Tableau historique et pittoresque de Paris depuis les Gaulois jusqu'à nos jours (Volume 4/8)
QUARTIER SAINT-MARTIN.
Ce quartier est borné à l'orient par les rues Barre-du-Bec, de Sainte-Avoie et du Temple exclusivement; au septentrion, par le faubourg Saint-Martin jusqu'aux barrières inclusivement; à l'occident, par la rue Saint-Martin et par la grande rue du faubourg du même nom inclusivement; et au midi, par la rue de la Verrerie inclusivement, depuis le coin de la rue Saint-Martin jusqu'au coin de la rue Barre-du-Bec.
On y comptoit, en 1789, soixante-trois rues, treize culs-de-sac, trois églises paroissiales, dont une collégiale, trois communautés d'hommes, deux couvents de filles, deux hôpitaux, un théâtre, etc.
PARIS SOUS LOUIS XI.
L'église de Saint-Martin-des-Champs, à laquelle ce quartier doit son nom, fut souvent visitée par Louis XI. On lit qu'il avoit une grande vénération pour les reliques nombreuses qu'elle possédoit; et que, chaque fois qu'il venoit leur rendre hommage, il y déposoit des pièces d'or dont le nombre devint assez considérable pour que, dans une circonstance urgente, les religieux de cette maison demandassent au parlement la permission de les employer aux besoins de leur communauté, ce qui leur fut accordé par un arrêt de l'an 1475.
Avant de raconter le règne de ce prince, qui offre un grand spectacle, il convient de compléter le tableau que nous avons présenté de l'état politique et religieux de la société en France, depuis que les Capets avoient commencé à monter sur le trône jusqu'au quinzième siècle, où nous venons d'entrer: il manque encore quelques grands traits à ce tableau.
On a vu comment ces princes, irrités et fatigués de l'opposition continuelle qu'ils rencontroient dans leur noblesse, de ses ligues sans cesse renaissantes, de ses révoltes qui alloient souvent jusqu'à compromettre leur propre existence, imaginèrent de créer un nouvel ordre dans l'État, en accordant aux habitants des cités des droits politiques dont le résultat fut d'accroître encore les périls de leur position, et de leur créer un ennemi de plus, ennemi qui les réduisit souvent à des extrémités que jusqu'alors ils n'avoient point connues. Par quel aveuglement allèrent-ils ainsi chercher au-dessous d'eux de si dangereux secours, tandis qu'ils négligeoient, ou, pour mieux dire, qu'ils sembloient redouter, qu'ils s'efforçoient d'affoiblir la puissance auguste et salutaire qui plus d'une fois avoit déjà sauvé la société, qui d'elle-même venoit s'offrir à eux pour la sauver encore? puissance également favorable aux peuples et aux rois, puisque c'étoit en rendant ceux-ci meilleurs qu'elle consolidoit le pouvoir de ceux-là, et tellement que, si les rois eussent voulu sincèrement se réunir à elle, il eût été impossible de leur opposer la moindre résistance, et que même on ne l'eût pas tenté.
Cet aveuglement a sa source dans les plus profondes misères du cœur humain. Il est hors de doute que la puissance de l'Église, représentée par son chef, pouvoit, plus facilement et plus efficacement que les rois d'alors, apaiser ces tempêtes que tant de passions déchaînées suscitoient autour d'eux; mais cette puissance ne vouloit point déroger de sa céleste origine, et devenir entre les mains de ces princes temporels un instrument dont ils pussent se servir à leur gré. Elle promettoit de maintenir les peuples dans leur légitime dépendance; mais elle prétendoit en même temps protéger les peuples contre leurs violences et leurs passions: elle imposoit également ses lois divines à ceux qui commandoient et à ceux qui devoient obéir. Les peuples les eussent écoutées sans peine: l'orgueil des rois ne voulut point les entendre; et nous verrons comment, pour avoir voulu secouer ce joug, ils apprirent à leurs sujets à le briser.
Ce n'étoit point dès les premiers instants de la conquête, et lorsque les barbares étoient encore à peine chrétiens et ne comprenoient qu'imparfaitement le christianisme, que l'Église avoit pu exercer dans toute sa plénitude cette puissance qu'elle tient d'en haut, et qui tend sans cesse à tout ramener à son unité: ce fut par degrés qu'elle la développa au milieu de cette société naissante, et à mesure qu'elle y étendoit sa lumière: car c'est en éclairant qu'elle subjugue; et ceux qui ont cru trouver dans cet accroissement graduel de son influence une preuve d'artifice dans sa conduite et d'usurpation dans ses actes, se sont montrés bien ignorants de ce qui constitue la légitimité du pouvoir, sa force et sa durée. C'est par le développement que s'établit tout ce qui est fort, durable, légitime; et cette loi universelle régit également le monde physique et celui des intelligences. Dans les premiers moments de la conquête, les esprits, encore grossiers, tout en admirant la doctrine que leur avoient apportée les prêtres chrétiens, s'inquiétoient peu d'où lui venoit son inaltérable unité, impossible cependant sans un chef unique, à moins d'un miracle perpétuel. Ils l'apprirent par degrés, et par degrés ils arrivèrent à cette soumission sans réserve à l'autorité spirituelle, soumission qui, sous la seconde race, fut, nous le répétons, le salut de la monarchie et de la société.
Plusieurs causes, qui dès cette époque n'existoient déjà plus, avoient concouru à en arrêter la ruine sous la première dynastie, malgré tant de désordres et de troubles intérieurs dont elle étoit agitée jusque dans ses fondements; et ces causes, nous les avons plus d'une fois laissé entrevoir. Le respect que l'on portoit à la famille de Clovis, la puissance personnelle des rois comme grands propriétaires, le caractère guerrier de la plupart d'entre eux, l'absence presque totale d'ennemis extérieurs qui pussent accroître les dangers de tant de discordes intestines (ce qui du moins est réel jusque dans les derniers temps où parurent les Sarrasins), par-dessus tout la multitude innombrable de ces hommes libres et armés, qui ne se soulevoient contre un prince que parce qu'ils défendoient les droits d'un autre, et qui, combattant pour détrôner tel ou tel monarque, n'en demeuroient pas moins fidèles à la monarchie et au sang de leurs rois: voilà ce qui maintint la France au milieu de tant d'orages qui entourèrent son berceau. Les nobles composoient alors à eux seuls toute la nation; alors il n'y avoit qu'un seul ORDRE dans l'État, et cet ordre étoit la noblesse, cette noblesse qui, suivant l'expression très-vive de Montesquieu, nous apparoît sans cesse toute couverte de sueur, de poussière et de sang.
Mais les esprits s'ouvrant de jour en jour davantage aux célestes clartés de l'Évangile, ses ministres dévoiloient insensiblement, à ceux qui avoient l'intelligence, l'organisation merveilleuse de ce gouvernement que Dieu lui-même avoit constitué pour durer jusqu'à la fin des temps, et apprenoient à ces nouveaux chrétiens à tourner leurs regards vers la chaire de Pierre, centre de l'unité, à faire de ses préceptes la règle de leur bonne foi, à régler de même leurs actions d'après ses commandements; et lorsque Pepin se fut ouvert la route du trône, les Francs étoient déjà assez avancés dans cette connoissance pour que ce chef de la seconde dynastie pût tenter avec succès d'y affermir sa famille, en appelant le souverain pontife à consacrer le pouvoir encore incertain et chancelant que lui avoient conquis son génie et ses exploits.
Alors commença en France l'existence politique du clergé; et lorsqu'après quelques règnes cette race, dont les chefs de la noblesse s'étoient d'abord déclarés les contempteurs et les ennemis[1], eut commencé à dégénérer, sans s'arrêter un seul instant dans cette longue et rapide dégénération; qu'une invasion terrible d'hommes du nord, plus barbares encore que ceux qui avoient fait la conquête des Gaules, pénétrant dans toutes les parties de la France, eut réduit presque tous ses habitants au droit de la défense naturelle; que les vassaux, profitant de ces malheurs publics et de l'anarchie qui en étoit la suite inévitable, se furent établis en révolte permanente contre la royauté; et que, de toutes parts, l'oppression du foible et l'impunité du fort, relâchant tous les liens de la société, sembloient devoir en amener l'entière dissolution, alors, et nous l'avons déjà dit, elle se jeta tout entière dans les bras de la religion[2], société indestructible qui seule, au milieu de cet effrayant désordre, conservoit l'ordre admirable de ses institutions, et son chef unique, et son inviolable hiérarchie. La religion s'empara donc d'un pouvoir qu'elle seule alors étoit capable d'exercer; ses lois, désormais le seul lien social, parce qu'elles étoient les seules qui fussent reconnues de tous sans contestation, continrent à la fois les peuples et les rois, toujours amies de ceux-ci, mais en même temps toujours protectrices de ceux-là. C'est ainsi que le clergé forma un second ORDRE dans l'État, ordre vénérable, qui, sous la seconde race, fut pour la monarchie ce que la noblesse avoit été sous la première, et qui n'abandonna les rois de cette race malheureuse que lorsque eux-mêmes se furent abandonnés.
Le désordre social étoit à son comble au moment où le premier des Capets succéda au dernier des Carlovingiens; et nous avons fait voir comment, sans l'appui du clergé, cette race nouvelle eût passé plus vite encore que l'autre, quoiqu'elle fût en effet fort au-dessus d'elle par le courage, les talents et tant de nobles qualités qui s'y montrèrent comme héréditaires. Les papes exercèrent donc, sans aucune contestation, pendant les premiers règnes des princes capétiens, cette puissance absolue et vénérable, dont toutes les classes de la société sentoient également le besoin; mais dès lors il fut facile d'entrevoir que les monarques, satisfaits sans doute de contenir par son intervention tant de sujets indociles et turbulents, ne la supporteroient qu'avec impatience lorsqu'elle étendroit son action jusque sur eux-mêmes. Or, cette puissance, inexorable pour tout ce qui est désordre, et poursuivant le vice partout où elle le rencontre, prétendoit protéger jusque sur le trône les saintes lois du mariage; et, non moins prévoyante dans l'avenir que vigilante pour le présent, sachant quels risques peut courir un clergé pauvre et que le besoin de vivre met dans la dépendance du pouvoir temporel, elle s'étoit constituée gardienne des biens et des droits des églises, ne souffroit point qu'on osât y porter atteinte sans son aveu, et ses foudres qui châtioient les sujets rebelles n'épargnoient point les rois avares et voluptueux.
Mieux affermis sur leur trône, et voyant leur autorité devenir de jour en jour plus étendue et moins contestée, les monarques françois formèrent bientôt le dessein de s'affranchir par degrés d'un joug qu'une sage politique eut dû leur faire trouver utile et léger, si les passions des hommes n'étoient pas, dans tous les temps, ce qu'il y a de plus opposé à leurs vrais intérêts. La juridiction temporelle du clergé causoit quelques ombrages à saint Louis lui-même; et déjà sous son règne on avoit essayé d'y porter quelques atteintes[3]. Elle fut attaquée plus ouvertement, avec plus de suite et de succès sous les règnes suivants; et peu à peu ces princes se frayèrent la route qui devoit les conduire hostilement jusqu'au trône pontifical qu'ils vouloient, sinon détruire, du moins abaisser jusqu'à leur niveau.
Il est très-remarquable que le premier roi de France qui se soit mis en révolte déclarée contre le chef de l'Église, est le même qui imagina de donner au peuple des droits politiques et d'en former un troisième ORDRE dans l'État. Ainsi il créoit une force aveugle et impétueuse, et brisoit en même temps le seul frein qui pût constamment la lui assujettir et lui fournir des moyens sûrs de la diriger à son gré! C'est que ce frein l'incommodoit lui-même, parce que, nous devons le répéter encore, les papes, qui vouloient que les peuples fussent obéissants et fidèles, exigeoient que le gouvernement des rois fût juste, religieux et paternel. Dans la querelle fameuse et à jamais déplorable de Philippe-le-Bel avec Boniface VIII, le pape avoit évidemment raison; le monarque qui attaquoit ses droits comme défenseur des priviléges de l'Église avoit tort; et ces torts devinrent des crimes lorsqu'à une résistance injuste et opiniâtre succédèrent des outrages inouïs et des violences sacriléges, qui montrèrent aux peuples que ce qui étoit l'objet de leur vénération pouvoit être impunément insulté par leurs souverains. Le séjour de quelques papes en France leur apprit ensuite que ces mêmes souverains pouvoient faire de ces premiers pasteurs du monde chrétien des instruments de leur politique ambitieuse; et la suprématie temporelle de Rome en reçut des atteintes nouvelles que le grand schisme d'Occident rendit à jamais irréparables. Ce schisme, dont il n'est point de notre sujet de donner ici l'histoire, produisit deux grands maux: non-seulement il contribua à affoiblir de jour en jour davantage le respect des peuples pour le chef suprême de la religion; mais, ce qui étoit plus dangereux encore, il accoutuma les esprits à soumettre à leurs jugements ce qui avoit été jusqu'alors pour eux la première et la plus irréfragable des autorités. Sous prétexte de chercher un remède à la division qui désoloit l'Église, on se jeta dans le système désastreux de la souveraineté des conciles, dont le principe caché étoit la souveraineté du peuple; et en effet il étoit si difficile d'établir l'une sans admettre l'autre, que l'on voit tous les théologiens qui s'infatuèrent alors de ces idées nouvelles soutenir simultanément ces deux souverainetés dont ils avoient parfaitement saisi la liaison nécessaire: ainsi l'esprit de révolte s'introduisoit peu à peu jusque dans le sein même de l'Église; et dès cette époque commencent à se manifester ces premiers symptômes de dissolution sociale, que nous avons déjà signalés.
Il ne manquoit plus que la convocation d'un concile pour développer tant de ferments de discorde dont la chrétienté étoit sourdement agitée. Celui de Constance fut assemblé en 1414 pour mettre fin au schisme: il le fit cesser en effet par l'élection de Martin V; mais, en consacrant les maximes dangereuses que ce malheureux événement avoit fait naître, il donna naissance à un autre schisme dont les suites devoient être encore plus funestes; et le concile de Bâle, qui le suivit de très-près[4], fit voir quels progrès effrayants avoient faits en si peu d'années ces idées de licence et de rébellion. Dès sa deuxième session, on le voit approuver les décrets du concile de Constance sur la supériorité des conciles à l'égard des papes. Passant bientôt toutes les bornes, il n'eut pas honte d'aller lui-même inviter les princes temporels à s'associer à son entreprise contre le chef de l'Église, en leur offrant des décrets nouveaux, dont le résultat étoit de légitimer à son égard leur entière indépendance, et de briser les derniers liens par lesquels ils étoient encore retenus. Cependant qu'arriva-t-il de ce même concile qui, de sa propre autorité, se mettoit ainsi au-dessus de toute autorité, et qui en vint à cet excès de fureur de déposer celui-là même qui l'avoit convoqué? Pour toute réponse à cet acte de révolte et de démence, Eugène IV ordonna aux évêques qui le composoient de se séparer: dès ce moment le concile ne fut plus qu'un conciliabule; et abandonnés de tout le monde, les plus opiniâtres, après avoir résisté quelque temps, se virent enfin forcés d'obéir. Mais quoiqu'il eût été ainsi démontré par le fait, et par un fait des plus éclatants, qu'un concile que le pape seul avoit le droit de convoquer, qu'il avoit seul encore le droit de dissoudre au moment où il jugeroit à propos de le faire, ne pouvoit être un pouvoir supérieur à celui qui le créoit ou le détruisoit à son gré, on n'en continua pas moins de soutenir en théorie ce qui étoit absurde et impossible dans la pratique; et le même esprit de mutinerie qui avoit fait naître ces tristes prétentions, continua de les maintenir dans les siècles suivants à travers tous les désordres, tous les malheurs, tous les crimes, toutes les hérésies qu'elles ont fait naître, et les a prolongées jusqu'à ces derniers temps, où elles semblent cependant vouloir prendre fin, le mal qu'elles ont produit étant arrivé à son comble.
Nous avons déjà dit que Charles VII, qui régnoit alors en France, avoit à la fois rejeté et reçu les actes du concile de Bâle[5], d'une part en continuant de reconnoître le pape qu'il avoit déposé, de l'autre en acceptant les décrets par lesquels ce concile établissoit sa prétendue suprématie, et les réglements nouveaux qu'il avoit faits relativement à la discipline de l'Église. Ce fut dans une assemblée solennelle qu'il tint à Bourges[6], et où furent entendus les ambassadeurs du concile et ceux d'Eugène, que furent reçus ces réglements dont se composa la fameuse pragmatique sanction, véritable origine de ces servitudes de l'Église gallicane, que l'on appelle dérisoirement ses libertés. La pragmatique sanction fut vérifiée et enregistrée au parlement, et les choses en étoient là lorsque Louis XI monta sur le trône.
On ne peut douter que la première pensée de ce prince, en succédant à son glorieux père, n'ait été d'achever ce que celui-ci avoit si glorieusement commencé, et d'user des moyens nouveaux que sa sagesse avoit créés et transmis à ses successeurs, pour anéantir sans retour la puissance des grands vassaux. Il poursuivit en effet ce dessein avec une infatigable persévérance; nous allons faire voir qu'il l'exécuta avec une rare habileté. Mais ce même prince dont l'œil subtil et pénétrant sembloit lire jusque dans les plus secrètes pensées de ses ennemis, dont la main adroite et sûre se faisoit comme un jeu de dénouer toutes leurs trames, et qui, dans cette lutte terrible où il se vit engagé, sut tout prévoir et tout prévenir, s'aperçut peut-être encore moins qu'aucun de ses prédécesseurs des progrès inquiétants que faisoit la puissance nouvelle qu'ils avoient créée, qui avoit continué de s'agrandir sous leurs auspices, et dont ils s'étoient fait un si dangereux auxiliaire. Il est remarquable, et il nous semble que l'on n'en a point été jusque ici assez frappé, que ce fut sous le règne du monarque le plus absolu qui eût encore régné sur la France depuis l'origine de la monarchie, que commença à se consolider, à suivre une marche plus savamment combinée, le troisième ordre introduit depuis peu de temps dans le gouvernement de l'État, et qui jusqu'alors s'étoit montré flottant au milieu de tous les intérêts. On le voit, dès ce moment, se faire des intérêts très-distincts, des intérêts qui lui sont propres; et c'est dans le parlement de Paris, tiré en partie de son sein, que s'établit le centre d'action de ce parti populaire; c'est par lui qu'il est habituellement représenté. Il arriva donc, et par le même principe qui avoit rendu aux rois insupportable pour eux-mêmes le pouvoir suprême des papes, ce pouvoir qui contenoit si admirablement leurs sujets, que ces nouveaux démagogues s'en déclarèrent les ennemis au nom du peuple dont ils s'étoient faits les représentants, et les ennemis les plus ardents et les plus acharnés, mettant ainsi en pratique, et au détriment de leurs propres souverains, les leçons de révolte et d'indépendance que ceux-ci n'avoient point cessé de leur donner. Deux fois le bon sens de Louis XI le poussa à vouloir abolir la pragmatique sanction; deux fois le parlement s'y opposa avec une liberté, ou pour mieux dire avec une audace qui auroit dû lui ouvrir les yeux, s'ils n'eussent été fascinés par cette illusion que l'on peut appeler héréditaire, et qui le portoit à croire que ce n'étoit qu'en élevant le peuple qu'il pouvoit contenir la noblesse, et rétablir une sorte d'équilibre dans l'État. Il alla même plus loin dans ce système qu'aucun autre de ses prédécesseurs; et nous ne craignons pas de le dire, jamais prince ne fut plus imprudemment populaire que ce Louis XI, que l'on ne peut considérer sans doute comme un noble et vertueux caractère, mais qui est bien loin de mériter l'épithète de tyran, si injustement attachée à son nom, et depuis si légèrement et si souvent répétée. La suite des événements va prouver ce qu'étoit au fond cette prétendue tyrannie, et nous allons en reprendre le récit, maintenant que nous avons tracé cette esquisse rapide de l'état de la société religieuse en France depuis l'origine de la monarchie et de ses rapports divers avec la société politique, ayant ainsi présenté à nos lecteurs un fil qui les conduira, ce nous semble, avec quelque sûreté à travers tant d'agitations intestines, tant de catastrophes extraordinaires qui vont, pour ainsi dire, se presser les unes sur les autres jusqu'à la dernière de toutes, qui est en même temps la plus horrible, la plus sanglante, et dans laquelle s'est à jamais perdue notre antique monarchie, encore que, dans sa bonté, la Providence ait voulu nous conserver la famille de nos rois; et désormais, pouvant sans cesse remonter aux causes, il leur sera facile de mieux comprendre et d'apprécier plus sûrement les effets.
Les événements qui s'étoient passés pendant les dernières années du règne de Charles VII étoient déjà de sinistres avant-coureurs des orages qui menaçoient le règne suivant. Les seigneurs avoient dès lors perdu sans doute la plus grande partie de leur influence sur les peuples désabusés, et dans la France proprement dite, le pouvoir du roi ne rencontroit presque plus d'obstacles; mais le duc de Bretagne régnoit toujours en souverain dans ses États; et la puissance du duc de Bourgogne étoit peut-être plus grande que celle du roi lui-même. Séparés l'un de l'autre seulement par la Normandie, ces deux vassaux pouvoient, au premier signal, inonder de troupes cette province, et à la fois l'envahir et y opérer une jonction redoutable. Ils communiquoient par la mer avec les Anglois, toujours maîtres de Calais, et qui, au milieu des révolutions sanglantes qui les agitoient, n'avoient renoncé ni à leurs projets ni à leurs prétentions chimériques sur la France. Tous les deux, suivant la marche ordinaire de tous les gouvernements, visoient à s'agrandir, à se rendre indépendants, et ne voyoient pas sans de vives alarmes l'accroissement progressif de la prérogative royale. N'osant pas alors s'y opposer à force ouverte, ils attisoient les mécontentements, ils prenoient part secrètement aux révoltes des grands[7]. Le duc de Bourgogne surtout, au sein d'une paix apparente et forcée, étoit réellement contre le roi dans un état de guerre perpétuelle. Tandis que Charles refusoit de favoriser la rébellion du fils de son vassal, celui-ci donnoit dans sa cour un asile au dauphin révolté contre son père; ajourné à la cour comme pair de France dans la procédure entamée contre le duc d'Alençon, il n'avoit répondu à cet appel qu'en levant des troupes et en réclamant les articles du traité d'Arras qui le dispensoient de toute sujétion personnelle; et cependant, infidèle lui-même, peu de temps après, à ce traité qu'il rappeloit sans cesse, il n'avoit pas craint de prendre, sans la participation du roi, divers engagements avec l'Angleterre. Enfin ce n'étoient que plaintes, que méfiances, que démêlés continuels qui sembloient à tout moment devoir dégénérer en rupture ouverte, et qui sans doute eussent fini par les dernières violences, sans la considération particulière qu'inspiroit la personne du roi, et peut-être sans le grand âge de Philippe-le-Bon, prince magnifique et voluptueux jusqu'au milieu des glaces de l'âge, et qui trouvoit des douceurs dans le repos.
(1461.) Louis étoit encore dans les États de son vassal lorsqu'il apprit la mort du roi son père. Il partit aussitôt pour la France, non sans quelques alarmes sur les dispositions que Charles avoit pu faire à son sujet, et persuadé que tous ceux qui remplissoient les premières places de l'État étoient autant d'ennemis disposés, s'il étoit possible, à lui contester ses droits légitimes. Cette idée, dont il étoit frappé, développa, dès ces premiers instants, ce caractère inquiet et soupçonneux qu'on lui a justement reproché, et qui contribua sans doute à aggraver les agitations de son règne. En effet, dans ces alarmes qui le tourmentoient sur les dispositions de la France à son égard, il avoit engagé le duc de Bourgogne à rassembler des troupes pour lui ouvrir l'entrée de ses États; et cent mille hommes formoient le cortége avec lequel les deux princes s'acheminoient vers Reims, où le nouveau monarque vouloit avant tout se faire sacrer. Mais l'empressement avec lequel les villes ouvroient leurs portes, et celui de tous les ordres de l'État à venir lui faire leurs soumissions, ayant promptement dissipé ces vaines inquiétudes, elles se reportèrent aussitôt sur l'ami trop puissant qui l'accompagnoit; et, sans oser cependant les lui témoigner trop ouvertement, il ne fut tranquille que lorsqu'il eut persuadé à Philippe de congédier sa nombreuse armée, et de ne garder avec lui qu'une escorte de quatre mille hommes. Alors il affecta, et dans le voyage et pendant la cérémonie, de le combler d'honneurs et de marques de considération, ce qui parut toucher tellement le vieux duc, qu'il rendit hommage au roi non-seulement pour ses domaines relevant de la couronne, mais encore pour toutes ses autres possessions, quoique les conventions d'Arras l'exemptassent formellement de cet acte de sujétion. Dans cette intelligence, en apparence si parfaite, les deux princes prirent ensemble la route de Paris, où le roi fit son entrée avec une pompe à laquelle jusque là il n'y avoit rien eu de comparable: le cortége se montoit à plus de douze mille hommes; l'or et les pierreries éclatoient sur les habits des seigneurs et sur les harnois de leurs chevaux. Au milieu d'un si brillant appareil, Louis, donnant déjà des preuves de cette manie bizarre qui lui fit dédaigner, souvent jusqu'à l'indécence, ce faste extérieur, si propre cependant à relever encore la dignité royale, s'avançoit monté sur un cheval blanc, «vêtu, disent les chroniques, d'une robe de soie blanche sans manches, et affublé d'un petit chapeau loqueté[8].» Quatre bourgeois de Paris soutenoient au-dessus de sa tête un dais de drap d'or; et les cours souveraines vinrent le recevoir aux portes de la ville. Du reste, les cavalcades bizarres, les mascarades, les représentations de mystères et tous les autres jeux en usage à cette époque se répétèrent sur sa route jusqu'à son arrivée à la cathédrale. Là le monarque, après avoir fait sa prière et prêté le serment accoutumé, alla tenir cour plénière au palais, qu'il quitta le lendemain pour s'établir au château des Tournelles.
Le caractère de Louis n'étoit pas seulement ombrageux, il étoit encore absolu, capricieux et vindicatif. Ces passions haineuses, qu'il sut depuis si bien contenir ou dissimuler lorsque son intérêt le lui commandoit, l'entraînèrent, dans ces premiers moments du pouvoir, à une démarche qui lui causa depuis d'amers repentirs, et l'exposa à de grands dangers. Par un coup d'autorité le plus impolitique qu'il fût possible d'imaginer, il destitua presque tous les officiers civils et militaires qui avoient obtenu leurs emplois de Charles VII; il en fit même emprisonner quelques-uns, et ce bouleversement général remplit d'abord tous les cœurs d'alarmes, et jeta les premiers germes du mécontentement. Il l'augmenta bientôt par des taxes nouvelles et exorbitantes qui dans plusieurs villes excitèrent même des séditions.
(1462.) Cependant, dès cette époque, il commençoit à mettre en usage les manœuvres de cette politique insidieuse qui depuis fut le principal ressort de toutes les opérations de son règne; et tandis qu'il prodiguoit au duc de Bourgogne, et surtout au comte de Charolois son fils, les marques de la plus tendre amitié et d'une confiance sans bornes, il renouveloit secrètement avec les Liégeois, ces ennemis déclarés de leur maison, l'alliance que Charles VII avoit contractée avec eux. Mais soit que ses intrigues n'eussent point échappé aux regards du jeune comte, soit plutôt que cet esprit violent et ambitieux prévît ce que la puissance du monarque françois pouvoit apporter d'obstacles aux projets qu'il formoit déjà pour l'agrandissement des États qui lui étoient destinés, on le vit dès lors commencer à lui susciter des ennemis et à se rendre l'âme des complots qui se tramèrent contre son autorité. Dans un voyage que le roi fit à Tours, ce prince, qui étoit venu l'y joindre sous prétexte d'un pélerinage, eut des conférences secrètes avec les envoyés du duc de Bretagne, conférences dont Louis fut informé sans pouvoir en pénétrer le mystère, mais qui le déterminèrent à éloigner de la cour le comte de Charolois avant l'arrivée du duc, qui venoit lui-même, suivant l'usage établi au commencement de chaque règne, renouveler la cérémonie de l'hommage. Les inquiétudes de ce vassal étoient les mêmes que celles de la maison de Bourgogne: elles furent encore augmentées par un voyage que le roi fit dans ses États, où il voulut exercer une violence[9] à laquelle le duc crut devoir s'opposer. Tous les deux se séparèrent très-mécontents l'un de l'autre, et celui-ci se confirma dans la pensée qu'il n'y avoit plus de sûreté pour lui que dans son alliance avec les ennemis de son suzerain. On vit aussi dès ce moment le roi, frappé de la terreur qu'il inspiroit à ses vassaux, bien informé d'ailleurs que la liaison commencée entre le duc de Bretagne et le comte de Charolois se resserroit de jour en jour davantage, ne pas perdre une seule occasion de traverser les desseins de ce dernier, et de lui causer des mortifications dont l'effet étoit d'aigrir encore davantage cette âme plus ardente et non moins vindicative que la sienne.
Cependant le nombre des ennemis du gouvernement augmentoit dans l'intérieur; et plusieurs actes d'une rigueur excessive exercés mal à propos sur d'anciens serviteurs de son père avoient porté la haine contre Louis au dernier degré d'animosité. Le duc et le comte se mirent aussitôt en rapport avec les mécontents, parmi lesquels on comptoit le comte de Dunois, le duc de Bourbon, et Charles, duc de Berri, propre frère du roi, qui croyoit avoir à se plaindre de la modicité de son apanage, et qu'on aigrissoit à dessein pour en faire l'instrument principal des complots qui se tramoient contre sa propre maison. Louis, confusément instruit qu'il se formoit contre lui des associations dangereuses, ne pouvoit cependant percer ce labyrinthe d'intrigues et de cabales[10]; sa situation devenoit de jour en jour plus difficile; mais le grand talent de ce prince étoit moins d'éviter le danger que de trouver des ressources pour s'en tirer lorsqu'il y étoit engagé. Soit que ce fût un simple effet de sa haine contre le comte de Charolois, soit qu'il fût guidé par cette politique raffinée dont il donna depuis tant de preuves, il avoit trouvé le moyen de semer la division entre le duc de Bourgogne et son fils; et cette mésintelligence, au moyen de laquelle la cour de ce prince se trouvoit partagée, l'occupoit assez pour qu'il ne pensât point à se mêler des affaires de ses voisins. Il étoit surtout très-éloigné de se brouiller avec le roi qui l'accabloit à dessein des plus vifs témoignages d'amitié et de bienveillance. Tranquille de ce côté, sûr également qu'il n'avoit rien à craindre des Anglois encore fatigués de leurs dissensions intestines, jugeant bien qu'il étoit impossible que le duc de Bretagne ne fût pas un des principaux moteurs d'un complot dont les fils lui échappoient, mais dont l'existence lui étoit démontrée, Louis prit la résolution hardie de déconcerter les conjurés en portant sur-le-champ la guerre dans les États de ce perfide vassal. Ses mesures furent prises dans un si profond secret, les mouvements des troupes se firent avec tant de précautions, que le duc ne sortit de la sécurité dans laquelle il étoit plongé que lorsque l'armée du roi bordoit déjà ses frontières, et étoit sur le point d'inonder ses États. Surpris par une inexcusable imprévoyance, il eut recours à la ruse pour échapper au danger qui le menaçoit. Il promit tout ce qu'on voulut, demandant seulement au roi de rassembler les états de son royaume et de les consulter avant de signer un traité définitif; et ce qui ne peut assez étonner de la part de Louis, c'est qu'au lieu d'écraser un ennemi dont la soumission apparente ne pouvoit lui imposer, il lui accorda le délai demandé et renvoya ses troupes. Cette faute, qui n'est pas la seule qu'il ait commise dans cette circonstance, devient d'autant plus inexplicable que l'étroite intimité qui régnoit entre ce prince et le comte de Charolois ne cessoit point d'être l'objet de ses plus vives alarmes. Il sembloit par là prendre plaisir à les augmenter encore; et en effet le duc, dès qu'il se vit hors de danger, n'en travailla qu'avec plus d'ardeur à susciter à son ennemi assez d'embarras pour qu'il se trouvât hors d'état de pouvoir une seconde fois le réduire à de semblables extrémités. (1363.) Ses messagers parcoururent aussitôt toute la France, portant à tous les princes du sang et aux plus grands seigneurs des lettres dans lesquelles il leur peignoit sous les couleurs les plus sinistres les desseins et la politique du roi à leur égard, et les pressoit, au nom de leurs plus chers intérêts, de prévenir par leur réunion et leur résistance ouverte les malheurs dont ils étoient menacés. Ces caractères hautains et indépendants n'étoient déjà que trop disposés à suivre de tels conseils; et l'esprit de haine et de révolte contre un roi qui vouloit réellement être le maître étoit si généralement répandu que le duc de Bretagne ne rencontra pas un seul sujet fidèle disposé à révéler la trahison. Tous s'unirent à lui et s'engagèrent réciproquement les uns avec les autres.
Il ne manquoit plus que la jonction du duc de Bourgogne aux conjurés pour que la perte du monarque parût inévitable. Jusque là Philippe ne s'étoit point montré disposé à entrer dans aucune ligue contre Louis; et, quoiqu'il y eût entre eux de fréquents démêlés toujours relatifs aux clauses du traité d'Arras, ils n'étoient cependant pas assez violents pour produire une rupture ouverte, que le vieillard sembloit même vouloir éviter. Un incident, dont le comte de Charolois profita avec la plus grande dextérité, changea ces dispositions: le roi, toujours occupé des intrigues mystérieuses qui l'environnoient, instruit que le vice-chancelier de Bretagne avoit fait plusieurs voyages en Flandre, et qu'il étoit alors à la cour d'Angleterre, donna commission à l'un de ses officiers de l'enlever à son retour, espérant découvrir par ce coup hardi le nœud de tous ces complots. Cet officier, instruit sans doute que l'envoyé breton devoit se rendre auprès du comte de Charolois, vint se poster avec un vaisseau armé à l'entrée d'un petit port de la Hollande, où ce prince venoit de se rendre. Mais il arriva qu'étant imprudemment descendu à terre il fut reconnu et pris. Aussitôt le comte fit répandre le bruit que le dessein de Louis avoit été de le faire enlever. La politique peu scrupuleuse du monarque, qui tout récemment venoit de s'emparer, par des moyens à peu près pareils, d'un des fils du duc de Savoie, donna de la vraisemblance à cette accusation, sur laquelle les historiens les plus graves n'ont osé prononcer[11], mais qui semble entièrement dénuée de vraisemblance, si l'on réfléchit qu'une telle violence eût été directement contre les intérêts de ce prince, au moment où il avoit à craindre un soulèvement général qu'une démarche aussi odieuse auroit en quelque sorte légitimé. Quoi qu'il en soit, cet événement commença à jeter des alarmes dans l'esprit du vieux duc de Bourgogne; elles furent même si vives que, se trouvant alors à quelques lieues du roi sur les frontières de la Picardie, il ne s'y crut pas en sûreté et partit précipitamment pour l'Artois. (1464.) Ce fut en vain que Louis fit auprès de lui tous les efforts possibles pour se justifier; vainement lui envoya-t-il un ambassadeur pour redemander le prisonnier. La réponse de Philippe fit voir qu'il ne croyoit point à sa justification, et la liberté de son agent lui fut refusée. Bientôt, au comte de Charolois, dont les plaintes amères ne cessoient d'aigrir les ressentiments de son père, vint se joindre le duc de Bourbon, l'un des principaux chefs de la nouvelle ligue. Il avoit un grand ascendant sur Philippe, dont il étoit le parent; et il sut lui peindre avec tant de force les dangers auxquels tous les princes se trouvoient exposés de la part d'un monarque qui ne faisoit consister sa grandeur que dans leur abaissement, que le duc ébranlé consentit que son fils levât des troupes, mais uniquement pour surveiller les entreprises de Louis et sans projet d'entamer une guerre offensive. Un premier engagement de la part de son père étoit tout ce que demandoit le comte. Tandis qu'il formoit une armée, le parti des mécontents ne cessoit de s'accroître: on conspiroit contre le roi, dans sa cour, près de lui, sous ses yeux, sans qu'il pût parvenir à connoître aucun de ses ennemis, quoique des avis multipliés vinssent chaque jour redoubler ses alarmes. Une aiguillette verte attachée à la ceinture étoit le signe de reconnoissance adopté par les conjurés; et les écrivains contemporains rapportent que la cathédrale de Paris leur servit plus d'une fois de rendez-vous. Enfin Louis, dévoré d'inquiétudes, et se repentant amèrement d'avoir épargné si long-temps le duc de Bretagne, le moteur secret et l'âme de tous ces complots, résolut de l'attaquer encore une seconde fois, mais plus efficacement que la première. Toutefois, avant de prendre un parti aussi violent, il jugea que les circonstances lui commandoient des ménagements bien pénibles sans doute pour son esprit inflexible et altier; et l'on vit ce prince, qui jusqu'alors avoit affecté de dédaigner les grands, les convoquer à Tours dans une assemblée solennelle, où ses griefs contre le duc furent exposés, et dans laquelle il les établit en quelque sorte juges entre son vassal et lui. Quelques-uns de nos historiens ont admiré naïvement le dévouement sans bornes que lui témoignèrent alors les chefs de la noblesse, et prétendent que ce fut sa dureté envers le duc d'Orléans[12] qui lui aliéna de nouveau les esprits. Nous ne pouvons adopter une semblable opinion; et, quoiqu'il soit difficile de justifier entièrement les caprices impérieux du monarque, il suffit d'avoir quelque connoissance du cœur humain pour reconnoître que les vices particuliers de son caractère influoient moins ici sur les déterminations de ces rebelles que le caractère nouveau qu'avoit pris l'autorité royale. Ces preuves de dévouement n'étoient qu'une perfidie de plus: la plupart étoient engagés avec le duc de Bretagne, et la révolte étoit sur le point d'éclater. Ce duc, condamné par l'assemblée de Tours, s'humilia devant le roi, lui envoya une ambassade pour demander grâce, souscrivit à tout pour gagner du temps; et tandis que Louis, qu'il avoit si souvent trompé, se laissoit amuser encore par ces vaines démonstrations, le duc de Berri, se livrant enfin aux conjurés, partit inopinément de la cour et se réfugia en Bretagne, d'où il fit publier un manifeste contenant ses griefs contre son frère et les motifs de son évasion.
Son départ fut le signal de la révolte: le roi, enflammé de colère, veut sur-le-champ porter en Bretagne le fer et la flamme; il ordonne au duc de Bourbon de lever des troupes, et de se hâter de venir le joindre: celui-ci ne lui répond que par les reproches les plus amers sur son administration, et par une déclaration formelle du parti qu'il a pris avec les autres grands du royaume de s'unir étroitement «pour l'engager à changer de système, à réformer les abus, le tout par compassion pour le pauvre peuple[13].» Le duc de Calabre se déclara aussitôt après lui, et sa défection fut suivie de celle de tous les autres princes et seigneurs. Ceux mêmes que le roi avoit le plus comblés de bienfaits, le duc d'Alençon et le comte d'Armagnac, se rallièrent aux mécontents, preuve nouvelle que les motifs apparents que l'on présentoit pour justifier cette rébellion n'étoient pas les véritables. Au moment même où ces choses se passoient au cœur du royaume, un ennemi plus dangereux à lui seul que tous les autres ensemble, le comte de Charolois, après avoir fait enfin connoître à son père la ligue puissante à laquelle il étoit lié par les plus pressants intérêts, lui déclara qu'il alloit porter la guerre en France, de manière que, de tous les points de ses États, le monarque, pressé entre de si nombreux et de si implacables ennemis, sembloit être au moment d'éprouver une révolution aussi funeste que celle qui avoit failli arracher le sceptre à son père et renverser de fond en comble sa maison.
La supériorité de son génie le sauva. Il avoit sur ses ennemis cet avantage si prodigieux de l'unité d'action et de conseil: il en profita avec un courage et une habileté qu'on ne peut s'empêcher d'admirer. La monarchie n'étoit plus heureusement ce qu'elle avoit été: le temps étoit passé où l'on pensoit à lever des troupes lorsqu'il s'agissoit de commencer la guerre; une force militaire disciplinée, et dans une activité permanente, étoit aux ordres du monarque; il avoit pour lui les peuples, qui trouvoient incomparablement plus de douceur sous une autorité ferme et régulière que sous la tyrannie capricieuse des seigneurs; placé au centre de tant de chefs de partis, qui, réunis en apparence pour un intérêt commun, n'avoient en effet pour but que des intérêts particuliers, il n'étoit question que de les diviser pour les affoiblir, et même pour anéantir ce formidable appareil. Louis se fortifie d'abord de l'alliance du duc de Milan; grièvement offensé par le roi d'Angleterre, il dissimule son dépit, et obtient de ce côté une prorogation de trève; des négociations adroitement entamées avec son frère, bien qu'elles n'eussent obtenu aucun succès décidé, commencent à jeter de la méfiance parmi les rebelles; il fait publier solennellement une amnistie pour tous ceux qui, dans six semaines, rentreront dans le devoir; un ordre général est donné, partout et au même instant, pour la sûreté des villes, dont les fortifications sont réparées, les garnisons renforcées; et tandis que les comtes d'Eu et de Nevers, sur la Somme, le duc du Maine sur les frontières de la Normandie, surveillent les mouvements du duc de Bretagne et du comte de Charolois, le roi, à la tête d'un corps d'armée de quatorze mille hommes, traverse rapidement le Poitou, une partie du Berri, et, sans s'arrêter à faire aucun siége de ville, se précipite sur les États du duc de Bourbon, le plus foible des princes ligués, et que par cela même il avoit sagement jugé nécessaire d'attaquer le premier.
Ce qu'il avoit prévu ne manqua pas d'arriver: le duc de Bourbon, pensant que tout l'effort de Louis se porteroit d'abord contre ses puissants alliés, n'avoit point songé à sa propre sûreté. Surpris à l'improviste par une armée si supérieure[14] aux troupes qu'il pouvoit lui opposer, il consentit, dans son premier trouble, à mettre bas les armes, et à se soumettre aux conditions que le roi voulut lui dicter. Reprenant ensuite courage à l'arrivée du duc de Nemours et des comtes d'Armagnac et d'Albret, qui vinrent se joindre à lui à la tête de leurs troupes, et soutenu d'un renfort que lui envoyoit le duc de Bourgogne, il rompit presque aussitôt ses premières conventions, et entreprit de résister. Mais toutes ces forces réunies étoient loin encore d'égaler les troupes royales; et Louis, ne laissant pas aux rebelles le temps de respirer, y trouva même cet avantage, qu'au lieu d'un seul ennemi il en réduisit en même temps plusieurs. Une trève fut signée avec ces princes; et quoiqu'elle ne fût que conditionnelle, que même le roi ne doutât pas qu'ils ne tarderoient pas à la rompre, satisfait pour le moment d'avoir dérangé leur concert avec les chefs de la ligue, le comte de Charolois et le duc de Bretagne, il tourna sa marche du côté de ces deux redoutables adversaires, dont le premier, suivi de vingt-six mille Flamands, s'avançoit vers la Somme, tandis que l'autre dirigeoit son armée le long des rives de la Seine. Le rendez-vous des confédérés étoit dans l'Île-de-France, où l'on avoit décidé d'établir le théâtre de la guerre.
Le comte de Charolois ne rencontra sur sa route que de foibles obstacles: la plupart des villes de Picardie lui ouvrirent leurs portes, ou se rendirent à la première sommation. Il se hâtoit d'arriver dans l'Île-de-France, bien persuadé qu'il alloit y trouver l'armée du duc de Bretagne et les troupes que le maréchal de Bourgogne s'étoit engagé à lui amener. Son étonnement fut grand d'arriver seul au rendez-vous. Le maréchal, coupé par l'armée des royalistes, qui s'étoit emparée de tous les passages, se trouvoit dans l'impossibilité de le joindre; l'armée du duc de Bretagne avoit éprouvé des retards par le refus qu'avoit fait le duc de Vendôme de lui donner passage sur ses terres, acte de courage et de fidélité qui, dans ces circonstances extrêmes, sauva peut-être la monarchie. Le comte, déconcerté, mais cependant soutenu par le vice-chancelier de Bretagne, qui lui annonçoit l'arrivée prochaine des troupes bretonnes, résolut de faire une tentative pour se rendre maître de Paris.
Il fut proposé d'abord dans le conseil de tenter de s'en emparer de vive force; mais la ville étoit trop bien fortifiée pour qu'une semblable entreprise pût être praticable, et cet avis fut rejeté. On essaya alors d'intimider les Parisiens, en développant à la vue de leurs remparts toute l'armée bourguignonne rangée en bataille. Le comte conçut même l'espérance que cet aspect guerrier pourroit ranimer quelques restes de l'ancien parti attaché à sa maison; mais les habitants de Paris, malheureux pendant plus d'un siècle par la fureur des factions, n'ayant trouvé de relâche à des maux si prolongés que sous l'autorité monarchique, étoient entièrement détrompés; et l'on pouvoit les mettre alors au nombre des sujets sur lesquels le roi avoit le plus droit de compter. Ils n'avoient pas attendu ce moment pour faire éclater leur zèle; et, dès la première nouvelle de la guerre, les bourgeois de cette ville s'étoient empressés de prendre les armes à la première réquisition que leur en avoit faite Charles de Melun leur gouverneur. Le guet avoit été augmenté; on avoit distribué les postes, rétabli les chaînes, et les portes de la ville, à l'exception de deux, furent aussitôt exactement murées; enfin ils avoient fait preuve d'une telle ardeur pour le service du roi, que Louis députa quatre de ses officiers pour les en remercier. Peu de temps après que ces dispositions eurent été faites, le maréchal de Gamaches, sorti de Péronne, étoit venu se renfermer avec un corps de troupes dans la ville assiégée, et ce renfort avoit encore redoublé la résolution des bourgeois et de la garnison. Ils se hasardèrent même à faire des sorties, dans lesquelles ils obtinrent sur l'ennemi de petits avantages. Le comte de Charolois, voyant que rien ne pouvoit ébranler leur fidélité, essaya une ruse de guerre qui ne lui réussit pas davantage. Quatre hérauts d'armes vinrent, de sa part, se présenter à la porte Saint-Denis, demandant le passage et des vivres, avec menaces, en cas de refus, de tout saccager. Tandis qu'ils amusoient ainsi par leurs discours l'officier qui commandoit à cette porte, deux compagnies de l'armée bourguignonne s'avançoient secrètement vers le faubourg Saint-Lazare, dont les barrières furent sur le point d'être forcées. Mais, l'alarme ayant été donnée aussitôt, la milice bourgeoise se porta avec rapidité sur le point attaqué, et repoussa les Bourguignons, qui, foudroyés en même temps par l'artillerie des remparts, se retirèrent en désordre et avec une perte considérable.
Le comte de Charolois, désespérant alors de s'emparer de Paris, prit la résolution de marcher au-devant du duc de Bretagne, et d'opérer sa jonction avec lui, dans quelque lieu que ce fût. Le roi étoit à Orléans lorsqu'il apprit cette nouvelle. L'avis de son conseil fut d'aller droit au duc de Charolois et de lui livrer bataille avant la réunion des deux armées. C'étoit sans doute le meilleur; mais le roi s'obstina à suivre le sien, qui étoit au contraire de l'éviter en faisant un détour, et d'aller par sa présence rassurer les Parisiens. Alors ses généraux résolurent de le tromper dans l'intention de le servir, et dirigèrent tellement la marche des troupes que les deux armées se rencontrèrent dans la plaine de Long-Jumeau, près de Montlhéry. Là fut livrée cette bataille fameuse et singulière, dans laquelle les deux princes donnèrent des preuves égales de sang-froid et d'intrépidité, et dont les succès furent tellement balancés, que chacun d'eux crut d'abord l'avoir perdue, et que le lendemain tous les deux prétendirent l'avoir gagnée. Cependant les terreurs et les inquiétudes de Louis furent plus grandes que celles de son ennemi, car il s'enfuit à Corbeil, le laissant maître du champ de bataille. Cette retraite, le bruit même qui se répandit qu'il avoit été tué dans le combat, donnèrent au comte de Charolois les apparences du triomphe, tandis qu'on agitoit réellement dans son conseil si l'on ne reprendroit pas à toute hâte la route de la Bourgogne, et que des fuyards de son armée furent trouvés jusqu'aux portes de Paris, et massacrés ou faits prisonniers par ses habitants.
La disparition de l'armée royale rendit bientôt le courage à cette troupe abattue; et passant d'une extrémité à l'autre, le comte de Charolois en conçut une confiance et un orgueil qui depuis influèrent sur toutes les actions de sa vie. Il opéra le même jour sa réunion avec le duc de Bretagne, tandis que le roi, qui, de son côté, ne trouvoit plus d'obstacle, marchoit vers Paris, où il entra deux jours après la bataille. Ainsi, par une suite de cette action, non moins singulière que l'action elle-même, deux armées qui s'étoient crues mutuellement vaincues trouvèrent dans cette défaite mutuelle tous les avantages qu'elles avoient voulu obtenir de la victoire.
La présence du roi et l'arrivée successive de ses troupes donnèrent un nouveau degré d'énergie aux Parisiens; et le monarque, par des manières populaires qui furent toujours dans sa politique, et que les circonstances présentes avoient malheureusement rendues nécessaires, acheva d'y gagner tous les cœurs. Il visitoit familièrement les principaux bourgeois, s'entretenoit avec eux, les admettoit même à sa table. À ces marques de bonté, si puissantes pour toucher le vulgaire, il joignit des bienfaits réels dont l'effet fut plus puissant encore. La plupart des impôts furent abolis, les priviléges de la ville confirmés; mais ce qui toucha le plus les Parisiens, ce fut l'admission au conseil de six bourgeois notables, de six membres de l'université, et d'un nombre égal de membres du parlement, pour y prendre part à l'administration et aider à l'expédition des affaires les plus pressées. Louis, après s'être ainsi adroitement assuré des dispositions d'une ville qu'il lui étoit si important de conserver, crut pouvoir sans aucun risque s'en éloigner et exécuter le dessein qu'il avoit formé de parcourir la Normandie, tant pour en tirer les troupes qu'il y avoit laissées que pour faire prendre les armes à la noblesse du pays.
Cependant le comte de Charolois, ayant rassemblé tous les corps qui s'étoient dispersés à la journée de Montlhéry, s'avança vers Paris au moment même où le roi venoit de le quitter. Ce fut alors que se fit réellement cette réunion menaçante des princes confédérés. Les ducs de Berri et de Bretagne accompagnoient le comte avec leur armée; le duc de Bourgogne envoyoit à son fils un renfort considérable de cavalerie; on vit successivement arriver les princes et seigneurs que Louis avoit d'abord forcés de se soumettre, les ducs de Bourbon et de Nemours, le comte d'Armagnac, le seigneur d'Albret; le duc de Calabre vint bientôt se réunir à cette foule d'ennemis, amenant avec lui le premier corps de Suisses qui soit entré dans le royaume. Bientôt l'Île-de-France put à peine contenir les troupes dont elle étoit inondée: on y comptoit plus de cent mille chevaux. Toutefois, dans l'espérance que les confédérés conservoient encore de gagner les Parisiens, ils firent observer à cette nombreuse armée la plus exacte discipline. Elle passa la Seine sur des ponts de bateaux, parce que les assiégés avoient repris, dans le temps de la bataille de Montlhéry, les ponts de Saint-Cloud et de Charenton; et s'étendant ensuite en demi-cercle, elle ferma toute la partie septentrionale de Paris qui s'étend de l'un à l'autre pont: les troupes du roi occupoient le côté du midi.
Malgré l'inutilité de ses premiers efforts, l'idée de s'introduire dans Paris à la faveur d'une négociation occupoit toujours le comte de Charolois. La présence du duc de Berri, à qui les révoltés donnoient le titre de régent du royaume, la terreur que pouvoit inspirer une armée si formidable, commandée par ce qu'il y avoit de plus grand dans la France, le motif apparent de leur réunion qui étoit le bien du peuple, surtout l'absence du roi, tout sembloit présenter les circonstances les plus favorables pour intimider ou séduire. Il fut décidé qu'on demanderoit une conférence aux Parisiens; et des lettres du duc de Berri furent adressées à cet effet au parlement, au clergé, à l'université, au corps municipal. Cette démarche ébranla les esprits, et Melun, gouverneur de la ville, quoiqu'il fût à la tête d'une garnison nombreuse, ne put empêcher que l'entrevue ne fût acceptée.
Elle se passa au camp des confédérés, où les députés de la ville de Paris furent reçus avec l'appareil le plus imposant[15]. Le comte de Dunois parla au nom des princes: sa harangue, dans laquelle la personne du roi fut très-maltraitée, et la violence de son gouvernement peinte sous les couleurs les plus odieuses, se termina par une apologie de la conduite des princes «que tant d'abus avoient réduits à prendre les armes, et à se rendre à Paris pour demander le commun jugement des François et l'assemblée des trois états, afin de remédier aux vices de l'administration: que vraiment Loys étoit leur roi, mais qu'à leur dignité appartenoit de l'exhorter et admonester de suivre les traces de ses prédécesseurs, de se conformer aux lois, et d'avoir pitié du peuple.» À ces plaintes et aux promesses d'un meilleur avenir étoient entremêlées des menaces de livrer les environs de la capitale à tous les ravages de la guerre, si l'on persistoit à leur en refuser l'entrée.
Toutefois cette conférence, si facilement accordée, n'eut point le résultat que les princes en avoient espéré; et les Parisiens, fermes dans leur devoir, refusèrent absolument de recevoir l'armée ennemie dans leurs murs sans la permission du roi. Tandis que ces choses se passoient, le monarque, à qui on en avoit porté la nouvelle, revenoit à toute hâte à Paris, tremblant que les intrigues des rebelles ne fussent parvenues à lui enlever une ville à laquelle il attachoit à la fois son salut et celui de État[16].
Il y arriva le 28 août, amenant avec lui un renfort considérable de troupes; et, jugeant que la sévérité étoit aussi nécessaire dans cette circonstance que sa feinte douceur l'avoit été dans l'autre, il parut très-irrité, et traita avec la plus grande rigueur tous ceux qui avoient pris part aux délibérations faites sur les propositions des princes. Les principaux agents de cette conférence furent exilés; il destitua le gouverneur de la ville; Chartier, évêque de Paris et chef de la députation, ne dut qu'à son caractère sacré d'être plus épargné que les autres; mais le roi, qui l'accabla des plus vifs reproches, forma dès lors le projet de lui faire faire un jour son procès comme criminel de lèse-majesté; et il l'auroit exécuté, si la mort de ce prélat, arrivée peu de temps après, ne l'eût mis à l'abri de son courroux. Ce prince profita ensuite, avec l'activité qui lui étoit propre, de la confiance que sa présence répandoit parmi les habitants pour hasarder contre ses ennemis d'utiles entreprises: on fit journellement des sorties dans lesquelles les royalistes eurent presque toujours l'avantage; et telle étoit l'heureuse position que la prévoyance du roi avoit fait prendre à ses troupes, que l'abondance régnoit dans la ville assiégée, tandis que l'armée des assiégeants étoit en proie aux horreurs de la plus cruelle famine. Cette particularité est d'autant plus remarquable que jusqu'alors, dans les siéges que Paris avoit essuyés, on n'avoit pris aucune mesure pour le préserver de ce fléau; et nous verrons encore cette ville, lorsque Henri IV se présentera devant ses portes, presqu'aussitôt affamée qu'investie.
Ces sorties devinrent si fréquentes et si vigoureuses qu'elles forcèrent les ennemis, qui avoient poussé leurs postes avancés jusqu'à Bercy, qu'on appeloit alors la Grange aux Merciers, de se retirer à Conflans, où étoit le quartier du comte de Charolois. Les royalistes occupoient la rive opposée de la Seine, où ils avoient élevé des batteries qui en défendoient l'accès, et les rendoient maîtres des passages: les princes, à qui il eût été si facile de s'en emparer dans le principe, essayèrent de réparer cette faute; et, pour y parvenir, le comte de Charolois entreprit de jeter un pont de bateaux sur la Seine, vis-à-vis du Port-à-l'Anglois. Des batteries, postées à propos sur ce point, foudroyèrent les Bourguignons lorsqu'ils voulurent tenter le passage; et leur pont, détaché du rivage par la hardiesse d'un archer, fut détruit et abandonné au courant. Une tentative nouvelle pour faire passer des troupes sur le pont de Charenton n'eut pas un succès plus heureux. Cependant il ne s'engageoit point d'action décisive: ce n'étoit ni l'intention ni l'intérêt de Louis, qui ne cherchoit qu'à fatiguer ses ennemis et à les diviser pour profiter de leur fatigue et de leur découragement.
Ces divisions, plus utiles au roi que des victoires, commençoient déjà à éclater parmi les confédérés; et leur réunion, uniquement fondée sur l'intérêt personnel, malgré le vain étalage de leur zèle patriotique, devoit avoir le sort de toutes les associations de ce genre, dans lesquelles l'allié le plus foible ne tarde pas à s'apercevoir qu'il n'est qu'un vil instrument dans la main du plus fort, et de la méfiance passe presque aussitôt à l'inimitié. Il suffisoit de temporiser pour produire de semblables effets; et Louis, si supérieur en habileté à ses ennemis, dans le temps même qu'il usoit leurs forces en les obligeant à rester dans l'inaction, suscitoit encore au comte de Charolois des ennemis sur ses frontières et dans ses propres États. Les Liégeois, excités par ses intrigues, venoient de faire une irruption dans le Brabant, et les habitants de Dinant ravageoient le comté de Namur; de manière qu'on vit à la fois les ducs de Nemours, d'Armagnac et plusieurs autres, s'apercevant trop tard qu'ils ne faisoient une guerre incertaine et ruineuse qu'au profit du Bourguignon, chercher à entamer des négociations avec le roi; et le comte de Charolois, menacé chez lui des dangers les plus pressants, témoigner lui-même le désir de faire la paix. Ces dispositions produisirent une trêve qui se prolongea quelques jours, et pendant laquelle on essaya de travailler à un accommodement définitif.
Les conférences se tinrent à la Grange-aux-Merciers: les prétentions des princes furent d'abord si excessives, qu'encore que le roi, dans sa politique artificieuse, fût disposé à tout accorder pour dissiper la ligue, il crut devoir contester quelques points, afin de ne jeter aucun soupçon sur sa bonne foi. Les difficultés s'élevèrent principalement sur l'apanage du duc de Berri: l'intérêt des princes ligués étoit visiblement d'élever dans le sein même de la France une nouvelle puissance rivale de celle du souverain; et leurs demandes à ce sujet passèrent tellement toutes les bornes, que Louis, en refusant d'y accéder, put en tirer parti pour exciter l'indignation publique, ranimer le zèle des Parisiens, et prouver à la France que les obstacles à la paix ne venoient point de lui. La publicité qu'il leur donna eut un plein succès; et cette confiance qu'il témoignoit à son peuple produisit un tel enthousiasme, que, sur le bruit qui se répandit qu'on devoit livrer aux Bourguignons la porte de la Bastille, les bourgeois, de leur propre mouvement, prirent les armes, tendirent les chaînes, posèrent des corps-de-garde, et allumèrent des feux dans toutes les rues. Ce bruit n'étoit que trop véritable: car on s'aperçut le lendemain que la porte Saint-Antoine étoit restée ouverte, et qu'on avoit encloué l'artillerie dont elle étoit environnée. Les soupçons du roi se portèrent aussitôt sur Charles de Melun, à qui il avoit confié la garde de la Bastille. Il avoit déjà quelques raisons de voir un traître dans cet officier; mais il en eut aussi d'assez fortes pour ne pas éclater dans ce moment, et pour remettre sa vengeance à des temps plus favorables. Du reste, les lâches trahisons qui éclatoient de tous les côtés sembloient justifier la sévérité quelquefois cruelle dont il usoit dans ses vengeances. Le commandant de Boulogne venoit d'être arrêté pour avoir voulu livrer cette place aux Anglois; un coup de main avoit livré Péronne à l'un des lieutenants du comte de Charolois, et l'on soupçonnoit fortement le duc de Nevers, qui en étoit gouverneur, d'avoir favorisé cette entreprise; Pontoise fut rendu de la même manière au duc de Bretagne; enfin la ville de Rouen tomba dans le même temps au pouvoir du duc de Bourbon, par la plus odieuse des perfidies[17]. Environné de traîtres et d'ennemis, menacé chaque jour de complots même contre sa personne[18], le monarque n'étoit pas moins pressé de conclure la paix à quelque prix que ce fût, que les princes, dont l'armée, épuisée par la famine et par les maladies, ne pouvoit plus tenir devant Paris. Ces derniers événements le décidèrent même à ne plus rejeter aucune demande, à ne plus mettre le moindre obstacle aux négociations entamées. Leur résultat fut le fameux traité de Conflans, par lequel le comte de Charolois rentra en possession des villes sur la Somme, rachetées par le roi au duc de Bourgogne, et obtint en outre une foule de concessions. Par le même traité, le duc de Berri eut pour son apanage le duché de Normandie avec la suzeraineté de la Bretagne et d'Alençon; le duc de Bretagne, les comtés d'Étampes et de Montfort, et le gouvernement de la Normandie; tous les autres princes et seigneurs, des terres, des villes, des châteaux, comme si la France eût été une proie qui dût leur être partagée; traité, du reste, tellement honteux et révoltant, que sa violence même le rendoit impraticable, et que, s'il eût été exécuté, Louis eût été, plus qu'aucun de ses prédécesseurs, réduit au vain titre de roi. Il se parjuroit en le signant, car il étoit bien résolu à ne pas le tenir, ne cherchant qu'à gagner du temps pour mettre la désunion entre les princes ligués[19]; mais ces vassaux insolents, qui réduisoient leur roi à de telles extrémités, étoient encore plus coupables que lui.
Toutefois il se pressa trop de conclure; et comme on ne peut accuser ce prince d'avoir manqué de courage, on est forcé de convenir que la sagacité de son esprit ne le servit pas dans cette circonstance, et qu'il avoit conçu sur sa situation des frayeurs qui lui en exagéroient le danger. S'il eût attendu encore quelque temps, il eût pu voir cette armée si formidable, réduite aux dernières extrémités de la misère et de la faim, se fondre en quelque sorte sous ses yeux. En effet, aussitôt après la signature du traité, la première demande que firent les chefs de la ligue fut qu'on leur fournît des vivres; et ce fut un spectacle remarquable de voir des assiégés, après une longue défense, procurer aux assiégeants la subsistance dont ils manquoient.
Ainsi finit la guerre du bien public, le seul des grands événements de ce règne dans lequel la ville de Paris ait joué un rôle important. Cette guerre, qui sembloit devoir renverser de fond en comble la monarchie et le monarque, et la paix déshonorante qui la suivit, contribuèrent au contraire à raffermir l'une et l'autre, en éclairant ce prince sur ses fautes, et en lui offrant, pour se tirer à l'avenir d'une situation aussi extrême, des ressources que la tournure de son esprit fin et dissimulé le rendoit plus propre qu'un autre à faire valoir. Convaincu par une si triste expérience que les grands de État étoient ses ennemis irréconciliables, il vit qu'il n'avoit d'espoir de salut que dans leur désunion; et dès ce moment toutes ses pensées, toutes ses actions, tous les traités qu'il fit, toutes les faveurs qu'il accorda, tendirent à ce but unique de mettre leurs intérêts en opposition, et de les affoiblir en les désunissant.
Ce fut ainsi que, mettant à profit les divisions qui ne tardèrent pas à s'élever entre son frère et le duc de Bretagne, il sut adroitement gagner celui-ci, en lui confirmant tous les avantages qu'il avoit obtenus dans le traité, et du reste, tranquille du côté du comte de Charolois, à qui il avoit suscité des embarras dans ses États héréditaires, rentrer de vive force dans la Normandie, six semaines après l'avoir donnée au duc de Berri. Tandis qu'il combattoit ainsi par les armes et la politique des ennemis puissants qu'il ne pouvoit séduire, il n'étoit pas de moyens qu'il n'employât pour regagner les seigneurs qui avoient pris part à la guerre du bien public. Tous ceux qui se présentèrent à lui furent reçus avec la plus grande faveur et un entier oubli du passé; souvent il ne dédaigna pas de faire lui-même les premières démarches. Abolitions générales et particulières, promesses, bienfaits, il mit tout en usage; satisfait même de rendre suspects à leurs alliés ceux qui ne revenoient à lui que pour le tromper, il les traitoit quelquefois avec une bienveillance plus marquée que les autres. Aussi actif, aussi intrépide que le comte de Charolois, il fut heureux et pour la France et pour lui qu'il eût sur cet implacable adversaire une si grande supériorité de vues et de conduite: car il est hors de doute que le projet de celui-ci étoit de détruire de fond en comble la monarchie, et d'en partager les dépouilles avec les complices de sa rébellion; et ce fut surtout après la mort de son père que ces funestes projets éclatèrent dans toute leur violence.
(1467.) Vainqueur des Liégeois que le roi avoit abandonnés par une politique aussi fausse que perfide (car cet esprit si rusé et si perçant commit quelquefois les fautes les plus impardonnables), Charles, devenu duc de Bourgogne, renoua toutes ses anciennes liaisons, reprit avec plus d'activité que jamais la suite de ses projets, et retrouva ses alliés naturels dans les mêmes dispositions. Plusieurs ont pensé que cette animosité furieuse et continuelle, que la mort seule put éteindre, prenoit sa source dans l'opposition des caractères, dans une antipathie naturelle qui, dès qu'ils s'étoient connus, avoit éclaté entre Louis et le comte de Charolois; mais, nous le répétons, il faut pénétrer plus avant et chercher la cause de cette guerre d'extermination dans la constitution même de l'État. Un vassal assez puissant pour lever cent mille hommes, et dont les domaines étoient aussi vastes et aussi florissants que ceux de son seigneur, ne pouvoit plus supporter l'espèce d'humiliation et les servitudes qu'entraînoit avec elle la féodalité. Il falloit ou qu'il fût subjugué par le suzerain, ou que, secouant le joug de son autorité, il le mît dans une position à ne pouvoir plus réclamer ses anciennes prérogatives. C'étoit uniquement pour parvenir à ce but que Jean-sans-Peur avoit bouleversé la France; Philippe-le-Bon, plus modéré que lui, n'en avoit pas moins imposé à son souverain les conditions les plus humiliantes; un caractère tel que celui de Charles-le-Téméraire devoit pousser les choses aux dernières extrémités.
Le simple récit des faits le prouve plus que toutes les réflexions; et si nous jetons un coup d'œil rapide sur la suite de ce règne, nous voyons cette guerre des vassaux contre leur seigneur se rallumer de nouveau chaque fois que l'occasion en semble favorable, et le roi de France pressé sans cesse entre le duc de Bretagne, le duc de Bourgogne et le roi d'Angleterre, résister avec d'autant plus de peine à ces trois ennemis, que, pour combler ses embarras, les brouillons et les séditieux, dont la France étoit infestée, trouvoient dans sa propre famille un chef qui les soutenoit dans leurs continuelles rébellions. On peut dire que sa vie fut un combat continuel: on le voit placé au centre de tant d'ennemis, étudiant tous leurs mouvements, profitant de toutes leurs fautes, sachant exciter leurs passions lorsqu'elles pouvoient les aveugler sur leurs intérêts, corrompant leurs ministres, surtout leur suscitant à propos des adversaires qui, par d'utiles diversions, ne combattoient en quelque sorte que pour lui. (1468.) Aussi habile à réparer ses fautes qu'à profiter de celles qu'il leur faisoit commettre, lorsque la fatale et imprudente entrevue de Péronne[20] l'eut livré en quelque sorte à la discrétion du duc de Bourgogne, et forcé à signer le plus déshonorant des traités, ce ne fut point à force ouverte qu'il tenta de rompre une convention qu'il étoit bien résolu de ne pas tenir; mais, se renfermant dans la dissimulation la plus profonde, il parut d'abord disposé à en exécuter toutes les clauses, et ne commença à élever des difficultés pour attaquer ensuite le traité tout entier que lorsque ses intrigues politiques eurent préparé au milieu de l'Angleterre des troubles[21] qui, changeant tout à coup les intérêts de cette nation, rendirent l'allié de la France un cabinet jusque là l'auxiliaire du duc de Bourgogne. Attentif à diviser ses ennemis, non-seulement par leurs intérêts, mais encore par leur position, il avoit persuadé à son frère de recevoir pour apanage[22], au lieu de la Brie et de la Champagne qu'il lui avoit d'abord promises et qui l'auroient trop rapproché du duc de Bourgogne, la Guienne, située à l'autre extrémité de la France; et ce fut en corrompant le favori de ce prince qu'il parvint à lui faire accepter cet échange désavantageux. Aussi lent dans ces négociations astucieuses que prompt à agir lorsque la situation des choses demandoit un mouvement rapide et décisif, tandis que le duc de Warwick, d'accord avec lui, opéroit à Londres cette révolution qui alloit lui procurer de si grands avantages, il amusoit d'un côté le duc de Bourgogne par des promesses vagues, par une feinte modération, de l'autre châtioit d'une manière aussi prompte que terrible les ducs d'Armagnac et de Nemours qui s'étoient de nouveau révoltés, et frappoit d'épouvante le duc de Bretagne, en se montrant toujours prêt à fondre sur lui s'il osoit tramer de nouveaux complots. C'étoit ainsi qu'il attendoit le grand événement d'Angleterre. Aussitôt qu'il est consommé, Louis lève le masque; le duc de Bourgogne est déclaré criminel de lèse-majesté; il le fait ajourner au parlement de Paris et entre à main armée dans ses États. (1471.) Jamais succès ne furent plus brillants et plus décisifs, parce que jamais conduite n'avoit été plus active et plus prévoyante; mais la trahison ne permit pas au roi d'en recueillir tous les fruits. La cour de Guienne étoit devenue le centre de toutes les intrigues que tramoit de nouveau contre lui cette foule de vassaux subalternes frémissant sous le joug qu'il les forçoit à porter; et dans leurs projets assez habilement concertés, projets dont le frère de Louis étoit l'aveugle instrument, ils ne servoient le roi dans cette guerre contre le duc de Bourgogne que pour forcer celui-ci à contracter avec le jeune prince une alliance qui eût porté à la monarchie le coup le plus mortel[23]; de manière que, plus la situation de Charles devenoit fâcheuse, plus il étoit à craindre qu'il ne prît un parti qui à l'instant auroit produit la défection de tous les grands du royaume, et réduit le roi lui-même aux plus fâcheuses extrémités. Louis ignoroit cette ténébreuse intrigue, et ce fut le duc de Bourgogne lui-même qui la lui dévoila, parce que l'alliance proposée ne lui convenoit pas, et qu'il voyoit dans cet aveu un moyen sûr d'obtenir du roi une paix dont il avoit besoin. Arrêté dans ses succès par cette fatale nouvelle, forcé d'accorder à son ennemi une trève dont personne ne pouvoit deviner les motifs secrets, et qui indisposa la France entière contre lui[24], ce prince, qui venoit d'échapper à peine à la plus odieuse trahison, eut bientôt à combattre, dans les événements mêmes, des dangers bien plus pressants. Une révolution plus rapide encore que celle qui l'avoit si bien servi écrasa en Angleterre le parti de Warwick, rétablit sur le trône Édouard qu'il en avoit précipité, et ranima avec plus de force que jamais la ligue des grands vassaux. Dans les négociations qui s'entamèrent alors entre le roi d'Angleterre, les ducs de Bourgogne et de Bretagne, il ne s'agissoit de rien moins que de démembrer la France, et d'en faire entre eux le partage; et, pour que rien ne s'opposât au succès de leur ligue nouvelle, ils maintenoient le duc de Guienne dans sa révolte, en lui donnant de nouveau l'espoir de cette alliance qui faisoit l'objet de tous ses vœux, et que le Bourguignon étoit bien décidé à ne jamais conclure. Ce fut alors que Charles, déclaré peu de temps auparavant criminel de lèse-majesté, se déclara à son tour quitte de tout devoir de vassal envers le roi. Celui-ci, incapable de résister par la force à une ligue aussi formidable, appelle la ruse à son secours: le duc de Bourgogne se laisse tromper encore dans une négociation où Louis lui offroit d'acheter la paix, en lui abandonnant des villes[25] qu'il réclamoit depuis long-temps, et dont le siége eût été lent et douteux; mais, de même qu'il étoit bien résolu à ne pas exécuter cette convention, son ennemi, non moins perfide que lui, l'étoit également à continuer la guerre, aussitôt que cette proie lui auroit été livrée. Tandis que le roi gagne ainsi du temps, le duc de Guienne meurt, empoisonné par deux de ses domestiques[26]. Cette mort, arrivée si à propos pour les intérêts de Louis, élève contre lui les plus affreux soupçons; et quoiqu'il n'y ait à ce sujet rien de positif, ni même qui offre des probabilités suffisantes, c'est cependant un argument fâcheux contre le caractère de ce prince, qu'on ait pu un seul instant le soupçonner d'un crime aussi atroce. Quoi qu'il en soit, la Guienne est aussitôt soumise, et le foyer de révolte intérieure, sinon éteint, du moins assoupi. (1473). Le combat s'engage alors entre le roi et son terrible vassal; et tel étoit l'état des choses, que le duc de Bourgogne pouvoit à lui seul balancer les forces de la monarchie: car le duc de Bretagne, incapable d'opposer par lui-même une utile résistance, forcé de se soumettre chaque fois que les troupes royales entroient dans ses États, ce qui arriva deux fois encore dans cette lutte nouvelle, ne se soutenoit que par les diversions qu'opéroit son puissant allié.
La guerre se fit d'abord avec des succès divers, ensuite avec des succès marqués pour le roi; mais il étoit arrêté que les trahisons continuelles des grands viendroient sans cesse lui arracher le fruit de ses victoires. Tandis qu'il battoit le duc de Bourgogne, un prince du sang, le duc d'Alençon, traitoit avec cet ennemi du roi et de la France, pour lui livrer ses places fortes dans le Maine et dans la Normandie; le comte d'Armagnac se révoltoit de nouveau à l'autre extrémité du royaume; et le duc de Lorraine se déclaroit ouvertement pour le Bourguignon. (1474.) D'autres soins se mêloient encore à des embarras aussi cruels[27], de manière que Louis, dont l'activité avoit su prévenir la réunion des forces de ses ennemis, et qui, par des mesures si bien concertées, se voyoit sur le point d'humilier, de subjuguer peut-être son vassal, se vit contraint de demander une trève désavantageuse, que celui-ci n'eut garde de refuser, puisqu'en le tirant d'une situation périlleuse elle lui fournissoit les moyens de porter à ce prince des coups plus certains. Il falloit du temps pour qu'Édouard, rétabli sur le trône par une révolution, pût agir de concert avec lui; et d'ailleurs son insatiable ambition lui suggéroit des projets qu'il croyoit devoir exécuter sur-le-champ, et qui demandoient qu'il fût tranquille du côté de la France. Il ne s'agissoit de rien moins que de s'emparer de la Lorraine, de faire ériger son duché en royaume, et de devenir, par une alliance avec la maison d'Autriche, vicaire de l'empire et souverain indépendant; mais il avoit affaire à un ennemi dont l'œil étoit fixé sans cesse sur toutes ses démarches. Louis XI, tandis qu'il exerçoit sur ses vassaux rebelles les plus terribles châtiments, déconcertoit les projets de Charles sur la Lorraine, et semoit entre l'empereur et lui les méfiances qui renversèrent également ceux qu'il avoit formés pour l'indépendance et la royauté.
Ce fut cette ambition désordonnée de Charles-le-Téméraire qui sauva Louis: car, quelles que fussent les ressources que lui fournissoient son génie et son expérience, si un parfait concert se fût établi entre tant d'ennemis[28] qui se préparoient à l'attaquer, il étoit impossible que ce prince, échappé déjà à de si grands dangers, n'y succombât pas cette dernière fois, et tout sembloit préparé pour son entière destruction. Mais tandis qu'Édouard, sur la foi du traité qui le lioit au duc de Bourgogne, rassembloit contre la France une armée formidable, celui-ci soulevoit imprudemment tout l'empire contre lui, par cette passion qu'il avoit d'agrandir ses États, consumoit ses troupes au siége d'une ville, et fournissoit ainsi au roi les moyens de lui susciter tous ses voisins pour ennemis. (1475.) On peut dire que ce prince se surpassa lui-même en cette circonstance, par la sagesse, la prévoyance et l'activité qui dirigèrent toutes ses démarches. Édouard n'étoit pas encore embarqué, que Charles, forcé de combattre à la fois les Suisses que Louis tira le premier de leur obscurité pour les armer contre lui, le duc de Lorraine qui l'attaqua sur-le-champ parce qu'il craignoit d'en être attaqué, le roi lui-même qui fit une irruption subite dans l'Artois où il ne trouva aucune résistance, se vit dans la nécessité de lever le siége qu'il s'étoit obstiné à faire, après qu'une partie de son armée eut été taillée en pièces par les généraux du roi, et réduit ensuite à la honte de paroître sans ressources et sans soldats devant un allié qui ne venoit sur le continent que dans l'espoir d'être soutenu par toutes ses forces. On put voir dans cette circonstance quel est le vice radical de ces associations qu'un intérêt commun semble avoir formées, et que traversent en effet mille passions particulières. Édouard avoit compté sur Charles; Charles comptoit à son tour sur le connétable de Saint-Pol, qui, toujours mêlé à toutes les intrigues qui s'ourdissoient contre le roi, toujours dévoré de l'ambition de se faire aussi une souveraineté indépendante, avoit promis aux alliés de leur livrer la place importante de Saint-Quentin. Des intérêts étrangers à la ligue empêchoient Charles de tenir sa parole: une méfiance qui prenoit aussi sa source dans l'intérêt personnel détourna également le connétable de tenir la sienne. Le premier, ne pouvant soutenir les reproches d'Édouard, l'abandonna brusquement pour aller tirer vengeance du duc de Lorraine, qui continuoit à lui faire la guerre; le second, sommé de rendre la place qu'il avoit promise, soit qu'il ne s'attendît pas à recevoir sitôt une semblable sommation, soit que, dans la situation des choses, il n'y vît pas de sûretés suffisantes pour lui, fit tirer le canon sur les Anglois lorsqu'ils s'approchèrent des murailles. Cependant le roi, qui déjà recueilloit les fruits d'une division excitée par ses manœuvres, semoit la corruption dans le cabinet d'Édouard pour en obtenir une trève, qu'on peut regarder comme un des chefs-d'œuvre de sa politique artificieuse. Dans les embarras où il étoit réduit, Charles se vit forcé d'y accéder, en frémissant de rage; et le connétable, qui vouloit y mettre obstacle, devenu également odieux et suspect à tous les partis qu'il avoit trahis tour à tour, fut enfin livré au roi par le duc lui-même, et reçut sur un échafaud la juste récompense de ses perfidies et de sa folle ambition.
(1476.) Le reste de la conduite de Louis jusqu'à la fin tragique de Charles-le-Téméraire n'offre ni moins de prudence ni moins d'habileté. Le caractère de son ennemi lui étoit connu; il avoit déjà été si heureusement servi par les passions violentes de ce malheureux prince, qu'il ne vit rien de mieux à faire que de s'en remettre à elles du soin de le perdre sans retour. Ce fut donc avec une joie secrète qu'il le vit, aussitôt que la trève eut été signée, rentrer à main armée dans la Lorraine, et s'en rendre entièrement possesseur. Loin de le troubler dans une si rapide conquête, il lui en eût plutôt aplani les chemins, bien sûr qu'une conduite aussi extravagante alloit exciter contre lui les plus horribles tempêtes. On sait quel en fut le résultat: Charles, aveuglé par le succès, prenant pour de la timidité les artifices de son ennemi, attaque les Suisses qui le battent complétement à la journée de Granson. À la nouvelle de cet événement, Louis, loin de rompre la trève conclue avec le duc, consent à la prolonger, pour le perdre plus sûrement, et lui suscite un ennemi nouveau dans la personne de René, duc de Lorraine, qu'il envoie secrètement se joindre à l'armée des Suisses. Aidé de cette brave nation, ce jeune prince attaque le duc de Bourgogne, écrase son armée, et se remet en possession de la Lorraine plus promptement encore qu'elle ne lui avoit été enlevée. L'impétueux Charles se livre aux plus violentes fureurs lorsqu'il apprend que Nanci a ouvert ses portes au vainqueur; il revient avec une sorte de désespoir sous les murs de cette ville, dont il s'obstine à faire le siége, malgré l'état de foiblesse et de délabrement où son armée étoit réduite. Attaqué pour la troisième fois dans une si triste position par le duc de Lorraine et les Suisses réunis, la trahison d'un partisan italien nommé Campobasse lui fait perdre à la fois la bataille et la vie. Cet événement mémorable arriva le 5 janvier 1477.
On peut regarder la mort tragique de ce prince insensé comme le dernier coup porté à la puissance politique des grands vassaux. Dès ce moment l'équilibre fut rompu entre le pouvoir monarchique et cette puissance qui l'avoit si long-temps menacé; Charles n'ayant point laissé d'héritiers mâles, la Bourgogne revint au domaine de la couronne, et le roi de France, entouré désormais de vassaux trop foibles et trop divisés pour pouvoir lui causer de sérieuses inquiétudes, devenu à peu près le seul maître dans un grand empire dont toutes les parties s'unissoient plus fortement de jour en jour, put à la fois assurer la paix de l'intérieur, et agir avec plus de vigueur dans ses rapports politiques et militaires avec les États voisins.
Toutefois les vues ambitieuses de Louis ne s'arrêtoient pas à la simple possession de la Bourgogne: la Picardie, l'Artois, tous les États de l'héritière de Charles lui faisoient envie; et leur réunion à la France en auroit fait sans doute la monarchie la plus puissante de l'Europe. Une alliance sembloit être le moyen le plus simple et le plus naturel pour y parvenir, soit qu'on fît épouser la jeune princesse au dauphin, soit qu'on la mariât au comte d'Angoulême, premier prince du sang. Le premier parti parut impraticable à Louis, peut-être même impolitique[29]; le second déplaisoit à son caractère ombrageux: il craignoit, en agrandissant un prince de la maison de France, de ressusciter les droits et les prétentions des ducs de Bourgogne. Il y avoit bien sans doute à cela quelque danger; toutefois le projet auquel il s'arrêta, de s'emparer par la force des provinces que Marie tenoit de la couronne, et même de pousser plus loin ses conquêtes dans les domaines de cette princesse, étoit encore plus mauvais. Car à peine eut-il manifesté ces intentions hostiles, que les Flamands, qui redoutoient par-dessus tout de tomber sous sa domination, entamèrent avec l'empereur une négociation dont le résultat fut le mariage de leur souveraine avec l'archiduc Maximilien, mariage qui mit la maison d'Autriche en possession de l'héritage de Bourgogne, devint la base de la puissance où s'éleva depuis Charles-Quint, et l'origine des querelles qui, pendant deux siècles, ont coûté tant de sang à la France, traversé les mesures, comprimé les forces, et arrêté tous les progrès des successeurs de Louis XI.
Cependant on ne peut nier que, dans ce plan conçu par une politique plus astucieuse que raisonnable, ce prince n'ait déployé une adresse et des talents extraordinaires. S'il ne réussit pas à dépouiller entièrement Marie, il parvint du moins à s'assurer la jouissance tranquille de la Bourgogne, qui lui appartenoit légitimement, et acquit la possession éventuelle de l'Artois et de la Picardie. Ces conquêtes qui furent le résultat d'une guerre longue et acharnée qu'il lui fallut soutenir contre Maximilien; ses négociations adroites avec le roi d'Angleterre, qu'il sut toujours empêcher de se réunir à ses ennemis; les intrigues qui consommèrent la réunion à la France de la Provence et de l'Anjou; dans l'intérieur, une administration aussi sage que vigoureuse, remplirent les dernières années de la vie de Louis XI, qui mourut au château du Plessis-lès-Tours le 30 août 1483, un mois après avoir fiancé le dauphin avec Marguerite, fille de Marie, espérant par ce mariage, assurer à la France la possession de l'Artois, que ses armes avoient déjà conquis.
Paris jouit sous ce règne d'une tranquillité qu'il n'a jamais goûtée que lorsqu'il est resté fidèle à ses souverains légitimes. Depuis la guerre du bien public, ses murs n'étoient plus menacés par des armées ennemies; les factions étoient éteintes, et chacun jouissoit avec délices d'une paix qui ne fut momentanément troublée que par quelques-uns de ces événements qui, dans certaines circonstances, sont au-dessus de toute prévoyance humaine. On a déjà pu remarquer que, dans ces temps d'une police encore imparfaite[30], les maladies épidémiques étoient beaucoup plus fréquentes que de nos jours, où le soin que l'on donne à l'entretien de la propreté des rues maintient dans l'air une salubrité suffisante pour la santé des citoyens. En 1466 Paris fut affligé d'un fléau de ce genre, que la superstition attribua à l'apparition d'une comète, mais dont la véritable cause fut une pluie continuelle, suivie tout à coup d'excessives chaleurs. Cette peste emporta dans l'espace de deux mois plus de quarante mille habitants de cette grande cité, et ne commença que vers l'automne à ralentir son activité meurtrière[31]. Une catastrophe si remarquable en elle-même le devint encore davantage par le moyen bizarre et condamnable que Louis XI employa pour réparer la population sensiblement diminuée de sa capitale. Ce fut d'ouvrir un asile à toutes sortes de personnes indistinctement, gens perdus de dettes, notés d'infamie, chargés de crimes, voleurs, assassins: les criminels de lèse-majesté furent seuls exceptés. Un historien observe avec raison que depuis la fondation de Rome on n'avoit rien imaginé de pareil, et qu'une si honteuse association apportoit dans la ville une peste morale pire que le fléau physique qui l'avoit ravagée. On ignore du reste quel fut le résultat de cette étrange opération; mais ces calamités dont Paris avoit été affligé dans les premières années de ce règne se renouvelèrent encore peu de temps avant la mort du roi[32]. Une famine affreuse désola le royaume entier, et surtout l'Île-de-France; la misère fut telle que l'on vit les habitans des campagnes, chassés par la faim de leurs tristes demeures, se précipiter en foule dans la capitale pour y chercher une subsistance qu'on ne pouvoit que difficilement leur procurer. Ils arrivoient, exténués par une longue abstinence, traînant avec eux leurs familles mourantes; les hôpitaux pouvoient à peine les contenir; presque tous y périrent, et leur séjour fut surtout funeste aux Parisiens, parce qu'à la famine succéda une fièvre ardente qui s'étendit sur la ville entière et moissonna de nouveau un grand nombre de ses habitants[33]. Du reste, dans l'espace de près de vingt années que régna encore Louis XI depuis cette guerre du bien public, rien de plus stérile que l'histoire de Paris. Les fêtes politiques données aux ambassadeurs d'Aragon; l'arrivée du roi de Portugal, et la réception très-peu royale[34] qui lui fut faite, quelques autres fêtes données à l'occasion des événements les plus importants de ce règne; la revue militaire que le roi voulut faire des Parisiens[35], dans un voyage qu'il fit dans leur ville, car on sait qu'il n'en fit jamais son séjour habituel; quelques fondations, telles que celles des écoles de médecine, du couvent de l'Ave-Maria, etc., tels sont les petits événements dont nous entretiennent les historiens; mais tous ont appelé l'attention sur les terribles exécutions du duc de Nemours et du connétable de Saint-Pol, dont Paris offrit le lugubre spectacle. Nous avons déjà dit que le premier fut décapité aux halles[36]; l'autre avoit eu la tête tranchée long-temps auparavant sur la place de Grève. Cette punition de deux coupables convaincus juridiquement du plus grand crime qu'un sujet puisse commettre, et condamnés par un tribunal légitime et jugeant suivant les lois de l'État, excita sans doute cette compassion que les grandes infortunes font toujours naître parmi le vulgaire; mais elle étoit juste, nécessaire, et ne fut appelée tyrannique et cruelle que par des factieux qui auroient désiré pour eux-mêmes l'impunité.
L'imprimerie, inventée en Allemagne dans le courant de ce siècle, fut apportée à Paris sous le règne de Louis XI.
Nous le demanderons maintenant que nous avons présenté le récit exact des faits, Louis XI doit-il être compté au nombre des tyrans, et partager l'exécration que méritent ces ennemis des hommes, quels que soient d'ailleurs l'éclat et le bonheur de leurs entreprises, les prestiges dont la flatterie les a environnés, les grandes choses même qu'ils ont pu exécuter? Sur une semblable question, déjà décidée pour beaucoup de bons esprits, nous ne pouvons offrir que quelques réflexions rapides comme l'exposé que nous avons fait de la vie de ce prince, mais suffisantes pour ceux qui, en lisant l'histoire, cherchent à se dépouiller de toutes préventions. Dans cette vie si agitée, si remplie d'événements, la première chose qui frappe un esprit droit, c'est la situation vraiment déplorable d'un roi qui, de quelque côté qu'il tourne ses regards, ne voit que des ennemis acharnés à sa perte. Des vassaux que le malheur des temps avoit faits presque aussi puissants que lui, l'entourent de toutes parts, le combattent sans relâche, non pour l'appât de quelques provinces, ou pour venger quelques injures passagères, mais pour le précipiter d'un trône dont l'existence les inquiète sur leur propre salut; et cette terreur dont ils sont frappés réunit d'abord leurs intérêts divers dans un seul intérêt, et donne à leurs attaques un concert et une vigueur qui semblent lui ôter toute espérance de salut. Dans des périls aussi imminents, qui menacent à la fois et sa personne et la société entière dont la Providence lui a confié les destinées, il oppose tour à tour la ruse et la force aux violences et aux perfidies; à des négociations insidieuses il répond par des traités frauduleux; il trahit les secrets qu'il a su arracher; il flatte toutes les passions, aveugle ceux qu'il veut perdre, corrompt ceux qu'il veut s'attacher. Prodige de dissimulation, il sait feindre tous les sentiments: le calme et l'assurance, lorsqu'il est dévoré d'inquiétudes et d'alarmes, la foiblesse et la peur, lorsqu'il est prêt à porter les coups les plus terribles et les plus imprévus; enfin il ne répugne à aucuns moyens, dès qu'ils peuvent le mener à son but qui est de perdre ceux qui cherchent également sa perte par tous les moyens possibles: car le simple récit des faits prouve qu'avec moins d'habileté ses adversaires n'étoient ni moins dissimulés ni moins fourbes que lui. Certes, il sera difficile, quels que soient le courage d'un tel prince, sa prudence, son activité, la supériorité de ses vues, de le présenter comme un héros, comme un caractère noble et généreux. Une politique aussi perverse ne pourra se faire estimer, parce qu'il est faux, quoi qu'on en ait dit, que ceux qui gouvernent les hommes soient dispensés de suivre les lois de la probité; et si d'absurdes déclamateurs ont prétendu, dans leurs vains systèmes, que la morale étoit souvent incompatible avec le salut des empires, nous avons aujourd'hui des exemples éclatants qui prouveront à jamais à la postérité que ce machiavélisme infâme en amène tôt ou tard la ruine et le déshonneur. Mais, quelque odieux que soient de tels principes, il seroit injuste et même déraisonnable de considérer comme une tyrannie l'usage que Louis XI en a pu faire dans le cas de la défense la plus légitime; et l'on n'est point un tyran pour chercher à détruire des ennemis qui nous attaquent à main armée. Si nous examinons ensuite ce prince dans l'intérieur de ses États, nous l'y voyons entouré d'ennemis plus dangereux peut-être, et surtout plus coupables. Ils ne cessent de tramer contre lui d'indignes complots; ces trames mystérieuses se rattachent aux desseins funestes des ennemis du dehors, et parmi ces traîtres on compte des hommes qu'il a tirés de la poussière pour les combler de bienfaits, pour les élever aux dignités les plus éminentes, des ingrats à qui il a déjà plusieurs fois pardonné, des perfides qu'il honore de sa confiance la plus intime. Il fait éclater sa colère contre ces hommes pervers; il les livre à toute la sévérité des lois; ils ne sont condamnés qu'après avoir été convaincus devant les tribunaux légalement institués, et subissent le juste supplice qu'ils ont mérité: où donc est la tyrannie? On a cité avec une indignation exagérée ces cages de fer, dans lesquelles des prisonniers languirent pendant de longues années; mais il n'est point prouvé que Louis XI ait fait subir une semblable peine à des innocents; et personne n'ignore que le cardinal Balue et l'évêque de Verdun, d'Haraucourt, qui y furent si long-temps renfermés, et qui du reste étoient eux-mêmes les inventeurs de ces affreux cachots, méritoient la mort la plus honteuse et la plus cruelle, pour avoir trahi le prince et l'État. Son caractère ombrageux, qu'aigrissoient encore les trahisons continuelles dont il étoit environné, lui fit commettre quelques injustices envers de fidèles serviteurs: mais quel est le souverain, même le meilleur, dont la vie n'offre pas quelques-unes de ces foiblesses? Lui reprochera-t-on l'augmentation des impôts, lorsqu'on le voit employer l'argent qu'il tire de ses peuples à assurer leur tranquillité en achevant d'organiser les armées créées par son père, à consolider d'utiles traités, à faire fleurir le commerce à l'agriculture, enfin à améliorer toutes les parties de l'administration? À quelle époque les cours souveraines purent-elles user avec moins de danger du droit de remontrances et s'arroger même plus impunément celui d'opposition aux volontés du prince[37]? Enfin si, sous Louis XI, les peuples furent heureux et tranquilles, les lois respectées, la religion florissante; si l'on ne peut lui reprocher d'avoir maintenu, au prix du sang des hommes, une autorité qui ne lui appartenoit pas, doit-on l'accuser de tyrannie, parce qu'il réduisit sous un joug salutaire, et rendit ainsi utiles à l'État quelques sujets factieux qui, depuis de si longues années, en étoient les véritables tyrans[38]?
ORIGINE DU QUARTIER SAINT-MARTIN.
Avant Philippe-Auguste, tout le terrain que comprend ce quartier étoit en bourgs et en cultures; et il n'y avoit de renfermé dans l'enceinte de la ville que l'église et le cloître de Saint-Merri. La porte de cette première enceinte, que l'on croit avoir été bâtie sous les derniers rois de la seconde race, étoit située un peu au-delà de cette collégiale; il en subsistoit encore quelques vestiges au quinzième siècle sous le nom de l'archet Saint-Merri. Les anciennes chroniques rapportent qu'elle fut donnée par Dagobert à l'abbaye de Saint-Denis; et nous avons déjà dit que, dans les comptes que Suger, abbé de ce monastère et régent du royaume pendant l'absence de Louis-le-Jeune, nous a laissés de son administration, il nous apprend que cette porte, dont les droits d'entrées n'avoient jusque là produit au trésor que 12 livres par an, rapportèrent depuis, par ses soins, jusqu'à 50 livres. Suivant Raoul de Presle, on voyoit encore, sous le règne de Charles V, un des jambages dont elle étoit formée.
Les nouvelles murailles élevées par Philippe traversèrent l'endroit où est maintenant la rue Grenier-Saint-Lazare, renfermant ainsi dans cette partie de leur circonférence tout cet amas de maisons bâties dans le onzième siècle, et que l'on connoissoit sous le nom de Beaubourg. L'abbaye de Saint-Martin-des-Champs, qui depuis donna son nom au quartier, étoit toujours hors de la ville.
Elle y fut renfermée dans le quatorzième siècle lors de l'enceinte élevée sous Charles V et Charles VI; alors les vides qui séparaient les bourgs et les diverses cultures de l'enceinte précédente se trouvoient couverts d'édifices, et la rue Saint-Martin se prolongeoit hors des murs, par-delà l'abbaye.
Sous les règnes suivants, jusqu'à celui de Louis XIII, la nouvelle rue qui commença à se former en dehors de la dernière enceinte resta isolée au milieu des champs, et l'on ne voit pas, dans les anciens plans, qu'elle se soit étendue au-delà de l'église Saint-Laurent. Sous Louis XIV elle commença, de même que dans la rue du faubourg Saint-Denis, à être coupée de rues transversales, c'est-à-dire que des chemins qui existaient déjà depuis long-temps furent successivement couverts de maisons, ce qui se continua sous les deux règnes suivants, pendant lesquels ce quartier parvint enfin à cette grande étendue qu'il présente aujourd'hui[39].
L'ÉGLISE COLLÉGIALE ET PAROISSIALE DE SAINT-MERRI.
Cette église a été bâtie sur la place qu'occupoit anciennement une chapelle dédiée sous l'invocation de saint Pierre, dont on ne connoît ni l'origine ni le fondateur, mais dont l'existence remonte jusque vers la fin du onzième siècle. On lit en effet, dans la vie de Merri ou Médéric, que ce pieux personnage, ayant quitté le monastère de Saint-Martin d'Autun dont il étoit abbé, vint à Paris avec Frodulfe ou Frou son disciple; qu'ils logèrent dans une cellule bâtie auprès de la chapelle de Saint-Pierre; et enfin que saint Merri, après l'avoir habitée pendant trois ans, y mourut en odeur de sainteté, et fut inhumé dans cette chapelle. Or, son historien fixe l'époque de sa mort au 29 août de l'an 700; et cette date établit nécessairement l'existence antérieure de la chapelle[40].
Nous apprenons, par un diplôme de Louis-le-Débonnaire de l'année 820[41], que ce lieu étoit dès lors très-célèbre par les miracles qu'y opéroient les reliques de Saint-Merri. Sous Charles-le-Chauve on y avoit déjà établi en son honneur un culte public, ce qui est prouvé par un martyrologe composé sous le règne de ce prince par Usuard, dans lequel le nom de ce saint prêtre fut inséré, et qui, depuis cette époque, fut lu dans tous les chapitres.
La chapelle de Saint-Pierre continua long-temps encore de porter son ancien nom; et l'on voit, dans les actes de Saint-Merri[42], qu'en 884 un prêtre nommé Théodelbert, qui la desservoit, ne trouvant pas que le corps de ce saint fût placé dans un lieu convenable, en fit préparer un plus digne de le recevoir, et pria Goslen, évêque de Paris, de venir faire la translation de ce précieux dépôt. Les mêmes actes ajoutent que l'évêque, n'ayant pu s'y rendre, s'y fit représenter par ses archidiacres, qui présidèrent à cette cérémonie en présence du clergé séculier, des moines de Paris et des environs, et d'un grand concours de peuple.
On voit ensuite qu'à l'occasion de cette translation, et suivant l'usage de ces temps-là, un certain comte Adalard et plusieurs autres firent à cette église des donations[43] qui furent successivement approuvées par les rois Eudes et Carloman. Louis d'Outremer les confirma de nouveau par sa charte déjà citée, laquelle fut donnée à Laon le 1er février 936. L'abbé Lebeuf a pensé avec raison qu'on pouvoit fixer à l'époque de cette translation l'existence d'un petit clergé destiné à soulager le chapelain dans ses fonctions, à célébrer avec lui l'office divin, et à remplir les fondations. Les libéralités qui venoient d'être faites à cet oratoire pouvoient en effet suffire pour assurer l'existence de ces nouveaux ministres.
Ce fut alors que cette chapelle fut changée en une église, sous l'invocation de saint Pierre et de saint Merri. On ignora long-temps le nom du fondateur de cette basilique; et ce n'est que sous le règne de François Ier, qu'en la démolissant pour la reconstruire telle que nous la voyons aujourd'hui[44], on trouva dans un tombeau de pierre le corps d'un guerrier qui avoit aux jambes des bottines de cuir doré, et une inscription qui portoit ces mots:
Hic jacet vir bonæ memoriæ Odo Falconarius fundator hujus ecclesiæ[45].
Il y a lieu de croire que, dès le temps de la fondation, cette église étoit devenue paroissiale; et l'on en trouve une preuve commune à beaucoup d'autres églises, dans son éloignement des deux paroisses au milieu desquelles elle étoit située, et dans la population nombreuse de ce quartier. Mais on ne connoît aucun titre qui la présente alors comme une collégiale desservie par des chanoines, ainsi que l'ont avancé quelques auteurs; et lorsque vers l'an 1015 le chapitre de Notre-Dame la demanda et l'obtint de Renaud, évêque de Paris, les lettres qui furent données à ce sujet ne font nullement mention de ces chanoines, dont le consentement eût été essentiel pour opérer cette union, s'ils eussent effectivement existé. On n'y parle que de l'archidiacre Elisiard, de qui cette église dépendoit, et du prêtre Herbert qui la desservoit, et à qui on la conserva pendant sa vie[46]. Telle est du reste l'origine de la supériorité que l'église mère a toujours conservée sur celle de Saint-Merri, qui, pour cette raison, étoit nommée l'une des filles de Notre-Dame.
Une simple tradition veut que le chapitre de la cathédrale, s'étant mis en possession de l'église de Saint-Merri, y ait aussitôt placé sept de ses bénéficiers, qui prirent le titre de chanoines, et formèrent dès lors cette collégiale telle qu'elle étoit au moment de sa suppression. Quel qu'ait été le nombre des prêtres qui furent employés alors au service de cette église, il est constant qu'ils portoient, au douzième siècle, le nom de chanoines, et qu'ils administroient alternativement, et par semaine, les sacrements, usage qui subsista jusqu'en 1219, qu'à la requête et du consentement de ces chanoines de Saint-Merri le chapitre de Notre-Dame attacha la cure de leur église à la prébende dont étoit alors pourvu Étienne Dupont, ordonna qu'à l'avenir elle seroit toujours annexée à cette prébende, sans jamais pouvoir en être séparée, et déchargea les autres chanoines du soin des âmes et de toutes les fonctions qui y sont relatives[47]. Ce chanoine curé fut appelé pleban, presbyter, plebanus qui plebi præest, qui plebem regit.
Le nombre des paroissiens s'étoit déjà si fort augmenté au commencement du quatorzième siècle, que le chanoine pleban ou curé se vit dans la nécessité de demander un coadjuteur, qui lui fut accordé. Ils partageoient entre eux les fonctions curiales, et les remplissoient alternativement; cependant la prééminence et quelques prérogatives utiles et honorifiques distinguoient le premier du second. Tous les deux étoient nommés chefciers[48].
L'établissement de deux chefciers ou curés à Saint-Merri, contraire à l'esprit et aux lois de l'église, fut quelquefois une source de scandale et de division. Il subsista cependant jusqu'en 1683 que le projet de la réunion des deux cures fut approuvé par une bulle d'Innocent XI. La transaction passée en conséquence entre les deux curés, le 12 avril de la même année, fut ratifiée par l'archevêque, par le chapitre de Notre-Dame et par les marguilliers de Saint-Merri, dans le courant du mai 1685; tous donnèrent leur consentement à l'exécution des lettres-patentes obtenues à cet effet au mois d'avril précédent; elles furent enregistrées au parlement le 25 mai de la même année.
Le chapitre de Saint-Merri étoit composé du chefcier curé, de six chanoines et de six chapelains en titre. Tous ces bénéfices étoient conférés par deux chanoines de Notre-Dame, qui jouissoient exclusivement de ce droit attaché à leur canonicat.
L'église qui subsiste aujourd'hui, bien qu'elle ait été bâtie sous le règne de François Ier, est d'une architecture gothique. On y fit, dans le siècle dernier, de grandes réparations et beaucoup d'embellissements, suivant le goût du temps, c'est-à-dire qu'ils étoient d'une extrême richesse et d'un style peu sévère.
Le chœur avoit été décoré sur les dessins des frères Slodtz. Les arcades en étoient revêtues d'un stuc imitant le marbre; celles du sanctuaire étoient enrichies de bas-reliefs représentant des vases sacrés. On y voyoit la châsse de saint Merri soutenue par deux anges; elle étoit d'argent, enrichie de pierres précieuses, et contenoit la plus grande partie de ses reliques. Le grand autel, isolé en forme de tombeau, étoit orné, dans ses faces et dans ses encognures, de consoles de bronze doré; et deux anges placés au bas du chœur soutenoient les pupitres de l'épître et de l'évangile: du reste, l'intérieur est composé, comme le plus grand nombre des églises gothiques, d'une nef étroite, de bas côtés et de chapelles[49].
CURIOSITÉS DE L'ÉGLISE DE SAINT-MERRI.
TABLEAUX.
Dans la chapelle de la Communion, les Pélerins d'Emmaüs, par Charles Coypel.
Le Purgatoire, par Couet.
La réparation de la sainte Hostie, par Belle.
Dans une autre, près de la sacristie, une Adoration des bergers, par d'Ulin.
Dans les quatre chapelles de la croisée, lesquelles étoient décorées de colonnes de marbre, la Vierge et l'enfant Jésus, par Carle Vanloo.
Saint Charles Borromée, par le même.
Un tableau de Vouet.
Un tableau de Restout père.
Dans la seconde chapelle à gauche, près le chœur, un tableau en mosaïque fort estimé, représentant la Vierge et l'enfant Jésus entre deux anges; il étoit de David Florentin, et avoit été apporté d'Italie en 1496 par Jean de Ganay, qui avoit suivi le roi Charles VIII dans son expédition.
Les tapisseries de cette église, faites sur les dessins de Louis Lerambert, sculpteur de l'académie, représentoient l'histoire de N. S. J. C.
Les amateurs de la peinture sur verre admiroient, à Saint-Merri, plusieurs vitraux exécutés dans le seizième siècle, c'est-à-dire dans le temps où cet art étoit parvenu à son dernier degré de perfection, par les plus habiles artistes de ce genre. Pinaigrier en avoit peint plusieurs; mais on cite entre autres une Suzanne qui passoit pour le chef-d'œuvre de Parroy, autre célèbre peintre sur verre. Ce morceau avoit été déposé pendant la révolution au Musée des monuments françois.
SÉPULTURES.
Dans cette église étoient inhumés Jean de Ganay, premier président au parlement, puis chancelier, mort en 1512.
Simon Marion, avocat général, jurisconsulte d'une grande réputation, mort en 1699.
Jean Chapelain, de l'Académie françoise, auteur de la Pucelle, mort en 1674[50].
Arnaud, marquis de Pomponne, ministre d'état, mort en 1699.
Jean Auberi, marquis de Vastan, mort en 1711.
CIRCONSCRIPTION.
On ne peut représenter le circuit et l'étendue de la paroisse de Saint-Merri qu'à diverses reprises, son territoire embrassant plusieurs parties fort éloignées les unes des autres; mais on peut faire le tour de la portion principale de la manière suivante:
En sortant de l'église et allant toujours à la gauche des rues, il faut suivre ainsi la rue des Arcis, puis celle de la Planche-Mibrai; entrer dans le haut de la rue de la Vannerie, la suivre à gauche, ainsi que la rue de la Coutellerie; remonter la rue de la Poterie dans son côté gauche, et le même côté de la rue de la Verrerie, depuis le coin de la rue du Renard; entrer dans la rue Barre-du-Bec, dont la plus grande partie étoit de cette paroisse, ainsi que les rues Sainte-Croix, du Plâtre et des Blancs-Manteaux, mais seulement dans les extrémités qui aboutissoient à la rue Sainte-Avoie. Elle avoit aussi la rue Geoffroi-Langevin tout entière, et tournant à gauche au bout de cette rue, le côté gauche de la rue Beaubourg. Mais, depuis le coin de la rue de la Corroyerie, les deux côtés de cette même rue Beaubourg lui appartenoient. On entre ensuite dans la rue Maubué, dont elle avoit le côté gauche; enfin, à partir du bout de cette rue elle avoit le côté gauche de la rue Saint-Martin jusqu'à Saint-Merri. Dans ce circuit étoient renfermées les rues de la Verrerie en partie, de la Lanterne, de Saint-Bon, de la Tacherie, de Jean-Pain-Molet, de Taille-Pain, Brise-Miche, du Renard, Neuve-Saint-Merri, du Poirier, Pierre-Aulard et Simon-le-Franc.
Cette paroisse offroit les écarts suivants:
1o. Du côté de Saint-Julien-des-Ménétriers, elle avoit la rue des Petits-Champs, la rue de la Cour-du-More, jusqu'aux culs-de-sacs de Clairvaux et des Anglais, avec les maisons de la rue Saint-Martin et de la rue Beaubourg, qui font le retour de la rue des Petits-Champs; de plus, le côté gauche du cul-de-sac Bertrand et de la rue Beaubourg.
2o. Dans la rue Saint-Denis, à partir de l'église du Sépulcre, elle embrassoit toutes les maisons situées du même côté jusqu'au coin de la rue Aubry-le-Boucher, où elle possédoit encore deux maisons.
3o. Dans la rue Saint-Martin elle avoit quelques maisons après la rue Aubry-le-Boucher jusqu'au-delà de la rue de Venise; de plus, elle renfermoit la rue de Venise en son entier, le cul-de-sac du même nom qui est au bout, et quelques maisons dans la rue Quincampoix.
Outre le corps de saint Merri, cette église possédoit un grand nombre d'autres reliques dont l'abbé Lebeuf donne l'histoire et la description[51].
Hospice de Saint-Merri.
Cet hospice, situé dans le cloître Saint-Merri, fut fondé, le 15 décembre 1783, en faveur des pauvres de cette paroisse. On y comptoit seize lits. Les malades y étoient soignés par les sœurs grises[52], sous l'administration du curé et de MM. de la Charité. Les écoles de charité situées derrière cet hospice avoient leur entrée par la rue Brise-Miche.
LES JUGES CONSULS.
La maison de la juridiction consulaire, actuellement nommée tribunal de commerce, étoit située dans le cloître Saint-Merri, derrière le chevet de cette église. Les juges consuls furent établis à Paris par un édit de Charles IX du mois de novembre 1563, pour connoître et décider sommairement toutes contestations entre marchands et autres, pour le fait de la marchandise, et les juger sans appel, pourvu toutefois que la demande n'excédât pas 500 livres. L'établissement de cette juridiction, dont on ne connoissoit pas encore toute l'utilité, souffrit d'abord quelques difficultés, et le parlement n'enregistra l'édit que par provision, et pour obéir aux lettres de jussion qui lui furent adressées à ce sujet; mais l'enregistrement s'en fit ensuite purement et simplement au mois de janvier 1565.
Les juges consuls prirent d'abord l'auditoire de Saint-Magloire pour y tenir leurs séances; mais, le 16 novembre 1570, ayant acheté dans le cloître Saint-Merri la maison du président Baillet, ils y firent faire les dispositions nécessaires pour y établir leur tribunal, et s'y installèrent peu de temps après. Cette juridiction consulaire étoit composée d'un juge et de quatre consuls, et tenoit ses séances trois fois par semaine[53].
Au-dessus de la principale porte de la maison consulaire, une statue de marbre par Guillain, représentant Louis XIII.
Dans la salle d'audience, un tableau représentant le jugement de Salomon.
Le roi Charles IX remettant aux juges consuls l'édit de leur création, par Porbus.
Le portrait en pied et grand comme nature, de Louis XV, dont ce prince avoit fait présent, en 1758, à ce tribunal.
La salle du conseil étoit ornée d'un tableau de Lagrenée le jeune, représentant le buste de Louis XVI soutenu par la Justice.
Les consuls portoient le titre de Sire. Cette qualification appartenoit autrefois indistinctement à tous les seigneurs françois d'une haute naissance: on disoit le sire de Joinville, le sire de Coucy; mais depuis le seizième siècle elle n'a plus été donnée qu'aux rois et aux consuls en charge.
L'ÉGLISE SAINT-JULIEN-DES-MÉNÉTRIERS.
Le surnom de cette église indique quels furent ses fondateurs. On rapporte qu'en 1330 deux ménétriers ou joueurs d'instruments, touchés de compassion de voir une femme paralytique que son extrême misère forçoit à rester nuit et jour exposée aux injures du temps, formèrent sur-le-champ le charitable dessein de fonder, dans l'endroit même où ils avoient trouvé cette infortunée, un petit hôpital qui pût servir d'asile aux pauvres passans. Ce terrain, situé dans la rue Saint-Martin, un peu au-dessus de Saint-Merri, appartenoit à l'abbesse de Montmartre, qui consentit à le leur vendre, moyennant cent sous de rente et huit livres payables en six ans. L'acte, daté de la même année 1330, le dimanche avant Saint-Denis, nous apprend que ces deux hommes se nommoient Jacques Grare et Huet ou Hugues Le Lorrain. L'hôpital fut aussitôt bâti; les ménétriers, qui étoient déjà formés en confrérie, s'unirent alors aux deux fondateurs par un nouvel acte du 21 août 1331, et obtinrent la permission de faire construire une chapelle, sous la condition de la doter de seize livres. Cette condition ayant été remplie, l'hôpital fut dès lors connu sous le nom de Saint-Julien et Saint-Genès, et la chapelle dédiée sous ceux de Saint-Georges, Saint-Julien et Saint-Genès. Le pape, le roi, l'évêque de Paris approuvèrent cet établissement, et la chapelle fut érigée en bénéfice à la nomination des ménétriers.
Les choses restèrent en cet état jusqu'au mois de novembre 1644, que l'archevêque de Paris jugea à propos de charger les pères de la Doctrine Chrétienne du soin de desservir cette chapelle, qui fut définitivement unie à leur congrégation en 1649. Cette union excita de vives réclamations de la part de la confrérie des Ménétriers, et fit naître d'assez longues contestations dont le détail ne présenteroit aujourd'hui aucun intérêt, et qui furent définitivement terminées en 1658, par un arrêt qui confirma les pères de la Doctrine Chrétienne dans la possession de cette chapelle. Les ménétriers n'y conservèrent que le droit de nommer un chapelain, et quelques autres prérogatives dont jouissoient ordinairement les fondateurs.
L'église ou chapelle des Ménétriers n'avoit rien de remarquable ni dans son architecture ni dans ses ornemens intérieurs. On remarquoit seulement, parmi les figures de ronde-bosse qui en ornoient le portail, celle d'un jongleur qui tenoit un instrument de ce temps-là que l'on nommoit vielle ou rebec, et dont on jouoit avec un archet[54].
LES RELIGIEUSES CARMÉLITES DE LA RUE CHAPON.
Ces religieuses, établies dès 1604 au faubourg Saint-Jacques, durent ce second établissement à la faveur de la jeune reine Anne d'Autriche, qui protégeoit leur ordre institué en Espagne, et qui en désiroit l'accroissement. Sur l'autorisation qu'elle leur fit obtenir de la puissance spirituelle, les nouvelles Carmélites se logèrent d'abord dans une maison située rue Chapon, où elles furent entièrement installées le 8 septembre 1617; mais ayant bientôt reconnu les inconvénients d'une demeure qui n'étoit ni assez spacieuse ni assez commode pour une communauté, elles jetèrent les yeux sur un hôtel voisin dont l'évêque et le chapitre de Châlons[55] étoient propriétaires. Ceux-ci donnèrent leur consentement à cette transaction dès le mois de janvier 1618; et en 1619, Cosme Clausse de Marchaumont, alors évêque de cette ville, en fit la vente aux religieuses Carmélites. Le contrat, passé le 6 août de cette année, fut ratifié le 6 septembre suivant par l'archevêque de Reims, et approuvé par lettres-patentes du 23 janvier 1621, enregistrées le 16 mars de la même année. Cette communauté y est appelée Prieuré et couvent de la Sainte-Mère de Dieu, ordre de Notre-Dame du Mont-Carmel.
Les Carmélites avoient pris possession de leur nouvelle habitation dès le mois d'octobre 1619. Aidées des libéralités de madame la duchesse douairière d'Orléans-Longueville, de M. le duc son fils, et de plusieurs autres personnes, elles y firent construire les lieux réguliers, et une chapelle qui fut dédiée en 1625. La sage économie qu'elles mirent dans leur administration leur permit, peu d'années après, de faire dans le voisinage des acquisitions qui étendirent considérablement leur enclos, lequel comprenoit un grand espace entre les rues Chapon et de Montmorenci.
Le roi, par ses lettres-patentes du mois d'avril 1688, amortit toutes ces acquisitions, et mit le dernier sceau de l'autorité à cet établissement. Sur le consentement de l'archevêque de Paris du 15 juin, et sur l'avis du lieutenant de police et du prévôt des marchands et des échevins, des 15 et 28 juillet, ces lettres furent enregistrés le 17 août de la même année. Comme on y lit que «le roi amortit la moitié de la maison des religieuses de l'Incarnation, acquise par les Carmélites, et comprises dans leur couvent et enclos,» on pourroit peut-être en inférer qu'il y avoit eu en cet endroit un couvent de l'Incarnation, ce qui seroit une erreur. Il s'agit seulement de la première habitation de ces religieuses, rue Chapon, laquelle appartenoit aux Carmélites de la rue Saint-Jacques, dont le monastère étoit dédié sous le titre de l'Incarnation.
CURIOSITÉS DE LA CHAPELLE.
Sur le maître-autel une Nativité de Simon Vouet. Dans le chœur des religieuses, dix-neuf tableaux représentant une partie de la vie de J.-C., par Verdier et Chéron.
SÉPULTURES.
Catherine de Gonzague et de Clèves, duchesse douairière d'Orléans-Longueville, l'une des principales bienfaitrices de ces religieuses, avoit été inhumée dans le cloître de cette maison.
Le couvent et la chapelle n'avoient rien de remarquable[56].
SAINT-NICOLAS-DES-CHAMPS.
Tous les anciens historiens[57] ont été dans l'erreur au sujet de cette église, en avançant que le roi Robert avoit un palais près de Saint-Martin-des-Champs, et que Saint-Nicolas en étoit la chapelle. La critique plus exacte des antiquaires du dix-huitième siècle a prouvé que ce prétendu palais n'avoit jamais existé, et que ces premiers compilateurs, pour avoir mal compris le véritable sens des passages d'Helgaud et de Guillaume de Nangis, ont attribué à l'oratoire dont il est ici question ce qui ne doit s'entendre que de la chapelle de Saint-Nicolas au Palais, dont nous avons parlé en décrivant ce monument. In civitate Parisius ecclesiam (ædificavit) in honore sancti Nicolai Pontificis in Palatio. Tels sont les termes dont se sert l'ancien historien de la vie du roi Robert.
On peut ajouter que cette chapelle de Saint-Nicolas ayant été bâtie vers l'an 1030, au rapport de Nangis, cette époque, beaucoup trop reculée, ne peut convenir à Saint-Nicolas-des-Champs, puisque cette dernière chapelle fut construite pour l'usage des domestiques de Saint-Martin-des-Champs et de ceux qui vinrent former des habitations sur son territoire; et que ce monastère, ruiné depuis long-temps de fond en comble, n'avoit été lui-même rebâti que sous le règne de Henri Ier, qui succéda à Robert en 1031.
Si l'époque précise de l'érection de cette chapelle est enveloppée de quelque obscurité, on a du moins des preuves qu'elle existoit en 1119, par une bulle de Calixte II, du 5 des calendes de décembre (27 novembre) de cette même année[58], dans laquelle il est fait mention de la chapelle de Saint-Nicolas, située près du monastère Saint-Martin; et comme il n'en est pas parlé dans les bulles d'Urbain II, du 14 juillet 1097, et de Paschal II, du 30 avril 1108, on peut en inférer que la chapelle de Saint-Nicolas n'avoit pu être bâtie qu'entre les années 1108 et 1119.
L'abbé Lebeuf a pensé que cette chapelle pouvoit bien être déjà paroisse vers cette année 1119[59], quoiqu'on ne la trouve désignée sous ce titre que vers l'an 1220. Il se fonde sur ce que Saint-Jacques-la-Boucherie, qui étoit certainement paroisse à cette époque, est qualifié encore de chapelle dans les années 1175 et 1176. »C'étoit, ajoute-t-il, une paroisse desservie dans une chapelle, laquelle suffisoit pour contenir ceux qui en étoient paroissiens.»
Jaillot, qui dans ces matières pousse l'exactitude jusqu'au scrupule, trouve l'opinion de l'abbé Lebeuf un peu hasardée, parce que, dit-il, les deux églises dont il est ici question sont mentionnées dans les mêmes bulles avec des qualifications spécialement différentes. On y désigne Saint-Nicolas comme une simple chapelle, et Saint-Jacques comme une chapelle paroissiale. In suburbio Parisiacæ urbis capellam Sancti-Jacobi cum PAROCHIA. Propè monasterium Sancti-Martini, CAPELLAM Sancti-Nicolai. Il en conclut que cette distinction n'eût point été faite si ces deux chapelles avoient été également décorées du même titre[60].
Le même auteur ajoute qu'elle existoit sous le titre de paroisse en 1184, ce qu'il avance cependant sans en donner une preuve décisive. Cependant on ne peut douter qu'elle n'eût cette qualité avant l'an 1220, et la preuve s'en trouve dans un acte de cette même année, où elle est qualifiée du titre d'ecclesia, de manière à faire clairement entendre qu'elle le possédoit depuis long-temps; il suffit de le lire pour s'en convaincre. En effet, jusqu'à cette époque, la cour de Saint-Martin-des-Champs avoit tenu lieu de cimetière, quoique la disposition du lieu la rendît peu propre à cet usage. Cet emplacement n'étoit point fermé, et ne pouvoit l'être sans causer un notable préjudice au monastère; il étoit étroit, malpropre, et les enterremens fréquens troubloient le repos des religieux. Ces inconvéniens engagèrent l'abbé de Saint-Martin et Gautier, prêtre de l'église de Saint-Nicolas, à demander à Guillaume de Seignelai, évêque de Paris, la translation de ce cimetière dans un autre endroit. Ce prélat y consentit, et dans les lettres qu'il donna à cet effet, en date du mois de mars 1220[61], on lit que l'église de Saint-Nicolas n'avoit point de cimetière suffisant pour enterrer les PAROISSIENS: ad sepelienda corpora defunctorum de PAROCHIA ejusdem ecclesiæ; que le peuple de cette PAROISSE s'étoit si fort augmenté que ceux qui mouroient sur cette paroisse, etc. Ces expressions de prêtre et de paroisse ne permettent pas de douter que la chapelle de Saint-Nicolas ne fût une cure en forme avant l'époque des lettres de Guillaume de Seignelai. C'est de là que Jaillot conjecture qu'elle avoit été érigée en titre peu après qu'on eut entièrement achevé le monastère de Saint-Martin.
Le nombre des paroissiens s'étant considérablement augmenté, on fut obligé, en 1420, d'agrandir cette chapelle. Le grand portail et le bas de la tour semblent être de ce temps-là. Les constructions qui s'élevèrent alors successivement ne comprirent que sept arcades à partir de la grande porte, car à la huitième on reconnoît un genre d'architecture tout différent et plus nouveau. On travailloit encore à l'achèvement des chapelles de cette partie occidentale en 1480. Cette église fut depuis élargie: le lieu où avoient été les chapelles devint la seconde aile, et les chapelles furent rebâties à côté, ce qui est prouvé par plusieurs actes cités par l'abbé Lebeuf[62].
Enfin, vers l'an 1575, les religieux de Saint-Martin cédèrent une portion de terrain de vingt toises carrées du côté de l'orient, à l'endroit où étoit l'entrée de leur prieuré[63], et sur cet emplacement on construisit la suite de la nef, le passage d'une porte à une autre, le chœur et le sanctuaire avec leurs collatéraux et les chapelles du chevet. C'est à cette époque que fut construit le portail méridional de cette église. Il est composé d'une ordonnance de pilastres corinthiens avec entablement et fronton; et les sculptures en sont traitées avec beaucoup de délicatesse. On y voyoit, avec la statue de saint Nicolas, celle de saint Jean l'Évangéliste, parce que effectivement cette église avoit été dédiée sous l'invocation de ces deux saints. Du reste, l'intérieur de ce monument est d'un gothique très-peu remarquable.
Une inscription posée sur la porte des charniers indiquoit qu'en 1688 il avoit été fait plusieurs embellissements à Saint-Nicolas-des-Champs, et principalement que la tour en avoit été exhaussée.
Cette église est toujours restée dans la dépendance des moines de Saint-Martin, qui en étoient les curés primitifs. Ils nommoient à la cure en cette qualité, dans laquelle ils furent maintenus par arrêt du grand conseil du 29 novembre 1720, malgré tous les efforts du curé et des marguilliers pour les dépouiller de cette prééminence.