Théodore de Neuhoff, Roi de Corse
Théodore en Hollande et en Allemagne.—Il ne veut pas abdiquer.—Ses griefs contre les Corses.—Le récit de Mouvet.—Le moine et le diplomate.
Le roi de Corse arrive à Londres.—Démarches du ministre de Gênes.—Théodore est reçu dans la haute société.—Une soirée.—Neuhoff est arrêté pour dettes.—Il reçoit des visiteurs.—Un spectacle attrayant.—Les ténèbres de Corse.
Des membres de la Chambre des Communes vont voir Théodore en prison.—Un article de journal.—L'acteur Garrick et le Roi Lear.—Théodore recouvre la liberté.—Il abandonne le royaume de Corse à ses créanciers.—On le remet en prison.—Il en sort définitivement.—Le roi et l'ouvrier.—Mort de Théodore.—Le marchand d'huile.—Épitaphe.—Un opéra-bouffe.
I
Après avoir été chassé de Toscane, Théodore mena en Allemagne et en Hollande une existence misérable. Pendant deux ans, on n'entendit guère parler de lui. Ses grands projets, ses intrigues avec les puissances qui désiraient s'emparer de la Corse, tout cela avait piteusement avorté. Le rêve et la chimère avaient dû, dans son esprit, céder la place aux brutales préoccupations de la vie matérielle. Il ne s'agissait plus, maintenant, de reconquérir un trône; il fallait pourvoir au pain de chaque jour. Tous les matins la même besogne devait recommencer: la chasse aux écus, l'escroquerie quotidienne.
Le soir, son esprit s'ingéniait sans doute à songer avec quel mensonge il pourrait, le lendemain, faire une nouvelle dupe. Mais, parfois, son incorrigible ambition reprenait le dessus. Malgré toutes les désillusions, il se croyait encore appelé à jouer le rôle de sauveur dans les destinées du peuple corse. Qui pensait à lui dans l'île? Douze ans s'étaient écoulés depuis que les insulaires avaient posé sur sa tête une couronne de laurier. Et douze ans c'est bien long pour conserver la fidélité d'un peuple, surtout quand on n'a pas d'argent.
La dernière survivante des dames Fonseca, la sœur Françoise Constance recevait parfois des nouvelles du baron. Elle restait sa confidente. Il s'épanchait en phrases sonores lorsque des crises d'ambition le torturaient encore; il laissait couler sous sa plume les récriminations amères d'un homme, qui, arrivé au déclin de sa vie, ne voit dans son passé que des agitations stériles. Dans la paix du cloître, la religieuse avait médité sur la vanité des grandeurs de ce monde, car, le 22 juin 1748, elle écrivit à son roi pour lui conseiller de renoncer à ses desseins.
Le 25 juillet, il répondit à sa «très chère cousine et amie». La plupart de ses lettres étaient interceptées. Celui qui se rendait coupable de ces manœuvres déloyales était son correspondant de Cologne, qui avait été suborné par le nonce du pape. Cet ambassadeur remplissait plus volontiers la charge d'agent de Gênes que celle de ministre du Saint-Siège. Il ne recevait aucune nouvelle de Corse. Cependant, il avait envoyé quelques munitions dans l'île par un bâtiment anglais. Elles avaient été débarquées près d'Aléria; il le savait sûrement. Les insulaires semblaient être abandonnés de Dieu. Leur inconstance leur portait un grand préjudice. Ils avaient dans les cours une détestable réputation. Ses amis lui reprochaient les dépenses qu'il avait faites pour ces ingrats. Actuellement, il se trouvait à la campagne, chez un de ses parents; après quelques jours de repos, il comptait se rendre à Amsterdam. Il continuerait à travailler pour son peuple. «Du reste, votre conseil, ma bien chère amie, est bel et bon; mais l'honneur de mon nom est engagé de soutenir l'affaire au péril de ma vie.» Tous les Corses n'étaient pas perfides. Et quand même le seraient-ils sans exception, il voulait n'avoir rien à se reprocher. Il entendait leur laisser entièrement l'odieux d'un parjure. Lui, il ne faillirait pas! «Enfin, c'est une vilaine tragédie.» Une grande et fatale destinée pesait sur son existence. Être né pour un «pareil exploit», quelle misère! Ces malheureux opprimés ne l'avaient payé qu'en trahisons et maintenant ils étaient «bien justement châtiés de cette manière par décret certain de Dieu». L'histoire des païens et des sauvages n'offrait rien de semblable à la conduite de ses sujets envers lui [811].
En allant de Hambourg à Amsterdam, dans le courant du mois d'août, la chaise de poste, où était Théodore, versa. Par miracle, il en fut quitte avec quelques contusions à une épaule, à un bras et à la main droite. Il allait sans cesse par «voie et par chemin» pour mettre ses affaires en ordre; ce n'était pas chose facile: elles étaient toujours bien embrouillées. La sœur Fonseca, qui, à certains moments de recueillement, souhaitait que le roi renonçât aux vaines grandeurs, émue par ses paroles ardentes, reprenait parfois confiance dans les contingences humaines. Le 19 juillet, elle lui manda qu'on ne savait rien à son sujet, en Corse. Et, cependant, il ne manquait jamais d'écrire à chaque occasion. Il avait, au surplus, essayé de faire valoir ses droits au congrès tenu à Aix-la-Chapelle, pour mettre fin à la guerre de la succession d'Autriche; mais les plénipotentiaires n'avaient pas voulu les reconnaître. Tout cela n'était pas gai. Des souvenirs mélancoliques lui revenaient à l'esprit. «Cette nuit j'ai fait jour de ma naissance, disait-il, et j'espère que l'année que j'entre me sera plus heureuse que la passée [812].»
Que fit-il exactement pendant son séjour en Allemagne et en Hollande, de 1747 à 1749? Il est difficile de déterminer ce point d'une façon précise.
Un moine du Brabant, qui, pour vivre, donnait des répétitions de droit public aux étudiants de l'Université de Leyde, a écrit la vie de Théodore à cette époque. Il a intitulé son factum: Anecdotes de la vie du fameux aventurier Théodore, baron de Neuhoff, pendant les années 1747, 1748, 1749 [813]. Mais il faut accepter ce récit avec méfiance. Il a été composé pour être vendu à la république de Gênes qui, d'ailleurs, selon son habitude, a trouvé le moyen de se le procurer sans bourse délier. Le moine, pour faire sa cour aux Génois, a noirci Théodore de toutes les friponneries. C'est un réquisitoire. Néanmoins, Mouvet, ayant fréquenté le baron, pouvait parfaitement avoir connu certaines particularités. Seulement, pour en faire de l'argent, il les a amplifiées. Il n'aurait eu aucune chance de vendre un panégyrique.
Il raconte que le premier soin du baron, en arrivant à Cologne, après son départ forcé de Toscane, aurait été de se faire héberger, pendant deux mois, par une dame pieuse, la baronne de E. V..... Pour émouvoir sa compassion, il lui raconta une histoire de voleurs. Ses gens, durant son voyage, l'avaient totalement dépouillé, ne lui laissant que l'habit rouge qu'il avait sur le dos. La bonne dame lui remit neuf cents ducats. Elle eut, pour récompense, la satisfaction de payer un nombre infini de ports de lettres, car son hôte écrivait sans cesse, à tous les grands de la terre, disait-il.
A La Haye, il se serait fait avancer mille ducats par M. Rademacker, trésorier du prince d'Orange. Il demandait qu'on lui fournît des munitions pour lui permettre de rentrer dans son royaume. Il s'agitait; il s'insinuait auprès de tous les personnages et mentait toujours. Il avait fait, disait-il, des recrues en soldats et en officiers qu'il comptait revêtir d'uniformes bleus, verts et rouges. Il commanda même le drap nécessaire à l'équipement de six mille hommes. Cela est assez vraisemblable. Il avait l'habitude de faire faire des uniformes pour des troupes qui n'existaient que dans son imagination.
En Allemagne, il se retrouva avec d'anciennes connaissances, M. et Mme Borscherd, de Cologne. Quelques années auparavant, ceux-ci avaient déjà donné l'hospitalité au baron, qui s'était fait remettre par ces bons bourgeois des sommes assez rondes, sous prétexte de rechercher des trésors cachés dans leurs terres. Il affirmait qu'un esprit habitait dans leur propriété. Il fréquentait toutes les sorcières et tous les magiciens du voisinage pour donner quelque poids à ses dires. La désillusion ne put vaincre l'admiration que ces braves gens eurent toujours pour leur hôte. Ils payaient sans marchander.
Dans la suite, Théodore aurait essayé de se glisser jusque dans l'entourage du prince d'Orange par l'entremise de Lansberg, représentant des États-Généraux à Cologne, dont il avait su se faire un ami en l'éblouissant de ses hautes protections. C'était au moment où se tenait le congrès d'Aix-la-Chapelle. Le baron, parlant en souverain, avait déclaré que les députés des Corses, ses sujets, allaient arriver pour prendre part aux conférences, et faire reconnaître solennellement ses droits. Les députés ne vinrent pas, mais l'effet était produit. Il parla de cette intervention si souvent et avec une telle assurance, qu'on finissait par le croire. Après le congrès, Théodore aurait tenté l'escroquerie religieuse. En Hollande, il serait allé trouver des pasteurs protestants et leur aurait promis, moyennant une honnête somme, de faire embrasser aux Corses le culte réformé. Il avait en même temps de graves entretiens avec des prêtres catholiques. La situation religieuse dans l'île était sérieuse, par suite de l'ambition qu'avaient les Anglais de s'emparer du pays. Une fois maîtres de la Corse, ils arriveraient peu à peu à implanter le protestantisme. Mais, avec dix mille florins, il saurait empêcher cette éventualité de se produire. Il remettrait en gage le sceau de son royaume. Les prêtres effrayés s'occupèrent de réunir cette somme. Mais ils n'arrivèrent qu'à donner au baron de faibles acomptes, qu'il encaissait, en attendant le reste, afin de montrer son zèle pour la religion romaine.
A Leyde, il vint trouver un moine, le Père Paul. Celui-ci avait été avisé qu'il recevrait la visite d'un seigneur. Théodore, selon son habitude, ne s'était pas fait connaître. On causa; le Révérend Père était bavard. Il raconta bien des histoires qui circulaient dans le pays: on débitait, entr'autres choses, que Sa Majesté corse «faisait l'amour à une demoiselle». «Jarnebleu, s'écria Théodore, c'est moi qui suis le roi de Corse, et si cela était je le saurais sans doute.» Et il se retira en faisant claquer la porte. Le moine se précipita derrière lui, en se confondant en excuses sur son intempérance de langage. Le religieux fut tellement saisi de cette aventure, qu'il en tomba malade. Au milieu de son trouble, un sentiment cependant dominait: la joie d'avoir reçu la visite d'une personne «tant caractérisée, honorable et respectable». Le Révérend Père racheta sa faute en avançant, ou en faisant prêter, par des personnes pieuses, des sommes d'argent au monarque.
Afin, sans doute, de compléter la série des filouteries, Théodore aurait essayé de l'escroquerie au mariage. Il se serait adressé à différents ecclésiastiques, en leur demandant si, parmi leurs dévotes pénitentes, il ne se trouverait pas quelque dame possédant du bien, qui voulût être reine. Il paraît que les candidates au trône n'auraient pas manqué. Des prêtres essayèrent de lui ménager une union sortable. Il n'était pas difficile; peu lui importaient l'âge, la naissance, la beauté. Il ne regardait qu'à la dot pour soutenir l'éclat de sa couronne. Néanmoins, l'affaire du mariage n'aboutit pas. Il ne devait jamais y avoir une reine de Corse.
Il faut, dans tous ces racontars de Mouvet, faire la part de l'exagération. Il ne faut pas oublier, non plus, que le moine, ayant entrepris la difficile et ingrate besogne de soutirer de l'argent à la république de Gênes, avait dû agrémenter son récit pour en faire un écrit vendable. Il est cependant certain que le nombre de gens dupés par Théodore, en Hollande, fut très grand.
Villavecchia, ministre de Gênes à La Haye, avait, suivant les instructions de son gouvernement, ouvert une enquête sur les faits et gestes du baron dans les Pays-Bas. Le 18 juillet 1749, il transmit au Sérénissime Collège un volumineux rapport, dans lequel il donnait des détails précis sur Neuhoff et où il racontait ses entrevues avec Mouvet.
Théodore quitta la Hollande au commencement de 1749. Après son départ, il continua à entretenir une active correspondance avec des officiers des troupes néerlandaises. Ces officiers, ayant peut-être peu de profits à servir les États-Généraux, avides de nouveauté, ou bien impressionnés par sa faconde, paraissaient avoir une inébranlable confiance en ses mirifiques promesses. D'ailleurs, les gens, qui avaient une foi aveugle dans sa haute destinée, étaient si nombreux qu'un aventurier de bas étage essaya de s'aboucher avec lui pour faire une association. Théodore n'accepta pas la combinaison: il ne voulait pas se commettre avec de vulgaires escrocs. Il désirait travailler seul. Après le départ du baron, cet individu chercha à se faire passer pour le roi de Corse, tant à La Haye qu'à Amsterdam. Rien ne manquait à la renommée de Neuhoff, pas même la contrefaçon. Et Villavecchia se gaussait de cette «imposture faite contre un autre imposteur». Il garantissait le fait.
Théodore recevait, pendant son séjour en Hollande, une grande quantité de lettres sous un nom d'emprunt: le baron de Berghen. Par surcroît de précaution, la correspondance était envoyée au baron Sporchen, envoyé extraordinaire du roi d'Angleterre, en qualité d'Électeur de Hanovre, auprès des États-Généraux. Il transmettait ensuite les lettres à Théodore. Ce commerce dura jusqu'après le départ de Neuhoff. Le résident de Gênes vit un certain nombre de missives adressées à l'aventurier sous le couvert du ministre. Théodore laissait à ce dernier le soin de payer les frais de poste. L'envoyé extraordinaire en fut bientôt pour cent florins, sans pouvoir obtenir aucun remboursement. Le baron Sporchen, au dire de Villavecchia, était un homme «avare comme un juif et capable de tout sacrifier à l'intérêt». Fatigué de payer sans cesse pour Théodore, il écrivit aux correspondants de celui-ci de ne plus faire passer leurs lettres par son intermédiaire. Il avait encore quelques dépêches destinées à Neuhoff. Il les conserva, espérant ainsi se faire rembourser.
Mouvet entre ici en scène.
Le moine avait été l'un des confidents de Théodore en Hollande. Or, le baron Sporchen lui devait un peu d'argent. A quelle besogne le diplomate l'avait-il donc employé pour être son débiteur? La chose est restée dans l'ombre, pour le plus grand bien de la morale politique, sans aucun doute. Le moine voulut, un jour, se faire payer. L'envoyé lui remit, en fait d'argent, la correspondance adressée à Théodore, qu'il avait gardée en garantie de ses débours. Cette histoire est peut-être une invention du religieux, qui aurait simplement dérobé les lettres. Toujours est-il qu'il essaya de battre monnaie avec ces papiers. Il vint trouver le ministre de Gênes, et les lui montra. Les représentants de la Sérénissime République n'avaient pas l'habitude de payer à guichets ouverts. La conversation s'engagea. Mouvet avoua que Théodore l'avait nommé son chapelain, et pendant trois ans, lui avait accordé toute sa confiance. Il était redevable de cette distinction à sa réputation d'homme intrigant, rusé, hardi, apte aux plus habiles négociations. C'était une confession. Mais le moine voulait sans doute en imposer au ministre par des apparences de franchise. Chargé par Théodore de diverses missions délicates, il l'avait servi fidèlement. C'est ainsi qu'il s'était rendu à Aix-la-Chapelle, auprès du comte de Bentinck, plénipotentiaire des États-Généraux. Il se trouvait donc être le dépositaire de tous les secrets du roi de Corse. Celui-ci était parti en le trompant comme tant d'autres, sans payer ce qu'il lui devait. Cette conduite était tellement infâme qu'il voulait, non seulement n'avoir plus rien de commun avec l'aventurier, mais il désirait s'employer à démasquer cet homme indigne et pernicieux, afin de l'empêcher de faire encore du mal en trompant quiconque l'approchait. C'est dans cette bonne intention qu'il était venu trouver le représentant de la Sérénissime République, pour lui faire toutes ces confidences. Et l'honnête moine tendit à Villavecchia un cahier de papier, où, dit-il, il avait consigné un aperçu de la vie et des fourberies de ce scélérat. Le ministre pensa qu'il ne saurait s'entourer de trop de précautions vis-à-vis d'un individu inconnu, qui—sans en être prié—se reconnaissait plein de malice, qui confessait avoir prêté la main à des friponneries: le confident et le complice de Théodore, en somme. C'était bien le rôle qu'il avait joué, car Villavecchia voyait que ses dires concordaient avec les informations qu'il avait eues d'autre part. Mais il fit semblant de ne pas croire à «tant de belles choses». Il ne parut convaincu ni des bonnes intentions de Mouvet de punir l'aventurier, ni de l'efficacité des moyens pour amener ce châtiment. Il n'était pas disposé, au surplus, à se casser la tête avec toutes ces nouvelles. Le Sérénissime Collège méprisait les machinations d'un malheureux et impuissant aventurier. La république était au-dessus de ces misérables intrigues. Elle les connaissait parfaitement et, par dignité et par clémence, elle ne ferait rien pour en interrompre le cours. La vendetta guettait Neuhoff. Il le savait; et, s'il parlait encore de la fidélité que lui conservaient les insulaires, c'était uniquement pour faire des dupes. Les rebelles, dans un moment d'égarement, trompés par ses promesses, l'avaient pris pour chef, mais, cruellement désillusionnés, ils auraient exercé contre lui la plus implacable vengeance s'il ne s'était pas enfui à temps. La république considérait avec sérénité les tristes effets de la crédulité des révoltés. Elle attendait avec calme le moment où ses sujets reviendraient d'eux-mêmes à une plus saine appréciation des hommes et des choses. Leurs yeux s'ouvriraient et, si jamais Théodore s'avisait de rentrer en Corse, il trouverait, sûrement, la punition de ses crimes.
Villavecchia débita son discours sur un ton sincère et dégagé. Il essaya de mettre dans ses paroles la répugnance qu'il éprouvait à s'occuper de ces affaires.—C'est lui qui le dit.—Le moine insista, reprenant en détail tout ce qu'il prétendait savoir afin de persuader son interlocuteur et d'exciter sa curiosité. Il racontait ses histoires en graduant ses effets et en pratiquant l'art des réticences après avoir glissé quelque détail alléchant. L'agent de Gênes essaya de le mettre en contradiction avec lui-même, pour voir s'il disait la vérité. Il fut assez rusé pour ne pas tomber dans le piège. Néanmoins, le ministre se tint sur ses gardes, car il s'aperçut que la démarche du religieux avait pour but d'obtenir une récompense en bons écus. Le désir d'empêcher de nouvelles fourberies, en dévoilant les turpitudes de ce misérable, passait au second plan. Les diplomates génois étaient fort perspicaces en général. Mouvet insista pour que le résident prît connaissance de son écrit; il lui dit qu'il reviendrait dans deux jours afin de savoir la réponse de Son Excellence. Villavecchia fit le dégoûté et reçut le cahier du bout des doigts. Mais, à peine le moine était-il sorti, que l'agent de Gênes appela ses scribes et fit faire deux copies du long mémoire. Il en transmit une au Sérénissime Collège et conserva l'autre. Lorsque le religieux revint, Villavecchia lui rendit son élucubration, disant qu'il l'avait parcourue à la hâte et non sans fatigue, en raison de son état de maladie. Il montra encore le peu de cas qu'il faisait de cette littérature, de façon à ce que Mouvet ne pût pas soupçonner que son écrit eût été copié. La plupart des noms propres étaient restés en blanc sur l'original. Au cours de la conversation, le ministre essaya d'amener le moine à des révélations qui lui permissent de rétablir les noms. Il y réussit, et le récit put être complété. Après en avoir tiré ce qu'il désirait savoir, Villavecchia répéta à son interlocuteur tout ce qu'il lui avait dit dans leur première conférence. Celui-ci ne put cacher sa déception. Il proposa de développer son écrit; la matière était inépuisable. Il pourrait aussi préciser davantage, et, au besoin, le traduire en latin. Le diplomate refusa. Mouvet répliqua que la république aurait tort de mépriser les intrigues de Théodore. Celui-ci ne désarmait pas. Actuellement, à la vérité, il ne pouvait faire aucun tort aux Génois; mais un jour viendrait peut-être, où l'on serait obligé de compter avec lui. Il était bien vu à la cour de Londres. Le duc de Newcastle était son ami. Il avait des intelligences en Corse et en Italie. Des négociants, des officiers, de simples particuliers, des personnages politiques paraissaient, un peu partout, disposés à lui donner leur appui et à lui fournir de l'argent. Six cent mille livres de poudre étaient prêtes à embarquer à Amsterdam.
Villavecchia demanda au moine pourquoi il lui disait toutes ces choses; où il voulait en venir. Le professeur de droit s'embarrassa dans les faux-fuyants, dans un maquis de paroles vagues, protestant de ses bonnes intentions. Il avait seulement en vue le profit que la république pourrait tirer de ses confidences. Puis, se rapprochant du ministre, il lui dit qu'il était à même de ruser avec Théodore. Sous le prétexte d'une aide puissante s'offrant à lui, on pourrait facilement l'attirer en Hollande, ou ailleurs, et là, on le traiterait comme on traite un perturbateur de la tranquillité publique pour l'empêcher de nuire. Villavecchia répondit qu'il n'en voyait pas la nécessité. Son gouvernement n'entrerait sûrement pas dans cette voie et lui, personnellement, n'était pas disposé à se mêler d'une pareille affaire. L'entretien prit fin. Mais l'agent de Gênes désirait ne pas décourager complètement le moine; il tenait à l'avoir sous la main; il l'engagea donc à revenir le trouver si jamais il apprenait quelque nouvelle sérieuse, digne d'attention, et dont on pourrait facilement vérifier l'exactitude. Si réellement ses intentions de servir la république étaient sincères, si ses actes s'inspiraient toujours de la plus entière loyauté, on verrait alors ce qu'on pourrait faire en sa faveur. L'ironie était d'autant plus cruelle que, dans la main qui le congédiait, il n'y avait point d'argent. Mouvet en fut pour sa trahison; et le représentant de Gênes eut la conscience tranquille d'un homme qui a filouté un fripon. Sans donner un sou, il avait eu l'écrit que le traître se proposait de lui vendre. Et il terminait son rapport en témoignant le peu de confiance qu'il avait en cet homme [814].
Quant au roi de Corse, à bout de ressources, ne sachant plus à qui demander, il partit pour aller s'asseoir au foyer britannique. Il voulait encore solliciter les grands seigneurs anglais pour avoir au moins le gîte et le pain quotidien. Il devait trouver l'un et l'autre en prison.
II
Théodore était arrivé à Londres au commencement de janvier 1749, accompagné de deux piémontais «Bersin et Monmartin» [815]. Gastaldi, ministre de Gênes en Angleterre, dans une dépêche à son gouvernement, nomme ainsi les acolytes du baron. Bersin nous est inconnu. Il restera dans l'ombre. Nous n'y perdrons pas grand'chose, car on connaît la valeur morale de ceux qui entouraient le monarque déchu. Dans Monmartin, on retrouve aisément le chevalier Saint-Martin, qui avait des rendez-vous nocturnes dans les jardins publics de Rome avec l'agent de la république, et qui communiquait à ce dernier les lettres de la bonne sœur Fonseca, l'amie dévouée de Neuhoff. Saint-Martin avait donc abandonné le métier peu lucratif d'espion de Gênes, pour s'attacher de nouveau à la fortune du roi de Corse, quitte à le trahir, au besoin.
L'arrivée de Théodore et de ses deux amis fut entourée de mystère. Ce baron allemand avait décidément quelque chose de vénitien dans ses allures. Il se plaisait dans les conspirations; il aimait l'ombre, le déguisement, le masque. Il prit un logement dans Mount Street, Grosvenor Square [816], et se fit appeler le baron Stein [817].
Les deux compagnons allèrent, sans tarder, trouver Hop, envoyé des Pays-Bas à Londres. Celui-ci leur remit plusieurs lettres pour Neuhoff. Le ministre hollandais vint en personne lui rendre visite. Non content de lui donner cette marque de déférence, il l'introduisit dans le monde sous son faux nom [818]. Théodore parut aux réceptions de Hop et de Munichausen, ministre de Hanovre. Gastaldi fut très scandalisé de voir l'aventurier admis dans les cercles diplomatiques. Selon lui, Hop agissait par curiosité plutôt que par malice, sans songer à tramer, avec le baron, quelque noir complot [819]. Aussi n'avait-il voulu lui faire directement aucune représentation, mais il comptait porter ses doléances au duc de Bedford. En attendant, il écrivit à Villavecchia, à la Haye, pour savoir si les États-Généraux approuvaient ces intrigues.
L'envoyé génois alla, en effet, se plaindre aux ministres du roi d'Angleterre. Sans préambule, il demanda que Théodore fût expulsé de la Grande-Bretagne.
—«Avez-vous reçu de votre gouvernement des instructions particulières à ce sujet?», répliqua Bedford. Gastaldi répondit qu'il ne pouvait pas en avoir encore; «mais, ajouta-t-il, si j'avais exécuté les ordres qui m'ont été précédemment donnés, je vous aurais prié de faire arrêter l'aventurier et de l'envoyer enchaîné à Gênes.» Le duc haussa les épaules et déclara qu'il prévoyait à cela beaucoup de difficultés, car, en Angleterre, on n'expulsait personne du royaume sur la demande d'un ministre étranger, sauf pour raison de guerre, de conspiration ou d'outrage au roi. Gastaldi invoqua le traité passé entre la France et la république de Gênes. Il retourna la question dans tous les sens; il ne put obtenir que de vagues paroles. Bedford l'engagea à écrire de nouveau à ses chefs afin de connaître leurs intentions formelles. Si, entre temps, Neuhoff osait afficher publiquement ses prétentions, on pourrait lui dire à l'oreille des choses qui ne lui feraient pas plaisir. Gastaldi, au surplus, devait être bien convaincu que l'Angleterre n'avait rien à faire avec cet aventurier devenu la risée de tout le monde et que le roi méprisait profondément. «Je ne doute pas de tout ce que vous me dites», répliqua le ministre génois. Il ajouta que le gouvernement anglais, quelques années auparavant, lui avait fourni aide et protection, au grand préjudice de la république. Ce fait retardait la soumission complète de l'île. Bedford ne releva pas cette attaque directe. Gastaldi se plaignit alors de ce que l'envoyé de Hollande ne craignait pas d'introduire Théodore dans sa société. Newcastle déclara que Neuhoff lui avait fait demander une audience, mais il n'entendait le recevoir à aucun titre [820]. L'entretien prit fin sur ces mots. En sortant, Gastaldi dut être bien persuadé qu'il n'obtiendrait jamais rien des ministres anglais.
Un homme tel que Théodore ne pouvait pas passer longtemps inaperçu. Le roi de Corse, dont les aventures avaient défrayé l'univers, perça bientôt sous le baron de Stein. La société de Londres, curieuse et railleuse, le rechercha. Il fut principalement admis chez le chevalier Schaub, un suisse, qui avait rempli plusieurs missions en Europe pour le compte du gouvernement anglais. Ce Schaub et sa femme étaient très lancés dans l'aristocratie anglaise. Le prince de Galles les honorait de son amitié. Lady Schaub avait affirmé à une personne de qualité, très liée avec le ministre de Gênes et digne de foi, que Neuhoff attendait un navire qui devait le transporter en Corse [821].
Les gens, qui rapportaient de pareilles histoires à Gastaldi, se moquaient de lui, mais il prenait tout ce qui concernait Théodore au tragique; il fut au désespoir. Il ne voyait pas que les gens du monde voulaient rire et s'amuser. Il était trop choqué pour envisager la chose par le côté plaisant. Ce scélérat, ce fourbe, cet ennemi de la république l'hypnotisait. Il ne devait assurément plus sortir de chez lui, pour ne pas s'exposer à rencontrer l'aventurier dans quelque soirée. Un de ces grands seigneurs anglais, sceptiques et ironiques, n'aurait pas manqué de lui présenter le roi de Corse. Le diplomate, qui n'était pas homme d'esprit, eût difficilement soutenu le choc et il avait peut-être le pressentiment que les rieurs n'auraient pas été de son côté.
Il alla verser ses chagrins dans le sein du secrétaire de Newcastle. Il lui raconta, avec naïveté, les intrigues de Schaub qui avait, selon lui, la déplorable habitude de se mêler des affaires qui ne le regardaient pas. Il le supplia d'agir auprès du duc pour que Théodore fût ignominieusement chassé de façon à ce que l'Angleterre montrât aux Corses combien elle désapprouvait leur obstination dans la révolte. Le commis se récria. On devait être bien persuadé que la cour ne songeait nullement au baron. Il faudrait que les Anglais eussent perdu complètement le sens commun pour essayer d'entretenir l'agitation en Corse sous le couvert de cet aventurier. Il promit au diplomate d'en parler à son maître. Gastaldi se retira bien convaincu de la sincérité de ces paroles [822].
Les Schaub continuaient à recevoir Théodore. Ils organisèrent des réceptions en son honneur. «Je vais demain chez lady Schaub prendre une tasse de café avec le roi Théodore», écrivait Horace Walpole à son ami Mann. «Je suis curieux de le voir, quoique je n'aime pas en général les spectacles; je me contente de la toile peinte à l'huile qui pend dehors et qui les représente, image à laquelle ils ressemblent rarement, d'ailleurs [823].»
En même temps que Neuhoff, il y avait à Londres deux rois nègres que la société choyait beaucoup. C'était la mode de les recevoir [824]. Les princes exotiques, de couleur noire ou jaune, n'ont jamais été rares; mais le roi de Corse, le premier, l'unique, constituait une attraction puissante. L'idée de le rencontrer, de lui parler, de lui faire raconter ses aventures, était bien faite pour exciter la curiosité du mondain le plus désœuvré. Comme la maîtresse de maison qui pouvait l'offrir à ses invités devait être fière! Et cette pauvre Majesté, loqueteuse et besogneuse, quel beau sujet de raillerie pour ces gens charitables, qui forment ce qu'on appelle la haute société!
Walpole espérait s'amuser à faire bavarder Théodore à la réunion de lady Schaub; il en fut pour ses frais. Neuhoff n'ouvrit pas la bouche. Walpole cependant se montra aimable, enjoué; il déploya les grâces et les séductions de son esprit. Il parla au monarque de son royaume, et l'appela «Sa Majesté» avec des airs de respect. Les convives, entr'autres lord March et sir Hanbury Williams, se divertirent beaucoup de cette comédie. Et finalement déçus par le silence obstiné de Neuhoff, ces gens le jugèrent bête et orgueilleux [825]. Mais le malheureux ne sentait-il pas tout ce qu'il y avait d'ironie méchante sous la déférence de ces grands seigneurs? On le ridiculisait en s'entretenant avec lui comme on aurait parlé à un souverain. On le bafouait avec des airs aimables et le sourire aux lèvres. Ces gens heureux, riches et repus, s'amusaient de sa misère. Ils trouvaient sans doute très drôle de voir un roi qui avait faim et qui était traqué par ses créanciers. Théodore préféra se taire: ce fut peut-être la seule circonstance de sa vie où il montra un peu de dignité.
De tout temps, il avait eu à Londres des succès de curiosité. Il se trouva même un industriel qui sut en tirer profit. Lévis-Mirepoix, ambassadeur de France, raconte ce trait de «la badauderie anglaise» au sujet du roi de Corse. «Dans le temps de ses premières et plus florissantes prospérités, un quidam, qui avait loué la chambre que cet aventurier occupait à Londres avant de partir pour son expédition, imagina de la montrer au public pour un schelling par tête. La foule y fut grande et le susdit quidam y fit très bien ses affaires [826].» Mais, à Théodore la badauderie anglaise ne rapportait pas d'argent. Il vivait misérablement, secouru par la charité de quelques particuliers qu'il avait connus, jadis, dans des temps meilleurs [827].
Le 21 décembre, il fut arrêté pour une somme de quatre cents livres sterling. Quatre autres créanciers importants surgirent aussitôt. En mandant cette nouvelle à son gouvernement, Gastaldi ajoutait que selon toute probabilité, en raison de l'énormité de ses dettes, l'aventurier finirait ses jours dans un étroit cachot. Pour faire arrêter le malheureux Théodore, on avait usé d'une ruse. Sachant qu'il était traqué, il s'était réfugié dans un endroit privilégié. Cet asile inviolable ne pouvait être qu'une ambassade. Il n'est pas invraisemblable que Neuhoff ait été recueilli par son ami Hop, le ministre de Hollande. Un espion dévoila la retraite du roi. Qui fut le traître en cette circonstance? Un individu taillé comme le Saint-Martin; lui-même peut-être. Mais, pour prendre le débiteur, il fallait l'attirer au dehors. On lui envoya donc une fausse lettre de milord Carteret, avec qui il était lié, le priant de passer sans retard chez lui pour une affaire très importante. Plein de bonheur et d'espérance, Théodore sortit aussitôt et lorsqu'il fut dans la rue on l'arrêta. Tout à la joie, Gastaldi trouva le stratagème «bellissimo», très beau, sans penser qu'il fût l'œuvre d'un misérable espion doublé d'un faussaire. Ce que le ministre génois jugea moins admirable, ce fut de voir le traître venir lui demander une récompense. «Il s'est mal adressé, écrit Gastaldi, et cela ne m'a pas coûté un sou.» Peu de personnes connaissaient à Londres cet événement, que le représentant de Gênes appelle un «succès». Il l'apprit au duc de Bedford qui, à cette nouvelle, fut pris du fou rire [828]. Théodore chercha les moyens de sortir de prison. Il lui fallait ou payer ou avoir des cautions. Le second moyen paraissait plus praticable. Il trouva, en effet, un homme de bonne volonté, qui voulut bien se porter garant pour lui; mais cela ne suffit pas. D'autres créanciers ayant paru, l'arrestation fut maintenue [829].
Théodore devait cinq cents livres sterling à un individu chez qui il avait logé. Après l'incarcération du baron, cet individu vint chez Gastaldi. Il lui dit qu'il avait dans sa maison un ballot appartenant à Neuhoff, dans lequel étaient beaucoup de lettres des mécontents de Corse. De son cachot, l'aventurier avait fait plusieurs fois demander ces documents, d'une façon très pressante. Le logeur n'entendait pas les lui rendre avant d'avoir été payé; il avait en conséquence scellé le paquet. Gastaldi pensait qu'il ne serait pas très difficile d'avoir ces papiers, moyennant une petite somme, mais avant de rien offrir, il désirait recevoir les instructions du Sérénissime Collège [830]. Celui-ci délibéra sur cette dépêche. Il décida qu'on accuserait réception au ministre en le remerciant et en le priant de continuer à déployer son zèle [831]. Quant à la question d'argent, pas un mot, comme toujours!
Malgré le séjour forcé au «Banc du Roi», la prison pour dettes, peut-être même à cause de cela, la célébrité de Théodore s'accrut à Londres. La haute société trouvait que l'aventure prenait un caractère tout à fait original. Ces gens, si respectueux du principe monarchique chez eux, jugeaient fort plaisant de voir un souverain incarcéré par des créanciers hargneux, comme un vil manant. Walpole estima la chose si drôle qu'il émit l'idée d'envoyer Hogarth, le graveur en renom, le créateur de la caricature anglaise, pour faire le portrait du roi sous les verrous [832].
Les visiteurs affluèrent, affamés de la curiosité de voir ce monarque dans son cachot, et d'entendre le récit de ses aventures. Théodore qui, dans le monde, sous les politesses railleuses des nobles lords, avait eu le sentiment de sa déchéance, s'était ressaisi en prison. Il semblait que le malheur lui donnât une auréole nouvelle. Sa sotte vanité reprit le dessus. Il se montra pompeux, assoiffé de gloriole, entraîné par ce vertige des grandeurs qui, dans le cours de sa vie, avait inspiré tous ses actes. Il pensait sans doute cacher sa misère sous le masque de la dignité, comme on recouvre d'un manteau des vêtements en loques. Il avait un grabat dans sa cellule; il en fit un trône. Un méchant ciel de lit lui servit de baldaquin. Assis là dans une attitude de roi, il recevait les visiteurs. Chaque jour ils étaient nombreux: des grands seigneurs, des bourgeois, des littérateurs, des comédiens [833], qui voulaient peut-être se perfectionner dans leur art en prenant des leçons. Ah! ce ne devait pas être un spectacle banal! Et puis, quel charme à entendre Théodore raconter sa vie, reposant sur ce trône du «Banc du Roi», trône moins éphémère pour lui que celui de Corse! D'abord sa jeunesse. Joli page de Madame, il avait vécu à la cour de France; ses souvenirs pouvaient remonter au Grand Roi, à Mme de Maintenon, au Régent. Mais son plus beau titre de gloire avait été de se sacrifier pour donner la liberté au peuple corse. Après la rencontre, à Savone et à Gênes, des insulaires, c'était le débarquement à Aléria, au milieu des salves, dont l'écho fit trembler la république. Les patriotes venaient vers lui en chantant. Il était le messie. Vêtu comme le Grand Seigneur, il avait distribué des bottes orientales et des sequins d'or. L'enthousiasme des peuples était immense: sur tout son parcours on l'acclamait. Et le jour glorieux du couronnement dans Alesani; son entrée triomphale dans l'église, la couronne de laurier au front, sa canne à bec de corbin à la main comme sceptre, le Te Deum chanté en grande pompe et le cri de: Vive notre roi! sortant de mille poitrines! Hélas! après c'était la trahison, le départ, la recherche des secours. Une confiance invincible dans son étoile l'avait soutenu aux heures de défaillance, quand sa vie lui apparaissait comme une sombre tragédie. Et puis, n'était-il pas marqué par le destin pour faire le bonheur des Corses? Il avait connu de hauts et de puissants personnages; il avait traité avec eux. Mais les infâmes Génois ne cessaient de le poursuivre de leurs haines, de l'accabler des plus noires calomnies. Le tribunal des inquisiteurs d'État avait essayé de l'envoûter et de le faire assassiner! Il ne désespérait pourtant pas de retourner plein de gloire dans l'île et de voir le peuple, à ses pieds, entonnant le bel hymne de la reconnaissance. Voilà ce qu'il devait raconter à ses visiteurs, laissant dans l'ombre bien des particularités de sa vie. Et les gens sortaient éblouis, amusés surtout. Ceux qui avaient trouvé le spectacle à leur goût, laissaient une aumône. La misère du roi était grande. Des personnes, émues de son sort, lui envoyaient parfois de petits secours. Parmi celles-ci, étaient lord Grenville (Carteret) et lady Yarmouth [834]! Du reste, Théodore n'était pas ingrat. Il décora quelques-uns de ses visiteurs, les plus notables et les plus charitables. Dans la prison, d'où il ne devait sortir que pour mourir, il créait des chevaliers de son ordre: l'Ordre de la Délivrance! En 1800, on voyait encore à Londres un vieux gentilhomme qui avait été ainsi décoré par le roi Théodore [835].
Fac-similé de l'écriture de Théodore de NEUHOFF.
D'après une lettre qui se trouve aux Archives du Ministère des affaires étrangères,
Correspondance de Corse, vol. 3.
Mais le cachot lui semblait dur. Il s'ingéniait à en sortir. Il écrivit pour qu'on intervînt auprès d'un conseiller bien au courant de ses affaires, il lui fallait de l'argent sans tarder. Il ne voulait pas rester un jour de plus «dans cette maison»; si on ne pouvait faire la somme suffisante pour le libérer entièrement, il demandait qu'on lui procurât au moins de quoi donner des acomptes. Une femme, encouragée par ses ennemis, venait à tout moment «l'affronter». C'était intolérable [836].
Quelle était cette mégère? Une créancière sans doute, qui réclamait plus bruyamment que les autres. Mais ces insultes lui étaient très sensibles; il aimait mieux l'ironie polie des gens du monde. L'argent ne vint pas, car le malheureux resta en prison.
Tandis que les Anglais se livraient au sport d'aller gouailler le pauvre monarque au «Banc du Roi», un individu cherchait à soutirer de l'argent au gouvernement français au moyen de l'aventure fâcheuse arrivée à Neuhoff. Il se nommait Gautier et habitait Tennis Court, no 3. Il était provençal. Le maréchal de Belle-Isle l'avait connu pendant sa détention en Angleterre. Il lui avait même accordé sa protection pour une affaire d'héritage. Ce fut donc au maréchal que Gautier fit ses offres de service, dans deux longues lettres. Belle-Isle les transmit à Puisieux par acquit de conscience, en faisant sur leur contenu de prudentes réserves et en demandant ce qu'il devait répondre [837].
Gautier écrivait que Théodore, ayant entendu parler de lui, l'avait fait prier de venir le voir. Le roi de Corse s'imaginait qu'il pourrait lui fournir les moyens de sortir de prison. Le 11 juillet 1750, il s'était rendu au «Banc du Roi», où il avait eu avec Neuhoff un entretien qui avait duré trois heures. Au cours de la conversation, Théodore avait montré plusieurs lettres de date récente, qui lui étaient parvenues de Corse, de Livourne et même de Gênes. Gautier lut ces lettres attentivement. Le contenu lui en parut si grave qu'il avait été sur le point de partir pour la France afin d'informer le gouvernement des noirs complots qui se tramaient. Mais il avait été retenu par la pensée de pouvoir démasquer plus complètement ces intrigues en continuant à faire bavarder le souverain. Il fallait à ce dernier quinze cents livres sterling pour se libérer. Il se montrait disposé à donner en garantie de cette somme les sceaux de son royaume, ainsi que tous les documents de sa chancellerie. Gautier proposait donc l'affaire suivante. On lui avancerait la somme nécessaire pour désintéresser ses créanciers. Moyennant cette avance, on entrerait en possession des sceaux et des papiers. Après quoi, le roi de Corse restant à la discrétion du prêteur, celui-ci pourrait à tout moment le faire remettre en prison [838]. C'était simple et expéditif. Le procédé manquait peut-être de délicatesse; mais les gens qui trafiquaient de l'aventure de Théodore ne s'arrêtaient pas à cela. Gautier voulut impressionner Belle-Isle par des révélations à sensation. Quatre jours plus tard, il prit de nouveau la plume. En Corse et sur les côtes d'Italie un complot s'organisait, un complot sanguinaire! Le roi de France entretenait encore dans l'île un petit corps d'armée. Il ne s'agissait rien de moins qu'à «faire chanter à ces troupes les Ténèbres de Corse, sur le même ton que les Français chantèrent autrefois les Vêpres de Sicile». Huit cents hommes armés étaient débarqués en Corse pour opérer ce massacre. D'autres conjurés se trouvaient prêts: ils étaient nombreux; il y en avait partout. Moyennant quinze cents guinées, on pourrait empêcher ce carnage. Ce n'était pas cher. Gautier ajoutait que le ministre de Gênes, Gastaldi, avait fait des propositions à Théodore pour avoir les sceaux et la chancellerie, mais celui-ci ne voulait en aucune façon traiter avec les Génois [839]. Cela est peu vraisemblable. La république, d'un coté, n'entendait pas débourser d'argent. Neuhoff, de l'autre, aurait difficilement résisté aux propositions génoises si elles avaient été accompagnées d'une forte somme.
Le gouvernement français ne jugea pas utile de négocier l'affaire proposée par Gautier [840]. Néanmoins, Puisieux informa Cursay, commandant des troupes françaises en Corse, du complot qu'on disait tramé pour renouveler les Vêpres Siciliennes. Il ajoutait que, d'ailleurs, il croyait peu à ces bruits [841]. Cursay répondit que les Français étaient fort tranquilles dans l'île et qu'il n'y avait rien à craindre [842]. C'était l'exacte vérité.
Les Ténèbres de Corse ne furent jamais chantés; le gouvernement français ne chanta pas non plus, et le baron resta en prison.
III
Deux années s'écoulèrent. La mode d'aller voir le roi Théodore persista parmi la société de Londres. Neuhoff continuait à chercher les moyens de quitter «cette maison». Il combinait, il furetait, il négociait. Mais comment trouver la somme? Où était l'homme compatissant qui lui viendrait en aide? Il devait sur le visage de chacun de ses visiteurs épier un signe de pitié, surprendre dans les paroles qu'on lui adressait un témoignage de commisération. Mais l'âme généreuse, capable de charité, ne se trouvait pas parmi ces mondains. On lui faisait l'aumône; ceux qui s'en allaient satisfaits du spectacle jugeaient avoir suffisamment payé leur amusement d'un peu de monnaie. Quant à tenter quelque chose pour lui rendre la liberté, nul n'y songeait. Et c'est dans ces années sombres, passées entre les murs d'un cachot, que la destinée du pauvre monarque prit réellement les allures d'une tragédie. Sa vie ressemblait à une comédie de Regnard, dont Shakespeare aurait écrit le dénoûment!
Après avoir subi les sarcasmes des gens nobles, Théodore dut affronter les railleries du monde officiel. La mode ne franchit généralement pas le seuil des enceintes parlementaires. Mais la renommée du roi de Corse était si grande; on parlait tellement de lui en termes comiques que la curiosité de le voir s'infiltra jusqu'au sein du Parlement. La Chambre des Communes s'occupait, à ce moment-là, de la situation des débiteurs incarcérés. Une commission fut nommée pour examiner le régime auquel les prisonniers étaient soumis. Ce fut un bon prétexte pour quelques députés de se rendre auprès de Théodore. Ils l'interrogèrent longuement avec des airs respectueux, l'appelant Sa Majesté [843] tout comme les autres, qui le tournaient en dérision.
Un journal venait de se fonder à Londres, The World. Quelques grands seigneurs y publiaient des articles. Parmi ces publicistes amateurs se trouvaient notamment lord March et Horace Walpole [844]. Ce dernier sous le nom de Fitz-Adam, fit paraître dans le no 8, à la date du 22 février 1753, un appel à la charité publique en faveur du roi Théodore. Cet article, assez long, était un nouveau sarcasme lancé contre le malheureux prisonnier; sarcasme plus cruel que toutes les railleries dont la société anglaise abreuvait le monarque déchu.
En tête, Walpole écrivit ces mots: Date obolum Belisario.
Il débutait par des considérations ironiques sur la vanité des grandeurs. Les révolutions bouleversant les empires, les disgrâces retentissantes de ministres, l'élévation de personnages obscurs, étaient les incidents habituels de la comédie humaine. On s'attendrit sur la chute des tyrans; ne faut-il pas plutôt gémir lorsqu'on voit un roi vertueux devenir le jouet du mauvais destin? L'Angleterre devait accueillir la Majesté en détresse, comme elle avait su châtier les oppresseurs. «Oh! combien je rougis pour mon pays, s'écriait Walpole, lorsque je vois un monarque, un infortuné monarque, condamné pour dettes à languir dans une des prisons de Londres!» Cet homme s'est élevé jusqu'au trône par son seul courage et non par une vaine ambition ou par des actes sanguinaires. Il a été proclamé roi par l'élection spontanée d'un peuple opprimé qui, comme tous les peuples, pouvait prétendre à la liberté et qui avait la volonté bien rare de devenir libre. Ce prince est Théodore, roi de Corse. Selon Walpole, le droit de celui-ci à la couronne est aussi indiscutable que les plus anciens titres dynastiques, car ce droit lui vient du choix de ses sujets. On ne peut élever aucune objection contre une pareille élection. C'était d'ailleurs la seule règle admise par l'excellente constitution gothique. Après avoir héroïquement exposé sa vie et sa couronne pour défendre ses sujets, Théodore a échoué comme Caton. Pendant plusieurs années, il a lutté contre le sort; il a employé tous les moyens pour reconquérir son royaume. Puis, quand il eut rempli tous ses devoirs envers son peuple et envers lui-même, il est venu s'asseoir au foyer britannique. Ce prince supporte la perte de son trône avec plus de dignité et de philosophie que Charles-Quint, Casimir de Pologne, ou autres visionnaires, qui abdiquèrent gaîment pour chercher l'oisiveté dans un cloître où, à la fin, ils n'ont trouvé que des déboires. Sa Majesté Corse n'a pas à rougir de sa détresse. Elle n'a pas, non plus, à l'excuser. Les dettes de sa liste civile ne proviennent pas d'une mauvaise direction de sa part, ni de la corruption de ses ministres, ni de complaisances coupables pour des favorites ou des maîtresses. Le souverain vivait comme un philosophe: son palais était humble, sa garde-robe modeste. Et maintenant son boucher, son logeur, son tailleur ne continueront plus à le fournir, car il ne possède aucun revenu pour soutenir son train de vie; il n'a aucun impôt pour lui procurer des fonds!
Il suffira de signaler à la généreuse nation anglaise ce roi en détresse, pour qu'elle lui accorde sa protection et lui témoigne sa compassion. Si des raisons politiques empêchent d'embrasser ouvertement sa cause, du moins la fortune privée peut lui venir en aide au nom de la charité. Cela ne veut pas dire que les jeunes élégants de Londres doivent aller s'offrir à lui en qualité de volontaires, ni que des particuliers aient à équiper à leurs frais une flotte pour le conduire en Corse, lui et ses espérances. Le seul but de l'article est de stimuler la pitié en faveur du royal captif. Walpole ne croit pas que la dignité de Sa Majesté pourrait se refuser à accepter un secours provenant d'une représentation à bénéfice. Les potentats de l'Asie n'auraient pas rougi de recevoir un tribut formé par les efforts réunis du génie et de l'art. Qu'il soit dit qu'à la même époque l'Angleterre a élevé un monument à Shakespeare, a donné une fortune à la petite-fille de Milton, a secouru un roi prisonnier au moyen de représentations dramatiques! Les généreux directeurs de théâtre voudront certainement s'associer à cette bonne œuvre. L'incomparable acteur Garrick, qui a rendu d'une façon si poignante les passions et les malheurs du roi Lear, consentira à exercer son merveilleux talent en faveur d'un monarque déchu. Il égalera ainsi la renommée que Louis le Grand s'est acquise en protégeant des rois exilés. Et combien ne serait-il pas glorieux de voir le «Banc du Roi» rendu célèbre par la générosité de Garrick, comme l'hôtel de Savoie le devint par la façon généreuse dont Édouard III hébergea le roi Jean de France [845]. Entre parenthèses, Walpole conseillait, en raison de certaines similitudes de situation, de choisir le Roi Lear pour la représentation à bénéfice. Il n'était pas possible de pousser plus loin l'ironie!
Pour ne pas enfermer la charité de ses lecteurs dans le cercle étroit d'une représentation théâtrale, Walpole annonçait qu'une souscription publique en faveur de Sa Majesté Corse était ouverte dans Pall Mall, chez le libraire Robert Dodsley, qui était nommé, à vie, grand-trésorier et bibliothécaire en chef de l'île de Corse. Il n'aurait pas accepté ces fonctions sous un autocrate. La souscription ne sera certainement pas générale, quoique ce fût à souhaiter pour l'honneur de l'Angleterre. Il est à prévoir que les partisans du droit héréditaire refuseront d'apporter leur offrande. On peut essayer de convaincre ces gens-là au moyen d'un argument bien simple. En admettant que le titre de Neuhoff fût entaché du vice (selon leur idée) d'avoir été élu par un peuple, qui avait renversé le joug de ses anciens tyrans, comme les Génois ont été les souverains de la Corse, les partisans du principe monarchique seront obligés, en répudiant la cause du roi Théodore, d'accorder le droit divin héréditaire à une république. Cela constitue un problème politique difficile à résoudre. Walpole, en terminant, disait qu'il proclamerait jacobites toutes les personnes qui n'apporteraient pas leur obole pour le souverain. Il espérait n'avoir pas en vain fait appel à la charité de ses concitoyens.
Il fit suivre son article d'une note. Deux pièces de monnaie, frappées pendant le règne de Théodore, étaient entre les mains du grand-trésorier, elles seront montrées aux souscripteurs par les propres officiers de l'Échiquier de Corse. Cette monnaie constitue une haute curiosité. Les plus célèbres collections du royaume ne la possédaient pas [846].
Cet article, qui était un raffinement de cruauté envers un malheureux prisonnier, amusa la société de Londres. On le prit pour une jolie œuvre d'ironie, le passe-temps d'un homme sceptique et railleur. On crut à une de ces plaisanteries froidement débitées, qui ont un air de mystification. L'éditeur du journal, ce Robert Dodsley, que Walpole avait nommé bibliothécaire en chef de Corse, dut faire paraître dans le numéro suivant une note pour informer le public que la souscription ouverte était une chose sérieuse. L'auteur de l'article avait même déjà reçu quelque argent, qu'il se proposait d'employer à l'honneur de la couronne de Corse [847].
On ne nous dit pas si Walpole s'était inscrit pour une somme importante en tête de la liste.
Garrick donna la représentation annoncée [848]. Mais elle ne paraît pas avoir eu grand succès. Quant à la souscription, ce fut une faillite. Elle produisit seulement cinquante livres sterling. Walpole attribua cet échec au mauvais caractère de Sa Majesté; mais cette somme était bien supérieure à ce que valait ladite Majesté. Théodore espérait mieux. Il prit l'argent; seulement, il se jugea offensé et envoya un procureur menacer Dodsley d'une poursuite en raison de la liberté que le journal avait prise de se servir de son nom. Walpole ajoutait: «Dodsley se moqua de l'homme de loi; mais cela ne diminue en rien la sale fourberie. Assurément, cela eût fait un bien joli procès. Un imprimeur poursuivi pour avoir sollicité et obtenu une charité en faveur d'un homme en prison; cet homme, un étranger, pas même mentionné sous son nom véritable, mais sous un titre burlesque! Je ne protégerai plus des rois [849].»
Théodore n'intenta pas le procès. Si le monarque avait mauvais caractère—comme on le lui reprochait—n'était-il pas aigri par les sarcasmes dont on bafouait sa détresse? Les cinquante livres, prix de ces insultes, formaient un maigre appoint pour ses dettes. Il resta en prison. Peu à peu on l'oublia; la mode se détourna de lui et la société anglaise passa à d'autres exercices.
L'agonie du malheureux se prolongeait. Aucune lueur d'espoir ne venait relever son courage. Chaque jour, son cachot semblait se rétrécir et l'étreindre davantage, lui qui avait rêvé de donner la liberté à un peuple!
En 1754, il tenta une démarche auprès du comte Bentinck, le diplomate hollandais, qui, jadis, l'avait protégé. Le 12 mai, il lui écrivit. Son dénuement était complet, son crédit épuisé; alité et malade, il avait dû vendre tout ce qui lui restait. Il suppliait Bentinck de lui faciliter l'emprunt de mille livres sterling, afin qu'il pût se libérer. Et en terminant, il faisait un suprême appel à la pitié de son ex-protecteur et des amis de celui-ci [850].
Lorsque Théodore se remuait dans le monde, entassant rêves sur chimères, parlant de ses droits avec cette assurance qui en imposait parfois, des gens haut placés avaient prêté la main à ses intrigues. On espérait se servir de lui, pour réaliser dans l'ombre des projets, qui ne pouvaient pas s'étaler au grand jour. Mais, maintenant son rôle était fini, bien fini. Quel intérêt Bentinck aurait-il eu à secourir un homme accablé de misère, réduit à l'impuissance? Une loque désormais inutile! Le comte ne répondit pas.
Quelque temps après, le 8 juillet, Théodore écrivit à un de ses cousins; le nom de celui-ci est resté inconnu, un parent de Westphalie sans doute. C'est encore le cri d'angoisse d'un homme qui se sent abandonné, qui se voit condamné à mourir misérablement. C'est le dernier geste du naufragé qui se cramponne à l'unique planche de salut. Sa vanité s'est effondrée; il ne parle plus de la grandeur de son rôle: il étale sa misère. Il implore du pain et de l'air. Il s'est hasardé à écrire au duc de Portland pour lui demander de le secourir. Le duc lui a fait répondre qu'il ne le connaissait pas. Quelle humiliation! Il manque de tout. Va-t-il mourir faute d'un peu de pitié [851]?
Le cousin fit ce que l'on fait généralement aux demandes des parents pauvres: il ne répondit pas.
Pendant un an, le silence se fit autour du roi captif. Plus une visite, plus une aumône; rien! Seul à seul avec ses pensées, que de choses ne dut-il pas remuer dans ces longs jours et dans ces nuits sans fin! Il était à bout de forces. Au cours de sa vie, transporté par ses folles ambitions, il avait goûté l'ivresse des régions élevées, au-dessus du terre à terre où se meut le vulgaire. Souvent, la réalité l'avait abattu, mais jamais il ne s'était laissé terrasser complètement. Son imagination en délire l'avait toujours soutenu, en l'entourant de visions et de songes, en mettant dans son âme des espérances tenaces et insensées. Il avait éprouvé tout ce qu'un homme peut ressentir en passant des grandeurs à la misère. Mais le pauvre roi sentait bien que tout était fini maintenant. Ah! si seulement il avait pu aller mourir dans le coin de terre du pays natal!
Il existait alors une coutume. Parfois, par un acte du Parlement, une fournée de débiteurs insolvables était relâchée. Trois publications légales avaient lieu dans un journal; puis, les prisonniers signaient leur cédule, c'est-à-dire une promesse de payer ou un abandon de leurs biens en faveur de leurs créanciers. Cette formalité constituait pour ceux-ci une garantie bien précaire; mais les apparences étaient sauvegardées. En 1755, Théodore fut admis dans la série des débiteurs bénéficiant de l'amnistie du Parlement. Les trois publications pour «Théodore-Étienne, baron de Neuhoff, allemand de Westphalie», furent faites dans The World les 3, 10 et 20 mai [852]. Il n'était plus question de Majesté!
Il fut amené devant les magistrats. Selon la loi, on lui demanda ce qu'il possédait. La réponse qu'il fit résumait toute sa vie, toutes ses ambitions. Ce fut un dernier cri d'orgueil empreint, dans les circonstances, d'une grandeur tragique.—«Je n'ai rien, dit-il, que mon royaume de Corse!»—Le 24 juin 1755, dans la vingt-huitième année de George II, il signa la cédule par laquelle il abandonnait ses États [853]! Et le royaume de Corse fut légalement et officiellement enregistré pour la garantie des créanciers du baron de Neuhoff. Les Anglais étaient donc arrivés à leurs fins: ils avaient l'île, objet de leurs convoitises. Seulement cette cession n'existait que sur un papier sans valeur.
Cette fois, c'était bien la déchéance irrémédiable. Pour obtenir une liberté qu'on ne lui donna même pas, il avait déposé cette couronne que, dans son ambition têtue, il considérait comme un droit imprescriptible. Poussant le sacrifice jusqu'au bout, il remit à Walpole sa dernière relique, le grand sceau du royaume de Corse [854]. Le calvaire était gravi. Bafoué dans sa dignité royale, Théodore se vengeait en roi.
Walpole accepta le cadeau. Peut-être donna-t-il au malheureux détrôné une aumône, en échange. Le noble lord eut-il des remords pour ses lâches sarcasmes envers un prisonnier? On cite de lui un appel à la noblesse et à la haute société de Londres en faveur de Neuhoff. Cet appel fut publié dans le Public advertiser. Walpole ne traite plus ironiquement Théodore de Majesté. Les termes de cette adresse sont simples. Il demande la charité pour permettre au baron de retourner dans son pays. Cet infortuné se trouve dans la plus complète misère. Lors de la dernière guerre en Italie, il a donné des preuves de son dévouement à l'Angleterre. Walpole espère que tous les vrais amis de la liberté tiendront à secourir un brave homme malheureux, qui ne désire qu'une seule chose: pouvoir prouver sa reconnaissance à la nation anglaise. Deux maisons de banque étaient chargées de recueillir les souscriptions [855].
Décidément, Théodore n'était plus à la mode. La souscription avorta, car l'ex-roi ne retourna pas dans son pays. Pendant quelque temps, il mena l'existence la plus misérable, celle d'un mendiant loqueteux. Puis, on le remit en prison [856]. Pour quelle cause fut-il incarcéré de nouveau? Quel créancier hargneux l'avait-il encore poursuivi? Ceux à qui il devait n'étaient-ils pas satisfaits d'avoir en garantie le royaume de Corse? Le pauvre Théodore ne pouvait pourtant rien donner de plus. Mais le «Banc du Roi» valait mieux que la rue. Là, au moins il pouvait manger.
Cette dernière année de sa vie est restée dans l'ombre. Personne ne s'occupait plus de lui. C'est si peu intéressant un homme qui meurt de faim!
Il sortit définitivement de prison le 5 ou le 6 décembre 1756. Aussitôt l'écrou levé, il prit une chaise et se fit conduire chez le ministre de Portugal. On répondit qu'il n'était pas chez lui. Peut-être le diplomate se souciait-il fort peu de recevoir ce mendiant. Théodore se trouva alors dans un cruel embarras. Il n'avait pas les douze sous nécessaires pour payer le porteur. Ce monarque, qui avait distribué des souliers neufs et des sequins d'or à un peuple émerveillé, était là, dans la rue, sans un sou. Il était tellement las et malade qu'il ne pouvait pas marcher. Il songea. Ah! ce n'était plus l'heure des grandes pensées de gloire. Il fallait aviser à ne pas mourir au coin d'une borne, dans la brume glacée de décembre. Le roi, couronné de laurier, un jour d'avril, par un beau soleil, sur les côtes bleues de la Méditerranée, allait-il donc tomber pour jamais dans la boue des rues de Londres? Il se rappela qu'il avait connu jadis un tailleur, un ravaudeur de vieux habits plutôt. Mais cet individu était pauvre. Qu'importe! Puisque les riches lui fermaient leurs demeures, peut-être la porte de l'échoppe s'ouvrirait-elle pour lui. L'ouvrier habitait 5, Little Chapel street, dans le quartier de Soho. La maison était misérable, la rue étroite et sombre.
Le monarque frappa à la porte et demanda l'hospitalité. L'ouvrier l'introduisit. Le brave homme ne possédait pas grand'chose, mais, de tout cœur, il proposa au roi déchu de partager sa pauvreté. Théodore put au moins reposer son misérable corps malade. A ce modeste foyer, il réchauffa ses membres engourdis de froid. Le tailleur le fit asseoir à sa table et lui donna un lit.
Les privations, les misères physiques et morales, la longue captivité avaient épuisé le malheureux. Le lendemain de son arrivée, il ne put pas se lever. Peu à peu, la vie s'en allait de ce corps usé. L'agonie dura trois jours. Le 11 décembre, il mourut [857].
Le tailleur rendit les derniers devoirs à son hôte. Il arrangea la couche mortuaire du mieux qu'il put. Elle était propre et décente; il lui avait même donné l'apparence d'un lit de parade. Les gens du quartier, de pauvres diables aussi, vinrent sans doute en curieux. Et ces artisans durent être touchés de cette charité prodiguée par un des leurs envers un souverain [858].
Quelles furent les pensées de l'ouvrier devant le cadavre de ce roi qui était venu lui demander l'aumône d'un lit pour mourir? Simple et bon, il ne se livra sans doute à aucune réflexion de vaine philosophie. Il avait accompli son acte de pitié sous la seule impulsion de son cœur, sans s'inquiéter si l'individu qui implorait son aide était un monarque ou un vagabond! L'histoire n'a pas conservé le nom de cet homme généreux; en revanche elle n'a pas oublié les noms et titres de ceux qui bafouèrent un malheureux. Assurément, le souvenir des méchancetés mérite mieux d'être gardé que celui d'un geste charitable: c'est plus amusant.
Le tailleur n'avait pas de quoi payer les obsèques de Théodore. Un marchand d'huile de Compton street, M. Wright, offrit sa bourse. Un collègue, puisque Théodore avait monté son affaire en Hollande en vue d'importer les huiles de Corse! Ce bourgeois cossu déclara qu'il lui serait agréable, une fois dans sa vie, d'avoir l'honneur d'enterrer un roi [859]. Il fit préparer pour la dépouille du baron de Neuhoff, roi de Corse, un cercueil d'orme recouvert de drap noir avec une double rangée de clous en cuivre. Au-dessus, il y avait une grande plaque avec l'inscription gravée. Deux couronnes dorées l'encadraient. De chaque côté de la bière, deux paires de poignées chinoises en métal doré avec couronnes étaient fixées. L'intérieur était doublé de crêpe fin. Le corps fut enseveli dans un double linceul, la tête reposant sur un coussin. Quatre hommes vêtus de noir portaient le cercueil [860].
Les obsèques furent célébrées le 15 décembre à l'église Sainte-Anne.
Ces couronnes, posées sur la dépouille de Théodore par un marchand d'huile, constituaient l'ironie suprême, l'ironie méchante que la mort même n'arrête pas. Une mascarade macabre! Et poussant sa cruauté jusqu'au bout, le négociant fit enfouir dans le coin le plus obscur du cimetière, dans la fosse des pauvres, le cercueil renfermant, d'après l'inscription gravée, le corps d'un roi [861]!
Rien n'est resté de l'endroit où Théodore fut enseveli côte à côte avec les miséreux du quartier. Dans le petit cimetière, la terre s'est nivelée et l'herbe a grandi. Rien! Pas même le souvenir que donne au passant le plus modeste tombeau de pierre.
Walpole avait eu un geste généreux pour Neuhoff. Il tint à se faire pardonner ce mouvement, dont sa réputation d'homme d'esprit aurait pu souffrir. Il écrivit à son ami Mann, le ministre anglais à Florence: «Votre vieil hôte royal, le roi Théodore, s'en est allé dans l'endroit où, dit-on, les rois et les mendiants sont égaux. Il n'avait pas besoin de faire ce voyage, car de roi il était devenu mendiant [862].» Et pour perpétuer le souvenir des sarcasmes dont il avait abreuvé le roi de Corse, il fit graver sur la pierre le témoignage de compassion railleuse qu'il jeta à sa mémoire.
Cette pierre existe encore. Elle est scellée sur le mur extérieur de la petite église de Sainte-Anne, près de Soho Square. Sous une couronne ironique, reproduite d'après une des pièces de monnaie de Théodore [863], Walpole fit inscrire cette épitaphe:
- PRÈS D'ICI EST ENTERRÉ
- THÉODORE, ROI DE CORSE,
- QUI MOURUT DANS CETTE PAROISSE LE 11 DÉCEMBRE 1756,
- IMMÉDIATEMENT APRÈS AVOIR QUITTÉ LA PRISON DU BANC DU ROI
- PAR LE BÉNÉFICE DU FAIT D'INSOLVABILITÉ;
- EN CONSÉQUENCE DE QUOI IL ENREGISTRA
- SON ROYAUME DE CORSE
- POUR L'USAGE DE SES CRÉANCIERS
- Le tombeau, ce grand maître, met au même niveau
- Héros et mendiants, galériens et rois,
- Mais Théodore apprit sa moralité avant que d'être mort;
- Le destin répandit ses leçons sur sa tête vivante,
- Il lui accorda un royaume et lui refusa du pain.
C'est tout ce qui reste de l'homme qui disputa à Gênes la souveraineté de la Corse!
Ce fut le sort de Théodore d'être bafoué pendant sa vie par l'ironie des hommes et des événements. Après sa mort, sa mémoire fut ridiculisée. L'épitaphe composée par Walpole ne fut pas le seul témoignage de dérision posthume à son égard. On connaît les sarcasmes de Voltaire. Ensuite, sur un poème de Casti, Paisiello, composa, en 1784, un opéra héroïco-comique: Il Re Teodoro. Cette bouffonnerie, quoiqu'elle manquât d'esprit, eut du succès. Elle fut écrite sur la demande de l'empereur Joseph II, le fils de François qui avait essayé tour à tour de se servir de Neuhoff et de le supplanter [864]! Et suprême ironie! Chez le Corse, couronné empereur et roi, dans son palais des Tuileries, on exécutait dans les concerts de la cour le final d'Il Re Teodoro [865]. Napoléon écoutait cela, lui qui aurait pu naître sujet du baron de Neuhoff, si celui-ci avait réussi et fondé une dynastie!
APPENDICES.
I
NOTE SUR LE COLONEL FRÉDÉRIC,
QUI PRÉTENDAIT ÊTRE LE FILS DE THÉODORE DE NEUHOFF.
On voyait à Londres, au milieu du XVIIIe siècle, un individu connu sous le nom de colonel Frédéric, qui s'affublait du titre de prince de Caprera et qui prétendait être le fils de Théodore de Neuhoff. La société anglaise le choyait beaucoup; il était reçu dans le meilleur monde. En 1764, il paraissait avoir de trente-cinq à trente-six ans, d'après un voyageur français qui le rencontra, le dimanche 7 octobre, chez lord Fitz-Herbert à Richmond. Sa physionomie était avenante et ses manières distinguées. Il s'exprimait assez bien en français [866].
M. Percy Fitzgerald, dans son livre King Theodore of Corsica, a consacré le dernier chapitre à ce personnage. Il retrace sa vie aventureuse et le considère réellement comme le fils de Théodore.
Le colonel Frédéric entourait sa naissance de mystère. Il disait seulement qu'il était né en 1725. Il n'était donc pas le fils de l'épouse légitime de Théodore, lady Sarsfield, morte à Paris en 1720.
D'après M. Fitzgerald, Frédéric aurait épousé une des demoiselles d'honneur de Marie-Thérèse. De cette union seraient nés un fils et une fille. Le fils aurait été tué, jeune encore, pendant la guerre d'Amérique. La fille, qui s'était mariée, aurait eu à son tour trois filles, fort jolies personnes, disait-on.
Le colonel Frédéric vécut à Londres pendant plus de quarante ans. Il était très intrigant. Il proposa au duc de Newcastle toute une série de plans relatifs à une descente en Corse. Journellement on le voyait au Foreign-Office, où il essayait de faire agréer ses combinaisons. Pour ce débarrasser de ses importunités, le gouvernement anglais lui faisait donner de temps en temps un peu d'argent. Selon M. Fitzgerald, on trouve au British Museum un grand nombre de lettres et de mémoires ayant trait aux propositions et aux réclamations de cet aventurier.
Très besogneux, harcelé par ses créanciers, il se tua d'un coup de pistolet, le mercredi 1er février 1796, auprès de la grille de Westminster.
Voilà, en quelques mots, les faits principaux de la vie du colonel Frédéric. Mon intention n'est pas de retracer toutes les intrigues de cet individu. On les trouve en détail dans le livre de M. Fitzgerald. Je me contenterai d'indiquer quelques-unes des raisons qui permettent de déclarer que Frédéric n'était pas le fils de Théodore de Neuhoff. Je terminerai en donnant, d'après des documents tirés des archives d'État de Gênes, la véritable identité du personnage; documents que l'historien anglais n'a pas connus.
Dans son livre: Mémoires pour servir à l'histoire de la Corse, imprimé à Londres, en 1768, pour S. Hooper, libraire dans le Strand,—ouvrage qui a servi pour établir la plupart des biographies de Théodore publiées de nos jours—le colonel Frédéric commet plusieurs erreurs, qu'il n'aurait pas faites s'il eût été le fils du baron de Neuhoff.
D'après lui, Théodore aurait été élu roi de Corse et de Capraia, ce qui est faux. L'acte d'élection, dont une copie existe dans les archives du Ministère des affaires étrangères, n'indique que la qualité de roi de Corse. Théodore lui-même, que sa sotte vanité poussait à se donner les titres les plus ronflants, ne prit, en aucune circonstance, celui de roi de Capraia.
A propos du couronnement, dans le couvent d'Alesani, précédé de la publication d'une constitution approuvée par le souverain et par les principaux chefs corses, j'ai déjà eu l'occasion de faire remarquer que si le baron de Neuhoff avait eu réellement un fils, il n'aurait pas manqué d'en faire mention et de le faire proclamer prince héréditaire. Les insulaires n'auraient pu élever aucune objection, le principe d'hérédité étant formellement admis dans la constitution comme la base de la nouvelle royauté. Frédéric eût-il été un enfant naturel que Théodore se fût empressé de le reconnaître à défaut de fils légitime. Cela eût été d'autant plus facile au baron que la Constitution parle uniquement d'enfants mâles dans l'ordre de primogéniture, sans que cette indication soit précédée du mot légitime. Bien plus, elle laissait au souverain le droit de choisir son successeur dans le cas où il n'aurait pas d'héritiers directs.
Théodore, de son côté, avait un intérêt capital à consolider sa couronne en assurant sa dynastie. Son premier soin, en débarquant en Corse, avant même d'être solennellement couronné, est d'écrire à sa famille non seulement pour lui faire part de son avancement, mais encore pour demander que l'un ou l'autre de ses parents, cousin ou neveu, vienne le retrouver en Corse et l'assister. La place d'un fils, quel qu'il fût, était là tout indiquée.
Nulle part dans sa correspondance, même avec ses plus intimes confidents, Théodore ne fait allusion à un fils qu'il aurait eu. Aucun acte, aucune proclamation émanant de lui n'en fait mention. A maintes reprises, il parle de ses droits imprescriptibles; il donne à sa royauté un caractère ineffaçable; il emploie des grands mots pour affirmer que son devoir est de conserver intacte l'élection des Corses. Habitué à faire des phrases pour impressionner ou attendrir ceux qu'il voulait engager dans ses affaires, il n'aurait pas manqué de mettre en avant l'intérêt sacré de son héritier direct. Il y avait là matière à éloquence émue, et il ne se serait certes pas privé de faire vibrer cette corde.
Les lettres autographes de Costa, qui fut le plus fidèle serviteur de Théodore, existent encore. Le Grand-Chancelier parle à son maître en confident plutôt qu'en ministre. Là non plus, on ne trouve la moindre allusion à ce fils.
Frédéric prétend avoir dîné avec le roi Théodore et différents personnages dans la prison pour dettes. Il portait les insignes de l'Ordre de la Délivrance. Mais cela ne prouve en rien qu'il fût le fils de Neuhoff. Ce dernier recevait beaucoup de visiteurs au «Banc du Roi» et il en décora un grand nombre.
Comment se fait-il que Théodore ayant un fils à Londres, le sachant, l'ayant vu dans sa prison, n'ait pas cherché à le retrouver? Libéré, malade, mourant, abandonné par tous, ne sachant que devenir, seul dans les rues par le froid de décembre, il va demander l'hospitalité à un ouvrier! L'enfant, si pauvre fût-il, aurait-il refusé à son père de le secourir dans sa détresse? A ce moment suprême où tous les torts disparaissent, où rien ne subsiste que la pensée du devoir naturel, il n'a pas un geste de piété filiale!
Il est certain que Frédéric a connu Théodore dans ses dernières années et qu'il a eu en mains des papiers concernant la Corse. Neuhoff, pour se libérer, songeait à faire argent de tout. Il ne lui restait plus que de vagues documents. A plusieurs reprises, il essaya de les vendre. Dans ce but, il s'adressait à différentes gens, par l'intermédiaire d'individus qui paraissaient vouloir entrer dans ses combinaisons.
Il est à remarquer, d'ailleurs, que la légende de la naissance de Frédéric s'établit après la mort de Théodore.
Deux ans après, en 1758, Celesia, ministre de Gênes à Londres, fut à même de fournir à son gouvernement quelques renseignements sur les intrigues de Frédéric et de donner l'identité de celui-ci [867].
C'était un polonais nommé Frédéric Vigliawischi. Il avait une belle prestance, portait perruque et parlait plusieurs langues. Il habitait Londres depuis plusieurs années; mais il y avait très peu de temps qu'il se faisait appeler Neuhoff. Il se disait le fils et le successeur du défunt baron, et déclarait avoir en sa possession les papiers de celui-ci.
Donc ce n'est qu'après la mort de Théodore que l'aventurier, nommé Vigliawischi, songe à se faire passer pour le fils du roi de Corse. Il n'avait plus à craindre de démentis. C'est à cette époque-là, encore, qu'il noue ses intrigues au sujet de l'île. Il reprenait tout simplement la suite d'une affaire après décès. C'est plus tard aussi qu'il songe à écrire des Mémoires.
En 1757 et en 1758, il entre en relations avec Pascal Paoli, il cherche de l'argent, s'abouche avec des commerçants pour avoir des munitions. Il s'adresse aux hommes d'État anglais, les harcèle de propositions.
Tout cela échoue piteusement, comme avaient sombré les combinaisons de Théodore.
Celesia avait pu facilement percer à jour ces manœuvres. Il était entré en rapports avec un certain Anselme Rossi, qui était au service de Frédéric. Cet individu avait tout dévoilé au ministre de Gênes.
Les intrigues de Frédéric sur la Corse, indiquées dans le livre de M. Fitzgerald, sont confirmées par les documents de Gênes. Il y a donc lieu de penser que Rossi a dit la vérité à Celesia.
Mais cela importe peu. Le seul point qu'il convienne de retenir dans les rapports de Celesia est l'identification du personnage.
En la rapprochant des quelques réflexions que j'ai faites plus haut, il est permis de déclarer d'une façon définitive que le colonel Frédéric n'était pas le fils du baron de Neuhoff.
II
NOTE SUR DES PAMPHLETS CONCERNANT LE BARON DE NEUHOFF.
L'aventure du baron de Neuhoff fit éclore différents pamphlets. J'ai déjà eu l'occasion de signaler, au cours de l'ouvrage, ceux qui furent lancés à Gênes et qui étaient colportés de main en main. D'autres, imprimés pour la plupart en Hollande, prirent la forme de brochures ou de volumes.
En 1737, un pamphlet fut publié, à Leyde, chez Jean-Arn. Langerak. Il avait treize pages seulement et était intitulé:
- PREMIÈRE LETTRE
- DE
- THÉODORE Ier
- ROI DE CORSE
- A
- TOUS LES HÉROS DE SON SIÈCLE
Une vignette, placée en tête, représente, d'un côté, une femme assise, de l'autre, un homme debout coiffé d'un casque et portant une lance. Ces deux personnages sont séparés par une arabesque.
Ce pamphlet débute par ces vers:
«Décidons! puisqu'enfin en l'état où je suis,
La mort est au-dessous du sort de mes ennemis:
Un lâche désespoir nous défend d'y survivre;
Mais un cœur immortel nous défend de le suivre.»
Puis, viennent ces mots:
«Entre ces deux extrémités et la nécessité de prendre l'un ou l'autre parti, héros magnanimes, un courage toujours renaissant doit-il se signaler par la bassesse héroïque des Romains ou par la férocité commune aux Esprits insulaires qui n'ont point assez de force pour faire face constamment aux révolutions chagrines de l'astre qui préside à nos jours?»
Ensuite, l'auteur fait dire à Théodore qu'il s'en rapportait aux âmes bien faites pour juger impartialement ses actions. Sa conduite était-elle bravoure ou témérité? Une entreprise, si hasardeuse fût-elle, est héroïque quand elle réussit; elle est téméraire quand elle échoue.
«Si tant de travaux entrepris,
Baron, n'ont pas rempli ta haute destinée,
C'est que de ta vertu la fortune étonnée
N'ose pas en fixer le prix.»
«Il est vrai que la mauvaise fortune ne nous semblerait pas si dure, si elle n'autorisait la désertion de nos amis.»
L'auteur se lance alors dans des considérations philosophiques en tirant des exemples de la légende et de l'histoire. Ces réflexions ne sont d'ailleurs ni profondes ni originales.
A la fin de la brochure se trouve cette note:
«Sa Majesté Corsienne a écrit plusieurs autres lettres plus dignes de la curiosité du public que celle-ci. On nous a promis de nous les communiquer et nous promettons à ce même public de lui en faire part. Au reste, ce n'est qu'une traduction, qui ayant été faite à la hâte, ne rend pas sans doute l'original dans toute sa beauté. Nous remédierons à ce défaut dans la suite.»
De deux pamphlets hollandais, je me contenterai de signaler les gravures qui se trouvent en tête des volumes.
L'un d'eux, imprimé en 1739, est intitulé:
- DE
- GEKROONDE MOF
- OF
- THEODORUS OP STELTEN
Le dessin représente Théodore monté sur deux échasses. L'une est tenue par un gentilhomme; l'autre semble se dérober, car le second gentilhomme, qui se tient auprès, ouvre les bras comme pour recevoir Neuhoff. Celui-ci essaye d'attraper une couronne très haut placée et attachée au sommet par un collier d'ordre fleurdelysé. Au second plan, à droite, un autre gentilhomme montre la couronne à Théodore. A gauche, sous un bouquet d'arbres, se trouvent quatre femmes, dont l'une lève les bras au ciel.
Ce libelle assez volumineux est rédigé en forme de dialogue.
Un autre pamphlet, intitulé:
- DE
- DWAALENDE MOFF
- OF VERVOLG VAN
- THEODORUS OP STELTEN
publié en 1740, reproduit une gravure à peu près identique à la précédente. Mais la couronne est entourée des armes de la Corse et de la médaille de l'Ordre de la Délivrance. Dans le fond, les quatre femmes sont remplacées par un vaisseau portant un pavillon avec une croix et échangeant des coups de canon avec un fort situé à terre.
Au nombre des pamphlets, on peut citer le fragment trouvé dans les manuscrits de Napoléon et publié par MM. Frédéric Masson et Guido Biagi [868]. Écrit entre 1786 et 1793, il est peu important. Il se borne à une lettre imaginaire de Théodore, datée des prisons de Londres, à milord Walpole et la réponse de celui-ci au baron. Bonaparte montre là-dedans qu'il concevait déjà une haute idée de la générosité de l'Angleterre vis-à-vis des malheureux proscrits.
Il y a là un rapprochement curieux à faire avec les sentiments qui animèrent plus tard l'Empereur en l'amenant à se livrer aux Anglais.
M. Emmanuel Orsini, capitaine d'infanterie, a publié le Testament politique de Théodore Ier, roi des Corses.
Dans la première partie, l'auteur fait faire à Théodore le récit de ses aventures. Historiquement il n'y a pas lieu de tenir compte de cette narration. C'est une compilation des ouvrages connus sur le baron de Neuhoff, compilation à laquelle sont ajoutés quelques détails qui s'éloignent tout à fait de la vérité. Il me suffira d'en citer un seul. Théodore raconte qu'au milieu du mois d'avril 1737, il rejoignit son armée à Corbara en Balagne. Or, à cette date, Neuhoff était arrêté pour dettes à Amsterdam et mis en prison. On peut juger par là du cas qu'il faut faire de ce récit.
La seconde partie du Testament comporte des considérations sur les principes et les maximes de l'art de régner. 392