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Théodore de Neuhoff, Roi de Corse

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CHAPITRE VI

Espions et traîtres.—L'envoyé de Gênes, Sorba et le lieutenant Guillaume.—Le chevalier de Champigny livre au gouvernement français la correspondance de sa mère.—Le docteur Spitzlaer et la police.—Sauveur Ginestra.—L'écriture de Théodore.—Son faux portrait.—Sa caricature.

Le couvent de Rome.—La sœur Fonseca.—Son enthousiasme et son dévouement.—Sa correspondance avec Bigani.—Avec Lucas Boon.—Son homme de confiance: le chevalier Saint-Martin.—Les entrevues du chevalier avec le ministre de Gênes.—Il lui communique la correspondance de la religieuse.—Il lui propose «un bon coup».—Mort de la sœur Angélique Cassandre Fonseca.

François de Lorraine.—Il veut avoir la Corse.—Un concurrent à Théodore: le comte de Beaujeu.—Ses rapports avec François.—Les instructions du duc.—La retirade.—Beaujeu meurt en prison.—Intrigues des lieutenants de François.—Mort de l'empereur Charles VI.

I

L'équipée du baron de Neuhoff avait fait surgir des bas-fonds de la société une tourbe de gens sans aveu, espions, traîtres, escrocs, aventuriers, prêts à vendre des secrets réels ou simulés, aptes aux besognes les plus répugnantes. La Sérénissime République de Gênes entrait volontiers en pourparlers avec ces agents interlopes, mais son avarice la faisait reculer au moment décisif. Très certainement, si elle eût voulu y mettre le prix, elle se serait promptement débarrassée de Théodore; elle aurait même pu l'acheter.

Le 6 septembre 1737, un sieur Guillaume, se disant lieutenant réformé, logé à la Grande-Sainte-Catherine, à Dunkerque, écrivit à Sorba. Il pensait que le ministre de Gênes, à Paris, recevrait comme «un service important» l'avis qu'il venait lui donner. Il supposait que le diplomate était un homme d'honneur, incapable de se servir de ses confidences contre lui. Donc, le hasard lui avait fait rencontrer un individu avec lequel il s'était lié. Ce personnage, qui venait de Hollande, devait passer en Corse, chargé par le baron de Neuhoff de porter aux mécontents diverses lettres et instructions. L'homme paraissait avoir la confiance de Théodore; il savait où il était [551], connaissait tous ses secrets et pouvait ainsi faire avorter ses desseins.

Guillaume avait un amour très vif pour la république; son zèle à la servir était infini. Aussi se fit-il un devoir de pousser son ami à renoncer à ses projets. Il lui démontra les dangers de l'entreprise. Les Génois, aidés par la France et par l'Empereur, feraient tôt ou tard un «mauvais parti» aux rebelles. Il pourrait se trouver englobé dans ces exécutions. Au contraire, s'il agissait loyalement, c'est-à-dire s'il remettait au Sénat tous ses papiers et fournissait à la police génoise les moyens de prendre le baron, il était certain d'avoir une honnête récompense qui le mettrait à l'abri du besoin pour le restant de ses jours. L'homme ne dit pas non, mais il déclara à Guillaume que s'il se décidait à trahir son maître, il ne lui fallait pas des promesses, mais des garanties et une somme d'argent comptant. Le lieutenant réformé avait fait rester, sous prétexte de maladie, son ami dans l'endroit où il l'avait rencontré et où il irait le rejoindre si Son Excellence entrait dans ces vues. Il demandait donc à Sorba une réponse immédiate, lui offrait ses services pour la conclusion de cette petite affaire, l'assurait, enfin, de son dévouement, qui le pousserait à négliger ses propres intérêts pendant quelques jours pour servir la république [552].

Le ministre de Gênes répondit sans tarder à Guillaume. «Il est digne, dit-il, d'un honnête homme, le conseil, que par votre obligeante lettre du 3 de ce mois, vous me faîtes l'honneur de me dire avoir donné à la personne que le hasard vous a fait connaître, chargée de papiers et de notions qui peuvent être très utiles à ma république.» Mais il avouait l'embarras où il se trouvait d'entamer à distance une négociation de cette nature. Il ne pouvait pas donner de l'argent ni même en promettre avant d'avoir vu les papiers. Si donc la personne en question voulait bien venir à Paris, on pourrait s'entendre. Le ministre donnait sa parole d'honneur à Guillaume et à son ami qu'il ferait obtenir à ce dernier une récompense. Il lui en donnerait même des «assurances réelles» quand il serait à Paris. L'ancien lieutenant devait donc engager son homme à faire le voyage. Sorba terminait en disant qu'il s'emploierait de tout son pouvoir à faire sentir à Guillaume personnellement «les effets de la reconnaissance de la république», le priant de le croire, en attendant, «avec toute la considération possible, son très humble et très obéissant serviteur» [553].

Dès la réception de la dépêche du diplomate, le lieutenant envoya, prétend-il, un exprès à Ostende où se trouvait l'homme de Théodore pour l'engager à venir conférer avec lui à Furnes. Guillaume et son ami avaient lu et relu ensemble la lettre de Sorba. A distance, il était assez difficile d'entamer une négociation «sur un pied solide», mais la réponse du ministre soulevait des objections que l'ancien lieutenant se faisait un devoir de présenter à Son Excellence. D'abord, si l'on venait à Paris, le ministre de Gênes pourrait, par l'intermédiaire du gouvernement français, qui protégeait la république [554], forcer le particulier à livrer tous ses papiers. Il risquerait même d'aller en prison et «ce serait peut-être là toute sa récompense».

En second lieu, l'homme ne pouvait pas avancer les frais du voyage, car ce serait de l'argent perdu pour lui si on ne concluait pas l'affaire. Du reste, il avait juste ce qu'il lui fallait «pour se rendre en Italie avec les équipages du duc de Lorraine, où l'on doit, dit-il, l'embarquer. Enfin, pour une dernière observation, il m'a remarqué que si une fois il vous découvrait tout ce qu'il sait après s'être ainsi livré, il serait entièrement libre à vous de le traiter de la façon dont vous le jugeriez à propos, sans qu'il eût rien à dire qu'à se plaindre à lui-même de son trop de confiance, à quoi il ajoute que votre lettre même semblait renvoyer le soin de sa récompense au corps de la république, qui peut n'être pas bien d'accord là-dessus, y ayant bien de la différence d'obliger un prince souverain et despotique qui d'ordinaire se pique de générosité ou d'avoir à faire à un nombre de personnes, qui souvent payent mal les services qu'on leur rend.»

Ces objections avaient embarrassé Guillaume; néanmoins, il avait fait observer à son ami que la parole d'honneur donnée par Sorba devait le garantir de tout acte arbitraire et violent. Mais on s'était obstiné et on exigeait non seulement des garanties, mais encore un acompte comme provision. Cet argent Sorba pouvait l'envoyer à Guillaume, qui le ferait tenir à son ami. On pourrait aussi tirer une lettre de change sur Son Excellence. En outre, le particulier n'entendait pas venir en France où il ne se trouvait pas suffisamment en sûreté. Il irait volontiers traiter l'affaire à Londres avec M. Gastaldi, l'envoyé génois. Guillaume demandait donc à Sorba de lui envoyer ses instructions par le retour du courrier, en protestant que personnellement il n'avait aucun intérêt dans l'affaire [555].

Sorba ne répondit pas à la seconde lettre. Si Guillaume et son individu n'avaient pas confiance dans la bonne foi des républicains, le ministre n'entendait pas se laisser tromper par un aigrefin. Néanmoins, il envoya cette correspondance au Sénat. Le lieutenant ne se tint pas pour battu, il vint à Paris et fit plusieurs démarches pour voir Sorba, qui se trouvait alors à Fontainebleau. A son retour, le diplomate reçut Guillaume, qui lui parut être l'un des plus intimes confidents de Théodore. Ses offres n'étaient pas méprisables et il serait peut-être à propos de l'aboucher avec l'envoyé Brignole [556], afin qu'on pût voir ce qu'il conviendrait de faire. Sorba regrettait de ne pouvoir parler plus longuement de cet homme, mais il lui fallait auparavant un nouveau chiffre [557]. Il est probable que Guillaume et son ami ne faisaient qu'un même individu. L'affaire en resta là. Ce qui caractérise les rapports du gouvernement génois avec ses espions attitrés et avec ceux de rencontre c'est, de part et d'autre, une méfiance poussée à l'extrême.

Aussi quelques individus préférèrent-ils adresser leurs offres de service à Versailles, car on savait que l'expédition en Corse était décidée. Ils espéraient sans doute que les ministres de Louis XV payeraient mieux que la république.

Un sieur de Champigny se disant gentilhomme de Son Altesse Sérénissime Électorale de Cologne s'était, dans le courant de l'année 1737, mis en rapport avec Amelot sous différents prétextes. Il affectait un amour tout particulier pour la France; son dévouement était extrême. Il ne tarda donc pas à demander au cardinal Fleury et à Amelot d'intercéder en sa faveur pour qu'il obtienne la place de chambellan de l'Électeur de Cologne [558]. Quelque temps après, pour affirmer son zèle, il envoya à Amelot deux lettres autographes du baron de Neuhoff [559].

Il n'avait pas eu de peine à se les procurer, car il les avait dérobées à sa mère, qui était en relations suivies avec Théodore. Champigny lui-même, malgré son affirmation contraire, connaissait parfaitement le baron. En 1736, il était officier dans les gardes royales et il avait pour camarade dans sa compagnie le jeune Trévoux, fils de la sœur de Théodore [560]. Il avait également, étant en garnison à Metz, connu la famille de Neuhoff [561].

Avant d'envoyer à Amelot les lettres du baron, Champigny avait enlevé les pages où se trouvaient les adresses. Mais il se ravisa et expédia le tout au ministre. Il ajouta ce post-scriptum: «Je me résous à vous envoyer, Monsieur, l'original de l'adresse, le revers est de l'écriture de ma mère» [562]. Il avouait ainsi ce qu'il niait dans sa lettre. D'ailleurs, en proposant plus tard à Amelot de lui livrer de nouvelles lettres du baron, il disait qu'il les tenait de quelqu'un de son entourage en correspondance régulière avec le roi de Corse.

Champigny avait barré ce que sa mère avait écrit au verso d'une des adresses. Mais, depuis l'époque, les traits d'encre ont pâli et j'ai pu reconstituer les mots écrits par l'amie de Théodore. Nous verrons plus loin ces quelques lignes, qui semblent être un projet de réponse.

Les deux épîtres de Neuhoff étaient datées des 22 et 29 novembre de l'année 1737, sans aucun doute, et ne portaient pas l'indication de l'endroit d'où il écrivait. Elles étaient banales comme tout ce qui sortait de sa plume. Il s'étonnait auprès de «sa très chère dame» de n'avoir pas reçu de réponse à deux lettres qu'il lui avait précédemment envoyées sous le couvert de M. Doyen (?). Comme il possédait maintenant son adresse exacte, il espérait que sa missive lui parviendrait en mains propres. Il craignait que sa correspondance n'eût été interceptée. Il recommandait à Mme de Champigny de lui écrire par l'intermédiaire de M. le baron de Drost à Scaden, seigneur de Morsbrock, grand-commandeur de l'Ordre Teutonique à Cologne. Informé du traité conclu entre la France et la république de Gênes, il demandait si la nouvelle d'une expédition française en Corse était vraie: «Informez-moi de ce que l'on dit touchant le prétendu débarquement en faveur de ces infâmes Génois; j'espère que cet orage se détournera, sinon je prévois grand sang, les peuples sont constants et fidèles et plutôt mourir que de rompre le serment à moi juré.»

Dans sa seconde lettre, Théodore fait des recommandations touchantes à Mme de Champigny: «Soyez du reste de bonne humeur et des plus assurées que je soutiendrai jusqu'au dernier soupir mes démarches. Faites-moi savoir si l'on a écrit à Tunis et ce que fait mon neveu [563]».

Il ne signait presque jamais ses lettres. Il les terminait par un paraphe en forme de T, mais tracé d'une façon si bizarre qu'on aurait pu le prendre pour un 8. Le baron, qui s'était adonné à la kabale, se rappelait-il que le 8 est le signe de l'infini?

A ces deux documents autographes, Champigny joignit une pièce datée de Dresde le 2 novembre (1737, certainement). Ce factum ne semble pas être de la main du baron, mais il est d'un format identique aux deux lettres, écrit de même encre et plié d'une façon semblable. On peut en conclure qu'au mois de novembre 1737, Neuhoff se trouvait à Dresde. Ce document, dont l'auteur était sans doute un des acolytes de l'aventurier, était une circulaire concernant l'ordre de la Délivrance, une note destinée aux gazettes. Cette pièce ne contenait pas un mot de vrai. Les quatre cents chevaliers qu'elle mentionne existaient seulement dans l'imagination du grand-maître, qui essayait de battre monnaie avec son ordre [564].

Les lignes écrites par Mme de Champigny étaient les suivantes; j'en respecte le style et l'orthographe:

«J'ai cru devoir vous anvoier ancor le papier des nouvelles quoiqu'il dû m'an couter comme pour le recevoir, j'ai versé un torrant de larme en escrivant et si je n'avais destourné mes yeux j'aurais mis le papier hors d'estat d'estre anvoié. Je nage dans la doulleur, que ne puis-je devenir insensible comme bien d'autres! Vous vous faites vos maux pour ne vouloir pas conduire vos affaires à propos et je n'en sens pas moins vos peines. Madame de Tée est parfaitement remise et aussy ce pirituel que jamais ce qui fait plaisir à tout le monde.»

Quel était ce papier de nouvelles qu'il en coûtait à la bonne dame d'envoyer au baron? L'annonce de l'échec d'un emprunt sans doute. C'est ce qui pouvait lui être le plus pénible.

Il est bien difficile de préciser la nature des relations de Mme de Champigny avec l'aventurier. Ces fragments de correspondance, volés par le fils, laissent bien entrevoir que ces relations étaient fort intimes, mais rien ne permet d'affirmer la chose. Un historien a avancé que le baron avait amené avec lui, en Corse, une française comme maîtresse [565]. Il serait téméraire d'affirmer que ce fût Mme de Champigny, et, d'ailleurs, la question n'offre qu'un intérêt secondaire.

Les documents fournis par Champigny n'avaient pas d'importance pour le gouvernement français [566]. Amelot n'en fit pas accuser réception. Quémandeur acharné, ne reculant devant aucune besogne malpropre pour obtenir une faveur ou un bénéfice quelconque, il revint à la charge. De Bonn-sur-le-Rhin, il écrivit le 23 mars 1738 à Amelot.

si le ministre avait bien reçu les deux lettres de sa mère: «Daignez donc, Monsieur, me tranquilliser sur leur destinée, s'il vous plaît; après quoi, si vous l'ordonnez, je vous donnerai avis du lieu où ce monarque de nouvelle édition se tient, et des projets qu'il forme, étant à même d'en être instruit par une personne à qui il écrit toutes les semaines. Si les lettres en question ne vous étaient pas parvenues, je pourrais vous en envoyer des copies que j'ai gardées. Je continue à implorer l'honneur de votre protection [567]

Amelot laissa la seconde lettre de Champigny sans réponse. Il connaissait trop le personnage. Pendant trois ans, le chevalier ne se lassa pas de solliciter auprès du gouvernement français et de faire des propositions de tout genre. En 1741, le ministre, écœuré, écrivit au comte de Sade, envoyé de France à Cologne, pour le mettre en garde contre l'aventurier. Allant de cour en cour, quémandant partout, il était absolument déshonoré. Ses friponneries lui avaient attiré un grand nombre de mauvaises affaires. Et Amelot recommandait au comte de Sade de jeter impitoyablement à la porte ce chevalier d'industrie s'il se présentait chez lui [568].

Hérault, le lieutenant de police, recevait également, de gens empressés, des renseignements sur Théodore. Il s'en trouvait un qui livrait sa propre correspondance avec le baron: c'était un sieur Spitzlaer, dont la complaisance et le zèle étaient fort appréciés par la police [569].

La lettre de Théodore n'offre rien d'intéressant: toujours un style lourd et prolixe. Les mêmes phrases reviennent sans cesse dans sa correspondance. Il semblait n'avoir d'imagination qu'en paroles. Il demandait des nouvelles du chevalier de Kermoysan, dont il attendait une «réponse positive». Déjà dans les lettres livrées par Champigny, il parlait de ce Kermoysan. Spitzlaer négligea de dire à Hérault ce qu'était cet individu; sans doute un de ces agents marrons, qui gravitaient autour du baron.

La seconde pièce était datée de Rome, 30 décembre. Elle ne semble pas avoir été écrite par Théodore, quoique le papier soit de même format que sa lettre autographe et qu'elle soit pliée d'une façon identique. Ce document, très long, était une apologie du roi de Corse. L'auteur—un des secrétaires du monarque sans doute—disait que, pendant son règne, il avait promulgué des lois excellentes pour le bien du pays. Il passait en revue ces mesures et concluait que les Corses devaient garder une fidélité absolue à leur souverain. Il est évident que si Neuhoff avait réellement accompli les réformes que lui prête cet écrit, les insulaires auraient dû avoir la plus grande reconnaissance envers le roi qui leur était tombé des nues; mais son œuvre s'était bornée à de magnifiques promesses jamais réalisées.

Le fond et la forme de ce document ne rappellent en rien la manière de Théodore. Les idées sont justes et sagement énoncées. Les réformes qu'on lui attribue ont, contrairement aux règles de l'administration génoise, le principe national pour base. Et ce plaidoyer, qui aurait pu être un programme, n'était qu'une réclame ajoutée à tant d'autres.

Un Corse, Sauveur Ginestra, fit, à pied, le voyage de Turin à Paris pour proposer au cardinal Fleury de lui dévoiler les desseins mystérieux du roi de Corse. La famille Ginestra, originaire de Provence, établie à Bastia depuis plusieurs siècles, avait, sous François Ier, prouvé dans les guerres son dévouement à la couronne de France. Le sang des ancêtres, «légitimement et purement passé» dans ses veines, le poussait à faire part au ministre des invitations qu'il avait reçues [570]. Mais, la marche longue et pénible qu'il avait faite, lui avait tellement «offensé les nerfs de la jambe gauche», qu'il ne pouvait plus marcher. Il en était réduit à prendre la plume pour présenter ses offres à Son Éminence. Il joignit à sa lettre une épître de Théodore et se déclara, plus qu'aucun autre Corse, en mesure de fournir des documents intéressants. Il était l'ami intime de l'un des secrétaires de Neuhoff et son père entretenait des relations cordiales avec le consul de Hollande à Naples. Ginestra père trafiquait, en effet, dans l'entourage de Théodore. Sauveur irait partout où l'on voudrait, en Italie ou en Hollande, dès que sa jambe serait guérie, car il mourait du désir de servir Louis XV et le cardinal dont il baisait en terminant «la sacrée pourpre» [571].

En envoyant cette lettre, Ginestra avait eu soin d'effacer à l'encre quelques mots, entr'autres le nom de la ville où elle avait été écrite et de découper la signature. C'était l'éternel appel à ses partisans, les mêmes promesses de secours importants, le grand mot de liberté jeté au milieu d'un verbiage emphatique [572].

Ginestra en fut pour ses frais; le cardinal Fleury ne se montra pas disposé à utiliser les aptitudes policières de cet insulaire.

Si, à Versailles, on jugea inutile d'acheter de vagues renseignements sur l'aventurier, il n'en fut pas de même ailleurs. Le consul d'Angleterre à Livourne recevait de Corse des documents qu'il payait très cher et qu'il transmettait à sa cour [573].

La célébrité du roi de Corse s'était étendue dans le monde. La gravure avait popularisé ses traits. On trouve encore une estampe le représentant en costume Louis XIII. Le regard est fier; la pose noble. De longs cheveux retombent sur ses épaules, il est vêtu de satin; sa main droite repose sur sa poitrine. La légende porte majestueusement: «Theodorus primus Corsicæ rex», le latin convenant seul pour désigner cette Majesté. Dans un coin, se trouvent les initiales du graveur: M. A. F. Tout cela a une certaine allure, et cette gravure, répandue un peu partout, pouvait produire de l'effet. Il n'y a qu'un malheur, c'est que ce portrait n'est pas celui de Théodore. Il représente l'illustre Jabach, le grand collectionneur du XVIIe siècle, peint par Van Dyck vers 1635. Les trois lettres M. A. F. signifient Michael Asinius fecit, c'est-à-dire gravé par Michel Lasne [574], et ne sont, en aucune façon, comme on pourrait le croire, les initiales de Marc-Antoine Franceschini, le célèbre peintre bolonais [575].

Ces substitutions dans les portraits n'étaient pas rares aux XVIIe et XVIIIe siècles; mais il est piquant de remarquer qu'on avait justement choisi, pour représenter le roi de Corse, Jabach, dont il filouta le descendant, le banquier de Livourne. Cette escroquerie valut la prison à Théodore—on se le rappelle. L'ironie fut-elle préméditée? Le hasard, plus sarcastique parfois que les hommes, fut, sans doute seul, la cause de cette rencontre. La gloire de Théodore Ier eût été incomplète sans la caricature. C'est le couronnement de toute renommée. Une gravure allemande, intitulée:

Le satyre corse visionnaire
ou
le rêve à l'état de veille,
dont l'image représente
dérisoirement
Théodore
premier et dernier en sa personne pseudo-roi des Corses rebelles.
montre dans le lointain la mer de Toscane. Deux villes en sont baignées: Bastia et Aléria. Le baron débarque; les Corses lui souhaitent la bienvenue et le proclament roi. Il se tient au milieu du peuple, la tête ceinte de laurier. Les armes de Corse lui sont présentées à genoux, tandis qu'un individu portant les armes de Gênes au bout d'un bâton est chassé. Au premier plan, un satyre, symbolisant l'inconstance, repose sur des branches de roses aux nombreuses épines. Il tient à la main une longue vue développée pour voir l'avenir. Le génie de la vanité lui souffle dans la main une bulle de savon. Au-dessus de ce génie, figurent ces mots: quod cito fit cito perit. Un médaillon à droite, surmonté de la légende: Eventus laboris, représente un singe, qui, auprès d'un fourneau, fait partir des pétards; dans la fumée se trouve écrit le mot fourberie. Deux autres singes, l'un portant une couronne de feuillage et une petite épée au côté, l'autre un bonnet, jouent aux cartes près d'un socle à demi renversé où se lit cette inscription: Male parta pessime dilabuntur. Le singe couronné abat le roi vert, tandis que l'autre gagne avec l'as de cœur et ramasse la mise.

Entre le titre et l'explication, se trouve une pièce de vers, puis un passeport ironique en diverses langues portant tous les titres que se donnait Théodore, et enfin, en gros caractères, ces mots: «Fait parce qu'un nouveau roi, le baron de Neuhoff, a été proclamé par quelques Corses [576]».

Gravure reproduite d'après un pamphlet allemand intitulé: «Le Satyre Corse ou le Rêve à l'état de veille, dont l'image représente dérisoirement Théodore Ier et dernier en sa personne pseudo-Roi des Corses rebelles.»

(Collection particulière.)

Le portrait faux et la caricature durent avoir du succès. Les éditeurs, qui les avaient lancés, firent sans doute de bonnes affaires. Ces gravures constituaient, en tous cas, une réclame pour Théodore. Et, tandis que sa gloire était soutenue par le dessin, des gens pleins de bonne volonté conspiraient dans l'ombre pour lui.

II

Le principal centre où se nouaient les intrigues du baron de Neuhoff était, à Rome, le couvent des Saints-Dominique et Sixte, sur le mont Quirinal. La sous-prieure, Mme Angélique-Cassandre Fonseca, les dirigeait. C'était une femme intelligente et lettrée. Elle écrivait également bien le français et l'italien. Sa famille était originaire d'Avignon. J'ai déjà eu l'occasion de dire que cette religieuse professait depuis longtemps un sérieux attachement à l'égard de l'aventurier. Elle l'avait connu bien avant son équipée de Corse, mais ce fut surtout après qu'il eut quitté son royaume que son dévouement put s'exercer. Lors de ses séjours à Rome, il logeait dans un jardin appartenant au frère de Mme Fonseca, attenant au couvent et voisin de Saint-Jean de Latran [577].

Elle avait su faire partager son admiration à sa sœur, Mme Françoise-Constance Fonseca, et à Mme Marie-Constance Cavalieri, toutes deux religieuses dans le même couvent. L'aumônier, l'abbé Punciani, et d'autres personnages servaient également d'intermédiaires pour les correspondances secrètes du baron. Ses lettres arrivaient à Rome chez le comte Fedi ou chez le comte Orsini. Ceux-ci faisaient les plis et les mettaient dans quatre enveloppes, la première pour le sieur Valentini, la seconde pour le baron de Stos, la troisième pour le consul d'Angleterre à Venise, et enfin la quatrième pour le baron Étienne Romberg, qui était Théodore lui-même [578].

A leur enthousiasme naïf, à leur foi ardente dans les hautes destinées qui étaient réservées à l'aventurier, ces religieuses ajoutaient une tendre sentimentalité féminine. Le 9 novembre, fête de saint Théodore, «martyr, grand soldat du Christ», la communauté se réunissait au parloir, et buvait à la santé et aux succès «du roi Théodore». La sous-prieure ajoutait: «De tout cœur, je suis là pour le servir [579]». Et, comme symbole de sa fidélité, elle scellait ses lettres à Neuhoff d'un cachet représentant un petit chien [580]. Les affiliés à la bande de Théodore avaient un signal pour se reconnaître. C'était un carré de papier avec son nom écrit en lettres moulées, au-dessous duquel se trouvait un sceau de cire rouge figurant Cupidon monté sur un lion [581].

L'un des principaux correspondants de la bonne sœur était un nommé Rainieri Bigani, ancien commandant du bagne à Livourne et qu'on appelait le capitaine Bigani [582]. Pour correspondre avec la religieuse, cet individu se servait d'un ecclésiastique, l'abbé Luc-Antoine Varnesi. D'ailleurs, Mme Fonseca avait à sa dévotion plusieurs prêtres, des moines et des prélats.

Elle n'eut pas toujours à se louer de Bigani, qui parfois se laissait aller à écouter les propos fallacieux des espions génois. Livourne en était rempli. Mais ces gens, paraît-il, travaillaient fort mal et ne fournissaient à la république que des renseignements sans valeur [583]. De l'espionnage au rabais! Bigani avait été pendant longtemps en correspondance avec Théodore. Le général Wachtendonck lui avait fait à ce sujet des remontrances sévères en le menaçant de le faire mettre «dans un château», c'est-à-dire en prison, s'il persistait à avoir des relations avec l'aventurier [584]. Cela ne l'empêcha pas de continuer à servir le baron et même à le trahir au besoin.

Mme Fonseca, qui s'occupait volontiers des affaires commerciales du roi, avait fait charger de l'orge en Sicile sur un bâtiment destiné à porter cette marchandise en Corse aux mécontents après avoir relâché à Livourne. Bigani devait recevoir le navire et le diriger sur l'île. Quand le bateau fut dans les eaux toscanes, il n'eut rien de plus pressé que de vendre la cargaison au consul de Gênes. Un tel procédé indigna la bonne sœur. Elle écrivit au capitaine une lettre de reproches, dont l'amertume était voilée d'une mansuétude toute monacale. «Ah! Monsieur le capitaine, qui vous eût jamais cru capable de tromper et de trahir le roi! Est-il possible qu'un homme bien né se laisse gagner par l'argent des Génois!» Et il n'était pas le seul sur qui les écus de Gênes avaient fait impression; elle le savait. Bigani avait aussi été la cause de l'emprisonnement de plusieurs fidèles adhérents de Sa Majesté. Quel sujet d'affliction! Mais elle priait Dieu de pardonner au capitaine et de remédier à ces tristes choses [585].

Malgré la noirceur d'âme de Bigani, Mme Fonseca n'en continua pas moins à correspondre avec lui, à lui confier tout ce qu'on disait à Rome sur Théodore. Elle lui écrivait toutes les espérances que ses entreprises faisaient naître chez ses partisans. Jamais son enthousiasme et sa foi ne faiblissaient. Plus elle voyait de trahison autour de son roi, plus son dévouement s'exaltait. Elle n'avait qu'un but: le servir toujours, le soutenir jusqu'au bout, envers et contre tous. Son œuvre n'était-elle pas sublime: délivrer ces pauvres Corses opprimés du joug des infâmes Génois? Aussi ne se laissait-elle rebuter par rien. Bigani usait parfois vis-à-vis d'elle de procédés un peu cavaliers, comme de lui faire écrire par son fils. Elle trouvait cette manière d'agir peu convenable à l'égard d'une dame; mais elle pardonnait volontiers à cause du roi et elle saluait le père et le fils de tout cœur. Au moins, devait-il lui envoyer des nouvelles. On disait à Rome que le capitaine du navire avait été mis en prison, parce que trente hommes de son bord s'étaient sauvés mystérieusement. Le bruit courait aussi que Théodore avait heureusement débarqué en Corse avec une suite et des munitions. Dieu le veuille! Cependant la bonne sœur était dans une inquiétude mortelle, car la dernière lettre du souverain était datée de Lisbonne.

Elle se tenait en relations à Rome avec tous les amis de Neuhoff. Elle se faisait l'intermédiaire de leurs correspondances; elle entretenait leur zèle, trouvant des paroles douces et encourageantes pour chacun. C'est ainsi qu'en envoyant à Bigani une lettre d'un certain abbé Joseph Colonna pour Mme Virginie Costa, elle priait le capitaine de dire à cette dernière qu'elle avait pour elle le plus vif attachement en souvenir de l'affection que son mari portait à Sa Majesté. Mais la bonne sœur ne pouvait se résigner à voir des Corses trahir leurs compatriotes. Quelle honte! En revanche, les expéditions qu'on faisait à Naples, pour aider les insulaires, la consolaient un peu [586].

Lorsque les troupes françaises débarquèrent en Corse, Mme Fonseca fut très alarmée. Elle confia ses peines à Bigani, qu'elle s'obstinait à croire fidèle et dévoué. Drost devrait retourner dans l'île pour soutenir la foi des peuples en leur souverain. Elle craignait que les insulaires ne fussent séduits par la douceur et par la politique des Français. Le but poursuivi par ces derniers n'apparaissait pas clairement à la religieuse. Étaient-ils allés dans l'île pour y maintenir la domination génoise ou bien dans leur propre intérêt? D'après elle, le chanoine Orticoni et Salvini avaient compromis la cause du roi. Ils n'étaient, du reste, plus en faveur auprès de Sa Majesté. Salvini n'avait même pas daigné venir au couvent lors de son dernier voyage à Rome. Cependant, rien ne pouvait ébranler la confiance de la sous-prieure; la chute des ennemis de Théodore était prochaine. «Il tempo è galantuomo», le temps est galant homme. Elle avait toujours la plume à la main: elle avait laissé deux dames à la porte pour pouvoir faire sa correspondance [587].

Le capitaine, d'ailleurs, jouissait auprès de Neuhoff d'un grand crédit. Le roi ne paraissait pas lui tenir rigueur de ses opérations commerciales avec les Génois. Il continua à lui témoigner sa confiance et à verser ses chagrins dans son sein. A sa sortie du château de Gaète, il lui écrivit qu'il se sentait abandonné et trahi par tous. Il lui demandait des nouvelles en le priant de faire tenir sa réponse sous le couvert de son fidèle ami Joseph Valembergh, le consul de Hollande à Naples [588].

Mme Fonseca correspondait aussi avec Lucas Boon à Amsterdam [589]. Il était nécessaire, en effet, de relever, auprès des traitants hollandais, le crédit fortement ébranlé de Théodore. Elle avait écrit en français et en italien à Boon, car elle savait qu'il connaissait ces deux langues. Après avoir laissé plusieurs lettres sans réponse, il s'était enfin décidé à lui écrire en hollandais. Elle n'avait pas pu lire cette lettre, car elle ignorait cette langue; et la pauvre sœur suppliait le négociant de lui envoyer quelques nouvelles dans un langage à sa portée.

Sa confiance dans tous ceux qui se disaient partisans du souverain était infinie. Avec quelques mots de louange pour son héros, tous les aigrefins trouvaient le chemin de son cœur et de sa bourse. Elle n'était pas bête cependant. Elle jugeait les autres d'après elle-même. Sa crédulité, allant parfois jusqu'à la naïveté, provenait de son excessive vénération pour son roi. Elle ne pouvait pas s'imaginer que des gens fussent assez indignes pour le tromper. C'était bon pour les Génois!

Elle fut aussi en correspondance très amicale avec ce Mathieu Drost, un farceur doublé d'un escroc, que Théodore lui-même traitait de traître et d'espion, soudoyé par la république [590]. Elle le soutint avec cette bonté ingénue qu'elle mettait au service des aventuriers, qui lui soutiraient de l'argent. Elle aurait voulu communiquer à cet individu un peu de cette foi robuste dont elle était animée. «Soyez certain, lui écrivait-elle, que Sa Majesté arrivera bientôt en Corse largement pourvue en toutes choses [591]».

D'autres personnages de moindre importance s'agitaient autour du couvent des Saints-Dominique et Sixte. Il y avait, parmi eux, un nommé Jean Ludovici, ami du fameux consul hollandais à Naples, qui, avec l'abbé Varnesi, servait parfois d'intermédiaire pour la correspondance [592].

Un certain Duffour, qui se disait «lieutenant colonel et ingénieur de Sa Majesté des Corses», implorait la protection de Mme Fonseca. On l'avait desservi dans l'esprit de Sa Majesté et il tenait à reconquérir son estime par son attachement, sa fidélité et son obéissance [593].

La bonne sœur croyait à toutes ces protestations. Elle les accueillait avec reconnaissance. Elle devait souffrir dans son dévouement de ne pouvoir aider son roi, d'une manière plus active, à bouter les Génois hors du royaume de Corse. Son rôle se bornait à écrire partout pour la bonne cause; elle ne s'en privait pas. Elle centralisait toutes les correspondances; elle était une boîte aux lettres. Un homme, qui avait toute sa confiance, se chargeait de faire parvenir les missives. Cet individu, le chevalier Saint-Martin, était, d'ailleurs, le fripon le plus achevé.

En réalité, il s'appelait Bigou. Il était né à Paris de parents protestants. Il avait séjourné en Angleterre pour y professer sa religion, et s'était fait naturaliser anglais. Puis, voulant se convertir, il avait fait le voyage de Rome où il désirait s'établir. Il se disait piémontais et portait des décorations. Il sollicitait du pape un emploi quelconque [594]. A la suite de sa conversion, il avait, pour commencer, obtenu une petite pension du Saint-Père [595]. Mais, l'allocation pontificale n'étant pas suffisante, il eut recours à l'espionnage, afin de pouvoir vivre honnêtement.

Dans l'entourage du roi de Corse, composé de traîtres et de filous, Saint-Martin était tout désigné pour prendre l'un des premiers rangs. Il complétait la collection. Il n'avait pas eu de peine à se lier avec le baron, toujours bien disposé à accueillir les hommes de bonne volonté, qui se présentaient à lui. Le chevalier s'offrit comme intermédiaire pour la correspondance royale. Il entra de suite dans les bonnes grâces de Mme Fonseca. Sa conversion récente, l'enthousiasme qu'il déployait à l'égard de Sa Majesté lui valurent l'affection de la religieuse. A toute heure, il était admis auprès d'elle, et souvent la sœur tourière entre-bâillait, pour lui, la nuit, la petite porte du couvent. Mme Saint-Martin, restée à Livourne, s'occupait aussi de transmettre les lettres secrètes échangées entre le monastère et les partisans de Théodore. Mme Fonseca envoya cette dame porter à Mathieu Drost une épître de consolations dans la forteresse de Livourne. L'aventurier reçut la missive, mais ne possédant plus un écu, il n'avait pas pu récompenser la messagère: il profita de la circonstance pour demander à la bonne sœur de lui envoyer cent sequins [596].

Mme Fonseca avait aussi recommandé l'excellente Mme Saint-Martin à Bigani. Mais celui-ci s'excusa de n'avoir pas pu la recevoir honnêtement. Depuis neuf jours, sa maison était occupée par le greffier du tribunal, le barigel et quatre sbires. Ces gens opéraient chez lui une perquisition et, au moment où il mandait ces détails, à quatre heures du matin, ils étaient encore là. La police ne trouverait rien d'intéressant, malgré le soin qu'elle mettait à fouiller partout. Néanmoins, le capitaine se lamentait très fort. Mme Bigani était tombée malade à la suite de cette descente de justice et lui-même avait des vertiges, car il ne cessait d'avoir le cœur ému et inquiet—il aurait pu dire plus justement la conscience. Et, selon la coutume de ces gens qui se rejetaient mutuellement leurs turpitudes, il accusait Mathieu Drost d'avoir fait tout le mal. Comme il fallait, pour toucher la bonne sœur et lui faire donner de l'argent, montrer quelques sentiments de résignation chrétienne, Bigani ajoutait qu'il priait Dieu de pardonner au coupable [597].

Mme Saint-Martin revint à Rome, contre le gré de son mari, qui, sans doute, désirait travailler sans témoins. Elle était, paraît-il, «beaucoup plus sensée que lui» [598]. Aussi disparut-elle bientôt. En effet, on ne la trouve plus mêlée aux intrigues du couvent des Saints-Dominique et Sixte. Il est vrai que le chevalier faisait de la besogne pour deux.

Théodore qui avait, il faut le reconnaître, des lueurs de bon sens, ne partageait pas la confiance aveugle de son amie à l'égard de Saint-Martin. A plusieurs reprises, il lui écrivit de ne pas se fier à cet individu. Cependant, au mois de mai 1738, il était dans les meilleurs termes avec le chevalier. Il lui demandait de venir le retrouver en Hollande, de lui procurer quelque bon officier d'artillerie, et lui disait qu'il n'aurait jamais lieu de regretter de s'être attaché à lui. Il l'assurait de ses sincères sentiments de bonne amitié [599]; mais il avait ouvert les yeux. Saint-Martin, sentant que Neuhoff se méfiait de lui, voulut se justifier. Il lui écrivit une belle lettre, selon toutes les formules du protocole. Malgré les propos calomnieux qui l'avaient desservi dans l'esprit du roi, il tenait à confesser bien haut les sentiments de respect et de fidélité dont il était animé. Sa dernière entrevue avec le souverain, à Rome, avait fortement imprimé ces sentiments dans son cœur. Il applaudissait donc à son heureuse arrivée dans les mers italiennes. Par ses hauts faits, le roi étonnait le monde et lui seul savait enseigner le grand art de régner. Il se félicitait de vivre dans un siècle, sur lequel les vertus de Sa Majesté jetaient un lustre si brillant. C'était donc bien injustement qu'on l'accusait de trahison. Son innocence et ses principes assuraient la paix de son âme. Bien entendu, il rejetait sur quelqu'un toutes ces infamies. C'était un sieur Valentin Tadei, qui avait dû se rétracter, non seulement devant lui, mais en présence de plusieurs amis du roi. Toujours, même au péril de sa vie, il tiendrait à honneur d'obéir à Sa Majesté, et, comme les autres, il priait Dieu de conserver ses précieux jours. En terminant il lui offrait les très humbles respects et les services de M. de Champigny. Elle daignerait certainement agréer les compliments de cet homme vertueux et probe [600]. Nous avons vu quelles étaient la vertu et la probité de M. de Champigny.

Pour compléter l'effet que devait produire cette lettre éloquente, Saint-Martin se fit donner un certificat par la bonne sœur. Elle joignit en effet un billet à l'épître du chevalier. Bien que Sa Majesté lui eût toujours écrit de se méfier de «Monsieur Saint-Martin», elle pouvait répondre de sa fidélité, l'ayant mise à l'épreuve. Il était certainement l'un des plus dévoués et des plus affectionnés serviteurs du monarque. Parmi tous les partisans corses, elle n'avait jamais pu trouver aucun homme qui lui inspirât autant de confiance. Il se chargeait de toute sa correspondance. Il l'attendait pendant des heures entières, le jour ou la nuit, par la pluie ou par la grêle. Ainsi tandis qu'elle écrivait ce billet, à deux heures du matin, le chevalier était à son poste. Elle lui confiait une petite boîte pour le roi [601].

Si Saint-Martin montrait un dévouement extrême pour les intérêts du baron, il déployait un zèle non moins grand pour servir la république. Il était entré en rapports avec Bernabo, agent de Gênes à Rome. Ces relations furent amicales et suivies. Au mois de juin 1738, Bernabo répondant à une question du Sérénissime Collège, disait que pour transmettre à un certain chanoine—qu'il ne nommait pas—une lettre du chevalier, il s'était servi d'un cachet imaginé, ne pouvant employer le sceau de Saint-Martin orné d'armoiries et d'une couronne, car il ne savait si ces armes lui appartenaient vraiment ou si elles étaient usurpées. Mais l'agent génois avait fait un cachet d'une circonférence égale à celui du chevalier. Pour le moment, le fidèle intermédiaire de Mme Fonseca ne se trouvait pas à Rome. Bernabo ignorait où il était allé et si son absence ne cachait pas quelque expédition adroitement combinée. A son domicile, le domestique avait dit qu'il attendait son maître d'un jour à l'autre [602].

Le diplomate comptait donc tirer quelques profits des tournées mystérieuses de Saint-Martin.

Le chevalier revint bientôt. Il écrivit à son ami Bernabo: «Il est de la dernière conséquence que j'aie l'honneur de vous voir aujourd'hui avant la nuit, et comme je ne puis dans la circonstance aller chez vous, il faut que vous vous rendiez à vingt-et-une heures d'Italie, ou plus tôt si vous voulez, au jardin de Jésus-et-Marie au Cours.» Il s'agissait de trois lettres qu'il avait en main: une de Mme Fonseca à Lucas Boon, qu'il était chargé de faire parvenir à Amsterdam; les deux autres, de Drost et de Bigani à la religieuse, que sa femme avait apportées de Livourne. Il le priait de lui faire tenir sa réponse par Mme Joseph avant les vingt-et-une heures [603].

Bernabo alla au rendez-vous. Dans un endroit écarté, l'agent de Gênes et le chevalier causèrent. Au cours de l'entretien, Saint-Martin exhiba les lettres des amis de Théodore. Son désir de servir la Sérénissime République était extrême, aussi avant de faire parvenir cette correspondance à destination, avait-il tenu à la communiquer au représentant du gouvernement génois. Bernabo témoigna quelque répugnance à prendre connaissance de ces lettres. Il se laissa prier pour les accepter. Néanmoins, il les retint. Rentré chez lui, il fit prendre copie de deux d'entre elles et les retourna le soir même convenablement recachetées à son espion. Il expédia ces copies aux inquisiteurs d'État, ainsi que la lettre originale de Mme Fonseca à Lucas Boon que, d'accord avec le chevalier, il avait gardée. Bernabo concluait en disant que son zèle pour le service public le poussait à déclarer qu'il ne conviendrait pas d'abandonner Saint-Martin. Ce dernier était prêt à fournir tout ce qui lui passerait par les mains. Si jusqu'à présent, il n'avait donné que des renseignements sans grande importance, il pourrait sans doute faire mieux dans l'avenir. En tous cas, il importait de le tenir en haleine de façon à ce qu'il remplît ses engagements [604]. Le chevalier, du reste, faisait bien son métier; il remettait à Bernabo les lettres aussitôt que la bonne sœur les confiait à sa fidélité. Le ministre pouvait donc envoyer à son gouvernement les papiers volés le jour même où ils avaient été écrits.

Les inquisiteurs délibérèrent sur cet envoi. Il fut décidé que les copies seraient classées et qu'on expédierait à Amsterdam la lettre autographe de Mme Fonseca à Lucas Boon [605]. Les magistrats en firent conserver la traduction.

Saint-Martin demanda, un jour, audience à l'ambassadeur de France. Le duc de Saint-Aignan le reçut. Il désirait effacer, disait-il, les impressions fâcheuses qu'on avait sur lui. Ses intrigues commençaient à être connues; Bernabo ayant avoué à Saint-Aignan qu'il avait gagné Saint-Martin et que celui-ci lui fournissait, en secret, la correspondance des amis de Théodore [606].

Le but réel de la visite du chevalier était sans doute d'essayer de vendre quelques papiers volés. Il en fut pour sa visite. Peu de temps après, Saint-Martin affirmait à Théodore son dévouement en termes pompeux et se faisait délivrer, par Mme Fonseca, un certificat de fidélité. Il en avait besoin!

Au mois de décembre, Saint-Martin proposa au Sérénissime Collège un bon coup.

Ce traître avait jugé que l'incarcération du baron au château de Gaëte était une affaire sérieuse et que cet événement devait mettre fin aux troubles qui agitaient la république. Il avait pensé que ses humbles services allaient désormais devenir inutiles. Mais, l'élargissement de Théodore avait subitement changé la face des choses. Son attention avait été éveillée; son ardeur de servir Gênes s'était accrue. «Je suis à portée de rendre à la république le plus signalé service qu'elle puisse espérer. Ne me demandez pas où ni comment; car je suis dans la résolution de ne le communiquer à qui que ce soit, que dans le temps de l'exécution même. Il suffit que Vos Excellences me croyent homme d'honneur et fidèle comme elles ont lieu de le faire.»

Mais pour mettre son projet à exécution, il avait besoin de se rendre à Naples avec une autre personne. Il lui fallait en outre une felouque, qui se tiendrait à tout moment à sa disposition. «Pour tout cela, je n'ai pas un sol. Je vous demande donc par grâce spéciale, mes seigneurs, de me faire donner en toute diligence au moins cent sequins, au moyen de quoi je veux bien perdre la tête si je manque mon coup.» Il aura sans doute besoin de s'entendre avec le marquis de Puisieux et avec le duc de Saint-Aignan, car Théodore veut être assuré d'un «certain état en France, au moins voilà sur quel ton il s'est jusques ici expliqué, car pour la taille de la république il n'en veut pas entendre parler.» En terminant, Saint-Martin donnait comme référence M. François-Marie Grimaldi, qui le connaissait personnellement et qui pourrait fournir sur lui les meilleurs renseignements. Il suppliait enfin les inquisiteurs de hâter leur décision, car les moments étaient précieux [607].

Théodore aurait donc consenti à traiter avec la France, c'est-à-dire à jouer le rôle de roi déchu auquel on alloue une pension. Et, s'il ne voulait pas avoir à faire à la république, c'est qu'il trouvait celle-ci trop avare.

Je ne sais si les inquisiteurs jugèrent Saint-Martin suffisamment homme d'honneur pour mener quelque affaire utile à la république. Il ne disait pas en quoi consistait le bon coup qu'il projetait. Sa demande fut classée, comme toutes les requêtes similaires. On suit très bien dans les papiers d'État la correspondance de Gênes avec ces espions d'occasion. On voit le gouvernement toujours disposé à écouter les délations, à lire en conseil les documents volés. Quand ses représentants lui envoient des paquets de lettres interceptées, il leur en fait accuser réception avec louanges; il les charge de continuer. Au besoin, l'agent officiel s'abouche avec ces misérables aventuriers, prend avec eux des rendez-vous mystérieux, les rencontre la nuit dans des endroits écartés. Mais, dès qu'un de ces coquins formule une demande d'argent précise, la correspondance s'arrête brusquement. Il est impossible de trouver la suite donnée à l'affaire ébauchée. Gênes recule toujours au moment où il faut payer. En revanche, les décisions portent généralement des éloges pour l'agent. Bernabo les méritait; il gagnait bien ses émoluments de diplomate.

Au mois de juin 1739, Saint-Martin se trouvait à Naples. Il essayait encore de tromper tout le monde. Il disait à Molinelli, secrétaire de Gênes, que Neuhoff se tenait caché dans un couvent de Chartreux. Ce renseignement était faux [608].

Saint-Martin disparut, comme disparaissent les escrocs, en silence, allant offrir ailleurs leurs services lorsqu'ils se sentent brûlés ou trop compromis.

Mme Angélique-Cassandre Fonseca mourut vers le milieu de l'année 1740. Sa sœur Françoise-Constance hérita de sa foi naïve en l'étoile du roi Théodore. Elle resta en relation avec la plupart des fidèles agents de Sa Majesté [609]. Il y avait sans doute encore quelque argent dans le couvent du Mont-Quirinal.

III

L'équipée du baron de Neuhoff n'avait pas seulement fait surgir des fripons, prêts à pêcher en eau trouble, elle avait aussi excité les convoitises de hauts personnages classés généralement dans la catégorie des honnêtes gens. Parmi ceux-ci, il faut citer François de Lorraine, l'époux de Marie-Thérèse d'Autriche. Pendant que de bonnes sœurs conspiraient dans leur couvent, le futur empereur complotait dans la pièce la plus intime de ses appartements, la Retirade. Là, en tête-à-tête avec quelque aventurier, il écoutait les plans les plus extraordinaires, donnait de mystérieuses instructions à l'abri de toute oreille indiscrète, loin du cabinet officiel [610].

La politique élaborée dans le cloître avait sur celle de la Retirade l'avantage de n'être pas égoïste. Les religieuses travaillaient pour la gloire de leur roi; François complotait pour lui.

Au mois de mai 1736, un sieur Humbert de Beaujeu arriva à Florence, portant plusieurs lettres de personnages autrichiens. Ces lettres, qui contenaient des instructions au sujet des affaires de Corse, émanaient du secrétaire de Zinzendorf, de feu le prince Eugène et d'un conseiller aulique. Les allures louches de cet individu donnèrent à penser qu'il était un partisan de Théodore [611]. Des voyages qu'il fit à Livourne, sa correspondance volumineuse, l'argent qu'il dépensait confirmèrent ces soupçons [612].

C'était un triste sire que ce Beaujeu. Moine défroqué, il s'était marié et avait abandonné sa femme après avoir mangé la dot; déserteur de l'armée française, il avait pris du service en Autriche et il cherchait sa voie maintenant dans les complots et dans les trahisons. Cela lui rapportait quelque argent, et, entre temps, lui valait la prison.

En 1724, il était venu à Monaco. Mis avec élégance, parlant bien, portant le titre de comte, accompagné de valets parfaitement stylés, il avait donné l'impression d'un personnage. Il se disait chargé par la cour d'Espagne d'une mission à Rome. Le prince Antoine Ier s'était méfié et il avait demandé des renseignements à son ami le maréchal de Tessé, qui se trouvait alors à Madrid comme ambassadeur extraordinaire de France. Les renseignements furent déplorables; mais le prince de Monaco avait fait arrêter Beaujeu avant même de les recevoir [613].

Quand il fut relâché, il se rendit sans doute en Italie pour chercher quelque fructueuse opération. Il se sentait capable de tout, et il voulait utiliser ses talents.

Lorsque Théodore eut terminé piteusement son règne par la fuite, Beaujeu vint à Vienne où nous le trouvons dans la Retirade de François de Lorraine, qui voulait être roi de Corse. Un mémoire tombé entre les mains du gouvernement français relatait la chose. Cet écrit provenait de Beaujeu lui-même. Les confidences du prince valaient de l'argent; tout au moins, espérait-il obtenir quelque protection utile en les dévoilant. Ce mémoire était intitulé: «Ce sont ici les premiers ordres que S. A. R. le grand-duc de Toscane [614], lorsqu'elle voulut me charger de la commission d'aller en Corse à la place du sieur Théodore, qui y avait échoué après sa première descente du 20 mars 1736 [615].» Puis, venait le récit de l'entretien entre le prince et l'aventurier.

«Le 23 décembre 1736, ce prince m'envoya ordre de me rendre à trois heures après midi dans son cabinet ou Retirade, où il me dit mot pour mot tout ce qui suit: «Il faut, Monsieur, aller en Corse, je veux avoir ce pays selon les moyens et les voies que vous m'avez fait connaître, je les trouve bonnes (sic) et elles me conviennent. Je ne veux absolument pas que l'Empereur sache rien de cette entreprise: il a ses affaires et moi les miennes.

«Ne faites pas, Monsieur, comme le sieur Théodore: n'en sortez jamais, je vous le défends; il faut vaincre et avoir le pays; vous avez vos chefs, il faut les animer et encourager dès à présent, c'est-à-dire leur faire savoir que vous irez bientôt à leur secours; je vous fournirai tout le nécessaire; je vous enverrai Toussaint et Richecourt chez vous, non pour prendre les mesures de l'exécution, car c'est sur vous seul que je compte, mais pour vous faire passer tout le nécessaire. Voilà, Monsieur, mes intentions et mes volontés. Je vous en crois capable; c'est pourquoi ce n'est que sur vous seul que je compte dans cette affaire. Vos idées sur ce pays sont justes; je ne le connaissais pas comme vous me l'avez fait connaître, et Théodore s'y est mal pris; mais je ne veux rien épargner pour l'avoir.

«Vous pouvez, Monsieur, compter sur la vice-royauté à perpétuité dans votre famille, sans aucun rendement de compte des fonds que je vous aurai fournis pour consommer cet ouvrage.

«Ne venez plus ici pour éviter tout soupçon et afin qu'on ne s'aperçoive de rien. Lorsque je serai à Presbourg, venez-y me trouver et là nous parlerons de cette affaire plus au long.

«J'ai voulu aujourd'hui vous faire savoir mes volontés, afin que vous vous y préparassiez, et vous déclarer que ce n'est que sur vous seul que je compte dans cette affaire; c'est sur vous seul que je compte. Laissez-moi, je vous prie, la carte que vous m'avez remise, afin que je connaisse les endroits où vous agirez, cela me fera plaisir. Adieu, Monsieur, c'est sur vous seul que je compte [616]

Quelle créance pouvait-on donner à ce mémoire qu'on n'hésita pas à attribuer à Beaujeu? Il parut assez sérieux à Amelot pour qu'il le transmît à Campredon, en lui recommandant de le rendre public sans paraître y prendre part [617]. Et, s'il y a dans ce factum quelque exagération quant aux ordres donnés à l'aventurier, les relations du duc avec Beaujeu ne sauraient faire aucun doute. Campredon fut à même de les certifier [618]. Il est certain que François voulait absolument avoir la Corse: la couronne grand-ducale, qui lui était promise, ne lui suffisait pas; il désirait la rehausser du titre de roi. L'envoyé français à Gênes put, en outre, fournir des renseignements, qui confirmaient les accointances de Beaujeu avec les plus hauts personnages de la cour autrichienne. Le moine défroqué montrait un brevet d'aide de camp général, qui lui avait été délivré par le prince Eugène. Au surplus, les papiers de ce dernier attestèrent une dette de quatre-vingt mille florins contractée envers Beaujeu. La Banque de Vienne, au début de l'année 1737, avait remboursé cent mille écus à l'aventurier, sous le vague prétexte de récompense pour services rendus; mais Beaujeu avait exigé que le contrat de remboursement stipulât la nature véritable de sa créance, c'est-à-dire: argent prêté pour la subsistance des troupes allemandes en Italie. L'aventurier avait encore reçu une gratification de «deux mille et quelques cents ducats». Cette gratification prouverait à elle seule les relations de François avec l'ancien moine. On ne donne pas de l'argent aux gens qu'on n'emploie pas. Campredon affirmait aussi que les entretiens de cet individu avec le duc étaient fréquents. Beaujeu avait persuadé au prince que la Corse avait jadis appartenu, en partie, à la maison de Lorraine, et il se disposait à partir pour Presbourg afin de poursuivre ses complots. Ce voyage confirmait les dires du mémoire que Campredon n'avait pas encore sous les yeux. Beaujeu ne se contentait pas de faire à François des propositions que celui-ci acceptait, il voyait aussi l'Empereur en secret. Dans la Retirade impériale, il s'était vanté de connaître la capacité de tous les généraux français [619]. Il s'était même excusé auprès de Charles VI de n'avoir pas réussi à enlever l'infant Don Carlos à son passage à Pise, par suite de la défection d'un officier qui lui avait promis trente hommes pour ce bon coup. Campredon disait qu'on pouvait s'attendre à tout de la part d'un misérable renégat, sur la tête duquel on voyait encore les marques de la tonsure et qui paraissait être très fort en théologie [620].

L'envoyé de France fit, suivant les instructions qu'il avait reçues, répandre discrètement le mémoire de Beaujeu dans Gênes. Le comte Giucciardi, ministre impérial, vint trouver Campredon. Il amena la conversation sur cette nouvelle «qu'il croyait inventée, comme beaucoup d'autres, sachant qu'à la cour de Vienne on est fort réservé à donner croyance à ces sortes de coureurs». Campredon répliqua que Beaujeu était un espion avéré et qu'à son retour de Guastalla, il n'avait évité la potence qu'en simulant la folie, grâce à la complaisance d'un chirurgien peu scrupuleux. Des lettres de Rome et de Vienne, que l'envoyé de France avait lues, portaient que cet individu devait passer en Corse avec les propositions du duc pour les révoltés. Giucciardi réfuta ces choses très faiblement, disant que si le gendre de l'Empereur avait quelque vue sur la Corse, ce serait pour empêcher que l'île ne tombât en d'autres mains. En somme, les dénégations du ministre impérial étaient si embarrassées qu'elles équivalaient à un aveu [621].

En Corse, les chefs affirmaient que Théodore allait revenir avec Beaujeu et Boieri, colonel au service de l'Espagne. Ces trois personnages, d'après Orticoni, étaient envoyés par le duc de Lorraine. Ginestra, dont le fils devait, quelques mois plus tard, proposer au cardinal Fleury de lui vendre les secrets de Neuhoff, et Ciabaldini, étaient allés à Matra, chez Xavier, dit le marquis de Matra, pour l'avertir de cette arrivée prochaine. Le fidèle marquis avait fait préparer sa maison sans tarder [622]. De son côté Giucciardi, pour donner le change, affirmait que Beaujeu et Théodore allaient s'embarquer ensemble pour la Corse [623].

Mais ce n'étaient là que des racontars. François voulait faire travailler Beaujeu pour lui seul; il n'entendait pas partager le trône avec le baron. Quant à ce dernier, sortant à peine des prisons d'Amsterdam, il était occupé à soutirer de l'argent à des juifs: besogne particulièrement absorbante et délicate.

D'après un mémoire qui se trouve à Gênes, Beaujeu avait servi en Corse sous le prince de Wurtemberg et le général Wachtendonck. Lorsque les Deux-Siciles furent données à l'infant Don Carlos, le prince Eugène aurait chargé Beaujeu de traiter avec les mécontents. L'île devait se mettre en république sous la protection de l'Empereur. En arrivant à Vienne pour rendre compte de sa mission à Charles VI, le moine, devenu soldat et diplomate, fut appelé par le duc de Lorraine. Le prince déclara sans ambages qu'il voulait être roi de Corse. Il comptait sur Beaujeu pour satisfaire l'ambition qu'il avait de succéder au baron Théodore. Il lui ordonna de négocier cette affaire. L'aventurier fut, paraît-il, fort étonné d'une pareille proposition. Il se récria; il était venu à Vienne pour rendre compte de sa mission à l'Empereur et non pour trahir sa confiance. François répliqua que la chose lui paraissait fort simple. Beaujeu n'avait qu'à y songer avant de faire savoir son arrivée à Sa Majesté. Il y pensa, en effet, et revint trouver le duc. Les mystérieuses entrevues de la Retirade sont donc confirmées. Le moine défroqué, en homme d'honneur, déclara qu'il ne pouvait pas manquer de parole à l'Empereur. Il lui était donc impossible de servir le duc. Celui-ci fut stupéfait. Il recommanda le secret à Beaujeu et lui donna quelques jours pour réfléchir [624]. Quand la conscience est en jeu, les réflexions sont inutiles. C'était pour le prince une manière polie de demander à l'aventurier le prix de ses scrupules. Pendant ce temps-là, Charles VI négociait officiellement à Paris les conditions de l'intervention française en Corse. Il est vrai que la politique de la Retirade était bien différente de celle qu'élaboraient les ministres. Sans cela, les deux cabinets auraient pu se confondre. Soudain, Beaujeu fut mis en prison, à l'instigation du duc de Lorraine, disait-on, et sous le prétexte élastique d'affaire d'État. On saisit tous ses papiers et on le condamna au secret le plus absolu [625].

Beaujeu fut-il incarcéré pour avoir refusé de servir le gendre ou pour avoir trompé le beau-père? Ce serait, dans ce cas, une victime de la Retirade; mais il y a tout lieu de croire que si le moine défroqué fut mis en lieu sûr c'est qu'il trahissait tout le monde. A la mort de Charles VI, Marie-Thérèse le fit relâcher. Il n'eut plus alors qu'une idée: se venger du duc de Lorraine. Il exerça contre lui, en Toscane, le chantage le plus éhonté. Il alla ensuite proposer la Corse au Grand Turc et au Bey de Tunis. Les flibustiers, surgis des bas-fonds à la suite de l'équipée de Théodore, avaient la marotte de faire prendre le turban aux Corses mécontents. En 1744, Beaujeu fut arrêté à Livourne à la requête du gouvernement sarde. François de Lorraine, grand-duc de Toscane, qui n'avait pas oublié ses entretiens dans la Retirade, fit faire le silence autour du prisonnier. Il mourut chrétiennement en 1746 et fut enterré avec le mystère dont on avait entouré sa détention [626].

Malgré son élévation au grand-duché, François, qui avait l'ambition têtue, songeait toujours à la Corse. Seulement, dégoûté, pour le moment, des clients interlopes de la Retirade, il confia ses projets à ses lieutenants. Wachtendonck, commandant des troupes autrichiennes en Toscane, dirigeait ces intrigues à Livourne. Le général avait été un partisan fougueux de Gênes, dont il aimait passionnément les sequins [627]. Il montrait un tel zèle pour la république qu'il signalait l'insuffisance des espions génois à Livourne et qu'il menaçait bruyamment les amis de Théodore de la prison; mais il avait changé d'opinion.

En 1740, il réunissait des capitaines de navires anglais et les chefs des corses rebelles en des conciliabules secrets et nocturnes. Les conférences se tenaient au consulat britannique. Wachtendonck était un homme imprudent et indiscret; il se donnait les allures d'un petit maître allemand, «quoiqu'il ne fût plus en âge de l'être». A force de conspirer chez le consul anglais, il était devenu l'amant de sa femme [628]. Sous prétexte de rétablir sa santé, il partit pour Pise. Dans ses équipages se trouvaient le consul d'Angleterre et sa femme. «Cet article de bagage ne me surprend point», écrivait Maillebois; mais, ce qui pouvait paraître au moins étrange, c'était une démarche que le général et son ami avaient faite auprès des Corses rebelles bannis de l'île par les Français pour les rassurer sur l'inquiétude que ce départ leur causait. Ils leur déclarèrent, en outre, qu'ils auraient satisfaction avant peu de temps [629].

Pour que le général se compromît jusqu'à faire de pareilles promesses, il fallait qu'il eût reçu des instructions formelles. François s'étant débarrassé de Beaujeu, peut-être trop exigeant, se retournait vers Théodore. On avait prétendu que le gouvernement génois, par l'entremise de Viale, son représentant à Florence, aurait volontiers vendu la Corse au grand-duc, mais l'état financier de celui-ci n'inspirait pas grande confiance [630]. Plus tard, on parla de l'échange d'une partie de la province de Massa, appartenant à la Toscane, contre la Corse [631]. Mais François voulait avoir l'île pour rien, ou du moins, à bon marché. Il pensait que ce serait moins coûteux de payer un Théodore, un Beaujeu et quelques insulaires, que de négocier avec les Génois un achat ou un échange.

En 1740, on disait à Florence que quinze mille fusils destinés à Théodore allaient arriver d'Allemagne. L'opinion que le grand-duc soutenait le baron était si répandue que les Corses affluaient à Livourne. Il en venait de tous les côtés et Lorenzi s'étonnait que la police permît une telle agglomération de gens «accoutumés à toutes sortes de crimes et sans aveu» [632]. Une lettre de Vienne affirmait que Neuhoff insistait vivement auprès de François pour l'envoi de troupes impériales en Corse. Il s'engageait, moyennant ce secours, à lui donner l'île. Le duc avait chargé le baron d'obtenir l'appui de l'Angleterre, mais celui-ci n'avait pas pu réussir dans ses démarches. Trois ans plus tard, Théodore allait, avec la protection des Anglais, essayer de reconquérir la Corse, en mettant de côté le duc de Lorraine engagé dans la guerre de la succession d'Autriche. Pour l'instant, François insistait auprès des ministres impériaux, qui lui étaient dévoués, afin de décider l'Empereur à envoyer des soldats dans l'île. Il offrait même de prendre à sa charge la plus grande partie des frais que cette expédition occasionnerait. Il recommandait à Théodore d'entretenir, en attendant, la confiance de ses partisans [633].

La mort de Charles VI, survenue quelques semaines plus tard [634], fit ajourner tous ces beaux projets.

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