Sous l'Étoile du Matin
VI
LE MONDE
Nolite conformari huic sæculo, dit saint Paul. La sagesse mondaine répond aussitôt : « Il faut être de son temps. »
Au XXe siècle, être de son temps, cela consiste à tenir l’Évangile et ses préceptes pour un recueil de dictons surannés que tout homme convaincu de son droit au bonheur toise avec un sourire de mépris au coin des lèvres. C’est opposer à Dieu, à l’Église, aux vies de Saints, les machines à vapeur, le cinématographe et l’aéroplane. C’est surtout croire au progrès.
Chaque époque agite sa marotte. Celle des neuf-dixièmes de nos contemporains, c’est de se figurer que, grâce aux applications de la Science, nous connaissons et nous connaîtrons toujours d’avantage des félicités dont nos ancêtres ne possédaient même pas le soupçon.
Interrogez-les, ces affolés du progrès. Demandez-leur s’ils sont heureux. Sincères, ils vous répondront : — Nous ne le sommes pas, mais nous le serons sans faute demain…
Ah ! ce demain, qui ne vient jamais !
Car s’il existe une chimère décevante entre toutes c’est bien celle du progrès. Pour qui étudie, d’un esprit sans illusions, l’histoire du passé et la compare à celle du présent, pour qui observe que la nature humaine reste imperturbablement pareille à elle-même, à travers toutes les circonstances de temps et de lieu, l’évidence s’impose que, depuis la chute, les fils d’Adam ont tenté, de toutes les façons possibles, la conquête du bonheur terrestre. Il n’est pas de système qui n’ait été essayé, pas de doctrine qui n’ait été appliquée. Mille fois, l’on a cru qu’on avait trouvé le remède au mal de vivre. De siècle en siècle, on a réédifié la Tour de Babel. Toujours, une chiquenaude ironique de Dieu la fit choir dans la poussière. Et toujours l’homme s’est retrouvé identique à ce qu’il était la veille : avide, inquiet, déçu, en proie aux sept péchés capitaux.
C’est en vain qu’il tente d’échapper à cette inéluctable loi de la souffrance qui régit l’univers. C’est en vain qu’il torture la matière pour rassasier sa faim de jouissances sans efforts. C’est en vain qu’il voudrait enfanter dans la joie. La douleur, refoulée sur un point de son domaine, ne tarde pas à surgir sur un autre et à l’humilier comme auparavant.
Un axiome que rien ne saurait abroger, c’est celui-ci : Les désirs croissent proportionnellement aux satisfactions qu’on leur donne. Je l’écrivais naguère, je ne puis que le répéter. J’ajouterai : tout désir qui n’est pas le désir du ciel n’apporte, une fois contenté, que désillusion, dégoût, aspiration vers quelque chose de mieux. C’est la pomme éternellement offerte par le Prince de ce monde. Mordez-y, elle vous laissera la bouche pleine de cendre et d’amertume. Plus vous reviendrez à ce fruit de malédiction, plus votre inquiétude s’accroîtra, plus vous vous éloignerez de cette paix promise par Notre Seigneur Jésus-Christ aux hommes de bonne volonté qui consentent à souffrir avec Lui.
Qu’elle est difficile à garder cette paix intérieure où l’amour de Dieu se renforce d’éloignement pour un monde qui le méconnaît ou le nie ! Qui s’efforce de l’acquérir et de la cultiver ne cesse d’être bousculé par une foule en fièvre dont toutes les facultés s’agrippent aux clinquants et aux piles d’écus, se fondent dans les soûleries de la débauche ou de la vanité. Comme ils se démènent, en hurlant, ces frénétiques, comme ils se hâtent, se coudoient, écrasent les faibles, comme ils tendent les mains vers un mirage démoniaque qui recule à mesure qu’ils galopent plus vite pour le saisir !
Le cœur se recroqueville d’effroi quand on considère tant d’insensés qui, oublieux de leur âme immortelle, brûlent l’existence comme une auto de course brûle la route, pour arriver plus rapidement à la fosse où leur corps se reposera enfin dans la pourriture. Le spectacle de cette agitation furieuse, de cette vaine recherche d’un bonheur qui n’existe pas épouvante et fait souffrir les amoureux de la Croix. Parmi les ronces du chemin qui monte à Dieu, ils n’en rencontrent pas qui les déchirent d’épines plus barbelées.
Car toute passion est une idolatrie ; mais on n’en connaît pas qui voue plus sûrement le monde au Mauvais que celle de l’or. C’est ce fragment durci du feu de l’enfer qui suscite, par-dessus tout, l’adoration de la plupart des hommes. Pour eux, il constitue l’essence de soleil qu’ils voudraient respirer, boire, manger, absorber par tous leurs orifices. Et pourtant quel sombre avertissement, celui donné par son origine.
Vaporisé au centre de la terre par la chaleur des fournaises infernales, l’or fut projeté vers la surface par une explosion analogue à celle d’une chaudière : et c’était un peu de son haleine que Satan nous envoyait de la sorte. La vapeur maudite, rencontrant une couche de quartz, pénétra dans toutes les fissures de la roche et s’y figea. Puis elle affleura çà et là sur le globe, en veines brillantes dont le seul aspect fit tomber en démence quiconque les découvrit.
On se trompe, on se vole, on s’égorge pour la possession des pépites. Le métal manipulé, monnayé circule, comme une épidémie, à travers les continents et les îles. Des effluves s’en dégagent qui empoisonnent et déforment les âmes. Les riches en deviennent plus durs et les pauvres plus envieux. L’amour de l’or, la préoccupation d’une masse d’or à conquérir ou à augmenter donnent à leurs regards quelque chose de glacé, de fixe et de cruel. L’appât d’un gain monstrueux, l’espoir de participer aux rapines de la finance fait trembler leurs lèvres et leur dessèche le palais. Devant un lingot leur cœur bat plus vite. Et c’est comme s’ils entendaient au fond d’eux-mêmes des tintements d’écus tout neufs.
Marionnette lugubre dont le diable tient les fils, l’humanité joue, sans repos, la farce tragique de l’or. Des scènes se déroulent qui seraient grotesques si elles ne se terminaient dans les larmes et dans l’ordure… Laissez-moi vous en montrer quelques-unes.
Voici qu’un Juif fétide, promu baron d’Haceldama, pour avoir sucé le sang de multitudes faméliques, étale sa ventripotence pailletée sur les tréteaux. Des buses à blason se prosternent sous ses pieds suintants, lèchent ses orteils, mendient ses reliefs. L’un lui tend le crachoir et l’autre le cure-ongles. Celui-ci ruse pour lui vendre son bric-à-brac ancestral. Celui-là intrigue pour fourrer sa fille — oh ! en justes noces — dans les draps gluants de Shylock. Touchante alliance de l’usure et de l’imbécillité fêtarde.
Voici un bourgeois. Son rêve essentiel c’est d’accoler sa progéniture, munie des monnaies acquises par de commerciales manigances, au rejeton d’un autre bourgeois dont la fortune soit équivalente à la sienne. Parfois la chaste fiancée se fleurit de scrofules. Parfois le poétique fiancé laissa les trois-quarts de son appendice nasal dans les maisons chaudes où il crapula durant ses études. Les enfants qui résulteront de ces deux malsains fourniront d’excellents spécimens de tératologie aux musées médicaux. Pour le bourgeois, ce détail n’a pas d’importance puisque son but est atteint, à savoir : la fusion de deux coffres-forts en un seul. — Si d’aventure le promis apporte un sac un peu moins mafflu que celui de la promise, ne vous inquiétez pas. — Il a des espérances, dit le père en clignant de l’œil et en érigeant un index décisif.
Ce qui signifie que grand-maman, rentière notable et catarrheuse à souhait, mourra bientôt ou que le dévoiement de l’oncle Polydore, vieux garçon cossu, le mènera sous peu de la chaise percée au cercueil.
Le noble a la foi que le Juif redorera ses merlettes et ses lambels. Le bourgeois a l’espérance que ses parents riches et valétudinaires demeureront lucides le temps d’extirper de leur cerveau les termes d’un testament juteux. Tous deux ont la charité. En effet, l’armorié judaïsant comme l’enrichi des grands comptoirs protègent l’Église — pourvu, toutefois, que cela ne les gêne pas trop. Non seulement ils font à Dieu l’honneur de venir s’ennuyer, vingt minutes, tous les dimanches, à la messe basse, devant son autel mais encore ils allongent, sans trop gémir, une pièce de cinq sous à la quête pour le denier du culte. Quand le curé du village où ils possèdent une terre reçoit ses collègues pour l’Adoration, ils lui envoient quelques vieilles poules rendues étiques par l’abus des pontes intensives, une douzaine de poires véreuses et les grappes, acides à faire danser les chèvres, d’une treille exposée au nord. Les plus prodigues l’invitent, pour manger les restes, le lendemain des jours où ils ont festoyé les gros propriétaires des environs.
Quelquefois aussi, ces bien-pensants demandent à s’édifier. Ils suivent les sermons d’un Carême. Mais alors il se peut qu’ils subissent des froissements mal tolérables pour une personne dont le gousset pèse.
Ce déboire advint à M. Prosper Redoublé qui, ayant accumulé des sommes, dans un commerce de beurre ingénieusement additionné de margarine, trouvait à propos de faire son salut.
Le prédicateur était un ancien missionnaire. Un long contact avec les sauvages de la Nouvelle-Guinée l’avait rendu inapte aux périphrases huilées et aux pommades oratoires.
Cet apôtre bourru parla sur la richesse. Et tout d’abord il fit se hérisser sur le crâne de M. Prosper quinze cheveux échappés aux soucis du négoce en émettant la phrase célèbre du Père d’Alzon : — L’argent, ça pue !…
Puis il développa ce thème insolite, secoua, dans un blutoir sans merci, les égoïsmes et les avarices, traita comme du fumier les agiotages et les boursicoteries, et enfin, poussa l’oubli des convenances jusqu’à glorifier un certain François d’Assise, vagabond sans feu ni lieu, parce qu’il avait épousé « une grande dame, veuve depuis Jésus-Christ et qui s’appelait la Pauvreté ».
La péroraison acheva de bouleverser M. Redoublé. En effet, le missionnaire y cita pour le commenter un texte de l’Évangile que certains prédicateurs laissent d’habitude, dans une ombre prudente.
Vous vous rappelez qu’un jeune homme fort riche s’étant approché de Jésus lui demanda ce qu’il fallait faire pour gagner la vie éternelle.
« Jésus lui dit : — Tu ne commettras point d’homicide ; tu ne seras pas adultère ; tu ne déroberas point ; tu ne porteras point de faux témoignage ; honore ton père et ta mère et aime ton prochain comme toi-même.
« Le jeune homme dit :
— J’ai observé tout cela dès ma jeunesse ; que me manque-t-il encore ?
« Jésus répondit :
— Si tu veux être parfait, va, vends ce que tu possèdes, donne-le aux pauvres et tu auras un trésor dans le ciel. Puis viens et suis-moi…
« Ayant ouï cette parole, le jeune homme s’en alla tout triste — car il possédait de grands biens.
« Cependant, Jésus dit à ses disciples :
— En vérité, je vous le dis, le riche entrera difficilement dans le royaume des cieux. Et je vous le dis encore : il est plus aisé à un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le royaume des cieux. » (S. Math., XIX, 18-24).
M. Prosper n’en écouta point davantage. Repoussant sa chaise avec fracas, bousculant ses voisins étonnés, il gagna le parvis et sortit de l’église. Il bouillonnait d’indignation pour avoir entendu ces choses qu’il n’était pas loin de considérer comme subversives.
Sur les marches extérieures, un malingreux en guenilles lui tendit la main. A envisager ce minable, son courroux augmenta.
— Quoi, se dit-il, partager ma fortune à des galfâtres de cet acabit ! Ce prédicateur a perdu la tête !…
Sa pensée s’envola vers le coffre-fort où il accumulait ses revenus. Il passa en revue les titres de rentes et les actions de sociétés prospères qui en garnissaient les tablettes. Il se remémora les sacs de toile grise où dormait l’éclat fauve des louis. Un grand élan d’amour lui vint pour le trésor obtenu par tant d’improbes sueurs.
Comme le mendigot, à le voir immobile, escomptait une aubaine et risquait de timides objurgations, M. Redoublé, condensant sur lui sa colère, l’écarta d’un geste furieux :
— Va travailler, fainéant, s’écria-t-il.
Puis il s’éloigna en grommelant :
— Mon argent, mon pauvre cher argent, plus souvent que j’irais le distribuer à tort et à travers comme m’y invite ce prêtre sermonneur. Parbleu, il lui est facile d’engager les autres à se dépouiller, peut-être lui-même ne possède-t-il pas cent sous !… Et d’abord, est-ce que j’ai besoin d’être parfait, moi ? Je paie mes impôts, je ne dois rien à personne : qu’est-ce qu’on me veut de plus ?… Par exemple, je ne me serais jamais douté que l’Évangile contenait des anecdotes aussi singulières. Je me figurais qu’on se contentait d’y ordonner la résignation aux sans-le-sou. Mais qu’on y enseigne le mépris de l’or, de mon or, de notre or, à nous autres rentiers, ce n’est pas admissible… Ce missionnaire a dû parler d’après une mauvaise traduction.
Pour s’éclairer sur ce point, il entra dans une librairie religieuse, qui se trouva sur sa route, et y fit l’emplette d’un Évangile. A peine eut-il ouvert le livre qu’il tomba sur le passage qui l’inquiétait.
Il relut trois fois les gênants versets. Quand il fut bien persuadé que nulle équivoque n’était possible, son indignation ne connut plus de bornes.
— Non, se dit-il, un propriétaire de cinq maisons de rapport, un vice-président du conseil d’administration des Houilles incombustibles ne peut pas soutenir une religion qui tolère de semblables doctrines. Ma conscience me le défend…
Et, en effet, comment aurait-il hésité entre la parole de Notre-Seigneur réprouvant la richesse mal acquise et cet or où son âme demeurait collée ?
Peu après, l’on apprit qu’il s’était fait recevoir du cercle des Joyeux Athées. Et, le reste de ses jours, il étonna son chef-lieu par l’outrance de son anti-cléricalisme…
Je crains, lecteur, que tu ne goûtes pas cet apologue. Peut-être le jugeras-tu rédigé d’un style par trop dépourvu d’élégance — comme d’ailleurs les lignes qui le précèdent. Peut-être, aussi, es-tu de ceux qui estiment « que toute vérité n’est pas bonne à dire » et que : « Dieu n’en demande pas tant ».
Qu’y faire ? Je n’ai jamais su mettre en pratique cet autre axiome de la sagesse bourgeoise : « il faut garder les apparences ». Quand sous un voile de beaux-semblants, je découvre une âme où l’or se coagule en un bloc compact, c’est comme si j’entendais chanter le Dies iræ sur l’air de la Tonkinoise, et je ne puis m’empêcher de hurler à la dissonnance.
Disposition fâcheuse, je l’avoue, surtout dans un temps où le simulacre de la charité s’accompagne de sordides calculs, où déjeuner du Bon Dieu n’empêche pas de souper avec le Diable.
Lecteur, ouvre un peu l’œil à ce spectacle : telles dévotes rentées qui pullulent autour des confessionnaux comme les blattes dans un fournil, débordent de propos poisseux d’où l’éloge de la Sainte Pauvreté découle en flots de mélasse. Il y a aussi des notaires pétrifiés dans les paraphernaux, les préciputs, les codicilles, et qui fondent l’Œuvre des Vieilles Culottes. Il y a des marguilliers qui distribuent, dans les faubourgs indigents, des soupes fabriquées avec des jeux de dominos hors d’usage. Leurs discours, leurs munificences font chevroter d’admiration les âmes naïves.
Mais essaie, une seule fois, de leur insinuer que ce qu’ils gardent de leur fortune constitue un poids mort qui les tire vers la Cité dolente. Tu verras aussitôt leur physionomie papelarde se transformer avec une rapidité fantastique. Quels yeux jaunes, quelle bouche pincée, quels doigts contractés soudain comme pour retenir quand même cet or dont on leur dénonce la malfaisance ! C’est alors que se manifeste le vrai fond des cœurs : cette haine de la pauvreté dont le diable se sert pour se recruter des adhérents contre le Pauvre absolu que fut Notre-Seigneur Jésus-Christ.
Pour qui fait cette expérience, le monde apparaît sous l’aspect de ténébreuse horreur d’une antichambre de l’enfer. C’est un espace morne et brumeux où flottent des lueurs rougeâtres. C’est un marécage fantômal où neuf âmes sur dix s’abreuvent en des flaques d’or liquide comme, selon la Fable, les ombres des trépassés s’abreuvaient dans le sang du bouc noir immolé par Ulysse aux confins du Hadès…
Du jour où cette vision te sera devenue permanente, tu ne pourras que fuir vers les solitudes bénies où ne règne que l’or des soleils levants, où la musique des brises dans les hauts feuillages remplace le tintement sombre des écus, où, comme le disait saint François d’Assise, « nous sommes réellement ce que nous sommes devant Dieu. »