Sous l'Étoile du Matin
I
LA HALTE
Après les épreuves de la conversion, après cette période déchirante où il avait si longtemps tergiversé entre Dieu qui le sollicitait et le diable qui s’efforçait de le retenir, le pécheur repentant a reçu, pour la première fois, la Sainte Eucharistie.
Au contact purificateur de Jésus, son âme, naguère écrasée sous les blocs de boue durcie dont l’opprimaient ses péchés, se redresse et se dilate. Comme le dit si bien Taine, il a enfin conscience de posséder, pour l’avenir, « l’organe spirituel, la grande paire d’ailes indispensable pour soulever l’homme au-dessus de lui-même ».
Il est le pèlerin arrivé sur un sommet culminant, au centre d’une forêt où les chemins de mousse et les futaies pacifiques alternent avec des routes raboteuses et pleines de fondrières, avec des taillis hargneux où des herses d’épines barrent le passage, griffent la figure et les mains de ceux qui les affrontent.
Tout à l’heure, il faudra descendre. Aussi comme il goûte, en étanchant sa sueur, cette halte sous le sourire du ciel ! Étendu dans les fougères, il contemple l’océan des cimes moutonner à l’infini. Le vert bleuâtre des pins, le vert pâle des bouleaux, le vert bronzé des chênes et des hêtres se fondent en une vaste harmonie qui repose ses regards et amplifie l’essor de ses actions de grâces. Le parfum de la résine monte, dans l’air immobile, comme un encens. Le soir approche, à pas silencieux, car le soleil adouci commence d’effleurer les collines occidentales.
Cette grande hostie d’or rappelle au voyageur l’aliment divin dont il s’est nourri ce jour même. Alors un calme immense et très suave s’installe en lui. Tout ce qui l’environne : les nuées lentes, les arbres pensifs, les roches mystérieuses prennent un aspect de recueillement et de joie paisible sous la lumière fraternelle qui les imprègne. Il lui semble que le Bon Maître ne cesse de reposer dans son cœur, sur un lit qu’embaument les églantines ferventes de l’Amour. Il lui semble qu’un peu de l’atmosphère du paradis perdu flotte sur cette nature sylvestre. Il est toute reconnaissance, toute bonne volonté, tout élan vers le Très-Haut. Parce que la meute hagarde qui le traquait hier, parce que la horde de ses passions, de ses inquiétudes et de ses fautes fait trêve, il croit presque qu’elle ne retrouvera point sa piste. Parce qu’il berce encore Notre-Seigneur au fond de son âme, parce que la clarté d’un soir de rédemption le baigne et le pénètre, il n’est pas loin de se figurer qu’il ne péchera jamais plus.
Ah ! si l’on pouvait prolonger cette minute d’innocence reconquise et de paix souveraine ! Si ce repos aux frontières de la vie surnaturelle marquait l’entrée dans le royaume des Béatitudes.
— S’il m’était accordé, se dit-il, de me dorloter toujours, comme un enfant de pardon, dans le tiède giron de la Madone et de suivre, en un rêve chatoyant, la danse des étoiles devant le trône de la Sainte Trinité miséricordieuse !…
Non, mon ami : tu oublies que tu as beaucoup à réparer. Ayant été celui par qui « le scandale arrive » tu devras lutter, souffrir, saigner en témoignage du miracle que Dieu daigna opérer en toi. Crois-tu que s’Il a pris la peine de balayer vers les gémonies les ordures que tu entretenais précieusement dans les étables de ton âme, c’est pour que tu t’acagnardes dans une dévotion médiocre, comme une vieille fille qui somnole sur sa chaufferette, en égrenant des chapelets ?
Tes péchés, pour l’instant abolis, repousseront comme un chiendent tenace. Bien souvent, tu auras à te retourner les ongles pour les arracher de nouveau. Puis, la jachère ainsi obtenue, il te faudra l’ensemencer de vertus.
Et ce n’est pas facile. Des fois, tu jetteras là le sarcloir ou la musette et tu te représenteras que cette croissance très drue de mauvaises herbes ne manque pas, après tout, d’un certain agrément. Ou encore, après avoir planté trois scions, destinés à donner du fruit, tu t’admireras pour ce minime labeur. Et regardant tes frères, qui n’ont cure du pullulement des parasites, tu t’écrieras : — Qu’ai-je de commun avec ces hommes versatiles ?
Immédiatement, le Prince de l’Orgueil, que ton retour à Dieu mit en rage et qui s’est juré de te ressaisir, fixera de nouveau son grappin dans ta chair. Content que tu te gonfles de vanité, comme un dirigeable promis à ses arsenaux, il se dépêchera de t’insuffler les vapeurs opiacées de son ivresse : fumées lourdes de l’avarice et de la paresse, fumées véhémentes de la luxure, de la colère et de l’intempérance, fumées humides de l’envie se précipiteront dans ton âme. — Si tu ne te défends pas, tu deviendras pire qu’auparavant.
Mais tu te défendras ; car la Grâce impérieuse que Dieu t’a départie est tellement formelle que si tu la laisses parfois s’obscurcir, du moins, aux heures de péril, c’est à elle seule que tu pourras avoir recours. Tu prieras, tu pleureras ta faiblesse, tu mortifieras ta sensualité grondante d’impatience. Surtout, tu finiras bien par comprendre que sans la Sainte Eucharistie, tu es semblable à un piéton qui entamerait une course de quatre-vingts kilomètres, l’estomac vide.
Sache-le donc : la voie étroite, où tu dois t’engager, est peuplée de ronces, de bêtes dangereuses et d’embûches. Pour le converti, les tentations y sont proportionnelles aux grâces et le Mauvais y ondule sans cesse comme une couleuvre dans une ornière. Tu ne pourras lui écraser la tête, tu ne pourras progresser vers la perfection que par l’aide permanente de Jésus et par l’intercession de sa Mère.
Chaque fois que tu croiras en toi-même, tu culbuteras. Chaque fois que tu te mettras humblement sous la protection de l’Étoile du Matin, pour qu’elle dispose son Fils à te soutenir, tu te relèveras.
Et maintenant, laisse-moi te signaler quelques-uns des obstacles qu’il te sera nécessaire d’escalader ou de réduire en poudre afin d’aboutir, en portant allégrement ta croix, à la porte royale du jardin de flammes où rayonne l’éternel Amour.