Théodore de Neuhoff, Roi de Corse
CHAPITRE IV
La fuite de Théodore et les gazettes.—Séjour à Florence.—Jean-Gaston de Médicis et le roi de Corse.—Inquiétude des Génois.—Leurs démarches à Paris.—Passage de Théodore en France.
Son arrivée en Hollande.—Son arrestation pour dettes.—Il est mis en liberté.
Il monte une opération commerciale.—Ses commanditaires.—Il frète des navires.—Son voyage sur la Demoiselle Agathe.—Ses aventures à Lisbonne et à Oran.—Sa fuite en pleine mer.
La Demoiselle Agathe à Livourne.—Denis Richard.—Aventure tragique du Yong-Rombout.—Intrigues à Naples.—Protestation des Génois.—Réponse des États-Généraux de Hollande.—Mort de Costa.
I
La fuite de Théodore avait été promptement connue en Europe. Les gazettes en racontèrent les péripéties. Mais aussitôt après le débarquement des fugitifs à Livourne, on avait perdu leurs traces [335].
Le marquis de Rivarola, vice-roi de Sardaigne, [336] avait fait saisir au mois de novembre un paquet de lettres de Théodore. Cette correspondance avait été envoyée par un certain Mela à sa femme, avec recommandation de la faire tenir au consul d'Angleterre. Il y avait deux lettres pour Livourne, deux à destination d'Alger et enfin une pour le consul anglais, dans laquelle Neuhoff lui promettait une forte récompense s'il pouvait lui fournir de l'artillerie et des munitions et il affirmait qu'il était d'accord en cela avec la cour de Londres [337].
Lettere Ministri 1737-1745, mazzo 16. Archives d'État de Turin.
Avant même de savoir ce que Neuhoff allait faire, on «tympanisait fort sa conduite», disaient les feuilles publiques. «Après avoir commencé, il ne devait pas finir aussi honteusement..... Il s'expose à la risée de l'Europe ou à passer pour un lâche» [338].
Ces accès d'indignation ne dureront pas. Il y aura dans les gazettes de Hollande un revirement étrange en faveur du baron.
Trois jours après l'arrivée à Livourne du roi fugitif déguisé en prêtre, le comte Lorenzi, envoyé de France à Florence écrivait: «Il est vraisemblable qu'on en aura bientôt des nouvelles, car une personne si remuante ne pourra pas se tenir longtemps cachée» [339]. On ne tarda pas à savoir, en effet, qu'aussitôt débarqué, Théodore s'était rendu dans une maison de campagne à Pescia, petite ville située à quelques lieues de Lucques. Dans sa retraite il écrivit beaucoup et il dépêcha vers Rome un courrier, auquel il donna vingt sequins. Il se rendit bientôt dans une maison à deux lieues de Florence, puis il vint résider en ville, changeant souvent d'habit et de demeure [340], pour dépister les recherches des Génois, gens fort indiscrets. Ceux-ci se donnaient un mal énorme pour avoir des renseignements sur lui. Sorba, envoyé de Gênes à Paris, alla trouver Maurepas, ministre de la marine, et lui demanda de faire arrêter le fugitif et ses compagnons s'ils venaient en France. Les cinq esclaves turcs, qui avaient accompagné le baron, s'étaient rendus à Marseille. Sorba exigeait qu'ils fussent livrés à la république. Maurepas répondit que, par suite des traités existant entre la France et la Porte Ottomane, tout sujet musulman devenait libre en mettant le pied sur le territoire français. Comme l'envoyé de Gênes insistait, le ministre finit par dire que les turcs devaient avoir déjà quitté Marseille pour retourner dans leur pays [341].
Augustin Viale, ce négociant génois, qui représentait à Florence la république, insista auprès des autorités grand-ducales pour que Théodore fût mis en lieu sûr. On demanda à ce diplomate si son gouvernement lui avait ordonné de faire cette démarche. Viale répondit qu'il n'avait pas encore d'instructions précises à cet égard, mais que très certainement il allait en recevoir. On lui dit d'attendre; quand ces instructions lui seraient parvenues, on verrait ce qu'on pourrait faire [342].
Les ordres de la république arrivèrent. Muni des pouvoirs réguliers, Viale réclama officiellement au gouvernement toscan l'arrestation de Neuhoff et de trois chefs corses qui l'accompagnaient. Après en avoir référé au grand-duc, les ministres répondirent à l'envoyé génois que sa requête était admise et que des ordres avaient été donnés en conséquence. Viale garda le secret afin que le misérable ne pût pas s'échapper. Au nom de son gouvernement, il promit quatre cents pistoles au chef des archers s'il capturait Théodore et sa bande. Mais l'envoyé génois n'avait aucune confiance dans les promesses du gouvernement toscan. Il ne se trompait pas [343].
La république avait, en attendant, fait arrêter le confesseur du baron et le tenait en prison, espérant le faire parler; mais le confesseur s'était, selon son devoir, renfermé dans un silence absolu [344].
Théodore avait à Florence, comme ami, un certain Baglioni, qui était le valet de chambre favori du grand-duc [345]. Par son intermédiaire, il obtint une audience du prince. Jean-Gaston était le dernier rejeton des Médicis. N'ayant pas d'héritier, sa succession était promise à François de Lorraine. Aussi ses dernières années s'écoulaient-elles dans l'oisiveté au milieu des plaisirs les plus licencieux. Matérialiste, Jean-Gaston aurait donné quelques mois plus tard le triste spectacle d'une fin athée, si sa vertueuse sœur n'avait eu soin, pendant sa dernière maladie, de faire tenir un jésuite en permanence dans sa garde-robe, prêt à administrer le moribond au moment voulu. Comme tout bon toscan, Jean-Gaston détestait les Génois. Cette haine venait de ce que les Génois avaient toujours essayé de ruiner le commerce de Livourne, pour l'attirer à eux [346]. Le dernier des Médicis se fit donc un malin plaisir de recevoir Théodore. Le roi demanda au prince sa protection. Celui-ci la lui accorda, à condition qu'il se tiendrait caché et qu'il congédierait les Corses, qui étaient avec lui [347]. Jean-Gaston aurait même donné au souverain cent sequins en lui disant ironiquement: «Fra noi Principi scaduti queste galanterie si possono fare. Entre nous princes déchus, ces galanteries peuvent se faire» [348].
Viale attendait l'arrestation de Théodore. Mais, les jours s'écoulaient et il ne voyait rien venir. Il alla conter ses peines à Lorenzi. Il se croyait, disait-il, berné par le grand-duc. Ce mauvais vouloir paralysait tous ses efforts; il était découragé. Aussi ne se mettait-il plus en mouvement pour savoir ce que devenait l'aventurier [349]. Jean-Gaston, poussant l'ironie jusqu'au bout, fit dire au malheureux agent génois que sa république faisait vraiment trop d'honneur à un pauvre roi détrôné [350].
A Florence, tout le monde, sauf Viale le plus intéressé dans la question, était au courant des faits et gestes du roi errant.
Le Père Ascanio, ministre d'Espagne, paraissait particulièrement bien informé. Le chanoine Orticoni, que Lorenzi déclarait être «un des plus habiles des Corses révoltés», s'était embarqué à Livourne, le 4 décembre, sur la chaloupe du consul espagnol. Cette circonstance était d'autant plus significative qu'Orticoni s'était rendu à deux reprises à Madrid. Il avait aussi fait un séjour à la cour du roi des Deux-Siciles, qui l'avait nommé son aumônier d'honneur avec pension. Les Corses, qui se trouvaient auprès de Théodore, avaient subitement disparu, et leur disparition coïncidait avec le départ d'Orticoni. Lorenzi fut frappé de cette coïncidence. Une entrevue que le Père Ascanio avait eue avec Costa quelque temps auparavant, donnait une certaine importance à ce fait. L'envoyé de France voulut en avoir le cœur net et alla trouver le Père Ascanio. Celui-ci parut tout d'abord un peu embarrassé; puis il finit par dire qu'il n'avait pas vu Costa lui-même, mais bien son neveu, auquel il aurait déclaré que les Corses, n'étant pour l'instant pas libres de disposer d'eux-mêmes, ne devaient pas offrir, comme ils l'avaient fait, la souveraineté de leur île au roi des Deux-Siciles. D'ailleurs, il ne convenait pas à ce prince de succéder au baron Théodore. Lorenzi dut se contenter de cette réponse; mais il écrivait au ministre qu'il croyait positivement que l'entretien du Père Ascanio avec le neveu de Costa n'avait pas seulement roulé sur ce sujet. Ce qui confirmait Lorenzi dans cette opinion c'est que, durant le séjour des Corses à Florence, le religieux avait envoyé mystérieusement une estafette à Naples et son cocher à Livourne.
Peu de temps après, le roi d'Espagne, inquiet sans doute des démarches compromettantes de son représentant, donna l'ordre au Père Ascanio de déclarer que Leurs Majestés Catholiques n'avaient promis aucun secours à Neuhoff [351].
Nous verrons beaucoup de démentis pareils dans l'histoire de Théodore. Il faut les signaler, tout en faisant des réserves sur leur valeur, car on sait ce que valent les démentis diplomatiques.
Vers le même temps, le hasard mit Lorenzi en rapport avec une personne chez qui Neuhoff avait logé pendant huit ou dix jours. Ce particulier lui apprit que le roi de Corse entretenait de grandes espérances; il se flattait d'avoir l'appui du bey de Tunis, du roi de Sardaigne et d'une puissante compagnie de marchands juifs hollandais. Il avait beaucoup écrit, selon son habitude, et il avait dépêché deux hommes, l'un à Bologne, l'autre dans la Calabre à un évêque maronite. Pour l'instant, l'aventurier se trouvait bien muni d'argent [352].
Ne pouvant mettre la main sur son ennemi, le Sénat de Gênes avait lancé un manifeste pour le déconsidérer aux yeux des Corses, en lui imputant toutes les lâchetés et toutes les friponneries. Cet écrit fut répandu à profusion dans l'île. Les insulaires reçurent ce factum fort mal, comme d'ailleurs tout ce qui venait de Gênes. La république se trompait étrangement en croyant achever le malheureux Théodore avec ses édits; elle lui donna un regain de popularité. Paoli, Giafferi et d'Ornano, qui avaient été plus ou moins hostiles au roi pendant son règne, s'indignèrent; s'étant réunis à Corte, ils expédièrent à la Sérénissime République une véhémente protestation. Entr'autres, ils disaient: «Ainsi, nous prenons à témoin le Tout-Puissant, qui voit nos cœurs et connaît la justice de notre cause, et nous déclarons à la face de tout l'univers que Sa Majesté le roi Théodore Ier, n'ayant travaillé depuis son arrivée en Corse qu'à faire le bonheur de cette illustre nation, et n'étant parti que pour assurer l'heureux terme, qui doit mettre le sceau à notre prospérité et la rendre durable, nous continuons à lui demeurer attachés par une affection des plus tendres et par une fidélité des plus inviolables...» [353]. Voilà assurément de belles paroles; mais ce n'étaient que des mots. Ou bien les Corses pensaient tout le contraire de ce qu'ils écrivaient, ou bien, par un prodige d'inconstance, ils s'étaient pris d'une belle passion pour leur roi, le jour où celui-ci les avait fuis.
Le Sénat, voyant que son manifeste avait produit un effet diamétralement opposé à celui qu'il en attendait, rendit un décret pour mettre à prix la tête de Théodore et celle de ses complices. «Ainsi, nous avons assigné et fixé une récompense de deux mille genuines, ou écus d'or, pour quiconque livrera entre les mains de notre justice, ou tuera quelqu'un des sus-nommés. Cette somme sera payée sur le champ par le tribunal de nos Inquisiteurs d'État. Promettons en outre et donnons toutes sortes d'assurances de ne jamais faire connaître celui qui aura livré ou tué aucun d'eux et de n'en pas révéler la moindre chose» [354].
Ce décret fut lu dans les rues de Gênes par le crieur public et affiché sur les places [355].
Vers la fin du mois de janvier 1737, un navire battant pavillon hollandais apporta en Corse une lettre de Théodore aux trois régents. Le capitaine ne voulut pas dire dans quel endroit il l'avait reçue. Elle ne contenait rien d'intéressant; le roi se répandait en vagues généralités, sans rien préciser ni quant à son retour ni quant aux secours, qu'il était allé chercher sur le continent [356].
Ne voulant pas s'exposer à être livré ou tué par quelque misérable, que la récompense promise par le Sénat de Gênes aurait alléché, Théodore quitta Florence au mois de décembre 1736. Il se rendit à Rome, où il avait deux fidèles amies, les dames Cassandre et Angélique Fonseca, religieuses au couvent des Saints Dominique et Sixte, situé sur le mont Quirinal. Ces bonnes sœurs, nous l'avons vu, connaissaient Neuhoff depuis quelques années. Il se servait souvent de leur intermédiaire pour faire passer sa correspondance. Elles lui remirent quelque argent; il quitta Rome. Il se trouvait, le 2 janvier, à Turin [357].
Gastaldi, le ministre de Gênes en Angleterre, avait écrit à Sorba qu'il croyait que Théodore se trouvait à Londres avec Costa. Il n'en était rien; mais, pensant que l'aventurier viendrait à Paris, Sorba fit des démarches pour que le lieutenant général de police, Hérault, le fît arrêter [358]. Le baron, en effet, fit un court séjour à Paris et on raconte qu'il y fut l'objet d'un attentat suscité par les Génois. Comme il passait en carrosse, il aurait essuyé deux coups de feu [359]. Il est plus vraisemblable de supposer que le gouvernement lui intima l'ordre de quitter le royaume sans retard [360].
En apprenant que Théodore avait passé par Paris et que la police ne l'avait pas pris, Sorba fut furieux. Il alla trouver le cardinal Fleury, qui lui répondit en protestant que la France ne s'était jamais mêlée dans la révolte de Corse. Sorba se rendit chez Hérault. En termes vagues, le lieutenant général de police lui laissa entendre qu'en effet Théodore avait passé deux jours à Paris à la fin du mois de janvier. L'aventurier était seul et dans l'auberge où il était descendu, il avait dit qu'il allait s'embarquer. Sorba demanda s'il était parti par la route du Languedoc ou par celle de Provence. Hérault répondit que c'était par le côté opposé. Le ministre insista pour savoir ce qu'il fallait entendre par le côté opposé. Le chef de la police déclara que le cardinal, quand il le jugera à propos, pourra satisfaire sa curiosité [361].
En quittant Paris, Théodore se dirigea vers la Hollande. Il prit passage à Rouen, après avoir fait répandre le bruit qu'il allait s'embarquer à Marseille. Il arriva à La Haye, où il séjourna, environ une quinzaine de jours, chez un juif nommé Tellano, demeurant dans «le cul-de-sac de la Comédie-Française». Il se rendit ensuite en Zélande et, au commencement du mois de mars, il arriva à Amsterdam [362].
II
«Sa Majesté très chimérique l'illustre roi des Corses», comme une lettre d'Amsterdam appelle le baron, prit un logement chez un nommé Ham, qui tenait sur le port une auberge, où descendaient habituellement les capitaines de navire. Théodore, qui paraissait avoir de l'argent, se donnait pour un marchand quoiqu'il reçût nombre de lettres avec cette adresse: au baron de Savoye. Il avait avec lui cinq domestiques, qualifiés gentilshommes. Ceux-ci, valets ou chambellans, témoignaient au roi un profond respect. A tour de rôle, ils se tenaient en faction devant la porte de l'auberge et examinaient soigneusement les gens qui entraient ou qui sortaient [363].
Neuhoff avait à Amsterdam de vieilles dettes se montant à un chiffre très élevé [364]. Un marchand lui avait jadis prêté cinq mille florins. Ce commerçant était mort; les tuteurs de ses enfants avaient trouvé dans ses papiers l'obligation du baron. Apprenant par la rumeur publique que celui-ci était incognito à Amsterdam, ils essayèrent, mais en vain, de le découvrir. Théodore avait bien un appartement chez l'aubergiste Ham, seulement il n'y couchait jamais. Prétextant des voyages, il logeait pendant quelques jours à une extrémité de la ville, pendant une autre semaine, il gîtait dans un quartier tout à fait opposé; il était introuvable. Les créanciers s'adressèrent à un «malheureux fainéant», nommé Van Hochum, qui rôdait à travers les rues. Ils lui donnèrent le signalement exact de leur débiteur. Ils vêtirent «superbement» le mendiant et le lâchèrent après lui avoir promis cent ducats, s'il parvenait à découvrir Neuhoff et à le faire arrêter.
Déguisé en seigneur, Van Hochum était méconnaissable. Il se mit à parcourir la ville, furetant dans les estaminets et dans les auberges. Il apprit bientôt que Théodore logeait, pour l'instant, au cabaret du Cerf rouge. Le coquin l'y trouva et le reconnut; mais, voulant s'assurer de son identité, il s'insinua auprès de lui et se mit à lui débiter toutes sortes de fables.
Le roi se tenait sur la réserve; il ne s'était pas nommé. Cependant «il goba» toutes les histoires du traître. Celui-ci—un homme retors—employa un moyen infaillible pour faire jaser le baron: il lui proposa de l'argent. Il désirait, dit-il, obtenir un brevet de capitaine, en échange duquel il remettrait quatre-vingt mille florins comme garantie de sa bonne conduite.
Une pareille proposition impressionna Neuhoff. Sa prudence s'effaça devant la perspective de la forte somme. Il déclara ses noms, titres et qualités et dit qu'il était disposé à délivrer le brevet en question revêtu de son sceau royal. Le mendiant, certain de tenir son homme, revint le lendemain au Cerf rouge. Il arriva hors d'haleine et se précipita tout essoufflé dans la chambre du roi en criant: «Sauvez-moi; je suis perdu; cachez-moi. Les archers sont à mes trousses!» Effectivement, la police le suivait; c'était lui qui l'avait fait venir. Van Hochum feignit de mettre l'épée à la main pour se défendre. Les archers, sans s'occuper de lui, allèrent directement à Théodore, et le chef, lui mettant la main sur l'épaule, lui déclara qu'il l'arrêtait pour dettes. Durant toute la journée, le malheureux souverain fut gardé à vue par un bode, sorte d'huissier. Le lendemain, on transféra le prisonnier dans un autre cabaret situé près de l'Église Neuve, dans lequel on mettait ceux qu'on tenait en arrêt civil. Cela se passait le 17 avril.
Cette arrestation fit quelque bruit. Le triste sort du roi de Corse excita «la compassion de tous les honnêtes gens». Plusieurs personnes de qualité vinrent le voir.
Il reçut les visiteurs avec dignité, mais «très laconiquement». On le trouva bel homme; il était haut de cinq pieds et demi, fort, d'une carrure toute germanique; il avait l'air hardi en même temps que spirituel. Il parlait couramment sept langues [365].
Dans sa détresse, Théodore écrivit au marquis de Saint-Gill, ambassadeur d'Espagne à La Haye. Il offrait de céder au roi des Deux-Siciles tous ses droits sur la Corse aux conditions suivantes:
«1o Sa Majesté Catholique lui donnera quelque commandement dans les troupes espagnoles destinées contre les Africains;
«2o Le marquis de Saint-Gill engagera le consul résident d'Espagne, à Amsterdam, à le cautionner, lui, baron de Neuhoff, pour la somme de trois mille pistoles».
Il demandait à l'ambassadeur d'envoyer sans délai un exprès à Madrid pour porter ses propositions et de lui accorder asile dans l'hôtel d'Espagne, à La Haye, jusqu'à la réponse. Cette lettre, datée du 19 avril, surprit M. de Saint-Gill; il hésita un instant sur le parti qu'il devait prendre. Il se décida enfin à répondre au baron qu'il ne pouvait rien faire pour lui. [366]
Le prisonnier allait être transféré à la maison de ville, lorsque plusieurs personnes, émues de voir ce misérable monarque traîné en cachot, se concertèrent pour le tirer de ce fâcheux pas.
S'il n'y avait eu que les cinq mille florins réclamés par les héritiers du marchand, les bonnes âmes auraient pu garantir cette somme. Mais, dès que l'arrestation du baron fut connue, une nuée de créanciers surgit. Il en vint de tous les côtés, qui prirent arrêt contre lui, si bien qu'il se trouva écroué pour une somme de dix-huit à vingt mille florins. Les amis du prisonnier ne se découragèrent pas; ils tinrent plusieurs conférences. Ils décidèrent, dans un superbe accord, de désintéresser les créanciers du roi pour obtenir son élargissement, et ils allaient compter l'argent lorsqu'arrivèrent de nouveaux créanciers. Un mardi, à cinq heures trois quarts, on obtint un nouvel écrou contre Théodore pour cinq cents livres sterling, le lendemain un autre pour six cents florins. Décidément ils étaient trop. Malgré leur bonne volonté, les amis charitables durent renoncer à leur projet, parce que, nous dit-on, ils s'aperçurent que «c'était la mer à boire» [367].
Un mercredi matin, à huit heures et demie, l'infortuné baron fut mis dans la prison de la maison de ville, où l'on incarcérait les débiteurs récalcitrants. On le logea dans une cellule séparée et on le traîta avec égard. Le nombre de ses dettes laissait supposer qu'il resterait longtemps sous les verrous [368].
Van Hochum ne s'était pas contenté des cent ducats stipulés par les héritiers du marchand; il avait écrit au Sénat de Gênes pour l'informer de la détention de Théodore et demander la récompense promise [369]. Il est vraisemblable de croire que la république fit la sourde oreille.
On s'attendait à voir les Génois réclamer impérieusement le prisonnier aux États Généraux. La question était de savoir si leurs Hautes Puissances feraient droit à cette requête.
Théodore était un personnage encombrant pour le gouvernement hollandais. Celui-ci répugnait à l'idée de le livrer entre les mains de ses ennemis. D'un autre côté, il ne voulait pas froisser ouvertement les Génois. Aussi disait-on que les autorités ne feraient rien pour empêcher son évasion. Les gazetiers reçurent l'ordre de ne pas parler de Neuhoff dans leurs feuilles. Plusieurs membres du gouvernement allèrent jusqu'à dire que le roi de Corse ne se trouvait pas en Hollande [370].
La nouvelle de l'arrestation du roi fut apportée dans l'île par le comte Antoine Colonna et Jean-Baptiste Sinibaldi. Ces deux individus qui se donnaient, l'un, le titre de colonel d'infanterie, l'autre, celui de capitaine dans le régiment des gardes corses de Théodore, s'étaient embarqués à Nice sur une felouque. Arrivés à Aléria, ils se rendirent au milieu des rebelles campés devant Bastia. La nouvelle fut accueillie avec consternation, car Neuhoff n'avait jamais eu plus de popularité parmi les Corses que depuis son départ. Colonna et Sinibaldi apportaient, dit-on, à Orticoni et à Paoli des lettres de Théodore leur racontant son aventure.
On apprit dans Bastia l'emprisonnement du roi. Le gouverneur génois, Rivarola, essaya d'en tirer parti. La situation devenait de plus en plus précaire. Il était impossible de se ravitailler et on devait faire venir de Gênes toutes les provisions nécessaires. Rivarola fit faire du haut des remparts une proclamation promettant aux rebelles un pardon général. Il leur proposa d'envoyer des députés pour discuter les conditions de la paix basée sur la convention passée avec l'empereur. Les mécontents écoutèrent en silence. Pendant un instant, ils se recueillirent, laissant au héraut le temps d'espérer une réponse favorable. Subitement, un immense cri retentit: «Vive le roi Théodore notre père!» Puis, ils firent dire au gouverneur qu'ils espéraient toujours en leur souverain et que si celui-ci ne se trouvait plus en état de les aider, quelqu'un des siens viendrait sûrement les secourir. Ils appuyèrent cette réponse d'une fusillade nourrie qui dura trois heures. L'alarme se répandit dans Bastia; on organisa la résistance. Finalement, les Corses firent prisonniers sept ou huit malheureux Génois qui se trouvaient dans un poste avancé [371].
La joie fut grande à Gênes lorsqu'on apprit l'incarcération du roi de Corse. Si les magistrats ne l'avaient empêché, les particuliers auraient illuminé. Mais, comme dit un journal, ce n'eût été que des «feux de paille» [372]. En effet, on apprit bientôt l'élargissement de Théodore. A Gênes, on voulait absolument que ce fût l'ambassadeur d'Espagne, à La Haye, qui l'eût fait mettre en liberté. On disait que si officiellement il avait déclaré ne pouvoir accorder sa protection au baron, il se serait entremis secrètement en sa faveur [373]. Les Génois voyaient des conspirations partout. Cette fois-ci, la protestation officielle disait vrai. Théodore, pour l'instant, semblait avoir renoncé aux intrigues politiques; il allait faire de sa royauté une vaste entreprise commerciale [374].
Il avait pour ami, à Amsterdam, le sieur Lucas Boon, député aux États pour la province de Gueldre, négociant, adonné à l'alchimie, intrigant, âpre aux affaires et parfaitement fait pour s'entendre avec le petit-fils du drapier de Liège.
Lucas Boon alla plusieurs fois à la prison rendre visite au roi. Celui-ci parla de son royaume et éblouit le marchand en énumérant toutes les richesses qu'on pourrait tirer d'un pays neuf et fertile. Boon se mit en rapport avec les sieurs César Tronchin, Daniel Dedieu, ancien président des Échevins d'Amsterdam et un autre négociant nommé Neufville. Le député alchimiste leur insinua que Théodore serait en mesure de chasser les Génois de la Corse s'il trouvait quelque argent pour acheter des munitions. Le baron s'engagerait à rendre les sommes qui lui seraient avancées en fournissant de l'huile d'excellente qualité et calculée à très bas prix. Boon déclara que cette marchandise était abondante en Corse. L'île appartenait presqu'entièrement au roi et les Génois étaient impuissants à lui ravir ses possessions.
Ces marchands, pour la plupart israélites, furent séduits par la perspective de bénéfices considérables. Le prix de l'huile fut débattu et l'affaire conclue. Tronchin, Dedieu, Neufville et Boon s'associèrent pour commanditer Théodore. Il s'agissait d'une somme assez considérable. Boon, qui avant tout était un homme d'affaires, loin d'avoir fourni sa quote-part dans l'association, aurait retenu une commission sur l'argent avancé au roi. Il fut entendu qu'on organiserait, sans retard, l'expédition destinée à porter les armes et les munitions en Corse en échange de l'huile. Boon se fit charger de la correspondance à laquelle l'expédition donnerait lieu [375].
D'après une lettre d'Amsterdam plusieurs personnes s'étaient mises en mouvement pour obtenir l'élargissement du roi. Le comte de Golowkin, ministre de Russie à La Haye, pendant un séjour qu'il fit à Amsterdam, eut plusieurs conférences avec Dedieu, qui avait représenté la Hollande en Russie. Ces deux personnages auraient contribué, par leurs démarches, à la mise en liberté de Théodore. Les créanciers durent se contenter d'une «caution juratoire», c'est-à-dire de la promesse faite sous serment par leur débiteur de les payer dès qu'il le pourrait. Le baron aurait, à cet effet, élu domicile à Amsterdam. Ces dispositions regardaient les créanciers étrangers. Quant à ceux de Hollande, il paraîtrait que l'arrêt, qu'ils avaient obtenu contre Théodore, n'était pas dans les formes voulues. Ils durent, dans ces conditions, renoncer aux poursuites. D'ailleurs, il ne niait aucune dette. Il demandait seulement du temps pour s'acquitter [376].
Il est probable que Théodore paya, avec l'argent mis à sa disposition par les marchands, quelques-uns de ses créanciers les plus impatients. Il fut cité devant la chambre des Échevins. Ayant toujours le sentiment—on pourrait dire la folie—des grandeurs, il demanda à comparaître avec son chapeau, son épée, sa canne et ses gants. Cette satisfaction lui ayant été accordée, il arriva à l'audience et se tint debout. Le tribunal se leva et resta debout également. Jamais les magistrats n'avaient agi ainsi. Le cas n'était pas banal: les échevins voyant rarement un souverain comparaître devant eux. On déféra le serment à Théodore. Il jura de régler ses dettes dès qu'il se trouverait en état de le faire. Cette promesse enregistrée et toutes les formalités accomplies, il se retira.
Une foule énorme s'était amassée devant la maison de ville pour voir un homme, dont le nom avait fait tant de bruit dans le monde. On l'attendait à la sortie principale. La curiosité populaire fut déçue, car, suivant son habitude, il se déroba par une porte de derrière. Un carrosse l'attendait; il y monta et disparut. Il alla se reposer chez ses amis, sans doute dans la maison de campagne de Daniel Dedieu [377].
III
Il faut croire que la défense qui avait été faite aux gazetiers de parler de Théodore n'était pas bien sérieuse. Les feuilles continuèrent à mentionner ses hauts faits; seulement, le ton avait changé. Au mépris et à l'ironie, avec lesquels ils avaient flétri le départ de Corse, succédaient des termes flatteurs. Les notes insérées dans les journaux prenaient un air de réclame. Les commerçants, commanditaires du roi, savaient que le concours de la presse est chose indispensable quand on lance une affaire. Ils s'étaient arrangés de façon à l'avoir.
Lucas Boon fréta, à Flessingue, un petit bâtiment nommé La Demoiselle Agathe, commandé par le capitaine Gustave Barentz et portant onze hommes. Le navire vint à l'île du Texel pour faire son chargement. Le négociant fit embarquer deux canons en fer, quelques barils de poudre, de l'acier, du plomb, des barres de fer, une caisse de papier à écrire, de l'amidon, des fusils, des mousquets, des pistolets, des trompettes, des étoffes, des souliers «et autres bagatelles en petite quantité» [378].
Au mois de mai, Théodore prit à son service, comme secrétaire, un anglais natif de Guernesey, appelé Denis Richard. C'était un garçon d'esprit et très capable. Neuhoff avait également engagé un nommé Giraud, dit Keverberg, fils d'un capitaine de dragons hollandais.
Le 26 juin, Denis Richard et Keverberg reçurent l'ordre de se rendre au Helder, petite ville située à une lieue environ de l'île du Texel. Là ils devaient descendre à l'auberge «les armes d'Amsterdam» et attendre un personnage, qui leur donnerait de nouveaux ordres. Tronchin avait bien recommandé aux deux employés de ne pas trahir l'incognito de Sa Majesté, qui désirait passer pour un gentilhomme nommé Villeneuve. Richard et Keverberg arrivèrent au Helder le 27 juin, vers midi. Le même jour, à trois heures, une chaise de poste amena le personnage annoncé. Celui-ci descendit à l'auberge et fit demander Richard et Keverberg. Ils se rendirent dans sa chambre. Après les salutations, l'individu, qui était Lucas Boon, remit aux deux secrétaires une lettre de Tronchin leur ordonnant de suivre ponctuellement toutes les instructions qui leur seraient données. Boon et Keverberg s'embarquèrent pour le Texel; ils trouvèrent le navire en rade, prêt à mettre à la voile au premier vent favorable.
Mais Lucas Boon était fort «tribulé», car il vit beaucoup de gens étrangers à la mine suspecte. Il écrivit sur le champ à Théodore qu'il ne serait pas prudent pour lui de venir s'embarquer au Texel. Il l'engagea à se rendre à Wyk-aan-Zée, à douze lieues de l'île; là il prendrait une barque de pêcheur pour le conduire en mer où il trouverait le navire. La Demoiselle Agathe devait arborer au grand mât une flamme aux couleurs anglaises. Il lui envoyait un pavillon pareil pour la barque. Keverberg, chargé de la commission, partit en chaise. Il se rendit chez Daniel Dedieu, où il prit Sa Majesté. Le 29 juin, à l'aube, Boon et Richard s'embarquèrent. A neuf heures du matin, on leva l'ancre pour aller en mer à la rencontre de la barque portant Théodore. Un vent violent se mit à souffler. Le pilote déclara qu'il ne pouvait pas diriger le navire dans la direction de Wyk-aan-Zée. Il fallait ou gagner la haute mer ou rentrer au Texel. Boon donna l'ordre de revenir. Aussitôt le navire ancré au port—vers midi—le négociant partit en poste pour courir à la recherche de Théodore. Il arriva à Wyk-aan-Zée, où il apprit que le seigneur et son secrétaire avaient pris une barque et qu'ils étaient en mer depuis le matin.
Théodore et Keverberg avaient navigué toute la journée à la recherche de La Demoiselle Agathe. La nuit était venue: le patron décida qu'on irait au Texel. A onze heures du soir, la barque arriva et Sa Majesté s'embarqua sur La Demoiselle Agathe.
Pendant ce temps là, Boon, très marri, cherchait Neuhoff. Il revint au Texel, le 30, vers neuf heures du matin et éprouva une grande joie en voyant le roi installé à bord.
A quatre heures de l'après-midi, La Demoiselle Agathe mit à la voile [379].
Maître Gustave Barentz commandait pour la première fois un bâtiment. A son inexpérience, il joignait, paraît-il, un «jugement très limité» et n'avait «aucune pénétration». Il ne se doutait pas qu'il avait le roi de Corse comme passager. Boon lui avait dit que le monsieur embarqué était un certain Bookmann associé du sieur Evers, négociant à Livourne [380]. Keverberg passait pour inspecteur des magasins et Richard pour le secrétaire général de l'entreprise commerciale. Le capitaine crut facilement toutes ces histoires. Du reste, le navire avait été officiellement frété pour Livourne.
A neuf heures du soir, quand le navire fut en pleine mer, Lucas Boon débarqua, en recommandant à Barentz d'avoir le plus grand soin du monsieur. Il ajouta que celui-ci lui donnerait en route une lettre contenant de nouvelles instructions [381].
Le 13 juillet, en arrivant devant les îles Berlenga, sur la côte de Portugal, Théodore remit à Barentz une lettre dans laquelle Lucas Boon dévoilait la véritable identité du soi-disant Bookmann. Le bon capitaine fut très surpris et la pensée d'avoir à son bord un si grand personnage «lui causa une grande admiration». Le baron lui ordonna de relâcher à Lisbonne. Le 15 juillet, à onze heures du matin, La Demoiselle Agathe mouilla devant Belem. Dans l'après-midi, sur les quatre heures, le bateau de la santé arriva. Tous les hommes du bord furent passés en revue. Théodore, qui n'aimait pas beaucoup à se montrer, était resté dans sa cabine. Les inspecteurs demandèrent ce qu'était devenu le passager qui manquait à l'appel. On leur répondit que le marchand se trouvait incommodé par la goutte. Ils exigèrent qu'il montât sur le pont. Le baron arriva, soutenu par Richard et Keverberg, feignant une grande difficulté à marcher. Il portait une robe de chambre en soie indienne, qui laissait voir une chemise garnie; aux pieds il avait des pantoufles de maroquin et son bonnet blanc était recouvert d'un chapeau en castor. On le trouva bien élégant pour un malade. A sa mine florissante, le médecin le déclara en parfaite santé. Tout cela sembla louche. Le bruit se répandit qu'un grand personnage se trouvait à bord de La Demoiselle Agathe, et on ne tarda pas à savoir que c'était le roi de Corse. On donnait de lui ce signalement: «un homme de haute stature, bien fait, âgé d'environ cinquante ans, d'une prestance superbe, avec le visage blanc et arrondi» [382].
La renommée, qui s'attachait à ses pas, l'inquiétait, car il avait toujours peur d'être assassiné par quelque émissaire des Génois ou, tout au moins, de voir surgir un créancier hargneux; aussi se tenait-il dans sa cabine.
Lucas Boon avait aussi recommandé Théodore sous le faux nom de Bookmann à ses correspondants de Lisbonne, les sieurs Bruyn Vernais et Cloots, marchands droguistes, qui devaient compléter la cargaison [383].
Le roi était agité d'une perpétuelle frayeur. Le vendredi 19 juillet, il envoya Keverberg chez le résident de Hollande, Van Sil, qui était très lié avec le père du jeune homme. Celui-ci fut reçu à bras ouverts. Suivant les instructions de Neuhoff, il dit qu'il se rendait en Italie, en France et en Allemagne avec deux gentilshommes, ses amis, venus avec lui de Hollande. Ses camarades ne connaissant pas le Portugal, se tenaient à bord du bâtiment, qui les avait amenés tous les trois. Van Sil invita Keverberg à venir passer quelques jours dans sa maison de campagne de la baie Sainte-Catherine avec ses compagnons.
Cette invitation causa une grande joie à Neuhoff, car il la désirait. Il se rendit chez Van Sil sous le nom de baron Kepre. Ce pseudonyme ne donna pas le change au résident hollandais; il savait parfaitement quel était l'individu qu'il recevait, mais il feignit de l'ignorer [384].
Richard, trouvant que tout cela était louche, était resté à bord sous le prétexte que son «humeur était plus disposée pour le cabinet que pour des agitations incessables». Cet anglais était un sage.
Keverberg faisait la navette entre la baie Sainte-Catherine et Lisbonne pour savoir ce qui se passait sur le navire. Il accomplissait ses messages à cheval. On ne voyait que lui, courant tous les jours: cela fit jaser en ville. Dans ses courses, il rencontra quatorze déserteurs de l'armée espagnole. Il les embaucha facilement, sans leur dire toutefois qu'ils auraient l'honneur de servir le roi de Corse allant reconquérir son royaume. Ils s'embarquèrent le lundi 22 juillet, amenant un enfant avec eux. Théodore fut très satisfait.
Keverberg avait, pendant la traversée, rempli l'office de cuisinier. Mais Neuhoff trouvant que sa cuisine était mauvaise, engagea comme maître-coq un provençal, nommé Joseph Paris, aux appointements de deux monnaies d'or par mois. Le 25 juillet, dans la matinée, le nouveau cuisinier vint à bord. Il avait grand air: il portait une veste écarlate, l'épée au côté et une perruque à queue.
On avait embarqué sur le navire des épiceries, du café, du chocolat, deux caisses contenant cent trente canons de fusil, une grande bouteille d'eau forte et trente-six seringues [385].
Théodore ayant appris que Viganego, le consul de Gênes, avait eu une longue conférence avec son collègue anglais, fut consterné.
Viganego avait non seulement conféré avec le représentant d'Angleterre, mais encore avec le baron d'Albreet, résident impérial. Puis, il avait envoyé un certain Pisarello avec deux camarades, comme espions, à bord de La Demoiselle Agathe. Mais ils ne purent rien voir, car toutes les ouvertures étaient soigneusement closes. Ils aperçurent seulement, derrière une vitre, la tête d'un homme, qui semblait en faction. Les traîtres génois s'étaient, en outre, mis en rapport avec les deux autres passagers—Richard et Keverberg sans doute—et les entraînèrent à l'estaminet pour essayer de les faire parler et voir s'il n'y aurait pas moyen de faire «un bon coup». Ils virent embarquer les quatorze déserteurs; mais, malgré leur bonne volonté, ils ne firent rien d'utile [386].
Théodore avait ordonné au capitaine de croiser devant la baie Sainte-Catherine et de venir le chercher avec une garde sûre et bien armée. Le soir, au souper, il déclara à Van Sil qu'il était le roi Théodore Ier, souverain de la Corse. Le résident, qui savait parfaitement à quoi s'en tenir, simula la stupéfaction et se confondit en marques de respect [387].
Neuhoff dit au résident qu'il ne comprenait pas pourquoi les Génois s'acharnaient contre lui et en voulaient à son existence. Il n'avait rien fait de mal. Appelé par les Corses, il ne s'était livré à aucune sollicitation pour obtenir la couronne. Il avait pour mission de les secourir dans leur détresse; il ne saurait manquer à ce devoir de charité. Il se proposait d'ouvrir l'île au commerce étranger et d'accorder la liberté de conscience [388].
Le 27 juillet, à deux heures après-midi, Neuhoff se rendit à bord de son navire, accompagné par son escorte et par Van Sil, à qui il offrit des rafraîchissements dans sa cabine. Les adieux furent solennels. A quatre heures, La Demoiselle Agathe leva l'ancre et tira des salves [389].
Des sbires, régulièrement requis, se rendirent au port pour saisir le navire; ils arrivèrent trop tard. La Demoiselle Agathe voguait, toutes voiles dehors, vers la haute mer. Le bruit courut qu'un passager avait débarqué et était parti mystérieusement vers l'Espagne. On crut que c'était Théodore [390]. Mais le roi se trouvait réellement sur le bâtiment.
De Lisbonne en Méditerranée, la traversée eut lieu sans encombre. La mer était calme; le bateau naviguait lentement. Pour passer le temps, le baron rassembla ses gens sur le pont; il déclara aux déserteurs qu'il était roi de la Corse et leur demanda s'ils consentaient à le servir. «Oui! oui!» répondirent-ils. Il leur fit donner à chacun une chemise, une paire de bas et des souliers. Les soldats se montrèrent très satisfaits de cette largesse.
Neuhoff ordonna à Barentz de mettre le cap sur la Corse; il lui remit une carte scellée de ses armes, en lui disant de méditer sur la manière la plus convenable d'aborder. Le capitaine fut très embarrassé; il ne savait pas où se trouvait l'île. Il dut confesser son ignorance au pilote et lui dévoiler les projets. Le marin eut un mouvement de surprise et de «dégoût». Bien que plus âgé et plus brave que Barentz, il fit valoir les difficultés que présentait l'entreprise. Il avoua que lui, non plus, ne connaissait pas les ports de la Corse, et jugeait que le navire n'était pas suffisamment armé pour se défendre contre les Génois, en cas d'attaque. Théodore intervint et, à force de belles paroles et de promesses, il endormit les craintes du pilote. Il fit confectionner des cocardes, dont il gratifia son état-major. Il fit faire également deux paires de baguettes, une pour Keverberg, l'autre pour Richard. Ce dernier, selon le roi, était un honnête homme, très apte au commerce et aux finances; il connaissait plusieurs langues. Cela était parfait, mais il fallait qu'il devînt un guerrier; tout irait bien alors. Sur l'ordre du roi, on tailla dans des toiles un pavillon de Corse, qui fut hissé à la poupe du navire. Pendant une demi-heure, l'étendard royal flotta au vent, tandis que Sa Majesté se promenait sur le pont, remplie «de gloire et de contentement», distribuant des emplois à chacun. Théodore jugea bon de ne pas continuer cette scène trop longtemps. Sa vanité satisfaite, il reprit ses habitudes de prudence, fit descendre le drapeau et rentra dans sa cabine.
Le 3 août, un bâtiment suédois parut. On lui demanda des nouvelles. Il signala la présence de trois barques qui, selon toute probabilité, étaient montées par des Maures et qui lui avaient donné la chasse. Le 6, à l'aube, par un temps calme, La Demoiselle Agathe était en vue d'Oran. A neuf heures, le capitaine aperçut sous le vent, trois barques et une galère. Certainement c'étaient les Maures. Comme cette flotille cinglait vers le navire et qu'on ne pouvait pas fuir, Barentz jugea inutile de virer de bord. Il fit arborer le pavillon anglais et cacher les soldats à fond de cale. Soudain, La Demoiselle Agathe essuya un coup de canon à boulet et les quatre navires hissèrent le pavillon espagnol. Le bâtiment de Théodore amena ses voiles et Barentz dut aller à bord de la galère pour montrer ses papiers. Pendant ce temps-là, Théodore avait fait retirer le pavillon anglais et mettre, à sa place, celui de Hollande. Cela parut très louche. Le commandant de la flotille envoya des hommes armés à bord de La Demoiselle Agathe pour opérer une perquisition. Les caisses de fusils furent découvertes; on cria: «Des armes! Des armes!» Le navire hollandais fut envahi; des sentinelles, sabre en main, montèrent la garde sur le pont. Il s'ensuivit un grand tumulte; les gens de Théodore se crurent entourés par les «barbares»; les Espagnols injurièrent tout l'équipage. Le roi avait cet air d'autorité, qu'il savait prendre dans les grandes circonstances, ce qui ne l'empêcha pas d'être insulté comme le dernier des matelots. L'arrogance des Espagnols le fit entrer dans une grande fureur. Malgré le passeport hollandais, dont le capitaine était muni, La Demoiselle Agathe fut conduite à Oran, où on arriva le 7 août à 6 heures du matin. Pendant toute la traversée, Sa Majesté n'avait pas décoléré.
Théodore écrivit au marquis de Vallejo, gouverneur général, pour lui dire qui il était, en lui demandant le secret, aide et assistance [391].
Dans la crainte de voir certaines puissances favoriser les Maures à son détriment, le gouvernement espagnol faisait exercer une surveillance étroite sur les côtes d'Afrique et imposait la visite aux bâtiments suspects de porter des armes ou des munitions. Le fait d'avoir tiré à boulet sur La Demoiselle Agathe, sans aucun avertissement préalable, et avant même que le bateau hollandais eût fait mine de résister, constituait un acte d'hostilité grave. Le gouverneur le reconnut, mais il n'en déclara pas moins le navire de bonne prise. Il envoya un détachement de grenadiers avec leurs officiers pour garder La Demoiselle Agathe, après y avoir fait mettre les scellés. L'équipage et les quatorze soldats, qui étaient restés à fond de cale pendant vingt-quatre heures, sans boire ni manger, furent conduits au château Saint-Jacques.
Je n'aurai garde d'omettre ce détail que je trouve dans le journal de voyage; il dépeint bien le personnage. «La grandeur d'esprit de Monsieur Théodore était si grande qu'afin de ne pas se lever pour saluer ces officiers, il feignit avoir la goutte, se faisant mettre un coussin à terre pour appuyer sa jambe droite. Mais quand il fut habillé, apparemment il s'était oublié de la goutte, ou il se figura que ces messieurs étaient tous aveugles, vu qu'il marchait ferme et cavalièrement».
Le roi se rendit chez le marquis de Vallejo, qui le reçut fort civilement. Le gouverneur lui dit qu'il allait envoyer sans tarder un courrier à Madrid pour demander des instructions. Il poussa la complaisance jusqu'à écrire sa lettre devant Théodore. Celui-ci donna quatre-vingts sequins à l'émissaire pour qu'il partît sur le champ. En attendant la réponse de la Cour, Vallejo se voyait contraint de loger Sa Majesté au château Saint-Charles. Le gouverneur entoura cette déclaration des plus grandes honnêtetés. Il fit venir son cheval afin que Neuhoff se rendît le plus commodément possible à la résidence qui lui était assignée. Puis, il recommanda à Don André Villalonga, gouverneur du château, de traiter son hôte avec toute «la splendeur» et les égards possibles. Le soir même, Richard, Keverberg et le cuisinier rejoignaient le monarque en prison. La Demoiselle Agathe fut conduite à Marsa, où on lui enleva son gouvernail et ses voiles.
La détention fut douce; Vallejo et Théodore se comblèrent de politesses. Le gouverneur avait demandé à son prisonnier s'il ne possédait pas, à bord de son navire, quelques bouteilles de vin du Rhin. Le roi répondit qu'il en avait sept. Il les fit prendre avec quelques autres flacons, des confitures et des épices et envoya le tout à Son Excellence. Le gouverneur s'émerveilla de cette générosité; mais il eut des scrupules: le fait d'accepter des présents d'un détenu n'était pas très correct. Il prit seulement une bouteille de vin du Rhin et renvoya le reste à Théodore. Il y joignit douze flacons de Malaga, de Malvoisie et de Bourgogne et un billet aimable.
Quand on célébrait la messe au château, Théodore prenait, à la chapelle, la droite du gouverneur. Richard et Keverberg étaient protestants; mais ce dernier, très accommodant, allait également à l'office pour faire la cour à son maître. Richard était intransigeant; pour un empire, il n'aurait mis les pieds dans une église catholique. Il trouva la faiblesse de son ami très coupable et le lui dit. Du reste, il s'étonnait que Neuhoff allât à la messe, car, d'après les conversations qu'il avait eues avec lui, il le croyait aussi éloigné de la religion romaine que «l'est le ciel de la terre» [392]. Pourtant Théodore, en arrivant en Corse, s'était posé comme catholique; on a même été jusqu'à dire, nous l'avons vu, qu'il entendait trois messes par jour. Il n'était donc pas à une messe près. En tous cas, il ne se laissa jamais embarrasser par aucun principe religieux, de quelque confession que ce fût. Il ne faut voir dans les pratiques pieuses du baron au château Saint-Charles qu'un peu de cette hypocrisie qu'il savait manier à merveille.
Malgré toutes les prévenances dont on l'entourait, Théodore n'était pas rassuré. Il craignait que la cour de Madrid, circonvenue par les Génois, ne le fît rester en prison ou amener sous escorte à Madrid. Il n'en fut rien heureusement.
Le 17 août, au matin, la réponse du gouvernement espagnol arriva. Vallejo avait ordre de remettre Neuhoff en liberté avec tous ses gens, de lui rendre son bâtiment et de lui rembourser les dépenses qu'il avait faites. Le gouverneur transmit cette bonne nouvelle à son prisonnier. Celui-ci en fut si heureux qu'il donna un louis d'or au messager et qu'il distribua d'autres gratifications. Vallejo envoya de nouveau son cheval au roi. En arrivant sur le navire, il trouva tout son monde. Ses soldats avaient perdu leurs bas et leurs souliers; il leur en fit donner d'autres. Il voulut faire acheter des boulets, mais on n'en trouva pas. Le 19 août, La Demoiselle Agathe mit à la voile.
Neuhoff était très contrarié d'avoir perdu quelques jours à Oran. Il pensait que les Génois auraient eu le temps d'apprendre ses projets; ils pourraient donc empêcher son débarquement dans l'île. Il était nerveux, inquiet, ne pouvant reposer ni le jour ni la nuit. En mer, on rencontra un bâtiment anglais se rendant à Lisbonne. On lui demanda s'il avait aperçu quelque navire. L'anglais répondit non; Théodore lui fit dire de se méfier lorsqu'il se trouverait à la hauteur d'Oran. Tandis qu'il donnait ce conseil, il fit monter tous ses soldats dans les cordages et l'anglais, voyant qu'un si petit bâtiment portait autant d'hommes, fut dans une profonde admiration. Malgré ses anxiétés et ses craintes, le roi se mit à rire, car il était très satisfait d'avoir joué un bon tour.
Le 2 septembre, vers neuf heures du matin, alors que La Demoiselle Agathe devait, selon le capitaine, se trouver à seize lieues environ des côtes de Sardaigne, le baron eut une grande frayeur en apercevant une voile à l'horizon. Il crut que c'était un bâtiment génois lancé à sa poursuite. Mais, bientôt, il se remit de cette alarme car le navire arbora le pavillon suédois. Théodore dit à ses deux acolytes: «Voilà une belle opportunité pour me sauver». Et, de suite, il prit ses mesures pour mettre ce projet à exécution. Il ordonna à Keverberg de le suivre, tandis que Richard resterait à bord de La Demoiselle Agathe pour aller en Corse débarquer les munitions. Neuhoff déclara à ses gens que, lui absent, ce leur serait plus facile. On se rapprocha donc du navire suédois, qui s'appelait Le Grand Christophe, commandé par le capitaine Jonas Hee Kerhoet. Ce bâtiment avait pris un chargement de sel à Cagliari à destination de Stockholm. Barentz demanda à son collègue quelles étaient les nouvelles de la guerre entre les Russes et les Turcs. Jonas Kerhoet répondit qu'en Sardaigne on ne parlait que du roi Théodore. On savait qu'il se trouvait à bord d'un bâtiment hollandais faisant voile vers la Corse. Des navires génois croisaient autour de l'île afin de le prendre sûrement. Barentz fit la grimace, mais il ne dévoila rien. Cette conversation encouragea Sa Majesté dans son dessein de prendre le large. Le capitaine suédois demanda, à son tour, pourquoi deux des passagers de La Demoiselle Agathe désiraient s'embarquer à son bord. On lui répondit que le navire ayant été pris par les Espagnols, et l'équipage molesté, les deux personnages voulaient interrompre leur voyage à Livourne pour aller en Angleterre et en Hollande porter leurs plaintes et obtenir réparation. Kerhoet consentit à les prendre moyennant vingt sequins et il s'engagea à les déposer dans un port d'Angleterre ou de Hollande. Après avoir écrit trois lettres pour des chefs corses, Théodore fit ses dernières recommandations à Richard en lui prodiguant les plus séduisantes promesses. Il monta sur le navire suédois avec Keverberg. Les deux bâtiments se séparèrent après s'être mutuellement salués. Le Grand Christophe mit le cap sur Gibraltar, tandis que La Demoiselle Agathe se dirigeait vers la Corse [393].
La fuite du baron plongea Richard dans d'amères réflexions. Il les a consignées dans son journal et je les transcris ici en respectant son style: «Je m'avais depuis longtemps revêtu de patience, mais uniquement je ne faisais que me repentir d'avoir jamais vu ou connu Monsieur Théodore. Je lui fus recommandé par des amis en Hollande, qui, en même temps me firent des promesses qu'en peu de temps je ferais fortune, désignèrent sa personne pour un oracle, ce que je laisse à décider à ceux dont leur connaissance avec lui est plus vieille que la mienne qui n'est que de quatre mois. Mais le contenu de ce qui reste dit dans ce journal est assez suffisant pour convaincre à tous jugements impartiaux, que toute sa conduite dans ce voyage ne porte pas des marques d'un esprit judicieux» [394].
Richard ne fut pas le seul à qui le départ du roi causa un désappointement; le capitaine se trouva dans un cruel embarras. Malgré tout, on poursuivit le voyage. Le 6 septembre, à midi, on aperçut la Corse et, vers le soir, La Demoiselle Agathe se trouva à quatre lieues de l'île. Le vent était favorable, le temps splendide; la nuit il y eut un beau clair de lune; aucune voile n'apparaissait à l'horizon; la route était libre. Mais le capitaine s'agitait comme un fou, il allait et venait avec le pilote, descendait dans sa cabine pour consulter la carte, que lui avait remise le roi, puis il remontait sur le pont, se frappant la poitrine en s'écriant qu'il n'était jamais venu en Corse, qu'il n'avait presque pas entendu parler de cette île et qu'il n'en connaissait ni les ports, ni les atterrages. Il risquait donc de perdre son navire et d'exposer sa vie et celle de ses matelots. Le pilote, «qui était un vieux renard», dit qu'il avait prévu tout cela dès le début de l'expédition. Pour l'instant, il n'y avait qu'à choisir entre deux partis: aller en Corse, ou prendre la mer dans la direction de Livourne. Maître Barentz se mit alors à récriminer contre Lucas Boon. La nuit approchant, on remit la solution au lendemain. Le soir, au souper, le capitaine demanda à Richard quel était son avis. Le secrétaire de Théodore partit d'un éclat de rire, «mais en vérité, dit-il, c'était une risée plus pleine de chagrin que celle de Démocrite». Barentz trouva qu'il n'y avait rien de risible dans la situation et que cette gaîté n'était pas le fait d'un homme spirituel. «Non, non, mon ami, répliqua Richard, ce n'est pas à présent que le bon esprit est capable de raccommoder les inadvertances que l'on a ci-devant commises; et je ris parce que de la première heure, depuis notre départ de Lisbonne, j'ai prévu que nous entrerions autant dans l'île que d'aller à Constantinople». Et il ajouta qu'il était absolument convaincu que Théodore n'avait jamais eu l'intention d'aller en Corse. Le commandant se contenta de répondre: «Le temps nous apprendra autrement».
Le lendemain, le brouillard cachait l'île. Le capitaine déclara que la brume l'empêchait d'atterrir. Dans l'après-midi, on aperçut deux barques génoises; Barentz fut consterné. Il voyait déjà son navire coulé, ses hommes et lui capturés et livrés au supplice. Voulant faire disparaître toute trace du passage de Théodore, il fit rassembler les objets compromettants: le pavillon de Corse, les cocardes, la carte scellée aux armes royales, la bouteille d'eau forte et les seringues. Il enferma toutes ces pièces à conviction dans un sac attaché par un boulet et ordonna de le jeter à la mer à la première alerte. Il fit jurer à son équipage et aux soldats de garder le secret et déclara qu'il ne se défendrait pas. Le 10, une troisième barque vint se joindre aux deux autres. Le capitaine affolé, s'écria: «Pour Livourne! je ne veux pas être dupé par tous les messieurs Boon et les autres». Il fit prendre aussitôt la direction de l'Italie; les bâtiments génois suivaient. Le 12, devant l'île de Gorgona, on les perdit de vue et le 13 septembre, à huit heures du matin, La Demoiselle Agathe jeta l'ancre en rade de Livourne. Le navire fut envoyé pendant quinze jours en quarantaine. La santé s'aperçut que deux passagers manquaient et demanda des explications. Le capitaine répondit qu'ayant relâché à Oran pour prendre de l'eau, ces deux passagers étaient descendus à terre et qu'ils n'avaient plus reparu. Ils les avaient vainement attendus pendant un jour. Il se garda bien de dévoiler l'identité des deux absents, et de raconter leurs mésaventures sur les côtes africaines. Les inspecteurs, bien qu'incrédules, ne soulevèrent aucune objection. Mis au courant, le vice-consul hollandais approuva le capitaine d'avoir gardé le secret. Bookmann et Evers, les consignataires, furent de cet avis. Mais, qu'allait-on faire du bâtiment? Le capitaine eut plusieurs conférences avec les négociants. La question était de savoir si La Demoiselle Agathe irait en Corse. Barentz montrait beaucoup de répugnance à se rendre dans l'île. Un matin, il reçut de Bookmann et Evers un billet lui ordonnant d'aller le lendemain au lazaret. Là, il trouverait un individu de grande taille, habillé de noir et qui lui dirait ce mot: «C'est l'homme!». Il fut exact au rendez-vous et trouva le personnage. Celui-ci, sans se nommer, déclara être un des plus intimes confidents du «seigneur roi». L'homme dit au capitaine qu'il devait se préparer à mettre à la voile pour la Corse, qu'il n'y avait aucun danger à courir. Lui-même prendrait, avec neuf compagnons, passage sur le navire. Barentz ne fut pas convaincu. Il fit valoir les difficultés et les périls de cette entreprise. Finalement, il déclara que le projet était impraticable et qu'il fallait trouver autre chose. Il fit partager cet avis à Bookmann et Evers.
L'inconnu revint à la charge. Puisque le commandant se refusait à se rendre en Corse, il fallait fréter deux felouques et y charger les armes et les munitions. On embarquerait pendant la nuit les soldats; l'inconnu prendrait passage avec ses neuf compagnons et on mettrait à la voile pour aller reconquérir le royaume du seigneur Théodore. Richard devait faire partie de l'expédition. Le jeune homme fit mine d'accepter; mais il était bien décidé à ne pas prendre part à une nouvelle entreprise dangereuse et sans profits. La tentative en resta là. Richard et les soldats débarquèrent; La Demoiselle Agathe fut frétée pour Hambourg. Richard fut logé à l'hôtel de l'Écu de France et défrayé par Bookmann et Evers, en attendant les ordres de Lucas Boon [395].
IV
L'arrivée du navire avait fait quelque bruit à Livourne. Le Sénat de Gênes fit des démarches pour en obtenir la saisie. Wachtendonck, qui commandait les troupes impériales en Toscane, s'y refusa énergiquement parce que Livourne était un port franc. Le duc de Lorraine, en succédant au dernier des Médicis, avait confirmé cette franchise [396]. La république ne se tint pas pour battue; elle envoya une barque qui jeta l'ancre à côté de La Demoiselle Agathe, afin de voir ce qui se passait. Pour donner un semblant de satisfaction aux Génois, les autorités toscanes firent subir un interrogatoire aux matelots. La république eut la douleur d'apprendre que Théodore s'était bien embarqué sur le bâtiment, mais qu'il avait fui en pleine mer [397].
Les gens du baron se dispersèrent sans bruit après avoir reçu quelques secours des négociants; ils avaient tout intérêt à disparaître, car la ville de Livourne était remplie d'espions génois. Les soldats entrèrent au service de l'empereur [398].
Je dois ici anticiper sur les événements pour dire ce que devint Denis Richard. Confiant dans l'étoile du seigneur Théodore, alléché par ses promesses, Richard n'avait pas hésité à aller tenter fortune dans l'entreprise montée par les traitants hollandais. Ce jeune anglais était un déclassé. Instruit, intelligent, il ne lui avait manqué que la chance pour réussir. Le mauvais sort voulut qu'il rencontrât le baron sur son chemin. La désillusion était vite arrivée. Seul, sans appui à Livourne, dans un pays inconnu pour lui, il se trouvait à la merci de deux négociants qui se lasseraient peut-être de lui venir en aide. Comme il savait beaucoup de choses, que les Génois se donnaient un mal infini pour apprendre, il voulut tirer parti des documents qu'il avait eu l'habileté de garder.
Il alla donc trouver Gavi, consul de Gênes à Livourne. Il lui raconta les aventures de La Demoiselle Agathe; lui dit qu'il possédait le journal de voyage et demanda un secours en protestant de son dévouement pour la république. Gavi en référa à son gouvernement. Les Génois étaient toujours très disposés à recevoir les délations, mais ils n'entendaient pas payer cher ceux qui les apportaient. Ils commencèrent donc par faire la sourde oreille. Richard retourna chez le consul. Enfin, le 27 novembre, ne voyant rien venir, il envoya une requête au Sénat pour réclamer aide et secours. Il témoigna de son zèle pour le bien de la république, déclara en termes soumis qu'il était entièrement attaché à Leurs Sérénités. Il se disait tout disposé à servir d'espion et à communiquer au Sénat ce qu'il pourrait apprendre encore concernant Théodore [399]. Il était, en effet, resté en relations avec Bookmann et Evers, et, par eux, il se trouvait à même de connaître les secrets.
Sur ces entrefaites, Lucas Boon écrivit à ses correspondants de Livourne. Le projet d'une descente dans l'île n'était pas abandonné. Le commerçant voulait faire passer en Corse la cargaison de La Demoiselle Agathe, sous la conduite de Richard. «Vous pouvez l'assurer, disait Boon, que l'on a pris tout le soin pour son intérêt et avantage, et vu qu'il aura encore dix autres messieurs qui s'embarqueront avec lui, il peut le faire aussi sans crainte, car les autres aiment autant leur vie qu'il peut le faire à la sienne. Je vous recommande de l'assister avec tout ce qu'il aura besoin pour se préparer à faire ce voyage, mais au cas qu'il répugne à vouloir aller, alors vous ne lui donneriez aucune chose de plus, car il a convenu ici d'aller à l'île et si à présent il ne veut pas aller, nous ne sommes dans l'obligation de lui fournir aucune subsistance».
Cette lettre fut communiquée à Richard. Elle était datée d'Amsterdam le 6 décembre 1737. Il en prit une copie qu'il adressa le 25 à Gênes, en mettant en note qu'on lui avait donné quarante-huit heures pour se décider. Deux bâtiments ancrés dans le port de Livourne se tenaient à la disposition de Bookmann et Evers. Richard ajoutait qu'il était urgent de surveiller ces navires, comme toutes les barques et felouques, qui pouvaient se trouver dans le voisinage des côtes de la Corse [400].
La relation du voyage de La Demoiselle Agathe fut remise par Richard à Gavi. Le consul en envoya une copie à Gênes et une autre à Mari, gouverneur en Corse. Le Sénat fit venir Richard à Gênes. Celui-ci fut interrogé longuement, et on lui promit une belle récompense. Mais quand les inquisiteurs eurent tiré de Richard tout ce qu'ils voulaient savoir, ils se bornèrent à lui donner quelques sequins, en lui octroyant la permission de se retirer où il voudrait. Le malheureux, dupé une seconde fois, vint trouver le ministre de France et lui conta ses mésaventures. Au cours de la conversation, Campredon demanda à Richard ce que Neuhoff comptait faire des trente-six seringues embarquées sur La Demoiselle Agathe. «C'était, répondit-il, pour seringuer de l'eau-forte, dont il fait bonne provision, dans les yeux des Génois qu'on pourra surprendre, comme des sentinelles qui se trouveront par là hors de combat sans que le bruit que feraient les coups de fusil donnent l'alarme». Richard se flattait de pouvoir rendre des services en France. Il demanda un secours à Campredon. Le ministre lui remit quelque argent. Le 30 septembre 1738, Denis Richard quitta Gênes [401]. Il disparut sans qu'on ait plus jamais entendu parler de lui, comme la plupart des collaborateurs éphémères de l'aventurier.
La Demoiselle Agathe n'était pas le seul bâtiment frété par les commanditaires du roi pour porter des munitions en Corse. Le 23 juin 1737, Théodore donnait pouvoir à un de ses secrétaires, un florentin, nommé François de Agata, pour fréter un second navire [402]. Ce vaisseau était Le Yong-Rombout, capitaine Antoine Bevers. Il appartenait aux sieurs Splenter, Van Doorn et Abraham Louxissen; il portait dix-huit canons. Le nolissement était fait à raison de seize cents florins de Hollande par mois. Quatre mois d'emploi lui étaient assurés [403].
Le Yong-Rombout devait rejoindre La Demoiselle Agathe sur les côtes de la Corse. La traversée s'effectua bien. Mais, si aucun incident n'en vint marquer le cours, elle se termina d'une façon tragique. Vers le mois d'octobre, le bâtiment arriva devant l'Île-Rousse. Le capitaine croyait que ce port était en la possession des mécontents et pensait pouvoir y débarquer son chargement en toute sécurité. Il se trompait; cette ville était occupée par les Génois. Ceux-ci, toujours méfiants, s'alarmèrent; en l'espèce, ils n'avaient pas tort. Ils apprirent que Le Yong-Rombout avait été frété en Hollande par Théodore. Cela suffisait pour que tous ceux qui se trouvaient à bord fussent déclarés ennemis et traités comme tels. Les Génois parvinrent à s'emparer d'Agata et le malheureux fut pendu sans autre forme de procès. Bevers, ne voulant pas exposer son équipage et lui-même à un traitement pareil, s'empressa de prendre la mer, en remportant les munitions destinées aux rebelles. Il ne tenta même pas de débarquer sa cargaison sur un autre point. Le Yong-Rombout mit à la voile et arriva à Naples au commencement du mois de novembre [404].
L'aventure tragique du navire causa une vive émotion aux commanditaires du roi. Lucas Boon n'y comprenait rien. Le capitaine était un homme expert, connaissant parfaitement la Corse. Comment avait-il commis la faute d'aller à l'Île-Rousse, dans un port appartenant aux Génois? Ces deux expéditions, manquées coup sur coup, dérangeaient les affaires. Sa Majesté devait en être très marrie; mais les négociants comptaient bien ne pas l'abandonner. Ils la consolaient et lui promettaient leur amitié et leur dévouement [405].
Dominique Rivarola, ancien vice-consul d'Espagne à Bastia, était l'agent des Corses à Naples. A l'arrivée du navire, il engagea le capitaine Bevers à retourner en Corse pour y débarquer les armes et les munitions fournies par les commerçants hollandais, «les croupiers de Théodore», comme Pignon les appelle. Bevers répondit qu'il ferait voile pour la Corse lorsqu'il lui serait possible d'aborder à Porto-Vecchio. Rivarola écrivit aux chefs des mécontents de tenter la prise de ce port. Il envoya ses lettres par une felouque de Lipari ayant vingt-deux hommes et sur laquelle il embarqua quelques fusils, de la poudre et du plomb. L'argent nécessaire à ces achats avait été fourni par des officiers siciliens, contre la promesse faite par Rivarola de leur fournir des recrues corses. Le 7 janvier, à la hauteur de Monte-Christo, dix matelots, craignant les représailles des Génois, demandèrent à être mis à terre. La felouque arriva en Corse le 13 janvier et débarqua sa cargaison [406].
Le marquis de Puisieux, ambassadeur de France à Naples, apprenant l'arrivée du Yong-Rombout chargé de munitions pour les rebelles, et étant informé des démarches qu'on faisait auprès du capitaine pour le décider à retourner en Corse, pria le consul de Hollande, Valembergh, de venir chez lui et lui représenta qu'il devait empêcher le bâtiment d'aller porter des armes destinées à combattre la république de Gênes avec laquelle les États-Généraux n'étaient pas en guerre. Puisieux fit aussi remarquer que le roi prenait un intérêt tout particulier à la pacification de l'île et que le gouvernement hollandais ne désapprouverait certainement pas son consul d'avoir tenu compte des représentations légitimes de la France. Valembergh répondit d'une façon si évasive que Puisieux crut devoir informer Campredon de ce qui se passait. Il s'adressa également à Montalègre, ministre du roi des Deux-Siciles; celui-ci déclara que les munitions n'ayant pas été achetées dans les États de Sa Majesté sicilienne et que Louis XV n'ayant point déclaré la guerre aux Corses, il ne pouvait pas faire arrêter le bâtiment. Le ministre promit cependant de parler au consul de Hollande et de faire peur aux insulaires qui se trouvaient à Naples [407].
Adroitement et sans paraître y prendre part, Puisieux fit jeter le trouble dans l'esprit de Bevers, en lui faisant voir le danger qu'il y aurait pour lui à retourner en Corse. S'il avait eu quelque velléité d'aller débarquer son chargement dans l'île, la crainte salutaire qui lui fut inspirée devait le faire renoncer à son projet. Puisieux avait d'autant plus de raison de se méfier, qu'il apprit qu'en 1732 Théodore était venu à Naples, où il avait séjourné pendant quelque temps chez Valembergh [408].
Valentin Tadei, florentin, embarqué à bord du navire zélandais, alla trouver le marquis Grimaldi, envoyé génois à Naples, et lui dit son repentir. Il implora sa miséricorde, c'est-à-dire quelque argent pour lui permettre de s'en retourner à Pise. Il ne voulait plus se mêler, à l'avenir, des affaires du baron. Tadei remit à Grimaldi les polices de chargement, le contrat d'affrètement, le pouvoir authentique de Neuhoff et enfin le projet d'une nouvelle convention préparée par Rivarola pour le voyage éventuel du bâtiment à Porto-Vecchio [409].
Au commencement du mois de mars, Le Yong-Rombout était à Gaète. Le capitaine reçut l'ordre des commerçants hollandais de retourner en Zélande, après avoir remis son chargement à un négociant de Livourne.
Bevers vint à Naples et supplia Puisieux de lui délivrer un passeport pour remplir sa mission. L'ambassadeur s'y refusa [410].
Nous avons vu qu'au moment où Théodore fut arrêté à Amsterdam, la république de Gênes avait demandé qu'on le gardât en prison le temps suffisant pour qu'elle pût le réclamer. Les États Généraux n'avaient pas voulu donner satisfaction aux Génois. Une note insérée au mois de juin dans Le Mercure historique et politique, note paraissant émaner d'une source officieuse, expliquait les motifs pour lesquels Leurs Hautes Puissances ne pouvaient pas intervenir, malgré le désir qu'elles avaient d'être agréables à la Sérénissime République. Le baron de Neuhoff avait été emprisonné à la demande de certains particuliers. Les créanciers étaient toujours libres de faire sortir leur débiteur quand bon leur semblait. Théodore n'étant pas sujet de Gênes, le gouvernement hollandais ne pouvait au surplus prendre aucune mesure contre lui à la demande du Sénat. Du reste, les États Généraux se défendaient d'avoir favorisé ses projets en quoi que ce fût [411].
A la nouvelle de l'armement des navires La Demoiselle Agathe et Le Yong-Rombout, la république avait protesté plus vivement que jamais. Leurs Hautes Puissances répondirent en élevant des réclamations sur la façon dont les Génois avaient traité les marins hollandais des navires qu'on soupçonnait aller en Corse porter des munitions aux mécontents [412]. Contre tout droit des gens, dans le port franc de Livourne, ils s'étaient livrés à des investigations hostiles. Les États Généraux ne pouvaient pas admettre la surveillance, les délations—voire les vexations, dont leurs nationaux avaient été victimes. En agissant ainsi, les Génois portaient un grave préjudice au libre exercice du commerce. Quant à tout ce qui avait été dit sur les passagers et la cargaison de La Demoiselle Agathe, ce n'était que des fables. On ne possédait pour prouver ces racontars que des papiers sans valeur fabriqués pour les besoins de la cause. Leurs Hautes Puissances demandaient donc à la république de respecter davantage à l'avenir leurs nationaux et leur trafic [413].
Dans certains cas, les gouvernements doivent nier même les choses évidentes. Les États Généraux ne pouvaient pas avouer que Théodore avait pris passage à bord de La Demoiselle Agathe.
Van Sil crut aussi devoir se justifier de ses accointances avec Théodore, lors du passage de ce dernier à Lisbonne [414].
Qu'était devenu le baron tandis que se déroulaient ces événements? Il se tenait soigneusement caché.
Au mois d'octobre, un émissaire de Théodore arriva à Amsterdam. Il était chargé de recruter des garçons boulangers et autres artisans. Il eut plusieurs conférences avec Dedieu, mais il ne révéla pas la retraite du roi. Sa véritable mission consistait à faire prendre patience aux commanditaires de Sa Majesté. Les denrées de Corse ne devaient pas encore arriver, car on n'avait aucun bâtiment pour les expédier. Les embarquements se feraient dès qu'on aurait un navire. Le seigneur Théodore, objet d'une surveillance incessante, ne pouvait pas donner de ses nouvelles. Les secours promis par la France à la république ne l'effrayaient pas. Il avait pleine confiance en l'avenir [415].
Théodore pouvait aisément tromper ses commanditaires par un aussi grossier mensonge, car on ignorait encore à Amsterdam et sa fuite en pleine mer et l'avortement de l'expédition. Bookmann et Evers reçurent, le 5 janvier 1738, des lettres de Lucas Boon. Dans ce courrier, il y avait une missive pour Neuhoff, sous le nom de Villeneuve. On ne devait la lui remettre qu'en mains propres. Le trafiquant ignorait, comme les autres, où était passé le roi, son associé. Cependant, le mois précédent, Vernais et Cloots, les correspondants de Lucas Boon à Lisbonne, avaient écrit à Livourne que Keverberg était arrivé en leur ville et qu'on supposait que le baron s'y trouvait également. Il se cachait sans doute très soigneusement; car on n'avait pas pu découvrir sa trace. Les négociants ajoutaient qu'il faisait bien de ne pas se montrer, car plusieurs personnes étaient munies de contraintes par corps délivrées contre lui à la requête de certains créanciers hollandais [416].
Si Théodore n'écrivait pas à ses associés, il était en correspondance avec Rivarola, le plus intrigant des agents corses. Ces lettres parvenaient par l'intermédiaire de la fidèle amie, la sœur Fonseca [417].
Quant à ceux dont il n'avait plus besoin, il les abandonnait lâchement. Pour ne pas mourir de faim, Richard avait été obligé de vendre, contre quelques sequins, les secrets de l'entreprise; Agata avait été pendu; Costa, enfin, le bon et loyal serviteur, mourait misérablement à Livourne [418], dans un exil qu'il avait accepté par dévouement. Il s'éteignit sans avoir eu une pensée du souverain auquel il avait tout sacrifié.