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Sous l'Étoile du Matin

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IV
LES ATTAQUES DÉMONIAQUES

A l’époque actuelle, il semble que les cas de possession diabolique se manifestant par des actes extérieurs tels que cris, blasphèmes, contorsions au contact ou à l’approche d’un bon prêtre ou d’un objet sacré se soient faits plus rares. Une des raisons de cette dérobade apparente du Mauvais a été indiquée par Benson dans son chef-d’œuvre : la Lumière invisible. Je cite : « On dirait vraiment que la Grâce divine possède un certain pouvoir, s’accumulant à travers les générations, un pouvoir de saturer de soi jusqu’aux objets matériels. L’énorme quantité de sacrifices et de prières, au cours des âges, semble avoir réussi à contenir Satan et à empêcher ses manifestations les plus formidables. Malgré la diffusion de l’apostasie, malgré un véritable culte publiquement offert à l’Esprit des Ténèbres, l’air n’en reste pas moins tout imprégné de grâce et il est rare qu’un prêtre ait à s’occuper d’un cas de possession — encore que l’on doive bien se garder de croire les cas de ce genre tout à fait disparus… Ceux-mêmes qui ont renoncé à la faveur de Dieu se trouvent admis à participer de sa grâce dans chaque moment de leur vie. Ils ont autour d’eux des églises, des couvents, des personnes pieuses et saintes dont, à leur insu, ils recueillent les bienfaits. Les murs mêmes de nos églises et de nos maisons sont pénétrés par la prière. »

Dans les contrées depuis longtemps catholiques, cette saturation du milieu par la Grâce est incontestable. Il est certain qu’en France, par exemple, la masse de prières et de grâces reçues va s’accroissant et que continuant à s’irradier, d’un foyer tel que Lourdes, elle préserve le pays de certaines catastrophes formelles qui, sans cela, seraient suscitées par le Mauvais et par ses adeptes, plus ou moins conscients, de la Maçonnerie et de la Libre Pensée.

Mais il faut admettre aussi que, vu les progrès de l’impiété, le Diable possède un grand nombre d’âmes dès le berceau. C’est pourquoi il s’abstient de se manifester par les hurlements et les convulsions de ceux qu’il habite. Ce lui était un moyen efficace de tourmenter et d’effrayer les fidèles aux époques de foi générale. Aujourd’hui que la foi se raréfie et qu’il a réussi à faire nier, ou presque, sa puissance, voire son existence même par des esprits qui se croient religieux, il n’a pas besoin de se donner tant de peine. Le seul fait que, sous son inspiration, l’on ait appelé « siècle des lumières » le temps de ténèbres où nous sommes condamnés à faire notre salut prouve combien son action latente s’exerce aisément sur la majorité de nos contemporains. Il y a toujours des sataniques pour outrager avec ostentation l’Église de Dieu, mais il y a surtout des indifférents pour s’enliser et s’assoupir dans la vase d’une existence dénuée de toute croyance religieuse. Il est à craindre que ceux-ci ne soient aussi dangereusement possédés que ceux-là. N’usant jamais des Sacrements, ces âmes inertes finissent par pourrir. Ainsi se développe l’atmosphère de corruption qui flotte autour de nous et qui donne aux fidèles l’impression de circuler parmi des cadavres ambulants.

On comprend que le diable profite de conditions aussi favorables à l’exercice de son pouvoir pour multiplier ses attaques contre les âmes qui s’efforcent de vivre en Dieu et de persévérer dans l’oraison malgré l’ambiance adverse. Sitôt qu’il a vérifié qu’elles se maintiennent en état de grâce, sitôt qu’il a constaté que les tentations les plus violentes ne les inclineront pas au péché mortel, il entre en rage. Incapable de les pervertir, il se venge en employant toutes ses ressources à les bouleverser par des tempêtes d’ordures et d’épouvantes. Auprès de certaines, il va jusqu’aux sévices physiques, comme ce fut le cas pour le Bienheureux curé d’Ars. Mais le plus souvent, son dépit s’exerce par un afflux de pensées abominables dans l’esprit de ceux qu’il obsède. Ne pouvant rien contre leur volonté, il projette des tombereaux d’immondices dans leur imagination.

Les vies des Saints fournissent des milliers d’exemples de ces horribles manigances. Mais combien d’âmes qui, sans être arrivées à la sainteté, essaient de progresser dans la vertu, les subissent également !

Je mentionnerai quelques cas de ces assauts démoniaques d’après des relations dont je ne puis suspecter l’exactitude.

Quelqu’un raconte : — Un jour, après la messe, j’étais occupé à réciter les litanies de la Sainte Vierge et je puis affirmer que je m’y adonnais de tout mon cœur. Je venais de communier ; j’avais fait une action de grâces des plus ferventes. Rien donc ne pouvait me laisser soupçonner l’étrange tribulation qui allait fondre sur moi.

Je formulais lentement et avec une joie pensive chacune des invocations. Je me baignais dans les louanges de la Bonne Mère comme dans une eau tiède et bleue dont le miroitement m’emplissait l’âme d’une paix lumineuse.

J’en étais arrivé à : Mater castissima ora pro nobis, quand, soudain, une voix croassante s’éleva en moi, avec une rapidité inouïe ; elle criait ces mots ignobles : « C’est une gueuse… »

Qu’on excuse la précision avec laquelle je rapporte cette horreur. Elle est nécessaire pour marquer le contraste brutal entre mon état d’esprit à ce moment et ce que j’étais forcé d’ouïr.

L’ordure fut articulée d’une façon si nette que je dus m’interrompre et que je regardai, tout effaré, autour de moi, car il me semblait impossible que mes voisins n’eussent pas entendu. Mais personne n’avait levé la tête. Je crus à une illusion de ma part d’autant que je n’avais jamais rien ressenti de pareil. Quoique fort ému je repris ma récitation.

Alors la chose affreuse recommença : toutes les invocations furent doublées, pour ainsi dire, d’insultes effroyables à l’adresse de la Sainte Vierge. Cela s’enroulait autour des litanies comme du houblon autour d’une perche. L’obsession devint bientôt tellement despotique que malgré le dégoût qui me faisait frémir jusqu’au fond de l’âme, il me fallut prêter l’oreille à une enfilade d’outrages indicibles lancés, comme des paquets de boue, à la face de l’Immaculée. Cela dura longtemps. Puis l’attaque se termina par un sombre éclat de rire dont les échos répercutés me déchiraient le cœur.

Tout tremblant, je sortis de l’église. Je ne savais à quoi attribuer cette éruption de fange. J’avais le sentiment absolu que je n’y avais consenti en rien et je ne parvenais pas à comprendre comment une telle vomissure d’égout avait pu souiller l’autel que j’ai élevé dans mon âme à ma Mère tendrement aimée : la Madone. — Heureusement l’idée me vint d’aller trouver mon directeur qui m’expliqua la chose et me rassura…

Une autre personne écrit : — On venait de sortir le Saint Sacrement du tabernacle ; l’ostensoir était exposé sur l’autel. Je m’unissais, plein d’adoration et d’amour, au chant du Tantum ergo lorsque, tout à coup, je ne sais qui en moi — mais ce n’était pas moi-même — se mit à proférer des railleries atroces qui se dardaient, avec des grincements de haine, vers l’hostie. En même temps, mon âme était soulevée et comme projetée en avant et il me fallait toute ma volonté pour retenir un flot de blasphèmes qui montaient à mes lèvres des profondeurs les plus obscures de mon être. L’impulsion était si violente que je dus me bâillonner la bouche avec les deux mains. J’aurais mieux aimé mourir que d’émettre les saletés innommables qui m’emplissaient la pensée et pourtant je ne pouvais les empêcher de fuser dans mon cerveau comme les engins d’un feu d’artifices diabolique.

L’abominable prestige dura jusqu’à la fin du chant et de l’oraison qui le suit. C’est seulement quand le prêtre donna la bénédiction qu’il s’évanouit soudainement comme il était venu.

— Il faut, me dis-je alors, compenser cette vilenie dont je ne puis être responsable. Et ce fut avec la foi la plus ardente que je m’unis aux invocations pour la réparation des outrages faits au Saint Sacrement qui terminaient l’office. Ensuite je demeurai longtemps à genoux et je multipliai les actes d’adoration jusqu’à ce que mon âme se trouvât un peu consolée…

Un troisième récit est d’un ordre un peu différent. Il provient d’une personne assez avancée dans la vie spirituelle et qui, ayant eu à supporter beaucoup d’attaques démoniaques, apprit à leur tenir tête sans se troubler.

— Cette nuit-là, dit-elle, je m’étais endormi tout de suite après avoir dit mes prières du soir. Je note que ma santé était excellente et que nulle préoccupation grave ne m’agitait l’esprit. Je reposais enseveli dans un de ces bons sommeils sans rêves qui réparent si merveilleusement les forces. Brusquement, je fus réveillé en sursaut par des coups brefs, frappés dans le mur tout près de ma tête. Je me mis sur mon séant. Après quelques secondes occupées à me frotter les yeux et à reprendre conscience du réel, je me demandai ce qui arrivait. Je crus d’abord qu’on avait heurté à ma porte et je criai d’entrer. Nulle réponse. J’allais me réétendre en récitant un Ave Maria pour les âmes du Purgatoire, comme c’est ma coutume quand je me réveille la nuit. Mais les coups recommencèrent, nombreux et plus précipités. Je ne pouvais m’y tromper : c’était bien dans le mur qu’ils étaient frappés.

Alors il ne fut plus question de dormir. Très lucide et très calme, car je sentais s’approcher la Malice qui toujours veille, je me prémunis d’un large signe de croix et j’attendis. Je me rappelle que la pleine lune répandait une lumière éclatante dans la chambre. Il faisait si clair que je distinguais les aiguilles de ma montre posée sur la table de nuit, à côté de moi. Je vis qu’elles marquaient deux heures.

Cependant les coups avaient cessé. Rien ne bougeait dans la maison. J’attendais en priant, lorsque je découvris que la chambre s’emplissait peu à peu de formes vagues, comme brumeuses, qui se rangèrent en demi-cercle autour de mon lit. Elles prirent bientôt une apparence plus précise. Je vis alors des figures farouches, aux traits humains mais d’expression bestiale, qui se penchaient vers moi. Je ne sais quelles lueurs rougeâtres scintillaient sourdement dans leurs prunelles. Elles marmottaient des paroles vagues et confuses et d’abord si embrouillées que je ne pus en saisir le sens. Puis cela devint plus net et j’entendis alors, parmi des blasphèmes et des injures, d’effroyables menaces. Ceci, entre autres : — Cochon baptisé, tu as beau te gaver de ton Jésus, nous t’arracherons les tripes !…

J’étais fixé : d’autres fois, et dans des circonstances analogues, j’avais reçu des visites du même genre. Je savais qu’il n’y avait qu’à me tenir ferme dans la prière pour finir par déconcerter mes assaillants.

Les regards fixés sur mon crucifix, je murmurai la conjuration de saint Ambroise :

Procul recedant somnia
Et noctium phantasmata,
Hostemque nostrum comprime
Ne polluantur corpora…

Alors le courroux des larves s’enflamma davantage. D’autres démons, d’un aspect plus affreux encore, surgirent dans la clarté lunaire. Ce fut au point que la chambre en était littéralement bondée. Tous hurlaient, crachaient, sifflaient. Ils faisaient un tel vacarme que je me dis : Sûrement, ils vont réveiller tout le monde…

Mais le silence et le sommeil continuaient de régner sur la maison. Je compris que tout ce tapage était pour moi seul.

Voyant qu’elle ne réussissait pas à m’effrayer, la horde infernale se mit à secouer mon matelas, puis à me rouer de coups… Vous me croirez si vous voulez : Tandis qu’ils me houspillaient de la sorte, je ne pouvais m’empêcher de leur rire au nez et de leur dire : — Vous vous fatiguez sans résultat, sales démons !

En effet, je sentais, d’une façon inexprimable qu’étant en état de grâce et gardé par la prière, je n’avais rien à craindre. Et puis ce calme étonnant qui me tenait l’âme si paisible à travers la tourmente, j’avais l’intuition très nette que je le devais à la sainte Vierge.

Je la savais près de moi et je me rendais compte qu’une panique irrésistible m’aurait culbuté si j’avais été laissé à mes seules forces.

L’essaim diabolique sentit également sa présence. Il se tut soudain et me lâcha. Puis je le vis tourbillonner, comme des feuilles sèches, dans la chambre et enfin, tout disparut.

Il n’y eut plus que le clair de lune et le silence.

J’eus la curiosité de regarder ma montre. Il était quatre heures moins vingt-cinq. L’attaque avait duré plus d’une heure et demie…

Comme on le remarque, l’attaque démoniaque se distingue nettement de la tentation. Dans la première, le Mauvais s’applique à nous présenter, de la façon la plus imprévue, des images et des pensées n’ayant aucun rapport avec nos habitudes d’esprit. Car quel est le croyant qui serait capable d’outrager, avec réflexion, le Saint Sacrement ou la Sainte Vierge ? Dans la seconde, au contraire, la partie inférieure de notre âme entre en jeu. Le diable veut nous induire à pécher et, pour arriver à ses fins, il dirige son effort sur nos faiblesses et sur les plus invétérés de nos défauts. Ne fût-ce que pour lui résister nous employons de la volonté et donc nous portons notre attention sur le point menacé. Tentés, nous délibérons. Attaqués, nous subissons.

Il semble aussi que l’attaque démoniaque soit, dans l’ordre surnaturel, la contre-partie des grâces extraordinaires dont Dieu favorise parfois, à l’improviste, les âmes qu’il a le dessein de perfectionner. De même que le fidèle, comblé de ces grâces, en est investi d’une façon toute gratuite, de même c’est aux moments où il est le plus éloigné de méfaire que le Diable se divertit à l’effrayer par des impulsions dégoûtantes.

Si attristantes, si déconcertantes qu’elles soient, on peut tirer quelque consolation de ces horreurs, puisqu’elles démontrent à quel point le Mauvais se trouve désappointé lorsque nous échappons à ses embûches. Il est alors pareil à un vermineux et rancunier trimardeur qui, chassé du logis où il espérait faire prospérer sa crasse, se venge en souillant le seuil de ses ordures et en crachant au nez du propriétaire.

La conduite à tenir dans ce cas est indiquée, sous une forme charmante, dans une lettre de saint François de Sales à sainte Chantal qui se plaignait d’attaques démoniaques : « C’est bon signe, écrit-il, que le diable fasse tant de bruit et de tempête autour de la volonté ; c’est signe qu’il n’est pas dedans… Laissez courir ce vent et ne prenez pas le fifrelis des feuilles pour le cliquetis des armes. »

— Et puis, ajoutait celui qui eut à supporter l’attaque nocturne, relatée ci-dessus, on doit se trouver heureux d’être éprouvé de la sorte, car c’est encore un moyen de se conformer aux souffrances de Notre-Seigneur. Lorsqu’au jardin des Oliviers, il voulut ressentir, selon son humanité, toutes les douleurs que lui infligent nos péchés, le diable, j’imagine, aggrava son agonie par des représentations cent fois plus ignobles encore que les sales images dont il nous afflige quelquefois. Si la plus innocente des victimes a été traitée ainsi, nous, coupables, de quoi aurions-nous le droit de nous plaindre ? Ah ! plutôt, réjouissons-nous et confions-nous dans cette parole de l’Apôtre : « Nous ne sommes les cohéritiers du Sauveur qu’autant que nous souffrons avec lui[5] ! »

[5] Saint Paul, Ép. aux Romains, VII, 17.

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