Sous l'Étoile du Matin
VIII
LA COMMUNION
Sumit unus, sumunt mille :Quantum isti, tantum ille :Nec sumptus consumitur.Séquence de la Messe du Saint-Sacrement.
La seule chose qui importe dans la vie, c’est d’aimer toujours davantage Notre-Seigneur Jésus-Christ.
Comment arriver à cette progression d’amour ? Ce n’est point notre pauvre nature qui, laissée à elle-même, pourrait y réussir. Si grande que soit sa bonne volonté, elle demeure versatile, elle a besoin d’un soutien surnaturel qui la maintiendra dans la voie étroite, loin des illusions de la chair et des prestiges du péché. Ce réconfort, ce surcroît de zèle, l’Eucharistie seule nous les procure.
— Pour que tu vives en moi, nous dit Jésus, il faut d’abord que je vive en toi.
Du jour où nous avons fait le nécessaire pour que cette parole germe et fructifie dans notre âme, il nous devient très difficile de ne pas demeurer en état de grâce ou, du moins, de ne pas y rentrer au plus vite lorsque nous nous en sommes écartés. Par suite, il nous devient presque impossible de ne pas communier souvent.
Alors, le surnaturel, — par qui nous ne cessons d’apprendre le sens exact des choses de la terre et du ciel — nous sollicite sans trêve. Il corrige notre myopie à l’égard de Dieu. Il nous découvre les embûches de ce mauvais songe que les hommes qui méconnaissent la Grâce s’imaginent être la réalité.
Afin d’obtenir de si grands bienfaits, il est logique que nous nous mettions à même d’ouvrir notre âme toujours plus largement aux influx de ce surnaturel vivifiant.
Or, il n’y a qu’un moyen : l’assistance quotidienne à la messe et la communion également quotidienne…
Ah ! je sais bien, pour beaucoup, l’Église est une maman qu’on aime et qu’on respecte, mais qu’on néglige volontiers. Aussi se trouve-t-il des chrétiens — incontestables — qui tiennent cette pratique pour trop assujettissante.
Employer une demi-heure tous les matins à prier en commun et à recevoir Jésus leur semble excessif. Divers prétextes leur sont suggérés pour qu’ils s’en dispensent. Et la tentation se formule par des objections où la Malice se prélasse.
Par exemple, au réveil, ces âmes, baignées de tiédeur, se racontent ceci :
— Je suis mal disposé. Mes affaires me préoccupent. A coup sûr, je ferais bien d’aller à la messe, mais j’y manquerais de recueillement. Il vaut donc mieux m’en abstenir.
Ou bien :
— J’aurais tort de me tracasser car enfin l’Église ne nous en fait pas un devoir rigoureux.
Parfois aussi, le respect humain leur sifflote des conseils d’orgueil :
— Je passe pour un homme pondéré. Si l’on s’aperçoit que je vais tous les jours à la messe, on dira que j’exagère et cela ébranlera ma situation… Je vois déjà Untel, mon concurrent auprès de l’opinion publique, entrer en campagne. Il me tient pour intelligent quoique catholique… Je devine son sourire s’il constate mon assiduité à la messe… Or, je ne veux pas qu’il me considère comme un sot…
Mon bon ami, j’estime que tu ferais bien de te rappeler la parole de saint Paul. Il disait, avec louange, aux fidèles qui pratiquaient ostensiblement leur foi parmi les tumultes hostiles de la société païenne :
— Nous sommes des sots à cause de Jésus-Christ.
Voilà de ces phrases comme Dieu en inspirait à l’Apôtre. Elles résument, en beauté, tout un état d’âme. Elles repoussent l’orgueil dans les ténèbres ; elles entr’ouvrent une fenêtre sur le ciel…
Si donc tu te pénètres de cette sottise, comme il sied, — tu iras à la messe et tu communieras on ne peut plus fréquemment. Car tu auras compris qu’être un sot aux yeux du monde c’est avoir de l’esprit devant Dieu.
Quant à l’objection que tes affaires absorbantes te feraient manquer au recueillement, ne crois-tu pas que de les soumettre à Dieu, avant d’y vaquer, te rendrait sûr de ne commettre aucun acte, de ne prononcer aucune parole qui puisse appesantir ta conscience ?
Il est fort probable qu’après cette communion, si tu dis oui, ce sera oui, si tu dis non, ce sera non, ainsi que le commande Notre-Seigneur Jésus-Christ.
A plus forte raison, tu seras armé contre les tentations de lucre, de luxure et de vanité dont le monde va t’assaillir.
Pour l’Église, dont tu te glorifies d’être membre, tu peux être assuré que tu la soutiendras mieux, que tu la consoleras davantage par des communions fréquentes que par tant de démarches et de discours où tu essaies périlleusement de concilier ce que tu nommes « les obligations mondaines » et les préceptes de l’Évangile.
Songe encore qu’en t’unissant, par l’Eucharistie, à la Passion du Sauveur, tu étanches un peu le sang de ses plaies, et alors tu n’hésiteras pas à t’augmenter de Jésus comme il s’est augmenté de toi…
Et enfin, on se trouve si bien de suivre cette petite messe de l’aurore à laquelle n’assistèrent guère que des âmes vraiment intérieures ! Il se forme, de ces prières faites en commun, dans le calme du premier matin, de cet humble banquet à la Sainte Table, une atmosphère de grâces qui rend l’esprit paisible et joyeux pour toute la journée.
L’union de ces quelques âmes, à la première messe, les rend plus allègres à servir Jésus ! Tout seul pour prier, l’on défaillerait peut-être, surtout lorsque notre faiblesse nous incline aux distractions. Dix ou douze, on s’étaie — on se relaie pour aider le Seigneur à porter sa croix…
Ne pensait-il pas à des messes de ce genre, saint Jean Chrysostôme quand il disait :
« La foi est semblable au feu. Plusieurs lampes jointes ensemble font une grande lumière ; et plusieurs fidèles réunis ensemble font une foi plus vive et plus éclairée. Un chrétien seul, parmi des gens qui n’ont point de foi, est semblable à une lampe solitaire parmi les ténèbres ; mais lorsque nous nous trouvons dans la compagnie de nos frères, nous sentons une joie et une consolation ineffables…[6] »
[6] Troisième sermon sur l’Épître aux Romains.
Parce que les lampes brillent toutes ensemble.
Chrétien, tu avoueras, tout de même, qu’un tel bénéfice à obtenir vaut bien qu’on lui consacre trente-cinq minutes chaque matin ?
Il est, d’ailleurs, à remarquer que si l’on a pris l’habitude de la communion fréquente, elle nous devient si nécessaire qu’on se trouve mal à l’aise, même physiquement, quand, par cas fortuit, on fut obligé de s’abstenir. Alors on se répète en soupirant le verset du psaume 101 :
« Je suis comme l’herbe foulée ; mon cœur se dessèche parce que j’ai négligé de manger mon Pain. »
Et comme la hâte vous vient d’être au lendemain pour absorber de nouveau cette nourriture essentielle !
Huysmans me disait une fois :
— Si je suis quelque temps sans communier, je me sens tout mal fichu…
Que d’autres en pourraient dire autant !
Remarquons encore que la messe n’est, en somme, qu’une préparation à communier et que si nous ne le faisons, les effets du Saint-Sacrifice sur notre âme demeurent incomplets. Car l’Eucharistie agit sur nous comme le soleil au printemps sur les plantes engourdies par un long hiver. Elle ressuscite, elle stimule la sève des vertus capitales ; elle développe, comme un délicat feuillage, nos bonnes pensées ; elle fait éclore ces fleurs dont nous ne nous doutions pas auparavant : les roses de l’Amour ; elle éclaire et réchauffe la région la plus secrète de notre âme ; celle où la Grâce s’enracine : le subconscient.
Surtout, l’Eucharistie nous donne la paix du Christ, la paix divine qui doit nous rendre à son Image, doux et humbles de cœur à travers les angoisses, les souffrances et les dégoûts dont le monde abreuve les amoureux de Jésus.
Tous les mots de la messe portent une auréole. Mais il n’en est pas qui brillent d’un éclat plus suave et plus impérieux à la fois que ceux par lesquels nous demandons la paix du Seigneur.
C’est qu’ils expriment, d’une façon décisive, le besoin que nous ressentons d’arracher leurs armes à ces hordes tumultueuses de péchés qui, sans la prière, sans l’aide de la Vierge et des Saints, perpétueraient la guerre civile dans le royaume de notre âme.
Je retiens, plus particulièrement, l’adorable oraison qu’on ne peut guère réciter, en union avec le célébrant, sans que les larmes vous viennent aux yeux :
Seigneur Jésus-Christ, toi qui as dit à tes Apôtres : « Je vous laisse ma paix, je vous donne ma paix », ne regarde pas mes péchés mais la foi de ton Église ; elle-même, daigne la pacifier et l’unir selon ta sainte volonté.
Réversion splendide : Tu pries pour que l’Église te soutienne, l’Église prie pour que tu obtiennes d’être digne de la soutenir. En même temps, la Sainte Vierge et les Saints prient pour que Jésus accorde à l’Église et à ton âme la grâce de la paix vivifiante.
Ensuite, tu n’as plus qu’à attendre, en t’humiliant et en adorant, que ton Dieu descende en toi…
Maintenant tu as communié dans la paix et tu commences ton action de grâces.
Passé le moment de crainte où tu as reçu ton Dieu, quoique tellement indigne, un élan de toute ton âme l’emporte vers l’adoration et l’amour.
Un bon prêtre, à qui je servais quelquefois la messe au Carmel de Lourdes, me dit un jour, spontanément : — Quand vous avez communié, prenez le mot latin : ARDOR et bâtissez votre action de grâces autour de la sorte : A, adoration ; R, remerciement ; D, demandes ; O, offrande ; R, résolutions.
J’ai appliqué la méthode ; et voici ce qu’elle m’a valu.
L’acte d’adoration, c’est comme si l’on se voyait tout petit et tout obscur en présence d’une incommensurable lumière. Peu à peu, à mesure qu’on lui soumet son néant, elle se rapproche, vous environne, vous pénètre et dépose en vous une flamme qui ne s’éteindra plus.
L’acte de remerciement, c’est, d’abord, une source jaillissant, en un jet mince, d’un orifice étroit. Puis, sous la poussée de la reconnaissance, elle grossit sans cesse et finit par déborder en une large nappe qui submerge les rives. Et maintenant, elle est un fleuve qui s’étale, qui hâte ses flots et qui miroite sous le soleil de la Grâce. Le courant devient si fort qu’on n’a pas le temps de formuler de longues phrases. Les exclamations jaculatoires s’échappent impétueusement de notre bouche et notre âme entière s’y déverse.
L’acte de demandes : on suit Jésus, on prend un pli de son manteau pour y imprimer un respectueux baiser, afin que la vertu qui émane du Maître entre en vous par ce contact. On Lui dit : — Seigneur, je ne puis rien par moi-même et j’ai tellement besoin de ton secours ! Accorde-le-moi, maintenant que je te touche. Octroie-le-moi pour le bien de mon âme, pour le soulagement de ce malade, pour le salut de cette âme en péril, pour le repos éternel de ce défunt à l’intention de qui, j’ai communié. Dis seulement une parole et toutes les Malices s’enfuiront qui cherchaient à m’égarer loin de Toi… Si toutefois il n’entre pas dans tes desseins de m’exaucer aujourd’hui, fais que j’accepte cette épreuve comme un gage de ta tendresse.
L’acte d’offrande : — Seigneur, voici mes pieds : fais qu’ils ne marchent que dans tes voies. Voici mes mains : fais qu’elles n’œuvrent que pour te bâtir des chapelles. Voici mes lèvres : fais qu’elles s’usent à proférer tes louanges. Voici mes sens, mon intelligence, mon imagination, ma volonté… Imprègne-les de Toi seul. Voici tout mon être : rends-le pareil au peuplier qui darde sa pointe vers le ciel et qui n’a qu’une fonction : Te chanter, de tout son frémissant feuillage, sous les souffles mystérieux que tu lui envoies.
L’acte de résolutions : — Moyennant ta Sainte Grâce, j’extirperai de mon âme les vices que j’y laissais pulluler comme les chardons dans un jardin que l’on néglige. Je peinerai surtout pour arracher la mauvaise herbe d’orgueil. Car c’est elle qui menace toujours d’étouffer les belles fleurs d’humilité que tu veux faire éclore en moi. C’est elle qui enlace ses racines griffues aux racines fragiles des vertus dont ta sollicitude m’ensemença ; c’est elle dont l’odeur impure tente de me combler les narines pour que je ne puisse plus respirer le parfum des chastes roses que cultive ta Mère. Ah ! Seigneur, pourvu que tu m’aides, je tuerai mon orgueil…
L’action de grâces faite à peu près de cette façon, l’ardeur souhaitée en résulte. Comme le recommandait le Psalmiste, on a commencé par la crainte du Seigneur — et maintenant l’Amour lui succède en toute sa plénitude. Pendant quelques minutes — parfois pendant quelques heures — nous vivons en Jésus, comme Jésus vit en nous. Nous réalisons la splendide et redoutable parole de saint Paul : Totus christianus Christus est. Cette faveur inouïe nous transforme à ce point que nous nous oublions nous-mêmes. Nous ne demandons plus rien ; nous ne connaissons plus rien des choses de la terre : nous goûtons, parmi une paix immense, la pure joie de fondre dans le cœur de Jésus, comme une parcelle de métal dans une fournaise inextinguible dont les flammes absorbent et consument suavement notre âme.
Sans doute, ensuite, on retombe : la vie quotidienne ressuscite avec ses inquiétudes, ses tentations et ses difformités.
Mais sache que si tu prends l’habitude de la communion fréquente, ce don splendide de la fusion en Jésus pourra t’être octroyé de nouveau et qu’il te fortifiera indiciblement pour la résistance au mal. Il ne dépendra que de toi de le conquérir en progressant, selon ton libre-arbitre et selon ta docilité à la Grâce, dans le chemin de la vertu. Il dépendra de toi de mériter l’Amour.
Saint Augustin disait : « Mon amour, c’est ce que je pèse devant Dieu. »
Ami lecteur, tâchons de peser beaucoup.