Tableau historique et pittoresque de Paris depuis les Gaulois jusqu'à nos jours (Volume 4/8)
QUARTIER SAINT-ANTOINE.
Ce quartier est borné à l'orient par les extrémités du faubourg jusqu'aux barrières inclusivement; au septentrion, par l'extrémité du même faubourg et par les rues de Mesnil-Montant, Neuve Saint-Gilles, du Parc-Royal et de la Perle exclusivement; à l'occident, par la Vieille rue du Temple inclusivement, depuis les coins des rues des Quatre-Fils et de la Perle jusqu'à la rue Saint-Antoine; et au midi, par la rue Saint-Antoine inclusivement, depuis le coin de la Vieille rue du Temple jusqu'à l'extrémité du faubourg.
On y comptoit, en 1789, soixante-quatorze rues, onze culs-de-sac, une église paroissiale, deux chapelles, cinq communautés d'hommes, neuf couvents et quatre communautés de filles, quatre maisons hospitalières, une grande quantité d'hôtels, plusieurs places, etc.
Avant le règne de Philippe-Auguste, tout le vaste emplacement qu'occupe ce quartier étoit hors des murs; on n'y voyoit, à cette époque, que des cultures et quelques hameaux répandus çà et là, à une assez grande distance de la ville.
Il n'y a pas même d'apparence que l'enceinte élevée par ce prince en ait renfermé quelques parties, car les historiens de Paris qui lui donnent le plus d'étendue de ce côté ne la placent pas plus loin que la porte Baudoyer, limite occidentale du quartier dont nous parlons.
Enfin, sous Charles V et Charles VI, on voit s'élever une nouvelle muraille, dans laquelle est renfermée toute la portion de ce quartier qui s'étend jusqu'à la Bastille. Il paroît, par le plan de Dheulland, que cette forteresse étoit appuyée à l'occident contre les murs de l'enceinte: car la porte de la ville y est indiquée dans la rue Saint-Antoine, entre celle des Tournelles et la rue Jean-Beausire.
Les choses restèrent en cet état jusqu'au règne de Henri III; et pendant ce long intervalle on voit se former la rue du faubourg qui conduit à l'abbaye Saint-Antoine, et celle qui aboutit au chemin de Charenton.
Sous les règnes suivants se formèrent successivement des rues dans la direction des divers bourgs ou villages situés dans le rayon de ce quartier; et pendant l'espace de deux cents ans ces accroissements continuels devinrent si considérables que le faubourg finit par embrasser dans sa circonférence le plus grand nombre de ces villages, tels que la Rapée, Reuilli, Picpus, la Croix-Faubin, Popincourt, etc.
Enfin la dernière enceinte élevée sous Louis XVI renferma dans la ville tout cet immense territoire.
Le quartier Saint-Antoine, qui, de même que celui de Saint-Paul, fut si long-temps habité par nos rois, devint aussi le lieu où demeurèrent de préférence les personnages les plus distingués de la cour et de la ville. De nombreux et magnifiques hôtels y furent élevés de tous les côtés; jusqu'à la fin du règne de Louis XIV, il conserva cette antique splendeur, et fut pour la ville de Paris ce qu'ont été depuis les faubourgs Saint-Germain et Saint-Honoré[524].
LES HOSPITALIÈRES
DE SAINTE-ANASTASE,
DITES DES FILLES SAINT-GERVAIS.
«L'on ne doute point, dit Sauval[525], que, sous le règne de Louis-le-Gros, l'hôpital Saint-Gervais n'ait été fondé, qui se nomme à présent l'hôpital des filles Sainte-Anastase.» Jaillot non-seulement en doute, mais il affirme le contraire, en produisant le plus ancien titre qui concerne cette maison, lequel est de 1171[526]. Ce titre nous apprend l'origine de cet hôpital, situé d'abord au parvis de l'église Saint-Gervais, et nous en avons déjà fait connoître les fondateurs[527]. Par la bulle de confirmation que donna Alexandre III en 1173[528], suivant quelques-uns, et en 1179, suivant d'autres[529], il étoit administré par un maître ou procureur, et par des frères. Les choses restèrent en cet état jusque vers le milieu du quatorzième siècle, que Foulques de Chanac, évêque de Paris, y plaça quatre religieuses, sous la direction d'un maître et d'un proviseur. Cette nouvelle forme d'administration subsista jusqu'en 1608, que le cardinal de Gondi, s'étant vu forcé de supprimer ces deux chefs à cause de leur mauvaise gestion, se réserva le droit de commettre l'agent nécessaire pour recevoir les vœux des religieuses et les comptes qu'elles devoient rendre de leur temporel; ce qui a toujours été observé depuis.
Le premier nom de cette maison, et son nom le plus ordinaire, a toujours été celui de Saint-Gervais, qu'elle tiroit de son origine et de sa première situation. On s'étoit même habitué à le donner à la chapelle, quoiqu'elle fût dédiée, dès l'année 1358, sous celui de sainte Anastase, martyre, circonstance qui cependant fit naître l'usage d'appeler religieuses de Sainte-Anastase celles qui desservoient l'hôpital. Des causes semblables à celles qui ont occasionné tant de changements de domicile parmi les communautés hospitalières ou religieuses de Paris, telles que le nombre plus considérable des professes, des pauvres, des malades dont elles prenoient soin, la caducité de leurs bâtiments, devenus d'ailleurs trop petits, etc., les déterminèrent, en 1654, à chercher une autre demeure. Elles achetèrent, en conséquence, dans la Vieille rue du Temple, un hôtel assez vaste qui s'étendoit jusqu'à la rue des Francs-Bourgeois et à celle des Rosiers. Cet hôtel, qui avoit appartenu, dans l'origine, au comte de Châteauvilain, leur fut vendu par les créanciers du marquis d'O, surintendant des finances et gouverneur de Paris; l'acquisition en fut approuvée par l'autorité ecclésiastique le 30 mars 1656, confirmée et amortie par lettres-patentes de la même année.
Ces religieuses étoient de l'ordre de Saint-Augustin, et gouvernées par une prieure perpétuelle. Elles exerçoient l'hospitalité envers les hommes seulement, et pendant trois nuits de suite, comme celles de l'hôpital de Sainte-Catherine[530] la pratiquoient envers les femmes et les filles[531].
LE PETIT SAINT-ANTOINE.
Nous avons déjà parlé de ce fléau terrible connu sous les noms de feu sacré, mal des ardents, mal de Saint-Antoine[532], dont la France fut affligée pendant près de trois siècles, et dont les ravages furent tels qu'on put croire, à certaines époques, que la génération entière étoit condamnée à périr, à moins qu'un miracle n'opérât la guérison de ceux qui en étoient attaqués. Les secours humains ne pouvoient leur offrir d'autres moyens de salut que l'amputation du membre malade, et souvent la crainte de la contagion empêchoit de leur rendre ce triste et douloureux service. Ému du spectacle de tant de misères, un pieux et charitable gentilhomme du Dauphiné, nommé Gaston, conçut, vers l'an 1095, avec Gérin (ou Guerin) son fils, le projet de fonder un hôpital pour ces infortunés dans le lieu appelé la Motte Saint-Didier, alias aux Bois, et aujourd'hui le bourg ou petite ville de Saint-Antoine, au diocèse de Vienne. Plusieurs autres gentilshommes s'associèrent à leur généreuse entreprise; et la communauté séculière qu'ils formèrent, avec l'approbation du pape Urbain II, ne tarda pas à prendre une forme régulière. Honoré III leur permit, en 1218, de faire les trois vœux ordinaires; et l'on voit par la bulle de Boniface VIII, de 1297, qu'ils suivoient la règle de Saint-Augustin, et qu'on les appeloit chanoines ou frères de Saint-Antoine. C'est par cette bulle que leur maison fut érigée en abbaye, et qu'elle devint le chef-lieu de l'ordre; toutes les autres maisons n'avoient que le titre de commanderies.
Ceux qui ont écrit sur Paris assignent des époques différentes à l'établissement de ces religieux dans cette ville[533]. On n'en connoît point en effet la date certaine; mais Jaillot, qui avoit vu l'histoire manuscrite de cette maison, ne croit pas qu'il soit possible d'en reculer l'origine au-delà du règne du roi Jean. Cette histoire[534] nous apprend en effet que la commanderie d'Auxerre comprenoit dans sa juridiction toutes les villes de la province de Sens dont Paris faisoit alors partie. On y lit que Geoffroi de Privas, grand-prieur de l'abbaye de Saint-Antoine, et commandeur d'Auxerre, venoit souvent dans cette capitale, soit pour les affaires de l'ordre, soit pour celles de sa commanderie; et qu'il occupoit, en 1359, une maison située près du lieu où fut depuis le Petit Saint-Antoine.
Charles, fils aîné du roi Jean, jouissoit alors du Dauphiné, que Humbert lui avoit cédé en 1349. Pendant le séjour qu'il avoit fait dans cette province, il avoit eu occasion de connoître l'ordre de Saint-Antoine; et le dévouement admirable de ces chanoines hospitaliers l'avoit profondément édifié. Il conçut dès lors le projet d'accorder la plus éclatante protection à une institution aussi utile, projet qu'il effectua en leur abandonnant d'abord des biens confisqués sur des vassaux rebelles[535], ensuite en leur faisant don, pour les établir à Paris, d'un grand manoir acheté de ses propres deniers et à leur intention, en l'année 1361. Ce terrain, appelé la Saussaie, contenoit 539 toises carrées, et étoit situé entre les rues Saint-Antoine et du Roi de Sicile. La nouvelle maison fut aussitôt érigée en commanderie par le chapitre général de l'ordre; il fut décidé qu'elle seroit appelée Commanderie de France, et que celle d'Auxerre, venant à vaquer, par la mort ou par la démission de Geoffroi de Privas, y seroit réunie. Cette mort arriva bientôt, et Pierre de Lobet, général de l'ordre, donna, le 18 septembre 1361, des provisions à Aimard Fulcevelli pour réunir et gouverner ces deux commanderies. On doit donc regarder cette date comme celle de la véritable époque de cet établissement, sans avoir égard à tout ce qu'ont pu dire de contraire les divers historiens de Paris[536].
D. Félibien s'est encore trompé lorsqu'il dit que «ces religieux se servirent d'abord d'une chapelle, jusqu'à ce que Charles V, parvenu à la couronne, leur eut fait bâtir une église, qui fut achevée en 1368[537].»—Les lettres de Charles V ne parlent point d'église; elles ne font mention que du manoir de la Saussaie, et il paroît que la modicité des revenus n'avoit pas encore permis d'y bâtir ni l'hôpital ni l'église qui faisoient la base de l'établissement. Cet état de chose est prouvé jusqu'à l'évidence par un acte de 1373, dans lequel le chapitre déclare que «la commanderie de Paris, érigée depuis peu, nova plantatio, a besoin d'une église et d'un hôpital, et que la modicité de ses revenus ne lui fournissoit pas les moyens d'élever ces constructions; que, pour éviter le scandale qui en résulteroit s'il n'y avoit pas une église de Saint-Antoine à Paris, il a résolu d'unir à cette commanderie celle de Bailleul en Flandre, laquelle est assez riche pour subvenir à ces dépenses.» Cette réunion fut effectivement opérée; et, suivant Dubreul et l'auteur des Antiquités des villes de France[538], l'église fut bâtie, en 1375, par Hugues de Châteauneuf, qu'ils qualifient d'abbé de Saint-Antoine, et qui n'étoit réellement que commandeur de la maison de Flandre, à laquelle celle de Paris venoit d'être réunie.
Dubreul, Lemaire et autres disent que cette église fut rebâtie en 1442, sans donner d'autre preuve de ce fait, sinon qu'elle fut dédiée cette même année; mais nous avons déjà fait voir que, depuis quelques siècles, la dédicace des églises se faisoit souvent à de longs intervalles après leur consécration[539], d'où il résulte qu'on ne peut rien inférer d'une semblable circonstance.
L'union de la commanderie de Paris avec celle de Bailleul subsista jusqu'en 1523, qu'elles furent séparées l'une de l'autre par l'empereur Charles-Quint, alors souverain des Pays-Bas, lequel ordonna que cette dernière commanderie ne seroit possédée à l'avenir que par un religieux né dans ses États. Environ un siècle après, en 1618, le titre de celle de Paris fut supprimé; et cette suppression devint commune, en 1622, à toutes les autres commanderies. Antoine Brunel de Grammont, abbé et général de l'ordre, qui l'ordonna, n'exerça un semblable coup d'autorité que par les plus louables motifs. Il considéra que l'autorité dont jouissoient les commandeurs apporteroit indubitablement des obstacles invincibles à la réforme qu'il se proposoit d'introduire dans son ordre, réforme qu'il eut en effet le bonheur et la gloire de lui faire accepter. Ce changement fut opéré en vertu d'une bulle de Paul V, du 3 avril 1618, que suivirent des lettres-patentes du 8 juin suivant; et la maison fut dès lors changée en séminaire ou collége destiné à l'éducation des jeunes gens nouvellement admis dans la communauté.
C'est donc sans fondement que Piganiol place l'époque de ce changement en 1615[540]; cette réforme fut autorisée par Grégoire XV en 1622, et par Urbain VIII, son successeur, en 1624; enfin elle fut introduite dans toutes les maisons de l'ordre qui depuis furent gouvernées, ainsi que celle de Paris, par des supérieurs triennaux que nommoit le chapitre général.
La maison fut rebâtie en 1689; on lui donna le nom de Petit Saint-Antoine, pour la distinguer de l'abbaye Saint-Antoine, située dans le faubourg. Dans les dernières années qui ont précédé la révolution, les chanoines réguliers qui l'habitoient avoient été réunis à l'ordre de Malte, lequel avoit institué dans cette église un petit chapitre, avec un prieur chefcier destiné à l'acquit des fondations[541].
Le maître-autel étoit décoré d'un tableau représentant l'Adoration des mages, par Cazes[542].
PRISON
DE L'HÔTEL DE LA FORCE.
Cet hôtel, dont nous ferons bientôt connoître l'origine et les diverses révolutions[543], après avoir appartenu à des rois, à des princes, à des particuliers opulents, avoit été, quelques années avant la fin de la monarchie, transformé en une prison, dans laquelle on renfermoit uniquement les personnes arrêtées pour dettes et autres délits civils. Au moyen de cet établissement, dû à la bienfaisance de Louis XVI, elles ne se trouvoient plus confondues avec les criminels auxquels étoient destinées les prisons du Grand Châtelet et de la Conciergerie.
Cette nouvelle prison étoit remarquable par son étendue, par sa salubrité, par la commodité des logements, la diminution des frais, la suppression des perceptions abusives, etc. Elle contenoit huit cours, dont quatre étoient très-spacieuses, et six départements, dans lesquels étoient renfermés séparément les prisonniers détenus pour mois de nourrice; les débiteurs civils de toute espèce; les gens arrêtés par ordre du roi et de la police; les femmes prisonnières; les mendiants et vagabonds. L'infirmerie, les dortoirs, les réfectoires, tout étoit distribué avec un ordre, une propreté, une commodité qui adoucissoit, autant qu'il étoit possible, la situation des malheureux forcés d'habiter cette triste demeure.
La nature des délits pour lesquels on étoit renfermé dans cette prison nous conduit naturellement à parler de la police de Paris, à la juridiction de laquelle quelques-uns de ces délits sembloient appartenir plus particulièrement.
Sur la police de Paris.
On a pu voir dans notre premier volume[544] les variations diverses qu'éprouva la police de Paris, non pas depuis son origine, mais à partir de l'époque où commença la troisième race de nos rois, jusqu'au règne de saint Louis, sous lequel le célèbre prévôt de Paris, Étienne Boislève, la rétablit dans toute sa vigueur. Dès ce temps-là le Châtelet étoit le siége de cette juridiction[545].
Elle fut successivement perfectionnée par les ordonnances des prévôts successeurs de Boislève. Ils continuèrent le recueil d'ordonnances que ce grand magistrat avoit commencé jusqu'en 1344; et l'on trouve qu'à cette époque Guillaume Germont, alors prévôt de Paris, y joignit la collection des lettres-patentes du roi et arrêts du parlement qui avoient rapport à ces matières; puis, ayant formé du tout un registre, le déposa à la chambre des comptes, où il a été conservé jusqu'à la fin de la monarchie, sous le titre de Premier livre des métiers.
Nous avons dit que le roi Jean, monté sur le trône au milieu des calamités de toute espèce qui avoient désolé la fin du règne de son prédécesseur, donna une grande application à la police de Paris[546]. Les réglements généraux qu'il adressa à ce sujet au prévôt contiennent une foule de dispositions très-sages, pour bannir de cette grande cité les vices que la paresse et la mendicité y avoient introduits, maintenir la tranquillité et la foi publique, protéger l'industrie, entretenir l'abondance des choses nécessaires à la vie, etc. Ils contiennent en outre des dispositions sur la juridiction du prévôt de Paris, qui prouvent l'unité de son tribunal en première instance sur tous ces points[547].
L'autorité de ce magistrat se maintint dans les mêmes attributions sous les successeurs de ce prince; et la première chose que fit Charles V lorsqu'il prit la place de son père, après cette longue anarchie qui avoit confondu tous les droits et fait méconnoître tous les pouvoirs, fut de rendre au prévôt de Paris toutes ses prérogatives, afin de parvenir à rétablir dans cette capitale l'ordre et la tranquillité. Dans les lettres-patentes données à ce sujet, il est remarquable que ce prince rappelle de nouveau ce principe déjà reconnu. «Qu'à cause du domaine de la couronne, la juridiction ordinaire de sa bonne ville de Paris appartient de plein droit et de temps immémorial, pour lui et en son nom, à son prévôt de Paris; qu'il le maintient dans cette possession, et qu'il veut et entend qu'il ait seul, à l'exclusion de tous autres juges, la connoissance, correction et punition de tous les délits et maléfices qui se commettent à Paris par quelque personne que ce soit.» Cette unité de tribunal pour la police générale de la capitale fut également conservée par Charles VI; et l'on voit même qu'il en étendit le ressort hors des limites de la prévôté, lorsque cela pouvoit être nécessaire pour le bien de la ville.
Les choses restèrent en cet état jusqu'à l'année 1498, que des lettres-patentes du roi créèrent, en titre d'office, des lieutenants du prévôt de Paris, auxquels l'administration de la justice civile et criminelle fut partagée sous la juridiction suprême de ce magistrat. Il en résulta que la police étant mixte entre le civil et le criminel, chacun des deux lieutenants prétendit qu'elle devoit appartenir à son tribunal; et cette contestation, devenue très-vive, ne put être éclaircie par l'ancien usage: car le prévôt de Paris ayant éminemment l'une et l'autre juridiction, il étoit impossible de décider en vertu de laquelle il avoit exercé la police. Tous les deux apportoient, à l'appui de leurs prétentions, des ordonnances sur ces matières rendues par ce magistrat dans l'un et l'autre tribunal.
Il semble que, dans un cas pareil, l'autorité suprême auroit dû sur-le-champ donner une décision; mais au lieu de prendre ce parti, qui seul pouvoit trancher toute difficulté, on souffrit que l'affaire fût portée au parlement, où elle fut débattue comme un procès ordinaire; et pendant la longue plaidoirie qu'elle occasionna, le soin de la police fut entièrement abandonné. Les désordres qui en résultèrent furent tels, que lorsqu'un arrêt de la cour eut jugé l'affaire, en ordonnant qu'il y auroit concurrence de pouvoir jusqu'à nouvel ordre entre ces deux magistrats, ils sentirent qu'ils ne pouvoient remédier à tant de maux produits par leurs divisions, qu'en mettant un accord parfait dans l'exercice ultérieur de leurs fonctions. Toutefois, malgré leurs efforts et leur bonne volonté, ce partage du pouvoir produisit de funestes effets, dont Paris ne tarda pas à s'apercevoir. Il est remarquable que c'est précisément à partir de cette époque que l'on trouve, dans les réglements, des énumérations de désordres et de crimes monstrueux, autrefois très-rares dans cette ville, et devenus dès lors très-fréquents; alors naquirent les plaintes sur la négligence des officiers subalternes chargés des détails de la police; enfin c'est depuis ce temps et pendant plus d'un siècle que dura cette concurrence, que l'on voit tant d'assemblées, tant de bureaux et tant d'autres moyens extraordinaires mis en usage pour la réforme ou pour l'exercice de la police, «tant il est vrai, dit le commissaire Delamare, que le bon ordre et la discipline publique ne peuvent jamais s'accorder avec la multiplicité des tribunaux[548].»
Il paroît qu'on fut plus d'une fois frappé de ces inconvénients: car on voit, en 1572, un édit de Charles IX[549], portant formation d'un bureau de police composé de membres du parlement, des lieutenants civil et criminel, d'un membre du corps municipal et de plusieurs notables bourgeois. Cette chambre établie au palais jugeoit en dernier ressort de toutes les matières dépendantes de la police, et l'on pouvoit s'en promettre les plus heureux effets, lorsqu'une déclaration nouvelle, dont on ne peut expliquer les motifs, supprima, dès 1573, le bureau établi l'année précédente, et fit renaître l'ancien désordre, en renvoyant la police au Châtelet et au bureau de ville[550].
Une ordonnance de 1577 rétablit, au Châtelet seul, l'unité du tribunal du prévôt de Paris, pour la police générale, avec des modifications qui sembloient concilier tous les droits et toutes les prétentions. En effet, depuis cette époque jusqu'en 1630[551], si l'on en excepte les contestations toujours trop fréquentes qui ne pouvoient manquer de s'élever entre les deux lieutenants de ce magistrat, sur la concurrence si mal éclaircie de leurs droits, la marche de la police, quoique moins vigoureuse qu'elle auroit dû l'être, prit de la régularité, et tous les réglements faits pendant cet intervalle furent exécutés indistinctement par l'un et l'autre de ces deux officiers, ou conjointement par tous les deux. Cependant, vers la fin, leurs divisions augmentèrent; il en naquit des désordres qui de jour en jour devinrent plus intolérables: enfin une ordonnance du parlement de cette année 1630 y mit fin sans retour, et en transportant au lieutenant civil l'autorité tout entière qu'il avoit partagée avec le lieutenant criminel, lequel ne conserva de ses anciennes prérogatives que le droit de tenir la place de son rival, en cas de légitime empêchement dans l'exercice de ses fonctions. Il résulta de ce nouvel ordre des réglements plus complets, «qui, dit encore Delamare, assuroient la tranquillité publique, la correction des mœurs, la subsistance et la commodité des citoyens, et que soutint une force suffisante pour en assurer la pleine et entière exécution.»
Ce bel ordre dura peu: la minorité de Louis XIV ayant rallumé la guerre intestine et accru les calamités de la guerre étrangère, le bruit des armes imposa encore une fois silence aux lois; les soins de la police furent de nouveau abandonnés, et tout retomba dans l'ancienne confusion. Mais les troubles civils ayant été apaisés, et la paix des Pyrénées étant venue ensuite rendre un calme général à l'État, le roi, libre de se livrer uniquement aux soins qu'exigeoit l'administration générale de son royaume, donna une attention particulière à la police de Paris, qui subit alors une entière et heureuse réforme. Non-seulement il en ôta la connoissance aux autres tribunaux qui avoient recommencé leurs entreprises pour la partager avec le prévôt de Paris, mais dans le Châtelet même, il la sépara de la juridiction civile contentieuse, et créa un magistrat exprès pour exercer seul cette ancienne juridiction, parce qu'en effet ce qu'on appelle Police n'ayant pour objet que le service du prince et la tranquillité publique, son action est incompatible avec les embarras et les subtilités litigieuses, et tient beaucoup plus des fonctions du gouvernement que de celles de l'ordre judiciaire. Ce nouveau magistrat fut nommé lieutenant du prévôt de Paris pour la police, et son office a subsisté jusqu'à la fin de la monarchie.
Le lieutenant de police avoit sous ses ordres quarante inspecteurs, quarante-neuf commissaires, plusieurs exempts, un grand nombre de bureaux et une foule d'agents subalternes employés au service de sa vaste administration. Personne n'ignore qu'elle étoit parvenue, dans le siècle dernier, à un degré de perfection auquel rien n'étoit comparable dans aucun des états policés de l'Europe.
Police municipale.
On a pu voir, dans l'article où nous avons traité de l'Hôtel-de-Ville, que le corps municipal avoit conservé de temps immémorial la juridiction de tout le commerce qui se faisoit par eau, ce qui comprenoit naturellement la police des ports, des ponts, des quais, des fontaines et égouts publics, les approvisionnements de la ville arrivant par la Seine, etc. Cette administration, dirigée par le prévôt des marchands, les échevins et le procureur du roi de la ville, ne fut point abolie par l'édit qui créa le lieutenant de police; mais comme cet édit n'avoit pas assez déterminé les bornes des deux juridictions, il naquit à ce sujet des contestations auxquelles le roi se vit obligé de remédier par une ordonnance nouvelle donnée en 1700, laquelle régla précisément les bornes et l'étendue de chaque juridiction, en sorte que l'une ne put jamais anticiper sur l'autre; et en effet, depuis ce moment jusqu'aux derniers temps, rien n'en avoit troublé l'harmonie.
Indépendamment de la police de la rivière, le bureau de ville dirigeoit tout ce qui avoit rapport aux édifices publics, aux fêtes et réjouissances, à la capitation, aux rentes créées sur l'hôtel de ville, etc.[552].
LA PETITE FORCE.
Cette prison avoit été élevée, peu d'années avant la révolution, sur un terrain dépendant de l'hôtel de la Force, pour y renfermer les filles débauchées. Elle a son entrée par la rue Pavée.
La façade de cet édifice se compose d'un rez-de-chaussée appareillé en bossages vermiculés, au milieu duquel est pratiquée une arcade surbaissée qui sert d'entrée, et que surmonte une clef en grain d'orge. Au-dessus de la plinthe qui renferme cette portion du bâtiment, s'élève un massif formant deux étages, couronné d'une corniche dorique, et bordé dans ses angles par des appareils en pierres et en bossages également vermiculés. L'aspect général de cette construction a le caractère d'âpreté qui lui convient[553].
LES ANNONCIADES CÉLESTES.
Cet ordre fut institué à Gênes en 1602 par une sainte femme nommée Victoire Fornari. Une bulle de Clément VIII en autorisa l'établissement en 1604[554], le mit sous la règle de saint Augustin, et lui donna le titre de l'Annonciade. Il ne tarda pas à se répandre en Franche-Comté et en Lorraine; dès 1616, ces religieuses eurent un établissement à Nanci; et ce fut de ce monastère qu'elles furent appelées pour en former un nouveau à Paris. Madame Henriette de Balzac, marquise de Verneuil, qui avoit conçu ce projet, en facilita l'exécution, en leur assurant une rente de deux mille livres, par un contrat passé en 1621, en conséquence duquel M. Henri de Gondi, cardinal de Retz, et évêque de Paris, donna son consentement, en 1622[555], lequel fut suivi des lettres-patentes enregistrées en 1623, confirmées en 1627 et 1656. Les termes de ces lettres annoncent qu'à l'époque où elles furent accordées cet établissement étoit déjà formé.
La marquise de Verneuil avoit loué pour ces religieuses un hôtel assez vaste, situé rue Culture-Sainte-Catherine, que l'on nommoit alors l'hôtel Damville, et qui avoit appartenu à la famille de Montmorenci. Les donations considérables qui leur furent faites les mirent bientôt en état d'en faire l'acquisition; et dès 1626 elles s'en étoient rendues propriétaires pour une somme de 96,000 livres. Par de nouvelles lettres-patentes de 1629, il fut défendu aux Annonciades de faire aucun établissement dans le royaume sans le consentement du monastère de Paris, qui fut dès lors regardé comme le chef-lieu de l'ordre. L'église, assez jolie, avoit été bâtie par les libéralités de la comtesse des Hameaux, que l'on comptoit parmi les principales bienfaitrices de ce couvent.
La vie de ces religieuses, sans être très-austère, étoit extrêmement retirée. Aux trois vœux ordinaires, elles joignoient celui de ne se jamais laisser voir, si ce n'est à leurs plus proches parents, sans pouvoir cependant user de cette permission plus de trois fois par an. Elles portoient un habit blanc, un manteau et un scapulaire bleus, ce qui leur avoit fait donner le nom d'Annonciades célestes, et vulgairement celui de Filles-Bleues. Suivant Sauval[556], on les appela quelque temps Célestines; et ce fut pour ne pas confondre leur ordre avec celui des Célestins que ce dernier nom fut changé[557].
CURIOSITÉS DE L'ÉGLISE DES ANNONCIADES.
TABLEAUX.
Sur le maître-autel, un tableau du Poussin, représentant une Annonciation.
Dans un parloir du premier étage, deux tableaux de fleurs et de fruits, par Fontenay.
Ces religieuses possédoient encore un Ecce Homo et une Mère de douleur, morceaux qui passoient pour très-précieux, et qu'on attribuoit à un ancien peintre allemand. Elles ne les exposoient qu'une fois l'an, le jeudi Saint, avec un autre tableau représentant une Magdeleine dans sa grotte, que les amateurs admiroient aussi pour l'extrême vérité de son exécution.
SÉPULTURES.
Dans la chapelle intérieure avoit été inhumée la comtesse des Hameaux, bienfaitrice de cette maison.
L'ÉGLISE SAINT-LOUIS
ET LA MAISON PROFESSE DES JÉSUITES.
Ce fut en 1534 et dans l'église de Montmartre qu'Ignace de Loyola et les six compagnons qu'il s'étoit associés[558] se lièrent ensemble par un vœu solennel et jetèrent les premiers fondements de cet ordre fameux, qui remplit presque aussitôt le monde de ses travaux apostoliques; «institution la plus parfaite qu'ait produite l'esprit du christianisme, dit M. de Bonald, née pour le combat et cependant propre à la paix, constituée pour tous les temps, tous les lieux et tous les emplois; corps puissant et riche, où le particulier étoit pauvre et soumis, considéré des grands et respecté des peuples, réunissant à un degré égal l'esprit et la piété, la politesse et l'austérité, la dignité et la modestie, la science de Dieu et celle des hommes.»
Arrêtons-nous un moment: ajoutons quelque développement à ces paroles si vraies d'un illustre écrivain. Nous avons déjà, ce nous semble, victorieusement combattu ceux qui accusoient les jésuites du plus détestable de tous les crimes: essayons de montrer quelles furent leurs vertus. Nous satisferons ainsi beaucoup de nos lecteurs, et nous en étonnerons sans doute quelques-uns qui ne savent des jésuites que ce qu'ils en ont entendu dire à leurs ennemis.
Si j'en excepte l'époque où nous vivons, jamais les sociétés chrétiennes n'eurent un besoin plus pressant de quelque secours extraordinaire d'en haut, qu'à l'époque où vivoit Ignace de Loyola. Le mal intérieur qui, depuis plus d'un siècle, couvoit sourdement dans leur sein, commençoit à se manifester avec les symptômes les plus effrayants. L'hérésie de Luther venoit d'éclater, et, comme un vaste embrasement, menaçoit déjà de tout dévorer; elle ravageoit l'Allemagne où elle avoit soulevé toutes les passions, où elle s'établissoit au milieu du carnage et des spoliations; l'Angleterre étoit déchirée par un schisme précurseur de son apostasie, devenue depuis si funeste non-seulement à l'Europe, mais au monde entier; l'erreur avoit des partisans partout; partout elle souffloit l'esprit de licence et de révolte, et la France étoit déjà infectée et agitée de ses poisons. L'unité, premier principe de vie que le divin fondateur du christianisme avoit établi dans sa religion, et qui en est le plus éclatant caractère de vérité, étoit surtout attaquée avec autant d'astuce que de fureur par la nouvelle hérésie; et nous avons déjà montré par quel aveuglement inconcevable, de toutes parts et dans le sein même de l'Église catholique, on s'efforçoit d'affaiblir, de rendre moins vénérable l'autorité sacrée qui seule pouvoit maintenir cette précieuse unité. L'enfer ayant ainsi armé toutes ses puissances et tendu tous ses piéges, il falloit que, dans un danger si imminent, la fille du ciel réunît toutes ses forces et que la politique du christianisme déployât toutes ses ressources. Il n'y avoit plus qu'un seul moyen de rétablir et de maintenir l'unité du pouvoir dans la religion: c'étoit d'établir dans un seul corps l'unité des œuvres, ce qui n'avoit point encore été fait depuis la naissance des ordres religieux. Ainsi, par une inspiration de la Providence qu'il est impossible de méconnoître, fut créée cette sainte milice qui, embrassant toutes les fonctions du ministère, dirigeant tous ses travaux vers un même but par l'action d'une seule volonté, s'insinua de toutes parts dans le corps social, pour y combattre tout ce qui étoit mauvais, fortifier tout ce qui étoit bon, en cimenter toutes les parties déjà prêtes à se séparer et à se dissoudre; ainsi furent divinement inspirées ces constitutions de la compagnie de Jésus, qu'un des plus furieux coryphées du moderne philosophisme[559], frappé d'une admiration qu'il ne pouvoit vaincre, appeloit le chef-d'œuvre de l'esprit humain, ce qui vouloit dire, sans qu'il s'en doutât, qu'en effet elles étoient au-dessus de l'esprit de l'homme.
L'édifice élevé par le saint fondateur fut consolidé par ses deux successeurs dans le généralat, les PP. Lainez et Aquaviva; et l'on peut dire que dès son origine l'ouvrage avoit atteint sa sublime perfection[560]. Laissons maintenant de côté tout ce que la haine, la jalousie, l'impiété ont accumulé de mensonges contre la société: ce sera pour nous une triste nécessité d'y revenir plus tard; et trente années de désordres et de calamités inouïes ont trop cruellement vengé les jésuites de ces accusations perfides et insensées. Ne nous occupons ici que de l'institut; essayons d'en tracer une esquisse légère mais fidèle, d'en rassembler les principaux traits, autant qu'il est possible de le faire dans l'espace étroit où nous sommes forcé de nous circonscrire, et dans un ouvrage qui ne leur est point spécialement consacré.
La plus grande gloire de Dieu, tel étoit le but unique auquel tendoit sans cesse l'institut: c'étoit là sa devise[561], son cri de guerre, le cri que ses disciples faisoient entendre partout où les appeloient leurs travaux apostoliques. En effet, Dieu n'a et ne peut avoir d'autre intérêt que sa gloire; c'est uniquement pour elle qu'il a créé le monde visible et invisible. «Les cieux racontent la gloire du Seigneur[562],» dit le Psalmiste. Mais si le monde matériel atteste cette gloire, le monde des intelligences doit travailler à l'accroître, et c'est en cherchant à se rapprocher sans cesse de ses perfections infinies que la créature peut dignement honorer son créateur: c'est pour cette fin que l'homme, créé intelligent et libre, a reçu le christianisme qui est la perfection de la loi divine, et au moyen duquel, se sanctifiant lui-même et contribuant à sanctifier les autres, il coopère réellement à procurer la plus grande gloire de Dieu.
C'est ce qu'avoit merveilleusement compris le saint fondateur: c'est ce qu'il sut graver en traits de flamme dans le cœur de tous ses disciples. Tels étoient le principe et la fin des constitutions qu'il leur donna: se sanctifier soi-même, sanctifier les autres, et procurer ainsi la plus grande gloire de Dieu.
Les jésuites faisoient donc tous les vœux et exerçoient toutes les pratiques qui sanctifient la vie religieuse, mais avec plus d'efficacité pour eux-mêmes et plus d'utilité pour les autres qu'on ne l'avoit fait avant eux dans aucune institution religieuse. Le vœu de pauvreté n'y fut point celui de la mendicité: il falloit, à la vérité, qu'un jésuite fût détaché de tout, mais, en même temps, que le trouble qui accompagne l'indigence, et l'incertitude de pouvoir satisfaire aux premiers besoins de la vie, ne vinssent pas le tourmenter dans ses études, ne l'arrêtassent point dans ses travaux[563]. Par une admirable application de ce principe, les colléges étoient dotés, les maisons professes ne l'étoient pas: tout le ministère s'y faisoit gratuitement; on y attendoit tout de la charité des fidèles; et leurs largesses étoient employées d'une telle manière que l'opulence étoit dans les églises et dans les bibliothèques, la pauvreté dans l'intérieur des maisons[564].
Sur le vœu de chasteté, il est remarquable que saint Ignace est le premier qui ait donné des règles particulières et vraiment efficaces pour l'exacte observation de cette vertu précieuse, et tellement essentielle à la vie religieuse que, sans la chasteté, il est même impossible de la concevoir. Il entre sur ce point important dans un détail de préceptes et de pratiques qui prouve la connoissance du cœur humain la plus profonde[565]: chaque jésuite, surveillé par les autres, étoit à son tour un surveillant pour ses frères; et la prière, les exercices spirituels, la fréquentation des sacrements, les travaux du ministère, les exhortations souvent réitérées, formoient pour lui un cercle d'occupations continuelles qui, ne laissant pas le moindre accès à l'oisiveté, étouffoient dans leur germe toutes les corruptions du cœur, toutes les mauvaises pensées de l'esprit[566]. Aussi, au milieu de ce débordement de calomnies que la haine et la rage avoient accumulées contre l'institut, et parmi tant de voix qui, pour le perdre, s'étoient vouées à la perfidie et au mensonge, il n'en est pas une seule qui ait osé élever le moindre nuage contre la pureté de ses mœurs[567]; et ce que l'on auroit peine à croire, s'il étoit quelque chose d'incroyable lorsqu'il s'agit des turpitudes du dix-huitième siècle, c'est que parmi ces voix qui les outrageoient de toutes parts, il s'en trouva d'assez impudentes pour leur reprocher l'excès de cette vertu[568].
Le vœu d'obéissance, sans lequel l'existence de toute société est impossible, bien qu'établi dans l'institut sur un entier abandon de la volonté de tous ses membres, sur un abandon tel que, dans les actes les plus importants comme dans les moindres actions et même dans les plus indifférentes, tout jésuite ne savoit faire qu'une seule chose, obéir à l'instant même à la voix de son supérieur; ce vœu d'obéissance, dont la grande extension étoit si nécessaire dans un corps qui s'étoit destiné lui-même à d'aussi grands travaux, n'étoit point tel cependant qu'il n'eût des limites admirablement tracées et qui avoient leur fondement inébranlable dans la conscience et dans la religion. Les libres représentations et les justes remontrances étoient permises, lorsque l'ordre donné sembloit injuste à celui qui l'avoit reçu[569]; et il étoit sans doute impossible d'accorder davantage, sans quoi l'obéissance n'eût été qu'un vain mot[570].
Enfin les règles de mortifications par lesquelles étoit prescrit aux jésuites le retranchement de toutes les commodités de la vie qui flattent les sens et énervent l'âme, s'arrêtoient prudemment à ces austérités excessives qui épuisent le corps et portent quelquefois le désordre dans les facultés intellectuelles[571]. Ainsi préservés du fanatisme, les jésuites l'étoient encore de l'hypocrisie par leur renoncement formel à tous les honneurs ecclésiastiques[572], par l'engagement positif qu'ils prenoient de ne rien faire, même pour parvenir aux charges de la compagnie. Les vertus et les travaux y étoient donc entièrement désintéressés, et pratiqués uniquement pour la plus grande gloire de Dieu.
Ainsi fortement et saintement constituée, la société de Jésus embrassoit, comme nous l'avons dit, toutes les œuvres, que se partageoient entre eux les autres ordres religieux; et l'on peut concevoir combien entre ses mains elles devoient être efficaces, ainsi réunies comme dans un faisceau, recevant leur impulsion, pour ainsi dire, d'une seule intelligence et d'une seule volonté, se prêtant un mutuel secours par le résultat nécessaire de leur commune dépendance; et en raison de cette unité dont elles découloient toutes ensemble, chacune de ces œuvres se trouvant presque toujours dirigée par les sujets les plus propres à l'étendre et à la faire valoir.
Les jésuites se vouèrent aux Missions étrangères; et le monde entier fut bientôt rempli de leurs travaux apostoliques et arrosé du sang de leurs martyrs; ils portèrent la doctrine, et les vertus du christianisme jusque chez les nations les plus barbares, jusqu'au milieu des hordes les plus farouches et les plus abruties[573]. Ils surent pénétrer dans de grands empires[574] dont l'entrée jusqu'alors avoit été interdite aux peuples de l'Europe; ils y introduisirent nos sciences, nos arts, notre urbanité, et se firent considérer comme des hommes admirables, même par ceux qu'ils ne purent persuader; obtenant ainsi des princes une protection qu'ils surent faire tourner tout entière au profit de la religion; se faisant, comme l'apôtre, tout à tous; laissant de toutes parts des témoignages éclatants de leur savoir, de leur courage, de leur désintéressement[575], de leur immense charité.
Tandis qu'ils propageoient ainsi la foi chez les nations infidèles, ils l'entretenoient, ils la ranimoient au milieu des peuples chrétiens, par tout ce que le christianisme pouvoit leur offrir de ressources et d'autorité, par tout ce qu'il a de plus fort, de plus entraînant et de plus doux. Ils multiplièrent presqu'à l'infini les livres de dévotion, dont le nombre étoit si petit avant la création de l'institut[576]: ces livres furent proportionnés à tous les âges, à tous les esprits, à toutes les conditions; également composés pour instruire, convertir et édifier, leur lecture répandit, dans toutes les classes de la société, des lumières nouvelles, et un goût de piété plus vif et plus épuré. Ils pratiquèrent assidûment toutes les œuvres de charité, se consacrant à visiter les pauvres, les malades, les prisonniers; et si l'on trouvoit des jésuites dans le palais des rois, on les rencontroit plus souvent encore dans les réduits de l'indigence et dans l'horreur des cachots. Les tribunaux de la pénitence étoient toujours ouverts au milieu de leurs églises; et pour le choix des sujets propres aux fonctions importantes de la confession, l'institut avoit donné des règles si pleines de sagesse, et elles étoient si scrupuleusement observées, que les fidèles accouroient de toutes parts à leurs confessionnaux, sûrs d'y trouver les lumières qui tracent la véritable route des devoirs, le juste mélange de sévérité et de douceur qui effraie sans désespérer, cette entière abnégation de tout intérêt personnel qui attire la confiance, le zèle qui inspire le respect et l'affection[577]. Également propres à confesser les derniers du peuple et à entendre les plus augustes pénitents[578], les jésuites, par la nature de leurs vœux et par cette position toute particulière qu'ils s'étoient faite, se trouvoient également à l'abri des séductions des cours, et des dégoûts qu'ils auroient pu éprouver dans les fonctions les plus obscures de ce pénible ministère. Ils se consacrèrent à la prédication: et l'institut, qui avoit su indiquer avec un discernement exquis tous les caractères qui font les grands prédicateurs, fournissoit encore les moyens de les reconnoître, de les choisir, de déterminer leur vocation, de provoquer le développement de leurs heureuses dispositions, en ne les laissant pas les arbitres de leurs études et de leurs travaux[579]. Ainsi se releva surtout en France, et presque uniquement par la compagnie de Jésus, l'éloquence de la chaire, hérissée avant eux de toutes les subtilités de la scolastique, ravalée jusqu'aux pointes et aux jeux de mots; et depuis Edmond Auger et Lingendes jusqu'à de Neuville et Bourdaloue, il fut donné aux jésuites, par-dessus tous les autres, de faire entendre la parole de Dieu avec des accents vraiment dignes d'elle; et peut-être n'appartint-il qu'à eux seuls de se montrer tout prêts, et au moindre signal de leurs chefs, à passer de la prédication la plus éloquente et la plus sublime aux instructions les plus vulgaires du plus simple catéchisme. C'est aux jésuites que l'on doit les congrégations: instituées d'abord uniquement pour leurs élèves[580], elles produisirent de tels fruits et si abondants, qu'ils résolurent d'y faire participer d'autres fidèles; puis bientôt, par cet esprit de charité sans bornes qui étoit l'âme de leurs travaux, ils les répandirent peu à peu parmi toutes les classes de citoyens. Ainsi, sous la direction de ces dignes imitateurs des apôtres, se réunissoient, «comme ne formant qu'un seul cœur et qu'une seule âme[581],» un nombre infini de chrétiens, séparés les uns des autres par le rang et par les habitudes de la vie, réunis dans les mêmes affections et dans les mêmes espérances par la foi, par les œuvres, par la prière, et offrant ainsi dans ce monde une image de cette union plus intime et plus entière qui doit régner éternellement entre eux dans un monde meilleur. Les biens que produisirent les congrégations furent immenses; et c'est un fait incontestable que, dans les familles, dans le monde, dans les camps, dans les tribunaux, dans les ateliers, les hommes les plus laborieux, les plus intègres, les plus modestes, les plus courageux, les plus appliqués à tous leurs devoirs, étoient les congréganistes; et il étoit difficile qu'il en fût autrement. Cependant des légions de jésuites parcouroient sans relâche les villes et les campagnes, portant de toutes parts aux pasteurs et à leurs troupeaux des secours extraordinaires que leur expérience plus consommée, leur habileté plus grande, la supériorité de leurs talents, rendoient plus efficaces et faisoient recevoir avec plus d'empressement. Ils opéroient des prodiges dans ces missions nationales, qu'avant eux aucune autre société religieuse n'avoit su aussi bien concevoir[582]; et dans beaucoup de parties de la France où ils ont planté la croix, le souvenir n'en est point encore effacé.
Ce n'étoit point assez pour la compagnie de Jésus de suivre ainsi l'homme dans tous les états de la vie, pour fortifier sa croyance et régler ses mœurs: sa charité ingénieuse et infatigable voulut s'en emparer, pour ainsi dire, dès le berceau; n'ignorant point que les impressions reçues dans l'enfance sont les plus vives, les plus profondes, celles qu'il est le plus difficile d'effacer; que cet âge si tendre est celui dans lequel la religion place ses plus sûres et plus chères espérances; et que les semences qu'elle y a jetées manquent rarement de produire par la suite les fruits qui leur sont propres. L'éducation de la jeunesse fut donc mise par le saint fondateur au nombre des travaux de ses disciples, et au premier rang de ces travaux; et ce fut un devoir pour les jésuites d'élever des colléges. Dans ces établissements, comme dans les autres œuvres qu'ils avoient entreprises, l'esprit de l'institut féconda tout; un même plan d'études, mûri et perfectionné par une expérience toujours croissante, expérience que la subordination et le détachement de soi-même rendoient commune à tous[583]; l'unité de pouvoir qui marquoit à chacun sa place selon la mesure de son savoir, de ses progrès et de ses talents; le zèle et le désintéressement qu'on ne peut guère rencontrer dans toute leur ardeur, dans toute leur pureté, que chez des hommes que la vie religieuse a entièrement séparés du monde, tout se réunit pour donner à ce nouveau corps enseignant une supériorité marquée et décisive. On put reconnoître alors à des signes éclatants si la religion, comme l'ont si souvent répété ses stupides détracteurs, nuit en effet au développement et aux progrès de l'intelligence: dès qu'il parut utile à de pauvres religieux, élevés et nourris dans la simplicité de l'Évangile, de s'occuper des sciences et des lettres profanes, ils ne tardèrent point à éclipser tout ce qui les avoit précédés dans cette carrière, et tout ce qui se présenta pour rivaliser avec eux[584]. Les maîtres les plus célèbres dans toutes les branches des connoissances humaines se trouvèrent dès ce moment parmi les jésuites[585]; de leurs colléges sortirent presque tous les hommes qui depuis ont fait le plus d'honneur à la France; les meilleurs ouvrages élémentaires, les éditions classiques les plus parfaites furent le fruit de leurs travaux; la mère des sciences et des lettres, l'université, si long-temps pédante et barbare, leur rendit un hommage forcé en empruntant leurs méthodes; et Rollin, dans son Traité des Études, ne fit autre chose que copier le père Jouvency. Cependant, comme le dit M. de Bonald, «instituée pour la guerre, de même qu'elle l'étoit pour la paix,» créée dans un temps où les plus habiles et les plus audacieux novateurs infectoient le monde de la plus dangereuse des hérésies, consacrée à défendre la religion autant qu'à la propager; la société de Jésus cultivoit les lettres sacrées avec encore plus de soin et d'ardeur que les lettres profanes; la prévoyance et la sagacité de l'homme prodigieux qui l'avoit fondée avoient encore su lui tracer la route la plus sûre pour arriver à la perfection des études théologiques; et son école ne cessa point de fournir les plus savants et les plus profonds théologiens.
Telle étoit cette société qui pendant plus de deux siècles contribua si efficacement à maintenir l'ordre dans le monde et à y répandre la foi; société que l'on trouvoit partout, ainsi que le lui ont follement reproché ses odieux et absurdes ennemis, parce que les besoins des hommes et la gloire de Dieu l'appeloient en effet partout, et que partout elle trouvoit quelque bien à faire, quelques travaux à entreprendre, quelque mal à combattre, quelque danger à braver; société incomparable, qui marcha ainsi dans la sainte et généreuse carrière qu'elle s'étoit ouverte, au milieu des bénédictions des peuples, protégée par les rois[586], louée par des saints[587], honorée par des conciles[588], approuvée par une succession de dix-neuf papes; qui sembloit s'accroître et prendre des forces nouvelles à mesure que les dangers du corps social devenoient plus pressants; qui tomba enfin au milieu du dix-huitième siècle, lorsque ces dangers furent parvenus à leur comble, c'est-à-dire lorsque l'impiété, qui, depuis sa naissance, n'avoit cessé de la poursuivre de ses cris, de ses violences et de ses menaces, eut obtenu de prévaloir dans les conseils des princes, et que l'heure des peuples de l'Europe fut arrivée.
Elle tomba, et ce n'est point exagérer que de dire que l'univers entier fut ébranlé de sa chute. Avec cette sainte société tomba la dernière digue qui arrêtoit encore le génie du mal: à peine eut-elle été renversée, qu'il étendit partout ses ravages, ne rencontrant plus que de foibles obstacles et des efforts languissants, comme si l'esprit de vie qui jusqu'alors avoit animé les états chrétiens se fût tout à coup retiré d'eux. Mais n'anticipons point ici sur les événements: ces tristes récits trouveront leur place au milieu de ceux qui doivent terminer cette histoire, et seront alors mieux compris.
Les jésuites, quoique nés pour ainsi dire en France, y furent reçus plus tard que partout ailleurs. Ils y revenoient, descendant des Alpes et des Pyrénées, présentant un institut qui n'avoit point de modèle parmi les ordres religieux; et les préjugés déplorables élevés dès lors contre ce que l'on appeloit et ce qu'on appelle si déraisonnablement encore l'ultramontanisme, inquiétoient à leur égard des esprits qui, par cette incurable contradiction que déjà nous avons signalée, s'effrayoient en même temps des doctrines et des progrès des novateurs. Le premier mouvement du clergé de France fut donc de repousser la société de Jésus; mais enfin ce clergé, quelles que fussent son opposition contre la cour de Rome, et tant d'autres prétentions singulières que rien ne peut ni expliquer ni justifier, n'en étoit pas moins catholique de bonne foi; et ses objections contre les jésuites n'ayant aucun motif solide et qui pût même soutenir le moindre examen, il finit par les reconnoître, par les recevoir dans son sein; et même il les dédommagea depuis par d'éclatants témoignages d'estime et de bienveillance, de l'injustice et de la dureté de ses premiers refus.
Toutefois les jésuites n'avoient point encore de maison professe à Paris en 1580. Le 12 janvier de cette même année, le cardinal de Bourbon, voulant leur fonder et établir une maison de ce genre, leur donna un grand hôtel situé rue Saint-Antoine, qu'il avoit acquis, peu de temps auparavant, de Magdeleine de Savoie, duchesse de Montmorenci. Cet édifice, qui appartenoit à cette famille depuis le commencement du seizième siècle, avoit successivement porté les noms d'hôtel de Rochepot et de Damville. On y construisit sur-le-champ une petite église ou chapelle, qui, dès l'année 1582, avoit reçu, ainsi que la maison, le nom de Saint-Louis. Mais celle-ci fut considérablement agrandie par plusieurs acquisitions que ces religieux firent sous le règne de Louis XIII, et l'église fut peu après entièrement rebâtie par les ordres de ce prince, qui en posa la première pierre en 1627. Le portail, élevé en 1634, aux frais du cardinal de Richelieu, est décoré de trois ordres d'architecture élevés l'un sur l'autre, deux corinthiens et un composite. Le tout fut achevé en 1641, et l'église dédiée seulement en 1676.
Il y a long-temps que ce morceau d'architecture a été jugé comme une composition bizarre, chargée de beaucoup trop de sculptures, d'un style pesant, et n'offrant, dans cette profusion de richesses, qu'une confusion désagréable. Quoiqu'une partie de ces sculptures aient disparu pendant la révolution, il en reste cependant encore assez pour attester le mauvais goût de l'ancienne décoration, qui, associée avec une multitude de colonnes engagées et de profils de frontons, de tables saillantes et d'enroulements, déplaît même à l'œil le moins exercé[589]. Le père François Derrand, jésuite, en fut l'architecte, et ne soutint pas, en cette occasion, la réputation qu'il s'étoit acquise.
L'église est en forme de croix romaine avec un dôme sur pendentifs, au centre de la croisée. Au pourtour sont plusieurs chapelles au-dessus desquelles règne une galerie voûtée. Une balustrade en fer s'étend dans toute la longueur de la grande corniche[590].
À la richesse des ornements, l'intérieur de cette basilique réunissoit celle des matières: les marbres, les bronzes, l'argent, la dorure éclatoient de tous côtés dans la décoration du maître-autel et des chapelles latérales; on y voyoit en outre un grand nombre de monuments des arts extrêmement précieux; en un mot, il étoit peu d'églises à Paris aussi dignes d'attirer l'attention des curieux, et que les étrangers visitassent avec plus d'empressement.
CURIOSITÉS DE L'ÉGLISE DES JÉSUITES.
TABLEAUX.
Sur le maître-autel, saint Louis, par Vouet.
Dans la chapelle de la Vierge, l'Assomption, par Taraval.
Dans la croisée quatre grands tableaux, avec des bordures en marbre noir, par Vouet.
Dans une salle de la maison, la rencontre de Jacob et d'Ésaü, par André del Sarte.
La manne dans le désert, par le même.
Moïse frappant le rocher, par le même.
Les adieux de saint Pierre et de saint Paul, par Dominique Passignano.
Une Descente de Croix, par Quintin-Messis.
Une Nativité, par Annibal Carrache.
La Résurrection du Lazare, par Sébastien del Piombo.
Jésus-Christ au jardin des Olives, par Albert Durer.
Dans une autre salle plus élevée, un Christ couronné d'épines, par le Titien.
Saint Jean prêchant dans le désert, par l'Albane.
Saint Praxède recueillant le sang des martyrs, de l'école des Carrache.
Tomiris, par le Brun.
Louis XIV à cheval, par Vander-Meulen.
Une sainte Face, par le Brun.
Dans une salle à droite du jardin, les portraits des généraux de l'ordre, et trois paysages de Patel.
Dans un salon, sur la gauche du jardin, l'Apothéose de saint Louis, par Vouet.
Une Vierge et l'Enfant Jésus, par la Hyre.
Saint Roch guérissant les pestiférés, esquisse du Tintoret.
Les douze mois de l'année en douze tableaux, par Patel.
Dans le réfectoire, une Annonciation, par Philippe de Champagne.
La Visitation, par Étienne Jeaurat.
La Transfiguration, copie de Raphaël.
SCULPTURES.
Derrière le maître-autel, du côté du chœur des religieux, un bas-relief en bronze, ouvrage de Germain Pilon, représentant une Descente de croix.
Dans la chapelle de la Vierge, un groupe représentant la Religion qui instruit un Américain, par Adam cadet.
Un autre groupe offrant un ange qui foudroie l'Idolâtrie, par Vinache.
TOMBEAUX ET SÉPULTURES.
Dans les deux chapelles placées à droite et à gauche du maître-autel, quatre anges d'argent, avec des draperies en vermeil, soutenoient les cœurs de Louis XIII et de Louis XIV, lesquels avoient été déposés dans cette église. Ces deux morceaux, aussi précieux par l'art que par la matière, étoient de Sarrazin et de Coustou jeune[591]. Les jambages des arcs étoient chargés de bas-reliefs également exécutés par ces deux habiles sculpteurs, et l'on y lisoit plusieurs inscriptions.
Dans la chapelle dite de Saint-Ignace, à gauche de la croisée, s'élevoit un mausolée imposant par sa masse, consacré à la mémoire de Henri, prince de Condé, et père du grand Condé, par le président Perrault, secrétaire de ses commandements. Les figures, bas-reliefs et autres ornements en avoient été jetés en bronze par Perlan, sur les modèles de Sarrasin[592]. Le cœur de ce prince avoit été déposé dans cette chapelle, ainsi que ceux du grand Condé son fils, mort en 1686, de Henri-Jules de Condé, mort en 1709, et de Louis, duc de Bourbon, chef de la branche de Bourbon-Condé, mort en 1710.
Sur la clef de l'arc étoit un ange soutenant un cœur, avec plusieurs autres accessoires, le tout en bronze doré, par Vanclève.
De l'autre côté de la nef on trouvoit dans une chapelle plusieurs monuments qui appartenoient à la maison de La Tour-Bouillon. Des urnes de marbre blanc y renfermoient les cœurs de Marie-Anne de Mancini, duchesse de Bouillon; de Louis de Latour, prince de Turenne, mort en 1692, à la bataille de Steinkerque; et de Maurice-Emmanuel de La Tour-d'Auvergne, mort en 1731. Au milieu, sur une pierre carrée, on lisoit l'épitaphe d'Élisabeth de La Tour d'Auvergne, morte en 1725.
Sous le milieu de l'église, dans un caveau voûté qui servoit de sépulture aux religieux de la maison, avoient été inhumés:
Louis de Bourgogne, seigneur de Mautour, mort en 1656.
Daniel Huet, le savant évêque d'Avranches, qui passa les vingt dernières années de sa vie dans cette maison, et y mourut en 1721.
La bibliothéque de ces pères, très-nombreuse et composée de livres du meilleur choix, avoit été formée 1o d'un fonds donné par le cardinal de Bourbon; 2o du don que Gilles Ménage, l'un des plus savants hommes de son siècle, leur fit de la sienne en 1692; 3o de la bibliothéque de l'évêque d'Avranches, M. Huet, que ce prélat leur légua également par son testament.
Ils possédoient aussi un cabinet de médailles très-curieux, enrichi successivement par les PP. La Chaise et Chamillart. Enfin leur trésor étoit rempli d'une quantité prodigieuse de chandeliers, candélabres, girandoles, vases, lampes, reliquaires d'argent ou de vermeil, soleils enrichis de diamants d'un prix très-considérable, ornements d'église brodés en perles, en or, en argent, etc.[593].
BIBLIOTHÉQUE DE LA VILLE.
Cette bibliothéque, léguée au corps municipal de Paris par M. Morian, avocat et procureur du roi et de la ville, fut rendue publique en 1763, suivant la volonté du testateur. Transportée en 1773 de l'hôtel de Lamoignon à l'ancienne maison professe des jésuites, elle y fut placée dans la même galerie qu'occupoit déjà la bibliothéque de ces pères. Le plafond de cette galerie, ainsi que celui de l'escalier qui y conduisoit, avoient été peints par Gio Ghiardini, peintre italien.
On y voyoit en outre:
Un grand tableau, sujet allégorique de la Paix, par Hallé.
Le buste en bronze de l'évêque de Callinique. Au bas du socle qui le soutenoit étoit une figure de la Charité entourée d'enfants. Le tout avoit été exécuté par M. Gois, sculpteur du roi.
LES CHANOINES RÉGULIERS
DE SAINTE-CATHERINE
DU VAL-DES-ÉCOLIERS.
Cette congrégation commença en 1201, et voici quelle en fut l'origine. Quatre professeurs célèbres[594] de l'université de Paris, préférant la solitude au monde, et la vie obscure et contemplative à la réputation que leurs lumières et leurs talents leur avoient acquise, se retirèrent dans une vallée déserte de la Champagne, au diocèse de Langres. Hilduin de Vandœuvre, alors évêque de cette ville, leur permit de bâtir dans ce lieu des cellules et un oratoire. Attirés par le bruit de leurs vertus, quelques écoliers abandonnèrent les universités, se rendirent dans cette solitude, et s'associèrent à leurs austérités. Ce fut cette réunion de jeunes disciples qui fit donner à la nouvelle congrégation le nom d'ordre du Val-des-Écoliers: ils y joignirent peu après celui de sainte Catherine, qu'ils choisirent pour leur patronne.
Guillaume de Joinville, ayant succédé à Hilduin dans l'épiscopat de Langres, se déclara le protecteur des écoliers du Val, et leur donna, en 1212[595], la vallée qu'ils habitoient, appelée vallis Barbillorum. Il y ajouta une chapelle qu'il avoit fondée dans ce même lieu, dix livres de rente, dix muids de vin et dix setiers de blé par an. Des lettres qu'il leur accorda la même année constatèrent cette donation, laquelle fut confirmée en 1218 par le chapitre de Langres[596]. Ce sont sans doute ces lettres qui ont fait penser au savant abbé de Longuerue que cet ordre n'avoit été fondé qu'en 1212[597].
On voit par le réglement que le même Guillaume de Joinville fit pour cet ordre en 1215, que les religieux qui le composoient s'étoient soumis à la règle de saint Augustin, telle qu'elle étoit observée par les chanoines de Saint-Victor. Quatre ans après, en 1219, il fut approuvé par le pape Honorius; et dès lors son accroissement devint si rapide que, suivant la Chronique d'Albéric, il possédoit déjà seize prieurés dans les diverses provinces de la France.
Le nombre des écoliers qui se rendoient au prieuré de Sainte-Catherine du Val s'augmentant sans cesse, et les incommodités de leur habitation[598] se faisant sentir de jour en jour davantage, ces religieux formèrent le projet de s'en procurer une plus supportable. Robert de Torotte, évêque de Langres, instruit de leur intention, les transféra, en 1234, dans une autre vallée, sur la rive opposée de la Marne. Ce prélat leur donna en même temps une partie d'un bois qu'on nommoit Valedom, et toute la vallée des deux côtés depuis Chamarande jusqu'au lieu dit les Vannes. C'est là qu'ils élevèrent le couvent et l'église qui subsistoient encore au commencement de la révolution. Ce prélat, du consentement de son chapitre, exempta ce monastère de la juridiction épiscopale, et Paul III, par sa bulle du 13 mai 1559, l'érigea en abbaye. Leur ancienne maison existoit encore à la fin du dernier siècle, et s'appeloit le Vieux Val.
Cependant, dès le commencement du règne de saint Louis, les chanoines du Val, considérant l'avantage qu'il y auroit pour eux de procurer aux jeunes gens de leur ordre les moyens de se livrer aux études, et d'acquérir dans les lettres des lumières qui étoient alors un si grand titre de recommandation, pensèrent à se procurer un établissement à Paris. Jean de Milli, chevalier et trésorier du Temple, instruit de leur intention, engagea un bourgeois de cette ville, nommé Nicolas Giboin, à leur faire présent de trois arpents de terre dont il étoit propriétaire près de la porte Baudoyer. Cette donation, faite en 1228, et confirmée la même année par Henri de Dreux, archevêque de Reims, fut suivie de celle d'un champ contigu que Pierre de Brenne (Braine ou Brienne) leur céda dans le même temps. Ce champ étoit cultivé, et c'est là ce qui fit donner aux nouveaux propriétaires le nom de chanoines de la Couture ou Culture.
Une circonstance ne tarda pas à contribuer très-efficacement à la fortune du nouvel établissement, et ce fut l'exécution d'un vœu fait long-temps auparavant par les sergents d'armes qui composoient alors la garde de nos rois. Institués par Philippe-Auguste, ils avoient accompagné ce prince à la bataille de Bouvines; et, dans le moment le plus critique de cette journée mémorable, frappés de terreur à la vue des dangers extrêmes qu'il y couroit, ils avoient imploré le secours du ciel, et promis de faire bâtir une église, si leur vaillant monarque triomphoit de ses ennemis. Soit qu'il leur fût arrivé de négliger, après la victoire, l'accomplissement de ce vœu, soit qu'en effet ils n'eussent pu se procurer, sous ce règne et sous le suivant, les moyens de l'accomplir, ce qui semble plus probable, ce ne fut que sous la régence de la reine Blanche qu'ils songèrent à l'exécuter, parce que la piété de cette princesse et celle du jeune roi son fils leur firent espérer d'en obtenir les secours qui leur étoient nécessaires. La conjoncture parut favorable pour consolider l'établissement des chanoines du Val-des-Écoliers. Il fut donc décidé que la nouvelle église, vouée par les sergents d'armes, seroit bâtie[599] sur le terrain que Giboin avoit donné à ces chanoines, et qu'ils en auroient l'administration. Guillaume d'Auvergne, alors évêque de Paris, parut d'abord vouloir mettre quelques obstacles à ces dispositions; mais il les leva lui-même bientôt après par le consentement qu'il y donna au mois d'octobre 1229. On peut même inférer des lettres qu'il fit expédier à ce sujet, qu'avant cette époque les chanoines avoient déjà une église, ou du moins qu'on l'avoit commencée: Servientes.... unam fabricaverunt ecclesiam ad opus dictorum fratrum[600].
Tout semble donc prouver que, dès l'année 1228, on travailloit aux bâtiments et à l'église. L'ouvrage dut avancer rapidement, si l'on en juge par le nombre de ceux dont les libéralités contribuèrent à son édification. Herbert et Chrétien, chevaliers du Temple, firent bâtir à leurs frais les trois quarts de l'église. Geoffroi, la reine Blanche et Henri de Groslei donnèrent entre eux une somme de 1,100 livres. Guillaume Le Breton, clerc du Temple, fit construire le réfectoire, les écoles, les chambres d'hôtes, la chapelle de l'infirmerie et les stalles du chœur. Jean de Milli, chevalier du Temple, éleva le dortoir et le cloître. Les libéralités de Gilon, trésorier du Temple, servirent à construire les bâtiments de l'infirmerie; et Herbert joignit à ses premiers bienfaits celui de faire clore de murs toute l'enceinte du monastère.
Saint Louis se mit au nombre des bienfaiteurs de cette maison, et lui donna trente deniers par jour, dix livres de rente, un muid de blé, deux milliers de harengs le jour des cendres, et deux pièces de drap de vingt-cinq aunes chacune, l'une blanche et l'autre noire. Philippe-le-Hardi, Philippe-le-Bel, Louis X, Philippe VI, Charles V et Louis XI firent aussi des dons considérables à l'église et au monastère de Sainte-Catherine-du-Val-des-Écoliers. Les sergents d'armes, de leur côté, convinrent entre eux de faire à cette église une rente qui alloit pour chacun à dix sous quatre deniers par an.
Ils manifestèrent plus particulièrement encore dans le siècle suivant l'attachement qu'ils avoient pour cette communauté, en y formant une confrérie composée uniquement de membres de leur corps, et dans laquelle ils ne pouvoient être admis qu'en donnant deux francs d'or lors de la réception, et un tous les ans. Tous les mardis de la Pentecôte, les confrères dînoient dans l'église; et l'aggrégation dans la confrérie donnoit le droit de sépulture dans le cloître ou le chapitre[601]. Après les funérailles d'un sergent d'armes, son écu et sa masse étoient appendus dans l'église.
Cette maison ne tarda pas à devenir le collége de toute la congrégation du Val-des-Écoliers, et les religieux qui y étudioient étoient admis aux degrés dans l'université. Dans la suite des temps, le relâchement s'étant introduit dans cet ordre, le cardinal de La Rochefoucauld, autorisé par le saint Siége à faire des réformes dans les différentes maisons religieuses, plaça dans celle-ci, en 1629, plusieurs chanoines de la nouvelle réforme de Sainte-Geneviève. Cette mesure éprouva d'abord quelques difficultés de la part de l'abbé, qui se plaignit d'un changement par lequel ses droits étoient blessés; mais comme les dispositions du cardinal furent confirmées par arrêt du conseil, du 5 août 1633, cet abbé prit enfin le parti, en 1636, d'unir son ordre à celui de la congrégation de Sainte-Geneviève; et le prieuré de Paris servit depuis de noviciat à ceux qui désiroient devenir chanoines réguliers.
Les choses restèrent en cet état jusqu'au 23 mai 1767, que le roi jugea à propos de faire transférer les chanoines de la Couture-Sainte-Catherine dans la maison que les Jésuites occupoient jadis rue Saint-Antoine, et de destiner l'emplacement de leur église et de leurs bâtiments, déjà caducs, à la construction d'un marché public, ce qui fut exécuté.
Lors de l'introduction des chanoines réguliers de Sainte-Geneviève dans cette maison, le cloître du couvent et le portail de l'église avoient été rebâtis à neuf, tous les deux par le même architecte[602], mais dans un goût bien différent l'un de l'autre. Il se conforma, pour le premier édifice, au caractère des anciens bâtiments de ce monastère, qui étoient tous d'architecture gothique; et ce cloître fut composé de doubles arcades ogives d'une forme très-élégante, et telles que nous les représentons ici. Quant au portail, il lui donna la forme d'une tour creuse, au milieu de laquelle étoit un porche soutenu par deux colonnes avancées qui mettoient à couvert la porte d'entrée. Cette tour creuse étoit entourée de pilastres, entre lesquels il plaça, de chaque côté, deux niches circulaires enfermées dans des niches carrées, distribuées avec symétrie, et d'une forme très-régulière. Les deux colonnes du porche étoient accompagnées de triglyphes, mélange qui ne se pratique, dit-on, que dans les temples consacrés aux vierges qui ont reçu la couronne du martyre. Des feuilles de palmier en composoient les chapiteaux, et quoiqu'on pût reprocher des défauts à l'ensemble de cette composition, ces deux colonnes, formant un porche quadrangulaire au milieu de cette façade, circulaire à ses extrémités, présentoient une disposition d'ordonnance assez agréable. Au-dessus s'élevoit un amortissement, sur le sommet duquel étoit la statue de sainte Catherine appuyée sur une roue, symbole de son martyre. Les génies placés à l'aplomb des colonnes, et sur les pilastres des tours creuses, servoient de couronnement à tout ce frontispice. Ils portoient les instruments du supplice de la sainte, et avoient été exécutés, ainsi que sa statue et tous les ornements du portail, par Desjardins[603].
Cette église renfermoit plusieurs monuments curieux, qui furent transférés, avec la communauté, dans l'église de Saint-Louis. Nous croyons mieux suivre l'ordre que nous avons adopté, en les décrivant ici, que si nous les avions joints aux monuments de l'autre église.
CURIOSITÉS DE L'ÉGLISE DE SAINTE-CATHERINE.
TOMBEAUX ET SÉPULTURES.
Dans cette église avoient été inhumés:
Pierre d'Orgemont, chancelier de France sous Charles V et Charles VI, mort en 1389. Son tombeau[604] étoit placé dans une chapelle qu'il y avoit fondée, et qui servit depuis de sépulture à plusieurs seigneurs de sa famille.
Jacques de Ligneries, seigneur de Crosnes, président au parlement de Paris, mort en 1556.
Antoine Sanguin, connu sous le nom du cardinal de Meudon, grand-aumônier de France sous François Ier, mort en 1559.
René de Birague, chancelier de France, mort en 1583. Son mausolée[605], placé dans la chapelle qui portoit son nom, étoit de la main du célèbre Germain Pilon.
Valence Balbienne, femme de René de Birague, morte en 1572. Son tombeau, exécuté par le même sculpteur, étoit placé auprès de celui de son mari[606].
Dans ce même monument étoit renfermé le cœur de Jean de Laval, marquis de Nesle, etc., second mari de Françoise de Birague, fille unique du chancelier, mort en 1578.
LE PALAIS DES TOURNELLES.
Le palais des Tournelles, que Dubreul et son éditeur[607] ont confondu avec l'hôtel royal de Saint-Paul, étoit une vaste maison que Pierre d'Orgemont, seigneur de Chantilli, chancelier de France et de Dauphiné, avoit fait rebâtir et qu'il s'étoit plu à orner pour en faire sa demeure. Après sa mort, il passa à Pierre d'Orgemont son fils, évêque de Paris, qui le vendit à Jean, duc de Berri, frère de Charles V. Le contrat de vente, déposé dans les archives de l'archevêché, est du 16 mai 1402[608]. En 1404, le duc de Berri le céda, par échange, au duc d'Orléans. Ce palais ne tarda pas à entrer dans les domaines de la couronne: car, dès 1417, il est qualifié Domus regia Tornellarum dans les registres capitulaires du chapitre de Notre-Dame[609].
Les Anglais s'étant rendus maîtres de Paris, le duc de Betford, régent du royaume au nom du roi d'Angleterre, choisit l'hôtel des Tournelles pour en faire sa demeure, et l'agrandit en y joignant huit arpents et demi de terre qu'il acheta des religieux de Sainte-Catherine. Cette acquisition avoit été faite le 17 juin 1423, moyennant 200 liv. une fois payées, et 16 sols de chef-cens; mais on voit dans les archives de cette communauté que cette vente forcée fut cassée douze ans après, et qu'en vertu des lettres de Charles VII, données le 3 décembre 1437, les religieux rentrèrent dans leur possession[610].
Cet hôtel étoit si spacieux qu'il renfermoit alors tout le terrain compris entre le boulevart, la rue Saint-Gilles, et celles de l'Égout et de Saint-Antoine. Charles VII et ses successeurs en préférèrent le séjour à celui de l'hôtel Saint-Paul[611]. Louis XII y mourut; et c'est aussi dans cette maison qu'expira Henri II, blessé mortellement dans une joute par un coup de lance qu'il avoit reçu du comte de Montgommeri. Ce funeste événement détermina Catherine de Médicis à quitter ce palais, et Charles IX à donner l'édit du 28 janvier 1565, qui en ordonnoit la démolition.
D. Félibien a avancé que l'exécution de cet édit fut pressée avec une si grande ardeur «que bientôt, par ordre de la reine, on eut abattu tout ce qu'il y avoit de bâtiments, que les jardins furent pareillement détruits, les murailles renversées, les fossés comblés; et qu'afin qu'il n'en restât aucun vestige, elle ordonna que la cour intérieure fût réduite en place publique, pour servir de marché aux chevaux.» Cependant Jaillot ne pense pas que cette démolition ait été aussi prompte; et il cite à l'appui de son opinion de nouvelles lettres-patentes du 15 mai 1565, et d'autres de 1569, qui contenoient encore des dispositions à ce sujet. Sauval prétend même que par la suite Henri III y plaça des Hiéronymites; mais il y a apparence que ce fut dans des bâtiments construits exprès pour eux sur une partie du palais des Tournelles, et qu'alors cet édifice étoit entièrement démoli.
On comptoit, dans cette immense demeure, plusieurs préaux et chapelles, douze galeries, deux parcs, six grands jardins, un labyrinthe qu'on nommoit Dédale, et un septième jardin de neuf arpents, que le duc de Betford faisoit labourer par son jardinier.
L'emplacement qu'il occupoit a été successivement couvert par la place Royale et par les rues dont elle est environnée.
Sauval a dit avec raison que tant que ce palais a subsisté, et dans le temps même que nos rois l'habitoient, il devoit au prieur et aux religieux de Sainte-Catherine, lots et ventes, cens et rentes. François Ier, qui disoit avec raison que le roi ne relevoit de personne, et que tout le monde relevoit du roi, les paya lui-même à l'exemple de ses prédécesseurs: et lorsque Henri IV en vendit les places vides, avec la réserve des droits seigneuriaux pour lui et ses successeurs, il promit aux religieux de Sainte-Catherine de les en dédommager, promesse qui fut exécutée par Louis XIII en 1615.
LA PLACE ROYALE.
Cette place fut commencée en 1604, par ordre de Henri IV, sur la portion de l'emplacement du palais des Tournelles qui servoit alors de marché aux chevaux. Il y fit bâtir d'abord un vaste bâtiment de cent toises de long sur soixante de large, dans lequel il plaça des manufactures de soie; et la même année vit s'élever une partie des constructions régulières qui devoient former la nouvelle place. On construisit à ses frais le côté parallèle à la rue Saint-Antoine et le pavillon qui fait face à la rue de la chaussée des Minimes; les places des trois autres côtés ayant été ensuite distribuées par portions égales, on les céda à des particuliers pour un écu d'or de cens, à la charge de bâtir toutes les maisons sur un plan symétrique et entièrement semblable au dessin de celles que le roi avoit fait édifier, lesquelles furent vendues depuis à d'autres particuliers. Des lettres-patentes de ce prince, du mois de juillet 1605, ordonnèrent que cette place seroit appelée place Royale.
L'enceinte en fut achevée en 1612[612]. Elle offre dans son intérieur une surface de soixante-douze toises en carré. Tous les édifices qui la composent forment autant de pavillons bâtis de pierre et de brique, et couverts séparément d'un comble à deux égouts. Au pied de ces façades règne une suite d'arcades, formant une galerie couverte de douze pieds dans œuvre sur environ douze pieds de hauteur. Ces galeries sont voûtées en cintre surbaissé, construites des mêmes matières que les pavillons, et décorées du côté de la place d'un ordre toscan de vingt-deux pouces de diamètre, sans entablement ni corniche. Au-dessus de cet ordre s'élèvent deux rangs d'étages, non compris les logements pratiqués dans les combles. Les entrées des rues Royale, des Minimes et du pas de la Mule sont pratiquées sous les arcades de trois de ces pavillons. Celle de la rue de l'Écharpe est à découvert, et interrompt seule la clôture des bâtiments.
Entre tous ces corps de logis se font remarquer deux pavillons beaucoup plus élevés que les autres, et sous lesquels sont ouvertes deux des entrées dont nous venons de parler[613]. Ces deux pavillons sont décorés de pilastres d'ordre dorique de vingt pouces de diamètre, couronnés d'un entablement composé, au-dessus duquel s'élèvent également deux étages surmontés d'un grand comble qui domine sur tous les autres combles de la place[614].
Au-devant de ces galeries est une chaussée pavée, de quarante pieds de largeur, établie pour le passage des voitures. Cette chaussée, du côté opposé aux galeries, est bordée d'une grille de fer, renfermant un grand préau orné de gazons et d'allées sablées. C'est au milieu de cette enceinte que le cardinal de Richelieu fit placer, le 27 septembre 1639, la statue équestre de Louis XIII. Elle étoit élevée sur un piédestal de marbre.
Ce prince y étoit représenté le casque en tête, vêtu à la romaine, retenant d'une main la bride de son cheval et étendant l'autre en signe de commandement. La figure, exécutée par Biard le fils, sculpteur très médiocre, passoit pour un très-mauvais ouvrage; mais les connoisseurs donnoient de grands éloges au cheval, que l'on devoit à une main plus habile, et qui n'avoit point été fait pour le monument auquel il étoit adapté. Daniel Ricciarelli, élève de Michel-Ange, l'avoit exécuté, dit-on, pour y placer une statue de Henri II. La mort l'empêcha de terminer ce grand ouvrage, et c'est ce qui en fit changer la destination[615].
Sur les faces du piédestal étoient placées des inscriptions à la louange de Louis XIII et de son ministre[616].
Ce ne fut qu'en 1685, sous le règne de Louis XIV, que fut élevée la grille qui entoure ce monument: on la doit à la générosité des propriétaires des trente-cinq pavillons qui la composent, lesquels donnèrent chacun à cet effet une somme de 1000 l. Ces maisons étoient alors regardées comme les plus grandes et les plus superbes habitations de Paris; elles servoient de demeure à ce qu'il y avoit de plus illustre à la cour et à la ville: elles ont beaucoup perdu de leur ancienne splendeur.
LES MINIMES
DE LA PLACE ROYALE.
Nous avons déjà fait connoître en parlant des Minimes de Chaillot[617], vulgairement connus sous le nom de Bons-Hommes, tout ce qui a rapport à l'origine et à l'établissement en France de ces religieux. On a vu que leur premier couvent avoit été bâti sur le terrain de l'ancien manoir de Nijon, et le second, établi dans le monastère de Grandmont, situé au milieu du bois de Vincennes. Les choses restèrent en cet état jusqu'au commencement du dix-septième siècle.
Vers la fin du siècle précédent, les Minimes de Chaillot, qui désiroient vivement former un établissement dans l'intérieur même de Paris, avoient été sur le point de voir leurs vœux exaucés par la libéralité de Henri de Joyeuse, d'abord duc, pair et maréchal de France, connu depuis dans l'histoire sous le nom de Père Ange de Joyeuse, capucin. Cet homme célèbre, ayant pris l'habit de Saint-François le 4 septembre 1587, avoit légué en 1588 une portion de son hôtel[618] aux Minimes de Chaillot, à la charge par eux de remplir différentes fondations; mais il changea presque aussitôt de disposition, et le donna en entier aux Minimes de la province de France, sous d'autres conditions, qui sont étrangères à l'objet que nous traitons ici.
Leurs espérances ayant été frustrées de ce côté, ils sembloient avoir entièrement renoncé à leur projet, lorsqu'environ vingt ans après Olivier Chaillou, chanoine de Notre-Dame, et descendant d'une sœur de saint François de Paule, fondateur de leur ordre, entra dans le couvent des Minimes de Chaillot, et, par le don qu'il leur fit de tous ses biens, les mit en état d'acheter une partie du parc des Tournelles, et de bâtir les lieux qu'ils y ont occupés depuis jusqu'à la fin de la monarchie. Nos historiens ont fort varié sur la date de cet établissement, qu'il faut fixer, avec Jaillot, à l'année 1609, date du contrat[619] par lequel M. de Vitri vendit au provincial des Minimes une place sur laquelle avoient été situés les bâtiments élevés dans le parc des Tournelles, par Henri III, pour y établir les Hiéronymites. L'achat de ce terrain, qui ne composoit qu'une portion du jardin de ce seigneur, fut bientôt suivi de l'acquisition d'un autre morceau de terre situé à l'extrémité de ce même jardin, et la totalité de l'emplacement forma environ 2000 toises de superficie. Henri IV donna en 1610 des lettres-patentes qui autorisèrent cette transaction, laquelle fut confirmée la même année par de nouvelles lettres de Louis XIII. Elles furent enregistrées au parlement le 19 juillet de la même année et à la chambre des comptes le 14 juillet 1611.
Les Minimes se contentèrent d'abord d'élever sur cet emplacement quelques légers bâtiments construits à la hâte et une petite chapelle où la messe fut célébrée pour la première fois le 25 mars 1610, jour de l'Annonciation, circonstance qui engagea sans doute à désigner cette maison sous le nom de l'Annonciade.
Il n'y a pas d'apparence qu'ils eussent pu de long-temps y établir un monastère, si Marie de Médicis n'eût eu la pensée de se déclarer fondatrice de ce couvent. Afin de mériter ce titre d'une manière digne d'elle, elle fit d'abord rembourser aux Minimes la somme qu'ils avoient payée pour le prix de leur acquisition, et ordonna aussitôt la construction de l'église qui a subsisté jusqu'à la destruction de cet ordre. Le cardinal de Gondi y mit la première pierre au nom de cette princesse; et, le 4 mai 1630, M. de La Vieuville, petit-neveu de saint François de Paule, posa celle du maître-autel, lequel fut sans doute élevé et décoré par sa libéralité, car il est qualifié de fondateur dans l'inscription qui y fut gravée. L'église fut dédiée le 29 août 1679, sous l'invocation du saint instituteur de l'ordre des Minimes.
Cette église, construite sur les dessins de François Mansard, étoit remarquable par son portail, élevé après coup, et qui passa long-temps pour un beau morceau d'architecture. C'étoit un de ces frontispices si communs dans nos églises modernes, lesquels présentent plusieurs ordonnances de colonnes, élevées les unes sur les autres, dans une forme pyramidale, sorte de décoration qui ne se rattache en aucune manière à l'édifice; qui, dans sa construction, ne présente aucun but d'utilité, et que nous avons déjà signalée comme un des abus les plus déplorables du faux goût qui a régné si long-temps en France dans l'architecture. Ce portail étoit composé au rez-de-chaussée d'un ordre dorique surmonté d'un fronton triangulaire, au-dessus duquel s'élevoit un ordre composite, que couronnoit un second fronton de forme circulaire. Toute cette composition avoit une sorte d'éclat; mais quoiqu'elle ait été mise par les connoisseurs du siècle dernier au rang des monuments françois les plus recommandables, l'assemblage bizarre de tant de parties incohérentes ne pouvoit satisfaire les yeux d'un homme de goût[620].
Plusieurs bienfaiteurs de la plus haute distinction, entre autres M. le marquis de Sourdis, MM. Lefevre d'Eaubonne et d'Ormesson joignirent leurs dons à ceux de la reine et du marquis de La Vieuville. Tant de bienfaits et une si haute protection procurèrent aux Minimes des moyens suffisants, non-seulement pour joindre des bâtiments vastes et commodes à l'église qu'ils venoient de faire bâtir, mais encore pour l'enrichir et la décorer de manière à la rendre digne de l'attention des curieux.
CURIOSITÉS DE L'ÉGLISE ET DE LA MAISON DES MINIMES.
TABLEAUX.
Sur le maître-autel, lequel étoit orné de six colonnes d'ordre corinthien en marbre de Dinan, une très-belle copie de la Descente de croix de Daniel de Volterre.
Dans la première chapelle à gauche du sanctuaire, saint François de Paule ressuscitant un enfant, par Simon Vouet.
Sur les panneaux de la boiserie de cette chapelle, les principaux traits de la vie de ce saint, par les élèves du même peintre.
Dans la chapelle de Villacerf, une copie du saint Michel de Raphaël.
Dans la chapelle de saint François de Sales, qui étoit hors-d'œuvre et d'un plan octogone, un tableau où ce saint étoit représenté, par un peintre inconnu[621].
Dans la cinquième chapelle, les anges portant le corps de Jésus-Christ, par un peintre inconnu.
Dans la sixième, sainte Marguerite et un autre tableau, vœu des prévôts des marchands et échevins, aussi sans nom d'auteur.
Dans la troisième chapelle à droite, le sommeil de saint Joseph, excellent tableau de Philippe de Champagne.
Dans la quatrième, une sainte Famille, peinte par Sarrasin, sculpteur.
Dans la cinquième, dite chapelle de Castille, le mystère de la Trinité, par La Hyre.
Sur l'autel de la sixième, dite de Verthamont, un Christ accompagné de trois figures.
Dans la première sacristie, un tableau représentant saint Pierre-ès-liens. Ce morceau, qu'on estimoit surtout pour l'effet de lumière, étoit sans nom d'auteur.
À côté, saint François de Paule délivrant de la peste les habitants de Fréjus, par Depape.
À droite, Louis XI allant au-devant du saint ermite, par Dumont le Romain.
Dans le fond, le même saint traversant le phare de Messine sur son manteau, par Noël Coypel.
Dans la deuxième sacristie, une Descente de croix, par Jouvenet.
Vis-à-vis de ce tableau, saint François de Paule rendant la vue à une jeune fille, par Dumont le Romain.
En face des croisées, un grand tableau de Largillière, représentant l'érection d'un prévôt des marchands, lors de l'avénement de Philippe V au trône d'Espagne.
Dans le chapitre qui joignoit cette pièce, une suite de peintures en grisaille attribuées à La Hyre, et représentant les principaux traits de la vie de Jésus-Christ. Ces morceaux jouissoient de la plus haute estime.—Sur l'autel étoit un très-beau tableau représentant Notre-Seigneur crucifié.—Plusieurs tableaux, par Prévost[622].
SCULPTURES.
Sur le maître-autel de l'église, les statues de la Vierge et de saint François de Paule, par Guérin.
Dans la quatrième chapelle à droite, des sculptures d'ornement, par Sarrazin.
SÉPULTURES ET TOMBEAUX.
Dans l'église, Jean de Launoy, docteur en théologie de la faculté de Paris, savant distingué, mort en 1678.
Dans la chapelle de Villacerf, laquelle étoit ornée de colonnes torses, avec festons et pampres, on voyoit le portrait en médaillon d'Édouard Colbert de Villacerf, surintendant des bâtiments du roi. Ce médaillon, exécuté par Coustou l'aîné, étoit entouré d'une draperie. Une table de marbre offroit au-dessous l'épitaphe de ce ministre[623].
La chapelle de saint François de Sales renfermoit le mausolée du duc de La Vieuville, ministre d'État sous Louis XIII et Louis XIV, mort en 1653, et de dame Marie Bouhier son épouse, morte en 1663[624].
Dans la chapelle de Bon-Secours, la quatrième à gauche, avoient été inhumés, Diane de France, duchesse d'Angoulême, fille naturelle de Henri II, morte en 1619[625]; Charles de Valois, duc d'Angoulême, fils naturel de Charles IX, mort en 1650[626].
Dans un caveau pratiqué sous la chapelle étoient renfermés les cercueils de Charlotte de Montmorenci son épouse, morte en 1636; de Marie Touchet sa mère, morte en 1638; et de presque tous les princes et princesses de sa famille.
Dans la cinquième chapelle du même côté étoient déposés trois ossements du B. Jean-de-Dieu, et l'on y lisoit les épitaphes de plusieurs personnes de la famille Lecamus qui y avoient leur sépulture.
Dans la chapelle de Sainte-Marguerite avoit été inhumé Octave de Périgny, président en la troisième chambre des enquêtes, et précepteur de Louis de France, dauphin de Viennois.
La chapelle Saint-Nicolas renfermoit le mausolée en marbre blanc du premier président Le Jay et de Magdeleine Marchand[627] son épouse; les bustes de Guillaume Leserat, seigneur de Lancrau, et de Charles Le Jay, baron de Maison-Rouge[628].
Dans la troisième à droite avoit été inhumé Abel de Sainte-Marthe, doyen de la cour des aides, garde de la bibliothéque royale de Fontainebleau.
Dans la chapelle de Castille étoit le mausolée de Pierre de Castille, orné de deux génies en bronze qui éteignoient un flambeau.
Le réfectoire de ces religieux étoit immense, et éclairé par neuf croisées, auxquelles correspondoient des arcades symétriques sur lesquelles Laurent de La Hyre avoit peint des paysages d'un très-bon choix. Il avoit aussi enrichi ces salles de figures et d'ornements d'architecture imitant le bas-relief. Toutes ces peintures passoient pour excellentes.
La bibliothéque étoit composée d'environ vingt-six mille volumes, parmi lesquels on comptoit plusieurs manuscrits.
Cet ordre, qui avoit toujours conservé, sans aucune altération, la règle de son institut, qui n'avoit même jamais voulu accepter les adoucissements qu'on avoit offert de lui procurer, a produit plusieurs religieux également recommandables par leurs talents et par leurs vertus, entre lesquels on doit surtout distinguer les PP. Niceron, Mersenne, Plumier, Avrillon, Le Clerc, de Coste, Giry, etc.[629].
HÔPITAL
DE LA CHARITÉ-NOTRE-DAME,
OU
LES HOSPITALIÈRES DE LA CHARITÉ-NOTRE-DAME, DE L'ORDRE DE
SAINT-AUGUSTIN.
Cette institution, si digne de la charité chrétienne, où l'on voyoit de jeunes filles consacrer toute leur vie au service et au soulagement des pauvres malades, fut fondée par Simonne Gauguin, plus connue sous le nom de Françoise de La Croix[630]. Dès sa tendre jeunesse elle avoit formé le projet d'un établissement pour les personnes malades de son sexe. Sa fortune, aussi médiocre que sa naissance, étoit loin de pouvoir lui procurer les moyens de le réaliser; mais, dit Jaillot, la Providence qui lui en avoit inspiré l'idée, et dont les desseins s'accomplissent malgré tous les obstacles, lui ménagea l'affection et les secours de la dame Hennequin, veuve d'un procureur en la chambre des comptes de Rouen, qui l'adopta pour sa fille. Réunies ensemble, ces deux vertueuses personnes conçurent le dessein plus vaste de fonder un double hôpital pour les hommes et pour les femmes, dont le dernier seroit desservi par elles; l'autre devoit être confié aux soins des frères de la Charité. On commença cet établissement à Louviers, au diocèse d'Évreux; et il fut autorisé par des lettres-patentes qui nommoient les religieux du tiers-ordre de Saint-François supérieurs de ces deux communautés. Ces dames et les personnes qu'elles s'associèrent avoient pris en 1617 un habit de religieuse, sans cependant se lier encore par aucun vœu, et leur institution charitable commençoit à prospérer, lorsque la mort imprévue de madame Hennequin vint tout à coup en arrêter les progrès. Françoise de La Croix prit aussitôt la résolution de venir à Paris, avec quelques-unes, de ses compagnes, pour former un nouvel établissement dans cette capitale. Elles y arrivèrent en 1623, et se logèrent d'abord au faubourg Saint-Germain, rue du Colombier. L'archevêque de Paris ayant permis cet établissement par ses constitutions du 25 novembre 1624, les lettres-patentes qui le confirmoient leur furent accordées au mois de janvier de l'année suivante, et furent enregistrées le 16 mars 1626. Les libéralités de madame d'Orsai mirent bientôt ces religieuses en état de louer une grande maison rue des Tournelles; mais M. Faure, maître-d'hôtel ordinaire du roi, mérita surtout le titre de fondateur, en leur donnant de quoi acheter cette maison, et fonder douze lits pour les femmes ou filles malades, qui, nées dans une condition honnête, mais sans fortune, se font une peine de se rendre à l'Hôtel-Dieu. M. Faure ne vécut que trois heures après cette fondation, laquelle fut exécutée avec tant de zèle par sa veuve, que la plupart des historiens de Paris lui ont aussi donné le titre de fondatrice.
Cependant les frères de la Charité et les administrateurs de l'Hôtel-Dieu, par des motifs qu'il est impossible de concevoir et d'expliquer, virent avec déplaisir l'établissement d'une maison qui diminuoit réellement leurs fatigues et leurs dépenses, en multipliant les soins et les secours donnés aux malades, et formèrent opposition à l'enregistrement des lettres-patentes que Marie de Médicis avoit procurées aux hospitalières. Le parlement n'eut aucun égard aux motifs d'opposition qu'ils présentèrent, et mit les parties hors de cour et de procès; mais comme il n'enregistra les lettres-patentes qu'avec des modifications qui changeoient le plan de l'établissement, les hospitalières obtinrent deux lettres de jussion pour l'enregistrement pur et simple, auquel le parlement se conforma en 1628. Le 9 juin de cette année, M. de Gondi donna une nouvelle permission, et le 12 du même mois Françoise de La Croix et ses compagnes furent mises en possession de leur hôpital, en présence de Marie de Médicis. Un an après elles firent leurs vœux; et leur ordre fut approuvé par Urbain VIII, le 20 décembre 1633.
Aux trois vœux ordinaires ces religieuses ajoutoient celui de se consacrer au service des pauvres malades. Elles suivoient la règle de saint Augustin[631].
La grande salle contenoit vingt-trois lits destinés à recevoir gratuitement les pauvres femmes et filles malades. Sur l'autel de la chapelle étoit une Nativité peinte par Coypel[632].
LES FILLES
DE LA SOCIÉTÉ DE LA CROIX.
Nous avons déjà parlé de cet établissement formé à Roye par les soins de M. Guérin, curé à Amiens[633]. Nous avons raconté comment, étant venues se réfugier à Paris pour échapper aux désastres de la guerre, ces filles y furent accueillies par une vertueuse dame nommée Marie Luillier, qui voulut même aller s'établir avec elles dans l'asile qu'elle leur avoit procuré à Brie-Comte-Robert. Enfin, on n'a point sans doute oublié que le refus fait par quelques-unes des sœurs de s'engager avec elle par des vœux solennels à la profession religieuse, occasionna une scission dans ce petit troupeau, dont une partie resta encore quelque temps à Brie-Comte-Robert, pour venir s'établir ensuite à Paris, rue des Barres, tandis que l'autre alla sur-le-champ rejoindre madame Luillier, déjà établie dans cette capitale, rue de Vaugirard. Ceci se passa en 1643.
Ce fut alors que cette dame acheta des sieurs de Villebousin l'hôtel des Tournelles, c'est-à-dire une portion du terrain sur lequel il avoit été situé. Les bâtiments dont il étoit composé se trouvèrent suffisants pour y installer sa nouvelle communauté[634]. Madame la duchesse d'Aiguillon, qui s'étoit déclarée fondatrice des filles de la Croix, et qui, à ce titre, leur avoit donné, par contrat, une somme de 30,851 liv., leur procura, de plus, un autre établissement à Ruel, lequel fut autorisé par lettres-patentes données en 1655.
LES RELIGIEUSES DE LA VISITATION
DE SAINTE-MARIE.
Personne n'ignore que cet ordre célèbre doit son institution à saint François de Sales, qui en jeta les fondements dans la petite ville d'Anneci, résidence des évêques de Genève, le 6 juin 1610. Ce ne fut, dans son origine, qu'une assemblée ou congrégation de filles et de veuves, dont l'objet étoit de visiter, de consoler les malades, et de soulager les pauvres en l'honneur de Dieu, et en mémoire de la visite que la Sainte-Vierge fit à sainte Élisabeth. Ces personnes gardoient la chasteté, la pauvreté et l'obéissance, portoient un habit séculier, mais modeste, ne s'obligeoient point à garder la clôture, et n'étoient engagées que par un vœu simple à ces exercices de piété et de charité. Le saint prélat pensoit, comme il le dit lui-même dans ses lettres, «que les vœux simples sont aussi forts que les vœux de tous les ordres de religion, pour obliger la conscience à leur observation[635],» et le savant cardinal Bellarmin étoit du même sentiment. Cependant, malgré les avantages qui résultoient de semblables congrégations, et particulièrement de celle-ci, saint François de Sales, sollicité par l'archevêque de Lyon, Denis de Marguemont, crut devoir sacrifier sa façon de penser aux instances de ce prélat, et consentit, peu de temps après l'institution de cette communauté, qu'elle devînt un ordre religieux. Elle fut donc érigée en titre par un bref de Paul V, du 23 avril 1618, sous la règle de saint Augustin, et saint François de Sales fut commis lui-même pour en régler les constitutions, qui furent approuvées par le même pontife le 9 octobre de la même année, et confirmées par Urbain VIII en 1626.
La réputation d'un ordre aussi utile se répandit bientôt partout; et ce succès fit naître au saint instituteur, qui se trouvoit alors à Paris, le dessein de lui procurer une maison dans cette capitale. Il écrivit à cet effet à la célèbre Jeanne-Françoise Frémiot, veuve de Christophe de Rabutin, baron de Chantal, qui, non moins zélée que lui pour le nouvel institut, avoit tout sacrifié pour le former, et en avoit été nommée première supérieure. À la réception de sa lettre, elle partit de Bourges, où elle étoit alors occupée à l'établissement d'un monastère de son ordre, et se rendit à Paris avec trois de ses religieuses. Arrivée dans cette ville le 6 avril 1619, elle alla demeurer chez madame Gouffier, au faubourg Saint-Marceau, et ne tarda pas à obtenir de M. Henri de Gondi, cardinal de Retz et évêque de Paris, la permission de se fixer dans cette ville. Les lettres-patentes du roi, à cet effet, furent données au mois de juin suivant[636]. Madame de Chantal se rendit alors avec son troupeau au faubourg Saint-Michel, où on leur avoit préparé une maison. La douceur de cet institut, qui n'exigeoit ni le chant des offices, ni les abstinences ou jeûnes particuliers, ni l'austérité qui se pratiquoit dans les autres ordres monastiques, excita dans ceux-ci quelques inquiétudes, et fit même naître, de la part de quelques-uns d'entre eux, des représentations auxquelles on n'eut aucun égard. Les motifs mêmes qu'on alléguoit pour empêcher l'établissement des Filles de Sainte-Marie ne firent qu'en accélérer les progrès, et tant de personnes s'y engagèrent, qu'en moins de trente ans elles possédèrent trois maisons dans Paris.
Dès l'année 1621 ces religieuses furent transférées dans un logement plus vaste et plus commode, situé rue du Petit-Musc et de la Cerisaie[637]; mais cet hôtel ne se trouvant bientôt plus assez grand pour le nombre de personnes qui entroient dans leur ordre, la dame Hélène-Angélique l'Huillier, bienfaitrice et supérieure de l'établissement, acheta l'hôtel de Cossé, rue Saint-Antoine, dont le jardin étoit contigu à celui des religieuses. On travailla de suite aux bâtiments nécessaires à une communauté, et, le 14 août 1629, les religieuses s'y rendirent, sans être obligées de sortir de leur enclos[638].
Le commandeur de Silleri, ami de madame de Chantal, donna une somme considérable pour faire bâtir l'église, dont il posa la première pierre le 31 octobre 1632. Elle fut achevée en moins de deux ans, et dédiée le 14 septembre 1634 sous le titre de Notre-Dame-des-Anges, par M. Fremiot, archevêque de Bourges, frère de madame de Chantal. Cette église, qui est du dessin de François Mansart, fut édifiée sur le modèle de Notre-Dame de la Rotonde à Rome[639].
«L'ensemble en est agréable, dit un habile architecte du siècle passé[640], et l'on trouve dans le plan l'idée première du dôme des Invalides, idée que Jules-Hardouin Mansard, neveu de celui-ci, agrandit et perfectionna beaucoup, pour produire son chef-d'œuvre plus de quarante ans après.
»L'église de Sainte-Marie put ajouter à la réputation de François Mansard; il n'avoit pas encore produit alors les nombreux édifices qui l'ont rendu célèbre. Cependant il faut convenir que ni le plan ni l'élévation ne donnent l'idée de cette pureté de goût et de ce soin d'exécution qu'on lui attribue, et dont il a fait preuve dans beaucoup d'autres ouvrages.»
Louis XIII, qui avoit confirmé l'établissement général de cet ordre par ses lettres-patentes de 1620, enregistrées le 5 avril suivant, en accorda de particulières à la maison de Paris, au mois d'octobre 1630. Son successeur fit don à ces religieuses, par son brevet du 12 juin 1643, de trois places entre la porte Saint-Antoine, la Bastille, et leur monastère, à la charge d'y faire bâtir «des maisons de même décoration et symétrie,» et il confirma ce don par ses lettres-patentes du mois de septembre de la même année, enregistrées le 13 mai de l'année suivante.
CURIOSITÉS DE L'ÉGLISE DE LA VISITATION.
TABLEAUX.
Dans une chapelle, un saint Augustin, par Restout fils.
Dans le chapitre, une descente de Croix, par La Hyre.
SÉPULTURES.
André Fremiot, archevêque de Bourges, et frère de madame de Chantal, avoit sa sépulture dans une chapelle à gauche en entrant.
Sous les marches de la même chapelle étoit inhumé François Fouquet.
Et dans le même endroit, Nicolas Fouquet son fils, si connu par sa faveur et par sa disgrâce[641].
LA PORTE SAINT-ANTOINE.
Lorsque Charles V fit bâtir la nouvelle enceinte dont nous avons si souvent parlé, il est hors de doute qu'il fit en même temps élever une porte pour servir de communication entre la ville et le faubourg Saint-Antoine. On trouve en effet différents actes qui font mention de cette porte, plusieurs même en parlent comme d'une espèce de forteresse, ce que confirment les dessins qui nous en sont restés[642]. Le monument qui l'a remplacée, et dont nous offrons ici une représentation, ne fut construit que très-long-temps après. Cependant, quoique cette époque soit assez rapprochée de nous, les historiens n'en ont pas moins varié sur sa véritable date, les uns plaçant son érection sous le règne de Henri II[643], d'autres soutenant qu'elle fut construite en 1573, pour l'entrée solennelle que fit Henri III, en qualité de roi de Pologne[644]. Jaillot présente comme une preuve décisive contre ces assertions une inscription conservée par Du Breul[645], laquelle porte que cet arc de triomphe avoit été construit, dès les fondements, l'an 1585, et par conséquent plus de dix ans après le retour de Henri III. Mais cet habile critique n'a pas fait attention qu'il détruit lui-même cette preuve quelques lignes plus bas, en rappelant les bas-reliefs dont Jean Goujon avoit décoré ce monument; et personne n'ignore que ce sculpteur célèbre étoit mort avant l'avénement de ce dernier prince au trône de France. Les mêmes contradictions se trouvent dans ce que ces historiens rapportent sur la reconstruction de cette porte. Sauval et Delamare[646] avancent qu'elle fut bâtie sur l'emplacement de l'enceinte. Quelques-uns parlent d'un arc de triomphe élevé au-devant de la première porte Saint-Antoine, auquel on ajouta depuis deux portiques qui en dégagoient l'entrée, en même temps qu'on abattit l'ancienne construction gothique. Ceux-là prétendent qu'on en conserva les sculptures lorsqu'on la rebâtit en 1660.
Le plan de Saint-Victor, gravé par Dheulland, et celui de Gomboust, peuvent servir à jeter quelques lumières sur ces récits contradictoires. Le premier ne nous offre qu'une simple porte, telle qu'on les construisoit alors, placée entre la rue Jean Beausire et celle des Tournelles. Le second nous fait voir une porte semblable, située au lieu même où fut bâtie depuis celle dont nous parlons. Elle est accompagnée d'un pont jeté sur le fossé, pour communiquer avec le faubourg, et de retraites en forme de tourelles, comme celles du pont Neuf; au milieu s'élève une autre porte, ou arc triomphal, que Jaillot présume avoir été effectivement construit lors de l'entrée de Henri III. Mais il prétend ensuite, sans en donner aucune preuve, que ce monument n'est pas le même auquel François Blondel fut chargé d'ajouter de nouveaux ornements, lorsque, sous le règne de Louis XIV, on eut décidé de faire des principales portes de la ville autant d'arcs de triomphe destinés à rappeler les souvenirs de la gloire de ce monarque. Cependant ce célèbre architecte dit lui-même que celle de Saint-Antoine fut conservée en partie. «Ce n'est, dit-il, qu'un rhabillage, un rajustement. On a voulu conserver la vieille porte, parce qu'elle avoit au dehors des figures de fleuves en bas-reliefs, faits de la main de l'illustre Goujon........ Je n'ai point trouvé d'autre expédient plus commode que de joindre deux autres portes, une à chaque côté de la vieille.» Tout nous porte donc à croire que cet arc de triomphe et l'ancienne porte restaurée par Blondel ne sont qu'un même monument.
Cette restauration, commencée en 1671, se composa de deux autres portes, ou ouvertures, que cet architecte ajouta à celle du milieu, et à peu près dans les mêmes dimensions, ce qui donna au monument entier une longueur de neuf toises sur sept à huit de hauteur. Il continua de chaque côté l'ordre dorique qui en faisoit la décoration.
Sur le tympan de la porte du milieu, du côté qui regardoit la ville, étoient sculptées en bas-relief les armes de France et de Navarre. Les tympans des deux autres portes offroient la copie d'une médaille frappée par ordre de la ville à la gloire de Louis XIV. Elle portoit d'un côté la tête de ce prince, avec cette légende: Ludovicus magnus, Francorum et Navarræ rex. P. P. 1671. De l'autre, une Vertu assise et appuyée sur un bouclier aux armes de la ville, avec cette autre légende: Felicitas publica. Au-dessus on lisoit Lutetia. Dans l'attique étoit un globe entre deux trophées d'armes, et surmonté d'un soleil, devise du monarque.
La face du côté du faubourg offroit une décoration beaucoup plus riche. Elle étoit ornée de refends et d'un grand entablement dorique qui régnoit sur toute sa largeur. Au-dessus s'élevoit un attique formant une sorte de piédestal continu, que couronnoient deux obélisques placés à ses extrémités. Des niches placées entre les pilastres contenoient deux statues allégoriques, destinées à représenter les suites heureuses de la paix des Pyrénées; elles étoient de la main de François Anguier. Au-dessus et de chaque côté étoit un vaisseau semblable à celui que la ville de Paris porte dans ses armes. Un buste du roi, en bronze, sculpté par Vanopstal, étoit placé sur une console entre les deux statues; les armes de France et de Navarre et des trophées surmontoient l'attique du grand arc, et remplissoient l'intérieur du fronton, sur lequel étoient encore couchées deux statues représentant la France et l'Espagne qui se donnoient la main. Enfin l'Hymen s'élevoit au-dessus de toute cette composition, tenant son flambeau, et sembloit, par son attitude, approuver et confirmer l'auguste alliance des deux grandes nations. Toutes ces figures, plus grandes de quatre pieds que le naturel, avoient été exécutées par le même Vanopstal, et jouissoient de beaucoup d'estime; mais ce qu'il y avoit de vraiment admirable dans ce monument, c'étoient les deux figures de fleuves dont nous avons parlé, ouvrages de Jean Goujon. Elles étoient placées dans les impostes du grand arc, au-dessous de l'attique, lequel se composoit d'une grande table de marbre noir ornée d'une inscription[647].
Les deux ouvertures latérales ne furent achevées qu'en 1672, comme il paroissoit par les inscriptions gravées sur l'attique[648].
La porte Saint-Antoine a été abattue quelques années avant la révolution. C'étoit un monument de mauvais goût sous le rapport de l'architecture, et toute l'habileté de Blondel n'avoit pu sauver l'inconvénient qui résultoit de cette réunion des parties incohérentes et de constructions ajoutées après coup[649].
LA BASTILLE.
Il n'est personne qui n'ait entendu parler de cette célèbre prison d'État, qui servit si souvent de texte aux déclamations des sophistes du dix-huitième siècle, et dont la chute a signalé la plus grande époque de notre histoire, et peut-être de l'histoire du monde entier. Germain Brice[650] dit que c'étoit autrefois une des principales portes de la ville. Il eût été sans doute bien embarrassé s'il eût fallu en apporter la preuve; car il est certain qu'avant le règne de Charles V les murs de la ville ne s'étendoient pas jusque là, et il ne l'est pas moins que cette forteresse ne fut construite que sous le règne de ce prince, lorsque la guerre avec l'Angleterre eut mis dans la nécessité de fortifier la ville, et de reculer l'enceinte de Philippe-Auguste. Cette nouvelle clôture ne se composa d'abord que de fossés et d'arrière-fossés; mais Charles V, devenu roi en 1364, ayant donné l'ordre d'élever de nouveaux murs, depuis le bastion de l'arsenal jusqu'au Louvre, Hugues Aubriot, alors prévôt de Paris, fit construire la Bastille, non pour servir de porte à la nouvelle enceinte, mais comme un château destiné à défendre la porte même, et à arrêter les efforts de l'ennemi.
Nos historiens varient sur l'époque à laquelle la construction en fut commencée, depuis 1369 jusqu'à 1371. Il en est même qui prétendent que ce château n'a été que réparé par Hugues Aubriot, et qu'il subsistoit dès le règne du roi Jean, puisqu'il est dit qu'Étienne Marcel, prévôt des marchands, s'y étant réfugié pour éviter la fureur de la populace, fut massacré dans son enceinte[651]; mais Jaillot, dont la critique est si supérieure à tous ces écrivains, donne des preuves du contraire qui nous semblent décisives, et desquelles il faut conclure avec lui que Mézerai parle exactement, lorsqu'il dit «qu'en 1369 Hugues Aubriot fit édifier les tours de la Bastille, près la porte Saint-Antoine, telles qu'on les voit aujourd'hui[652].»
La Bastille, telle qu'elle étoit avant sa démolition, offroit un vaste édifice, dont le plan auroit figuré un parallélogramme régulier, si les deux tours du milieu de la façade qui regardoit le faubourg n'eussent formé une espèce d'avant-corps. Ces deux tours paroissoient avoir servi jadis d'entrée à ce château, car on y voyoit encore, dans les derniers temps, le cintre gothique de la porte murée, les rainures où se plaçoient les montants du pont-levis, et quelques statues de saints qui en ornoient la partie supérieure.
Cette forteresse étoit composée de huit grosses tours en pierres de taille, et jointes les unes aux autres par des massifs égaux en dimensions. On les nommoit:
| Du côté de la ville. | Du côté du faubourg. |
| 1o La tour du Puits. | 1o La tour du Coin. |
| 2o —— de la Liberté. | 2o —— de la Chapelle. |
| 3o —— de la Bertaudière. | 3o —— du Trésor. |
| 4o —— de la Bassinière. | 4o —— de la Comté[653]. |
Elles étoient de forme ronde, et avoient chacune, hors d'œuvre, huit toises de diamètre. Les massifs, tant de ces tours que des murs qui les unissoient, offroient une épaisseur d'environ dix pieds. Le parallélogramme entier embrassoit une étendue de trente-quatre toises de long sur dix-huit dans sa plus grande largeur, aussi hors d'œuvre, et sans y comprendre la saillie des tours; la hauteur de l'édifice, prise du sol des deux cours intérieures, étoit de soixante-treize pieds.
Il étoit entouré d'un fossé de six toises de profondeur, et dont la largeur varioit de dix à quinze toises, suivant les endroits. Ce fossé étoit bordé d'un mur auquel étoient adossées, dans quelques parties, des maisons de particuliers. On avoit pratiqué à l'intérieur une banquette de cinq pieds de large, qu'on appeloit le chemin des rondes. Toutes ces constructions furent achevées en 1383[654].
Depuis, on jugea à propos de l'entourer de fortifications nouvelles, consistant en une courtine flanquée de bastions, que bordoient de larges fossés à fond de cuve. Ces constructions, commencées en 1553, étoient entièrement terminées en 1559. Les propriétaires des maisons de Paris furent, dit-on, taxés pour cette dépense, depuis 4 livres jusqu'à 24, suivant le produit qu'ils tiroient de leurs locations. À l'époque de la révolution on y avoit planté un jardin qui appartenoit au gouverneur.
En 1634 on fit encore de nouvelles réparations à ce château, tant pour le fortifier que pour en agrandir les dépendances; mais jusque là l'intérieur n'offroit aucune division, et l'on n'y voyoit qu'une vaste cour qui régnoit dans toute son étendue.
Ce fut seulement en 1761, sous le règne de Louis XV et sous le ministère de M. Phelypeaux de Saint-Florentin, qu'on fit élever le bâtiment moderne, qui servit depuis de logement aux officiers de l'état-major. Ce bâtiment divisa la cour en deux parties, qui furent appelées, l'une, la cour du Puits, l'autre, la grande cour[655].
Destinée d'abord à la défense de la ville de Paris, cette forteresse servit ensuite de prison aux criminels d'État, et quelquefois de dépôt au trésor de nos rois. Les mémoires du règne de Henri IV nous apprennent que ce prince y faisoit mettre ses épargnes en réserve, et qu'à sa mort on y trouva une somme de 36 millions.
On arrivoit à la Bastille par une première porte, ouverte à l'extrémité de la rue Saint-Antoine; à droite étoient des casernes d'invalides. On voyoit plus loin une petite place, vis-à-vis de laquelle étoit située, à gauche, la première porte d'entrée du château. Cette porte étoit défendue par un pont-levis appelé le pont-levis de l'avancé; elle introduisoit dans la cour du gouverneur, bordée à droite par l'hôtel du gouvernement, au fond par une terrasse qui dominoit les fossés de la ville; à gauche étoient les fossés de la Bastille et le pont qui conduisoit dans la forteresse même. Au bout de ce pont, construit en pierres, on trouvoit deux ponts-levis, l'un pour les gens de pied, l'autre pour les voitures. On parvenoit ensuite, à travers une voûte sombre et gothique, dans la grande cour dont nous avons déjà donné la description.
Autrefois la Bastille et l'Arsenal ne formoient qu'un même gouvernement. M. de Sully les réunissoit tous les deux: depuis ils furent séparés. À l'époque de la révolution, cette forteresse, placée dans le département du ministre de Paris, étoit administrée par un gouverneur et trois autres officiers supérieurs, sous lesquels deux capitaines commandoient une escouade de quatre-vingt-deux invalides. Telle étoit la troupe formidable que cent mille patriotes eurent la gloire de vaincre, et dont la défaite leur valut le titre pompeux de vainqueurs de la Bastille[656].
Magasin d'armes.
En face des ponts-levis de la Bastille étoient de grandes salles, formant magasin, où l'on avoit rassemblé des armes de toute espèce, au nombre d'environ trente mille pièces, qui toutes étoient rangées avec beaucoup d'ordre, et entretenues avec le plus grand soin.
HÔPITAL ROYAL
DES QUINZE-VINGTS.
Nous avons déjà dit, en parlant de la place Vendôme[657], qu'en 1699 le roi céda à la ville l'emplacement et les matériaux qu'il avoit achetés pour la construction de cette place, sous diverses conditions, entre lesquelles étoit celle de faire bâtir au faubourg Saint-Antoine un hôtel et des écuries pour la seconde compagnie des mousquetaires, dits mousquetaires noirs. La ville mit tant de zèle et d'exactitude à remplir ses engagements, que cet édifice, l'un des plus vastes de Paris, et dans lequel peuvent être logées mille à douze cents personnes avec toutes les commodités nécessaires, fut achevé dès l'année 1701.
Les mousquetaires noirs y furent établis; et les choses restèrent en cet état jusqu'en 1780, que le roi, sur la demande du cardinal de Rohan, ordonna que les Quinze-Vingts, qui, à cette époque, occupoient encore leur première demeure, rue Saint-Honoré, seroient transférés dans cette maison. Cette translation fut faite d'après un plan que cette éminence avoit présenté au monarque, et dont l'objet principal étoit de créer de nouvelles places pour les pauvres aveugles. Au moyen du nouveau réglement, adopté le 14 mars 1783, cet hôpital, qui n'avoit été fondé que pour trois cents aveugles, dont le nombre même n'avoit jamais été complet, put recevoir dans son sein environ huit cents de ces infortunés, avec des avantages nouveaux et des douceurs dans leur traitement qu'ils n'avoient point encore éprouvées.
Le maison des Quinze-Vingts étoit administrée par sept gouverneurs, à la nomination du grand aumônier. Ces gouverneurs tenaient des chapitres, auxquels le maître, le ministre et douze frères avoient le droit d'assister. On y délibéroit sur tout ce qui concernoit la régie et l'administration. Les jugements de ce chapitre ressortissoient directement au parlement.
L'église de cette maison étoit ornée de quelques tableaux représentant différents sujets tirés de la vie de saint Louis. Elle étoit desservie par huit ecclésiastiques, également à la nomination du grand aumônier[658].
LES RELIGIEUSES ANGLOISES,
AUTREMENT DITES
DE LA CONCEPTION.
Presque tous les historiens de Paris se sont trompés sur l'origine de cette maison, parce qu'ils ont confondu ensemble deux établissements différents de religieuses angloises[659].
Jaillot est le seul qui, avec sa critique ordinaire, ait rassemblé des matériaux exacts à ce sujet; et son autorité, toujours si considérable dans tout ce qui tient aux antiquités de cette ville, l'est d'autant plus dans cette circonstance qu'elle est appuyée sur un manuscrit qui lui avoit été communiqué par les religieuses mêmes de ce couvent.
«Ces religieuses, dit-il, sont du tiers-ordre de Saint-François; elles étoient primitivement établies à Nieuport. Les malheurs de la guerre, et les dangers auxquels elle expose, les obligèrent de se rendre à Paris sous la conduite de la dame Jernigan leur abbesse. En 1658 on leur procura une maison au faubourg Saint-Jacques. Deux ans après elles firent l'acquisition d'une maison et d'un jardin rue de Charenton, et l'année suivante elles obtinrent du souverain pontife Alexandre VII une bulle qui leur permettoit de prendre l'institut de l'ordre de la Conception. Cet établissement fut confirmé par lettres-patentes en 1670. Madame la chancelière Le Tellier posa la première pierre de leur église le 2 juin 1672, et la chapelle fut bénite sous l'invocation de sainte Anne; mais en 1676 madame de Cléveland fit construire celle qu'on voit encore aujourd'hui. Elle en posa la première pierre le 13 novembre 1679.» Sauval[660] dit que cette église fut dédiée sous le nom de sainte Anne; mais le mémoire manuscrit qui étoit entre les mains de Jaillot déclaroit expressément que cette église n'avoit point été dédiée.
La supérieure de ce couvent étoit triennale, et portoit le nom d'abbesse, suivant l'usage reçu dans l'ordre de Saint-François. Le monastère étoit appelé Bethléem[661].
L'HÔPITAL
DES ENFANTS-TROUVÉS.
Il est inutile de répéter ce que nous avons dit au sujet des deux établissements destinés aux enfants trouvés[662]. Nous ferons seulement observer que celui-ci fut construit en 1669, et non en 1677, comme l'avance l'abbé Lebeuf[663]. Ce qui a pu l'induire en erreur, c'est qu'effectivement la première pierre de l'église fut posée par la reine Marie-Thérèse d'Autriche en 1676; mais il est certain que les autres bâtiments existoient déjà à cette époque. Élisabeth Luillier, femme du chancelier d'Aligre, et le président de Berci, donnèrent chacun 20,000 liv. pour cet établissement. Cette dame l'affectionna même à un tel point qu'elle jugea à propos de s'y retirer après la mort de son époux, et y fit construire une chapelle où elle a été inhumée. L'église de cet hôpital a été dédiée sous l'invocation de saint Louis.
La distribution de cet hôpital étoit heureuse; les classes et les dortoirs étoient bien entretenus. Les sœurs de la Charité, qui dirigeoient l'éducation des orphelins avec un zèle et une vigilance au-dessus de tout éloge, faisoient apprendre la broderie aux jeunes filles et le tricot aux garçons, jusqu'à ce qu'ils eussent fait leur première communion: alors on les mettoit en métier[664].