’inquiétude, me faisait souffrir. J’étouffais dans cette église où je n’avais trouvé que des peines. Je sortis — toujours sans avoir prié — je regagnai mon logis et je me couchai, plein d’une angoisse horrible.

Toute la nuit, je me demandai ce qu’il fallait faire pour sortir de l’impasse ténébreuse où je tâtonnais.

Sainte-Vierge, finis-je par m’écrier, s’il est vrai que vous n’abandonnez jamais qui vous implore d’un cœur contrit, accourez à mon secours.

Alors une idée bien simple, et qui me serait venue depuis longtemps, si le Mauvais ne m’avait dévié de la sorte, m’éclaira : — Mais il faut aller trouver mon confesseur ; lui seul me dira comment me conduire !…

C’est ce que je fis ; dès mon lever, je volai chez l’abbé X… Vous pensez bien qu’il remit tout de suite les choses au point, qu’il me montra le piège ou j’avais chu et qu’il m’indiqua les moyens de l’éviter à l’avenir…

Retenons de ce récit que le diable tend toujours à nous écarter de la communion. A cet égard, quel que soit le mode qu’il emploie pour insinuer le scrupule dans une âme inexpérimentée quant aux phénomènes de la vie intérieure, son but ne varie pas. Comme il sait très bien que nous ne pouvons nous défendre sans le secours de Notre-Seigneur, il tâche de nous éloigner de cet adorable Maître.

J’en fis, moi aussi, l’épreuve dans une circonstance que je vais raconter.

Il y avait près d’un an que j’étais revenu à Dieu. Ayant subi bien des traverses depuis ma conversion, je n’avais cependant jamais été détourné de communier. Je le faisais environ une fois par semaine car, malgré les exhortations de mon directeur, je n’avais pas encore fourré dans ma dure caboche que la manducation à peu près quotidienne de l’Eucharistie fût une pratique essentielle pour le bien de mon âme. Je reviendrai sur ce point car il y a là tout un ordre de tentations des plus subtiles et qu’il importe de dénoncer.

Donc, un matin, à la fin d’une messe suivie avec beaucoup de recueillement et sans que rien ne m’eût fait prévoir le hourvari qui se préparait, je me levais de mon prie-Dieu pour me rendre à la barre de communion. Tout à coup, avec la rapidité d’un cyclone, une idée effroyable fondit sur moi :

— Malgré mes confessions et mes pénitences antérieures, je ne suis pas encore pardonné. Par suite, toutes mes communions, jusqu’à présent, ont été sacrilèges et je vais aggraver mon crime si je communie aujourd’hui !…

Terrifié, je ne pus faire un pas. Je retombai assis sur ma chaise et je me sentis secoué d’une telle tempête que l’office se termina sans que j’en eusse conscience.

Toute ma vie morte se déroulait devant moi comme une fresque aux couleurs sinistres. Et à chaque faute qui se peignait dans mon cerveau sous des formes monstrueuses, je frissonnais et je me tordais comme si je ne l’avais jamais avouée.

C’était déjà fort abominable ; mais ce qui rendait cette torture plus aiguë, c’était ce scrupule qui zigzaguait au fond de mon âme en traits de feu : — Toutes mes hontes subsistent ; et parce que je les porte toujours en moi, j’ai outragé, d’une manière indicible, Notre-Seigneur, en souffrant qu’Il descende dans le cloaque que je suis… Oh ! mais cela ne m’arrivera plus. Je ne veux plus communier…

Cette aberration dura je ne sais combien de temps. J’essayais bien, par moments, de réagir. Je me disais : — Mais enfin, puisque j’ai reçu l’absolution, puisque je ne suis pas retombé dans mes anciens égarements, il me semble que je suis pardonné. D’ailleurs pourquoi cette crainte soudaine et comment ne l’ai-je pas ressentie plus tôt ?

Rien n’y faisait. Je demeurais en proie à une très sombre épouvante et surtout l’idée de communier me causait une véritable répugnance.

Pas plus que mon ami de tout à l’heure, je ne pouvais prier. Dans ces cas-là, Dieu permet que le diable paralyse en nous l’organe de la prière. On est tellement fasciné par le scrupule qu’on perd toute défense. Le patient n’est plus qu’un pauvre idiot qui se laisse rouer de coups sans penser même à prendre la fuite.

Toutefois je gardai assez l’instinct du péril pour me rendre compte que j’avais besoin d’un secours immédiat. Je me traînai dehors et je me mis tout de suite en quête de mon confesseur.

Quoique, d’habitude, il ne fût pas au presbytère à cette heure-là, mon bon ange fit que je le rencontrai. C’était mon excellent père l’abbé M… qui doit se souvenir de cet incident.

Je demandai à me confesser et je lui exposai ce qui m’était advenu. Je terminai en lui déclarant, avec énergie, que désormais, je ne me croyais plus digne de communier.

— Ah ! vraiment, me dit-il, vous ne voulez plus communier ? Eh bien moi, je vous donne pour pénitence de communier trois jours de suite quel que soit votre état d’esprit. Vous m’entendez ?

Comme je le regardais, ébahi, voire même un peu choqué, il ajouta : — Mon pauvre enfant, comprenez donc que vous avez été attaqué par le Mauvais. Furieux de s’avouer que vous remplissez vos devoirs religieux et que son ascendant sur vous s’affaiblit tous les jours, il a essayé de vous ressaisir par surprise. Le seul moyen de parer ce coup, c’est de faire justement ce qui lui déplaît le plus, c’est-à-dire de communier. Je vous garantis que si vous m’obéissez, il n’y reviendra pas. Le ferez-vous ?

— Certes, oui, répondis-je.

Des écailles me tombaient des yeux. Je voyais, maintenant, avec la plus grande netteté, la chausse-trape où je m’étais laissé prendre.

Je communiai comme il m’était prescrit. Et je n’ai pas besoin de dire que le Cornu se tint coi.

Pour conclure, je souligne que souffrant du scrupule, nous ne serons remis d’aplomb que par le confesseur. Lui seul a le pouvoir de nous délivrer. Car étant donné que, dans une telle occasion, le diable fausse notre optique intérieure, les yeux de notre âme sont affectés d’une sorte de strabisme grossissant ; nous ne voyons plus les objets tels qu’ils sont. Le confesseur, lui, voit clair et il nous guérit en un tour de main.

D’autre part, l’assaut est tellement brusque qu’il nous fait perdre la tête. Enfin, j’y insiste, les convertis récents manquent d’expérience et, par suite, il leur est impossible de faire la distinction des esprits.

Au surplus, les crises de scrupule sont heureusement passagères. A mesure que le néophyte se perfectionne dans la vie chrétienne, il apprend à mépriser ces manigances du diable.

Il y en a de pires comme nous l’allons voir.

Mais, dira-t-on, il existe des personnes qui demeurent, toute leur vie, tenaillées par les scrupules. Sans doute : ce sont des malades — et les prêtres le savent bien. Moi, j’ai voulu seulement indiquer une phase — la première et la plus anodine — des épreuves par lesquelles passent les convertis lucides, afin de les avertir que ce n’est point par leurs moyens personnels qu’ils parviendront à se dégager de cette embuscade. Quant aux scrupuleux d’habitude, ils relèvent de la pathologie. Ce n’est pas mon affaire.

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