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Théodore de Neuhoff, Roi de Corse

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CHAPITRE III

Édit du Sénat de Gênes.—Réponse de Théodore.—Le roi dans le Nebbio et en Balagne.—Tribulations de Costa.—Frappe de la monnaie.

Affaire de Monte-Maggiore.—Théodore devant Corte.—Il prend la ville sur ses généraux.—Assassinat de Fabiani.—Discours du roi à Venzolasca.

Le ministre de Gênes en France.—Affaire Nayssen.—Les libelles satiriques à Gênes.—Le roi et la paysanne.

Théodore a peur.—Départ pour Sartène.—Institution de l'Ordre de la Délivrance.—Lois nouvelles.—Le dernier mensonge.—La fuite.—Débarquement à Livourne.

I

A Gênes, les membres du gouvernement se demandaient ce qu'ils pourraient faire pour détruire l'effet produit par le fâcheux débarquement de Théodore en Corse. Cet événement avait redonné courage aux mécontents. La république pressentait qu'elle aurait à soutenir de nouveaux combats pour conserver la possession de l'île. Les Corses lui coûtaient déjà beaucoup d'argent [205], il faudrait sans doute en dépenser encore. Le Sénat s'assembla pour parer à cette triste éventualité. Après dix longues séances, on se mit d'accord sur un moyen économique. Il fut décidé qu'on publierait un édit contre le baron de Neuhoff. Cet édit fut affiché dans les rues, et communiqué aux représentants des puissances étrangères et à la presse [206].

Le factum génois était long. Il noircissait ce «personnage fameux habillé à l'asiatique» de toutes les friponneries. Il passait en revue le passé de «cet anonyme, qui quoiqu'inconnu avait trouvé le moyen de s'insinuer auprès des chefs des soulevés». Il traitait Théodore de vagabond, d'astrologue et de cabaliste. Il le montrait changeant de nom et de nationalité dans chaque endroit où il passait; escroquant tout le monde, sans cesse à court d'argent. Il l'accusait d'avoir eu commerce avec des mahométans, et de n'avoir dans son entourage que des coquins. Comme sanction, l'édit proclamait Théodore de Neuhoff «séducteur des peuples, perturbateur de la tranquillité publique, coupable de haute trahison au premier chef». Comme tel il tombait sous les rigueurs des lois génoises. Quiconque entretiendrait correspondance avec lui serait également puni.

Cet édit fut trouvé plaisant; mais on jugea que c'était un piètre moyen pour arrêter la révolte en Corse [207].

Neuhoff répondit par un manifeste. Il considérait les invectives génoises comme les cris «des chiens qui aboient à la lune». Il se sentait fort du choix librement fait par les Corses de sa personne, pour les aider à secouer la tyrannie génoise. Il avait été élevé au trône par la volonté spontanée et unanime du peuple. Il trouvait ridicule l'accusation de perturbateur du repos public, puisque la révolte existait en Corse bien longtemps avant son arrivée. C'étaient eux qui avaient la responsabilité de tout le mal. Les Génois prétendaient qu'il n'avait apporté que de faibles munitions et peu d'argent. Mais ces ressources, si modiques fussent-elles, avaient «suffi pour racheter la liberté d'un royaume» tyrannisé par eux. Il se déclarait «ministre du Saint-Siège», dont les Corses et lui-même étaient «les enfants très fidèles et très soumis». Il se confiait en la Divine Providence pour mener à bien la tâche qu'il avait entreprise. Dieu l'inspirerait et ferait de lui le libérateur d'un peuple à l'exemple de Moïse. David et Tamerlan étaient d'une naissance fort au-dessous de la sienne. Condamné par les Génois aux peines réservées aux traîtres, il les condamnait à son tour à tous les justes châtiments, en vertu des pouvoirs qu'il tenait des Corses. Il déclarait enfin les Génois bannis à tout jamais de l'île, sous peine de vie et débiteurs du trésor du royaume pour les revenus dont ils avaient joui [208].

Mais le fait de proclamer les Génois ses débiteurs ne mettait pas de l'argent dans ses poches. Il continuait à faire miroiter aux yeux de ses partisans l'espérance de prompts et puissants secours, pour les retenir dans la poursuite de sa chimérique entreprise. Les procédés par lesquels il essayait de les leurrer étaient de ceux qu'emploient les aventuriers pour éblouir leurs dupes: un semblant d'action, les simulacres d'une influence, un crédit imaginaire.

Parfois il observait la mer pendant de longues heures, scrutant l'horizon, pour faire croire qu'il attendait des vaisseaux apportant des munitions. Souvent il se renfermait chez lui pour dépouiller, prétendait-il, une volumineuse correspondance avec les cours étrangères [209]. Mais les secours n'arrivaient pas, et pour cause.

Le rêve, la chimère conduisent certains hommes, les laissant jusqu'au bout insoucieux ou inconscients des contingences humaines. Ceux-là sont souvent de grands esprits, dont le tort est de voir trop haut, trop en dehors dans les choses de la vie. Avec sa pensée sans envergure, son ambition têtue et son égoïsme naïf, le baron de Neuhoff n'était qu'un visionnaire incorrigible auquel nulle leçon ne profitait. Il aurait voulu faire partager ses illusions à ses sujets; mais les Corses étaient trop pratiques pour s'adonner longtemps au rêve. Ils ne se laissaient guère impressionner par la mise en scène de leur roi: elle était, il est vrai, un pauvre expédient.

Théodore, cependant, résolut de quitter le camp établi devant San Pellegrino. Il désirait faire une tournée dans l'île en commençant par le Nebbio et la Balagne. Costa fut désigné pour continuer l'investissement du fort génois et diriger les affaires du royaume. Il reçut le titre provisoire de vice-roi [210].

Mais les ressources personnelles de Neuhoff étaient fort diminuées. Il lui fallait de l'argent. Il avait fait faire des démarches auprès de certains curés de village qui passaient pour avoir quelques biens. Le 28 mai, il écrivit à son fidèle partisan, Xavier de Matra, auquel il avait donné le titre de marquis, pour activer ces démarches. Le 30 mai, le marquis répondit qu'il n'avait pas attendu la lettre de Sa Majesté pour envoyer un archiprêtre à Ghisoni avec la mission d'attendrir le curé, c'est-à-dire d'obtenir quelques fonds. Matra ne s'était pas borné à cette démarche; il avait écrit dans le même but à plusieurs de ses amis.

Si respectueux fût-il de la volonté souveraine, le marquis n'approuvait pas le déplacement projeté, à moins cependant que Fabiani et Arrighi n'eussent donné des renseignements certains sur l'opportunité de ce voyage. Matra craignait pour la vie du roi, car les Génois entretenaient dans ces provinces plus de soldats et d'espions que dans les autres. Et le prudent marquis ajoutait cette réflexion pleine de bon sens: «Si on ne remporte pas là-bas quelque victoire, il pourrait en résulter un grand trouble dans le royaume».

Sur l'ordre du roi, Matra avait envoyé le commandant de sa pieve dans les cantons voisins à la recherche d'or, d'argent et de cuivre [211]. Le chef était revenu chez le marquis les mains vides. «Ce sont des pas jetés au vent». L'émissaire n'avait trouvé partout qu'une grande misère et les quelques habitants qui possédaient un peu de cuivre ne voulaient pas s'en dessaisir. Mais Matra se hâtait d'ajouter que le commandant allait entreprendre une nouvelle tournée, «parce que Sa Majesté doit être servie selon ses très vénérés commandements [212]».

Avant son départ, Théodore avait songé à exercer l'une des principales prérogatives du pouvoir royal: la frappe des monnaies. Mais la matière première manquait et c'était pour s'en procurer, qu'il avait fait faire les démarches, dont Matra lui mandait l'insuccès. Néanmoins un couvent de Corte envoya des candélabres et des crucifix pour être convertis en pièces [213].

Le roi fit écrire au curé de Rostino, Don Matteo d'Ortiporio, pour lui demander de venir frapper les sous et les écus. Cet ecclésiastique avait déjà, disait-on, «battu monnaie pour son bon évêque Saluzzi [214]». Selon d'autres, il était connu comme faux monnayeur et «n'avait pas honte de l'avouer [215]».

Malgré son absence, Gaffori fut nommé président de la monnaie, poste appelé à devenir une sinécure.

Le roi parti [216], Costa eut bien des tribulations. Presque journellement il écrivait au roi [217] pour lui rendre compte de ce qui se passait. Il éprouvait un grand chagrin du départ de Sa Majesté, cependant il devait s'incliner devant ses volontés. L'habit du roi était prêt, mais on le conservera jusqu'au retour du monarque dans le Nebbio. Tous les jours on expédiait des provisions et quelques munitions au camp [218], mais l'argent manquait, et Costa donna quatre sequins de sa poche aux soldats. Il s'efforçait, avec le concours de Matra, de lever des compagnies. Il écrivait, à cet effet, dans plusieurs endroits, mais il se heurtait à des «difficultés insurmontables», car les paysans faisaient leurs moissons. Le curé de Rostino ne répondait pas à ses lettres, et Gaffori, malade dans son village, ne pourrait pas se mettre en route avant quelques jours [219]. Costa, en faisant des miracles, parvint à embaucher six ouvriers. Tout le voisinage était rempli de Vittoli [220], embusqués par les Génois, ce qui rendait presque impossible le recrutement parce que chacun voulait se garder personnellement et défendre les siens. Chaque jour les mêmes difficultés renaissaient. Les gens des plaines disaient qu'ils étaient prêts à servir après les montagnards, qui faisaient leurs récoltes plus tard. Mais Costa était obligé d'avouer son impuissance à remédier à toutes ces choses [221].

Le comte Poggi, à Zicavo, s'occupait à lever des soldats. Mais dans la montagne cela était aussi difficile que dans la plaine. Il mandait au roi qu'il pourrait mettre seulement cent hommes à sa disposition sans compter quelques Corses au service de Gênes et revenus à de meilleurs sentiments. Il se répandait en protestations dévouées. Lui, au moins, il n'était pas comme les autres, qui jouaient double jeu. Sa vie ne comptait pour rien; il ne demandait que des armes. Et pour prouver sans doute sa sincérité, il envoyait à Sa Majesté le fromage qu'il lui avait promis [222].

Le 8 juin, cinq navires parurent au large; la joie fut grande dans le peuple. Les voilà donc, enfin, les munitions attendues depuis si longtemps. Hélas! les bateaux étaient passés sans rien débarquer [223]. Sa Majesté devait se hâter de faire venir la felouque avec quelques armes. Le moindre secours suffirait à ranimer le courage du peuple, dont la foi commençait à faiblir. Le vice-roi craignait qu'il ne la perdît bientôt complétement. Chacun voulait de l'argent, mais il n'y en avait pas. L'absence du roi causait un grand préjudice. Les Génois avaient publié un placard infâme contre lui. Devant Saint-Florent, après un combat assez vif, les Corses avaient été mis en déroute, en infligeant des pertes à l'ennemi. Devant San Pellegrino les mules manquaient pour transporter le canon. Personne ne voulait obéir [224].

Le 15 juin, Costa envoya un exprès à Sa Majesté pour lui notifier que si elle tardait encore deux jours à revenir tout était perdu. Il en coûtait au malheureux vice-roi de faire cette déclaration, mais la discorde régnait dans les villages. Non seulement on ne pouvait lever aucune compagnie nouvelle, mais celles qui existaient s'étaient dissoutes. Le bruit courait que le roi allait partir après avoir pris de l'argent à l'un et à l'autre, que les secours n'arriveraient pas, qu'on ne pourrait jamais vaincre les Génois et mille autres infamies [225].

Et cependant, si on avait du monde, on pourrait faire de grandes choses; chaque jour des soldats, allemands pour la plupart, s'échappaient du camp ennemi, sans leurs fusils malheureusement. Ils disaient que les Génois étaient dans la consternation, car tous leurs gens, y compris les Corses à leur service, déserteraient si la moindre barque apportait des armes aux patriotes. Seul avec seize hommes, sans force et sans autorité, Costa, entouré de périls, ne savait que devenir. Les médisants triomphaient. Sa Majesté écrivait de donner de l'argent au camp, mais la monnaie n'en faisait pas. On avait «sué la sueur de la mort» pour payer les soldats. Le vice-roi avait encore donné, le 18 juin, deux cent vingt-quatre livres en pistoles de ses deniers; il ne lui restait plus rien [226]. Les journées passées sans nouvelles du roi, semblaient, au malheureux Costa, longues comme des siècles. Il fallait absolument que Sa Majesté fît venir Gaffori pour la monnaie. Buongiorno avait du cœur, mais il ne réussissait pas, il était trop libéral et puis il se mêlait toujours des affaires du Tribunal. Pour ne pas le décourager, Costa ne voulait lui faire aucun reproche. Il suppliait Sa Majesté de n'en rien dire; s'il lui en parlait, c'est qu'Elle devait être instruite de tout [227].

Le vice-roi envoya quelques jours plus tard Buongiorno en courrier auprès de Théodore. Il lui faisait tenir en même temps une autre lettre dans laquelle il disait que ce même Buongiorno avait distribué à tort et à travers des balles et de la poudre, à tous ceux qui se disaient ses amis ou qui le flattaient, sans songer que certains Corses «voleraient jusque dans le ciel». Ce qu'il disait des munitions pouvait également s'appliquer aux vivres. Sa Majesté verra ainsi le «bel état» dans lequel il se trouvait [228].

Les gens qui composaient la cour de Théodore se jalousaient tous entre eux. Leur correspondance était une suite de médisances, de bruits rapportés. Si on blâmait Buongiorno, celui-ci se plaignait des autres, mais il exaltait ses propres mérites. En adressant au roi son habit neuf et trois bandages, il faisait son apologie, se confondait en humbles respects. Un autre jour, il demandait à Sa Majesté en termes indignés de châtier ses calomniateurs [229].

De tous les côtés la délation s'insinuait. «La Souveraine Majesté de Théodore premier, roi de Corse» reçut une lettre anonyme. L'écrivain donnait à Neuhoff des conseils pour réussir dans son entreprise, et lui recommandait de recourir souvent aux sacrements, parce que sur les champs de batailles la mort guette les combattants. Mais le principal but de cette lettre était de dénoncer un nommé Fabiani—le général probablement—. Le roi devait se méfier de cet individu, qui ne méritait aucune estime et qui personnifiait la bassesse et la lâcheté [230].

Gaffori arriva enfin. La fabrication de la monnaie devait se faire dans le couvent de Tavagna, où l'on avait réuni tous les instruments nécessaires. Une équipe d'ouvriers venus d'Orezza avait pour chef un certain Giulio Francesco, surnommé sette cervelle (sept cervelles), car il était très habile dans son art. Il savait fort bien frapper des écus aux armes de Gênes [231].

Gaffori commença par faire construire des fours et un fourneau à réverbération pour la fonte du cuivre, car les premiers creusets ne pouvaient résister au feu. Sur douze, il n'en avait trouvé qu'un seul à son arrivée. Il espérait, d'ailleurs, obtenir ainsi une frappe meilleure, les plaques étant plus fortes. Mais les grosses difficultés provenaient du mauvais vouloir des artisans. Ils travaillaient à contre-cœur, prétendant ne pouvoir toujours rester devant le fourneau, et ils demandaient à être remplacés de temps en temps. Le président n'avait pas cru devoir accueillir cette demande sans l'autorisation du roi. Deux d'entre eux étaient retournés à Orezza sans permission; avec l'aide de Costa, il faisait tous ses efforts pour empêcher les défections. Il avait promis aux ouvriers le payement du travail fait jusqu'alors et un salaire de trente soldi par jour à l'avenir; ils n'étaient jamais satisfaits. Buongiorno se disposait à rejoindre le roi et Gaffori le chargeait de lui dire ce qu'était cette engeance. Le président suppliait Sa Majesté de renvoyer Buongiorno dès qu'Elle pourra se passer de ses services: avec son savoir et son habileté, il sera très utile parmi ces récalcitrants. Le travail marchait avec une lenteur désespérante. Sur cinq empreintes, quatre furent détériorées, soit par malveillance, soit par négligence. Celle qui restait avait besoin d'être retouchée.

No 1
No 2

Reproduction des monnaies de Théodore de Neuhoff d'après les moulages des pièces qui se trouvent au Cabinet des Médailles à la Bibliothèque Nationale de Paris.

La fabrication de la monnaie d'argent n'avançait guère non plus. Cependant Gaffori espérait pouvoir bientôt en envoyer quelques spécimens à Sa Majesté. Dans cette partie aussi, les ouvriers manquaient de zèle. Il fallait être toujours près d'eux, les surveiller, les forcer à travailler. Mais, en revanche, ils ne cessaient de demander de l'argent. Un jour, exaspéré par cette canaille, Gaffori voulut faire mettre tout le monde en prison. Costa calma sa fureur en lui faisant remarquer que cet acte de rigueur ne serait ni prudent ni politique [232].

Gaffori, comme chacun, se plaignait de ses compagnons. «La malignité de nous autres Corses, écrivait-il, est si grande et si rusée que celui qui veut tuer son compétiteur n'agit pas en face, mais il emploie un canal lointain par où passe l'envie et la passion, déguisées sous le masque du dévouement. Avec le temps, Votre Majesté connaîtra la sincérité de mes sentiments et saura punir. Tolluntur in altum ut lapsu graviore ruant. Ainsi fait Dieu, dont les rois sont la plus parfaite image sur la terre!» [233].

Mais, s'il faut en croire le vice-roi, le beau zèle du président était simulé. «Gaffori, écrit-il au roi, fait mine de travailler, mais c'est une fille: un seul jour de présence au travail a suffi pour l'ennuyer... Gaffori est très froid, et rien d'autre». Quant au curé de Rostino, qui s'était enfin décidé à venir, Costa affirme qu'il n'avait jamais vu quelqu'un de plus lâche que lui [234].

Malgré tout, on parvint à frapper quelques pièces. La monnaie de cuivre était de deux valeurs différentes: l'une de 2 soldi 1/2, l'autre de 5 soldi. Sur la face, elles portaient les initiales T. R. entourées de palmes et surmontées d'une couronne royale. Au-dessous, se trouvait la date, 1736. Sur le revers, figurait la valeur entourée par cette légende: Pro bono publico. Ro. Ce. [235].

Ces pièces, qu'on pourrait classer dans la catégorie des monnaies de nécessité, étaient très minces et d'une frappe grossière. Deux ans seulement après leur fabrication, elles étaient usées et on en distinguait difficilement la légende [236].

Le T. R. signifiait Théodore Roi. C'est ainsi que le traduisaient les partisans de Sa Majesté. Les Corses hostiles disaient: tutto rame, tout cuivre; les Génois: tutti ribelli, tous rebelles [237].

Il fut décidé que les pièces d'argent porteraient sur la face les armes de la Corse, c'est-à-dire la tête de maure ceinte d'une couronne fermée d'où pendait une chaîne à trois chaînons. La légende serait THEODORUS REX CORSICE. Sur le revers devait figurer l'image de la Vierge, nimbée de cinq étoiles; sur le milieu, partagée en deux, la date 1736, et comme légende MONSTRA TE ESSE MATREM S. P. Ces écus auraient valu trois livres [238]. Mais, au dire de Costa, un seul fut frappé [239].

La réproduction de la monnaie de Théodore à été faite d'après l'ouvrage du colonel Maillet: catalogue obsidionales et et de nécessité, Bruxelles, 1870-73, 2 vol. en 8o et 2 atlas oblongs avec 218 planches.

M.J. Protat, de Macon, collectionneur et numismate des plus érudits, a bien voulu me donner ce dessin et les clichés typographiques dont il a surveillé lui-mème la confection. J'ai le regret de n'avoir pu lui témoigner ma sincère gratitude avant sa disparation prématurée. Qu'il me soit au moins permis à sa mémoire un souvenir reconnaissant.

Comparez ce dessin, qui représente les pièces commes elles auraient dû être, avec la planche d'après les moulages. [240].

Cependant, au Cabinet des médailles de la Bibliothèque nationale de Paris, on peut en voir deux exemplaires. D'après E. Cartier, l'un d'eux serait faux [241].

Dès le début, les pièces de Théodore furent rares. Les numismates et les collectionneurs les recherchèrent comme objets de curiosité. Sur le continent une spéculation s'établit; elles atteignirent un prix élevé et, à Naples, on en fabriqua de fausses [242]. Il n'y aurait donc rien d'étonnant à ce qu'un des exemplaires du Cabinet des médailles provînt de la fabrique napolitaine et non du couvent de Tavagna, l'Hôtel de la Monnaie de Sa Majesté Théodore Ier [243].

Mais si les chercheurs et les curieux achetaient très cher ces pièces, les ouvriers, les soldats, les paysans, en général tous ceux qui voulaient être réellement payés, les refusaient avec énergie.

Théodore avait donné l'ordre de payer les troupes avec ses sous. Mais, dès leur apparition, ces assignats de cuivre furent très dépréciés. Les soldats murmurèrent et refusèrent de recevoir cette monnaie de mauvais aloi. Un jour, un tumulte éclata à ce sujet. Les récalcitrants prirent leurs fusils et Costa, avec les seize hommes qui composaient sa garde, dut les désarmer pour éviter un malheur [244].

Les ouvriers de la monnaie eux-mêmes ne voulurent pas recevoir en payement les pièces qu'ils fabriquaient [245]. Ces artisans avaient une excuse: ils savaient trop comment elles étaient faites.

Quelque temps après, devant Théodore lui-même, deux femmes de la montagne, qui avaient apporté des provisions au camp, refusèrent, en échange, la monnaie frappée au T. R. Elles se fâchèrent et «se servirent d'un langage peu convenable pour leur sexe». Le roi parut et ordonna de les mettre immédiatement en prison. Sous la menace, elles se calmèrent et repartirent en emportant les sous de Sa Majesté. Cette sévérité effraya les villageois qui firent pendant un certain temps moins de difficultés pour être payés ainsi [246]. Malgré ce cours forcé, les gens d'Orezza continuèrent à se moquer des colères royales. Ils tinrent une réunion et décidèrent de n'accepter que de bons écus contre «le sel, les chaussures et le drap» qu'ils vendaient à Théodore. Comme ces articles manquaient dans les villages placés sous le contrôle immédiat du camp, «ce fut très gênant» [247].

Chaque jour la révolte s'étendait. Dans le canton d'Orezza les hommes avaient juré de ne plus obéir à Théodore. Les villages d'Ampugnani et de Rostino se soulevaient. Quelques-uns des chefs perdaient la foi, tel le marquis de Matra, qui, selon Costa, se laissait aller à écouter les calomnies répandues contre le souverain. Le pauvre vice-roi ne savait plus où donner de la tête; il aurait fatalement succombé sous le poids des difficultés, s'il n'avait été soutenu par son inébranlable dévouement. Mais il suppliait Neuhoff de revenir au plus tôt, sans quoi tout était perdu. Et, au milieu des pires angoisses, il pensait encore à faire rechercher, mais en vain, les pantoufles du roi qui avaient été égarées [248].

Dans le Sud également, des gens prêchaient la révolte en termes passionnés et grossiers. Jean-Paul Costa, de Sainte-Marie d'Ornano, dénonçait à son oncle un certain Luca, qui devenait chaque jour plus dangereux et plus violent. S'il n'avait l'habitude de craindre la mort, il aurait ouvertement embrassé le parti des Génois. Il avait promis à ceux-ci d'empêcher le blocus d'Ajaccio par les troupes de Théodore, et il favorisait les rafles que les ennemis faisaient sur les côtes «de biens meubles, de gros et de petit bétail». Il disait n'avoir en vue que le bien public et le peuple l'écoutait. Un soir Luca «laissa sortir de sa bouche que dans le canton c'était lui le roi et que le souverain était le roi des c....» [249]. Il avait ajouté que le grand chancelier méritait d'être lapidé et que si, dans quelques jours les vaisseaux de secours n'arrivaient pas, les peuples le «mettraient en pièces». La rage de Luca se serait retournée contre le jeune Costa, si celui-ci n'avait été protégé par ses amis. Jean-Paul faisait tout ce qu'il pouvait. Dans la Rocca il levait des contributions volontaires ou non. A Levie il avait pris un cheval. Cet animal lui était réclamé comme appartenant à un fidèle partisan; néanmoins il le gardait jusqu'à nouvel ordre. On ne pourrait jamais rien faire de bon tant que Luca «ne serait pas hors de ce monde». La famille Lusinchi était également hostile au roi. Il faudrait encore prendre un arrêt contre Martin Tasso, son fils et ses clients, car eux aussi, ils fomentaient la révolte et servaient d'espions aux Génois. En traçant dans de longues pages ce lamentable tableau, le jeune Costa s'excusait de ne pouvoir envoyer à son oncle de plus amples détails, car il avait la tête malade [250].

II

Théodore avait pris position à Monte-Maggiore, près de Calenzana. Paoli, qui, nous l'avons vu, avait abandonné les opérations devant Bastia pour aller aux funérailles de son père, avait reçu la mission d'enrôler des soldats. Le 27 juin, le général écrivit au roi pour lui dire les difficultés qu'il rencontrait. On faisait les moissons; les hommes étaient aux champs et il fallait rentrer les grains. Dans huit jours, les récoltes achevées, peut-être pourra-t-il se mettre en route avec quelques recrues. Et il suggérait au souverain l'idée de traîner les opérations en longueur pour gagner du temps [251].

S'il faut en croire Costa, Paoli était peu disposé à lever des renforts pour venir aider le roi en Balagne, car il craignait que si les Corses remportaient une victoire dans ce canton, la situation du général Fabiani ne devînt prépondérante [252]. Neuhoff parvint, cependant, à donner un vigoureux assaut à Calenzana. Ce fut la plus sérieuse attaque qu'il ait jamais dirigée contre les Génois. Il s'en fallut de bien peu que la victoire ne couronnât ses efforts. La ville était sur le point de tomber en son pouvoir lorsqu'il dut battre en retraite, faute de munitions et par suite de l'éternelle jalousie qui divisait les chefs corses. Cette jalousie—comme le fait remarquer Costa—était un ennemi bien plus redoutable que les Génois [253].

Les Corses assiégeaient aussi Algajola, petite ville fortifiée. Le capitaine génois Bembo, avec trois cent cinquante hommes, avait opéré une sortie et attaqué les retranchements des insulaires. Ceux-ci s'étaient enfuis en abandonnant un canon, cinq fusils, un pistolet, un tambour, une corne, qui leur servait de trompette, et des provisions. Le brave Bembo, ne pouvant emporter le canon, le fit éclater et envoya les autres dépouilles des rebelles, «en grande pompe», à Bastia. Le gouverneur donna l'ordre de chanter le Te Deum dans Algajola pour célébrer cette brillante action [254] qui, d'ailleurs, ne pouvait avoir aucun résultat décisif.

Les opérations devant Bastia n'avançaient guère. Arrighi, qui les conduisait, déclarait ne pouvoir ni investir la place ni s'emparer des récoltes aux alentours de la ville. Il avait cent soixante hommes seulement sous ses ordres; les balles et la poudre manquaient. Le détachement de Saint-Florent était rempli d'ardeur, mais là aussi les munitions faisaient défaut. Arrighi terminait ainsi: «Je ne puis comprendre d'où vient le bruit des intelligences dont on m'accuse, mais je ferai tous mes efforts pour le découvrir» [255]. Costa, en effet, accusait le général d'entretenir des rapports suspects avec les ennemis [256].

Théodore tremblait. Il était tombé malade et avait pris le lit [257]. Le mauvais vouloir, les jalousies, les trahisons qu'il voyait autour de lui l'effrayaient. Tous ceux qui le soutenaient ou qui faisaient mine d'être des siens, voulaient des titres et des honneurs. Il dut faire une proclamation pour dire que tout le monde ne pouvait pas être général ou comte [258]. Craignant pour sa vie, il écrivit à Costa de lui envoyer quarante hommes sûrs, comme gardes du corps [259].

Cependant, il cherchait toujours à éblouir les Corses et à les tromper. Il ordonna au grand chancelier de faire hisser sur la tour de Paduella, près de San Pellegrino, des pavillons coloriés pour guider les navires qui devaient apparaître au large. Il lui recommandait d'entretenir les Corses dans la croyance que des secours allaient arriver [260]. Mais ces bâtiments—véritables vaisseaux fantômes—ne sortaient jamais des brumes de la haute mer et les pavillons claquaient au vent, sur la tour, inutiles comme de misérables loques.

A la fin de juin, Théodore se trouvait devant Corte. Au pont de Rossicio, Giappiconi et les autres l'avaient abandonné. Le roi demanda à Costa un secours immédiat. Si des hommes fidèles n'arrivaient sans retard, il était perdu. «La nation se sera donnée la réputation et la renommée d'avoir froidement assassiné son roi et père.» Gaffori seul était accouru vers lui et l'avait conduit dans le couvent de Saint-François [261]. Le comte Arrighi se cachait. Tout allait de travers. Costa et le comte Giafferi devaient venir avec des renforts armés. Théodore désirait retourner en Balagne, tant pour secourir ses partisans, que pour châtier les infâmes, qui voulaient le livrer mort ou vivant [262].

Il résolut de soumettre Corte à son obéissance. Avec quelques hommes qui s'entêtaient à lui rester fidèles, il voulut pénétrer dans la ville. Arrighi, sorti de sa retraite, lui en refusa l'entrée. Théodore s'emporta. La querelle dégénéra bientôt en bataille. Il y eut des morts dans chaque camp. Enfin, le parti du roi triompha. Par son ordre, tandis qu'on se battait, un nommé Schietto aurait mis le feu à la ville; trente-six maisons furent brûlées, dit-on; d'autres pillées. Un renfort étant arrivé à Neuhoff, Arrighi se sauva au-delà des monts [263]. Les gens de Corte firent leur soumission et quelques chefs, qui s'étaient séparés du roi, revinrent rendre hommage. A leur tête, se trouvait Paoli avec ses clients [264]. Celui-ci, il faut le reconnaître, avait une merveilleuse souplesse pour se retourner du côté du plus fort.

Théodore informa Costa de son prochain retour sur la côte orientale. Le grand chancelier fit venir des ouvriers pour orner et décorer le couvent des Franciscains où Sa Majesté devait descendre. Un homme d'Ampugnani, artiste habile, peignit les armoiries du roi et celles du royaume au fronton des portes et sur des étendards, pour lesquels Costa avait acheté de la toile avec son argent [265]. Des guirlandes de fleurs entouraient les écussons. On tendit des portières en soie de différentes couleurs; la couche royale fut ornée de rideaux en soie également. Les deux chambres pour les officiers furent arrangées dans le même goût. Costa se montra satisfait. Cette décoration, qui «semblait être faite de fleurs», dit-il, était destinée à donner à la Cour un air imposant et à voiler la pauvreté qui s'étalait derrière ces ornements [266].

Tandis que Neuhoff combattait en Balagne contre les Génois et à Corte contre ses généraux, un malheur l'atteignit: Fabiani, un de ses plus fidèles lieutenants était assassiné.

Les parents de Luccioni ne pardonnaient pas à Théodore l'exécution du traître. Ils voulaient venger le mort. Mais, au lieu de déclarer ouvertement et loyalement la vendetta, selon la coutume corse, ils avaient feint d'accepter la condamnation, comme la juste expiation du crime. On disait dans Bastia que cette famille, par l'intermédiaire de Fabiani, s'était soumise et avait juré fidélité au roi. Celui-ci conféra même à quelques-uns les titres de marquis et de comte [267]. Les Génois, dont la politique consistait à entretenir les inimitiés, s'alarmèrent de cette réconciliation, que le temps et les circonstances pourraient rendre sincère et qui apporterait quelques partisans à Neuhoff.

Ils inspirèrent aux Luccioni le désir de la vengeance. Leurs exhortations tombèrent dans un terrain préparé; elles portèrent leurs fruits. Comme il était difficile d'atteindre Théodore lui-même, ils résolurent de frapper son meilleur général; représaille injuste et lâche, car Fabiani n'était pour rien dans la condamnation du traître; il se trouvait en Balagne lorsqu'elle fut prononcée. Les Génois voulaient des victimes. Fabiani était sur leur liste d'exécution. L'occasion se présenta de se venger: ils la saisirent [268].

Poggi avait promis—nous l'avons vu—de recruter des hommes dans les pays au-delà des monts. Comme ces renforts tardaient à arriver, Fabiani s'était rendu à Orezza, village natal de sa femme et où il comptait beaucoup de parents et d'amis. Les partisans de Luccioni habitaient ce canton. Ils vinrent complimenter le général; sans méfiance, celui-ci leur fit bon accueil. Ils lui dirent qu'ils avaient des griefs contre Costa, mais qu'ils étaient prêts à s'unir à lui pour aller combattre en Balagne. Fabiani les engagea à faire une tournée dans le canton avec lui, pour compléter les enrôlements. A Stazzona il les invita à souper, puis, continuant son voyage, toujours suivi par les traîtres, il descendit à Valle d'Orezza, passa la nuit aux Piazzole et revint à Stazzona, d'où il devait regagner la Balagne.

Un peu au-delà du village, des hommes armés se tenaient embusqués derrière un moulin en ruines. La chronique a conservé leurs noms: Hyacinthe Petrignani, de Venzolasca, Jean-Baptiste et Fratelongo, son frère, appelés les Turcati de Carcheto. A peine Fabiani avait-il traversé la rivière, que ces hommes déchargèrent sur lui leurs fusils. Il reçut trois ou quatre balles dans la poitrine, dans les côtes et dans le flanc. Ses parents et ses amis, saisis de stupeur, laissèrent fuir les assassins.

Le premier moment d'effarement passé, ils voulurent s'élancer à leur poursuite, mais le général, qui n'avait pas perdu connaissance, les retint et les supplia de ne pas l'abandonner. Il craignait que ses meurtriers ne revinssent pour lui couper la tête afin de la porter en triomphe à Bastia. Fabiani fut transporté à Stazzona, où il mourut après une agonie de vingt-quatre heures [269].

Ce tragique événement eut lieu vraisemblablement le 15 juillet [270].

Les assassins, aussitôt le crime accompli, se rendirent à Bastia pour recevoir le prix convenu [271]. Les Génois célébrèrent ce forfait comme un triomphe. Jusqu'alors inactifs, ils commencèrent à prendre l'offensive. Ils effectuèrent une sortie et dispersèrent les cent soixante hommes de Neuhoff campés devant la ville [272].

Après la mort tragique du général balanais, le chanoine Orticoni, adversaire acharné des Génois, rédigea un appel aux Corses sous la forme d'un testament politique de Simon Fabiani [273].

Cet écrit très long était une sorte d'homélie ampoulée et emphatique, mais qui contenait des vérités que les Corses auraient sagement fait de méditer.

Le chanoine adjurait ses compatriotes d'être unis dans un effort commun pour délivrer la patrie. Ceux qui, après avoir reçu des titres et des honneurs, vivaient dans l'indifférence auraient à rougir de n'avoir pas donné leur sang et leurs biens pour la cause nationale. Il s'élevait contre la déplorable habitude qu'avaient les Corses de quitter l'île pour aller vendre leur énergie, leur activité et leur intelligence à l'étranger. Si ceux-là péchaient contre la patrie, combien plus coupables encore étaient ceux qui entraient au service de Gênes, séduits par des avances trompeuses, que chacun devait repousser avec force. Et il citait l'exemple des grands patriotes de jadis!

Tandis que ce drame sanglant se déroulait à Orezza, le prêtre Grégoire Salvini informait Théodore que «grâce à Dieu, à la très sainte Vierge de la Visitation et aux âmes du Purgatoire», il avait débarqué sain et sauf à l'Ile Rousse, malgré la rencontre en mer d'une «gondole» génoise. Le petit bâtiment, qui l'avait amené de Livourne, apportait vingt-deux barils de poudre, dix-sept sacs de balles et quelques fusils. Pour se procurer ces munitions et afin de ne pas risquer de l'argent, il avait dû, disait-il, employer mille ruses, faire mille promesses aux marchands. Il avait donné sa parole d'honneur pour garantir la justice et la bonne foi de Sa Majesté. Il s'était aussi engagé à venir en personne surveiller la vente et le payement de ces marchandises. Il n'aurait rien obtenu sans ces promesses formelles, car «les marchands craignaient la rapacité bien connue des Corses». Il remettait enfin à Théodore deux lettres d'Amsterdam, que lui avait consignées le sieur Thomas Brackwell, de Livourne [274].

Quelques jours plus tard, Salvini écrivit encore au roi pour lui dire que les choses allaient bien mal en Balagne faute d'hommes. Il suppliait Sa Majesté «par les entrailles de Jésus» de lui envoyer la plus grande partie de ses soldats, sans quoi ses compagnons et lui allaient infailliblement périr. Le mieux serait que le roi revînt en Balagne avec une bonne troupe. Il n'avait rien à craindre pour sa vie, car les Balanais étaient prêts à mourir pour la défense de la patrie et de la personne sacrée de leur souverain [275].

Les Corses, cependant, remportèrent quelques petits succès [276]. Le plus important eut lieu devant l'Île Rousse. Le colonel génois Marchelli, à la tête de quatre cents hommes, avait fait une descente, pour surprendre la tour fortifiée par les rebelles. Ceux-ci ayant paru, les soldats de la république s'enfuirent. Ils se jetèrent à la mer pour gagner le bâtiment qui se trouvait à quelques encâblures du rivage. Ne sachant pas nager, ils se noyèrent pour la plupart; d'autres furent tués et cent trente faits prisonniers. Une des chaloupes de la galère, venue pour porter secours, s'échoua et les Corses s'emparèrent de tout ce qu'elle contenait [277]. Marchelli et son lieutenant avaient prudemment fui dès le début de l'action. Le Sénat les fit mettre aux arrêts. Mais ils arrivèrent à se disculper, d'autant plus facilement que la république n'avait pas d'officiers meilleurs à mettre à leur place.

Théodore profita de cet avantage pour sommer le gouverneur de Bastia d'avoir à lui renvoyer dans les huit jours les prisonniers corses, faute de quoi, il ferait arquebuser les cent trente génois pris à l'Île Rousse [278].

A Ajaccio, Ornano avait attiré les Génois dans une embuscade et tué trois cents des leurs.

Dans cette guerre d'escarmouches, ces affaires prenaient une grande importance et mettaient du baume dans le cœur de Sa Majesté [279]. Les gens de Bastia étaient consternés. Le bruit circulait en ville que le roi recevait tous les jours des munitions; qu'un certain Balanais nommé Salvetti lui avait apporté de Rome huit mille piastres en or et qu'on voyait circuler des sequins turcs [280].

A la vérité, la popularité de Théodore décroissait chaque jour; sa cour se dégarnissait. «La nation commençait à se croire jouée par lui» [281].

Il essaya de remplacer par des mots et par des titres les secours tangibles qu'il avait promis aux Corses. Il invita les populations à venir à Venzolasca pour entendre un discours. Il érigea certains districts en marquisats. Il créa de nouveaux comtes et marquis, dont il nomma les fils «chevaliers de la Clé d'or» [282]. Ces chevaliers constituaient le premier contingent de l'ordre de chevalerie qu'il se proposait d'instituer. Costa, qui se qualifie du plus humble des serviteurs, fut également anobli [283].

Le discours était, nous dit-on, une production extraordinaire. Le roi expliquait comment les princes étaient semblables à des lois vivantes et pareils à des miroirs brillants, où les sujets devaient regarder de près pour prendre des exemples [284].

L'éloquence du roi fut reçue par des applaudissements [285]. Sur le moment même, le peuple applaudit toujours aux phrases; mais après.....

III

Le ministre de Gênes en France, Sorba, était corse [286]. Diplomate habile et zélé, il servait, malgré son origine, la république avec dévouement. Il n'épargnait ni son temps, ni sa peine pour se procurer sur les antécédents et sur la famille de Théodore les renseignements les plus précis.

On avait appris à Gênes qu'un capitaine du régiment de La Marck, en garnison dans les Trois-évêchés, était en correspondance très suivie avec Neuhoff, dont il se disait l'oncle. Cet officier, nommé Nayssen, avait écrit, de Pignerol, au «nouveau roi de Corse» qu'il lui donnerait tous les secours en son pouvoir; qu'il lui fournirait principalement des troupes et des officiers. La république priait donc le gouvernement français de faire punir sévèrement ce capitaine, dont la conduite était si coupable [287].

Sorba, sur les ordres du Sénat fit, au sujet de cette affaire, une démarche auprès du ministre de la guerre, d'Angervilliers. Celui-ci promit à l'envoyé génois de faire le nécessaire. Il lui semblait cependant peu vraisemblable qu'un officier étranger, dont la solde était plus élevée que celle d'un français, ait pu se laisser tenter par un aventurier sans ressources. Dans la même dépêche, Sorba disait avoir eu avec Fleury une conversation sur les affaires de Corse. Il avait exposé au cardinal la crainte de la république relativement à l'appui que les Barbaresques donnaient à Théodore. Celui-ci ayant jadis commandé, par intérim, le régiment de Castellara, en Espagne, et ayant connu le fameux duc de Ripperda, réfugié à Tanger après sa disgrâce, cette crainte paraissait fondée. Fleury répondit que Ripperda était un grand visionnaire. Neuhoff l'avait connu en Espagne certainement, mais comment l'aurait-il rejoint et avec quelles promesses aurait-il obtenu l'aide des Barbaresques? Cela semblait un épisode de roman [288].

La conspiration de Nayssen n'était pas plus sérieuse que le complot de Théodore avec les Barbaresques. La république s'alarmait en cette affaire des moindres choses. Vertement réprimandé, le capitaine écrivit d'Embrun au garde des sceaux pour se justifier. La lettre fut communiquée à Sorba. Nayssen avouait qu'il avait reçu quelques lettres de son neveu Théodore. Il confessait aussi lui avoir répondu, car il supposait que la Cour lui accorderait la permission d'aller en Corse si Neuhoff lui envoyait de l'argent pour faire le voyage. Mais il jurait qu'il n'avait jamais eu l'intention de quitter le service du roi. Il considérait l'entreprise de son neveu comme une vraie folie. Il avait tourné en ridicule l'invitation de son royal parent auprès de ses camarades, auxquels il montrait cette correspondance sans aucun mystère [289].

Sorba était tenace; quelques mois plus tard, il revint à la charge, demandant à Chauvelin et à d'Angervilliers s'il y avait quelque fondement dans le bruit que Nayssen était parti pour aller rejoindre Théodore avec un neveu de celui-ci, le jeune Trévoux, officier dans la compagnie des Gardes royales. Les ministres déclarèrent que cette supposition était stupide. D'Angervilliers ajouta que Nayssen venait justement de lui faire parvenir une lettre de Théodore à un certain Gregorio, de Livourne, lettre par laquelle l'aventurier, dans un dénûment extrême, demandait de l'argent et des munitions [290].

Nayssen vint à Paris pour le règlement d'affaires personnelles. Il fut reçu par d'Angervilliers. Le ministre dit en plaisantant à Sorba qu'il croyait le capitaine résolu à aller en Corse pour disputer la couronne à son parent. Puis, redevevant sérieux et mettant du baume dans le cœur de l'ambassadeur corse de la république, il lui dit que Nayssen tenait Théodore pour le plus grand escroc et le plus grand fou du monde. Néanmoins Sorba allait s'enquérir de l'endroit où logeait le capitaine, afin de le faire surveiller [291].

A Paris, d'ailleurs, tout le monde tournait en ridicule le roi de Corse; son propre neveu, Trévoux, était le premier à rire à ses dépens [292].

Une lettre de J.-B. de Mari, envoyé de Gênes à Turin, dut plonger le Sénat dans un trouble profond. D'après cette lettre, Théodore aurait reçu trente mille piastres par l'intermédiaire d'un banquier de Livourne, Huigens de Cologne, et qui avait Bertoletti pour associé [293].

Ce fait paraît sujet à caution. Théodore se trouvait à ce moment-là très dépourvu d'argent. Il en demandait un peu partout et certainement, s'il avait eu un secours financier important, les Corses ne se seraient pas détachés de lui. Et les défections dans son entourage devenaient chaque jour plus nombreuses.

Tandis que les diplomates génois mettaient tout en œuvre pour fournir des renseignements plus ou moins vrais, ou pour déjouer des complots qui n'existaient pas, la république avait eu un autre sujet d'alarme. Au commencement de juin, un frère cordelier avait quitté Gênes pour se rendre en Corse. Ce moine était un marocain mahométan converti. On supposa que ce devait être un agent de Théodore, car les matelots de la barque, sur laquelle il avait pris passage, disaient qu'il était un scélérat fieffé. Le moine, enfin, ayant parlé de Théodore avec enthousiasme, le podestat de Sestri le tint pour suspect et l'envoya enchaîné à Gênes. On trouva sur lui des lettres pour Neuhoff, écrites en arabe, et quarante livres d'or en lingots. Campredon, en mandant ces détails, ajoutait cette appréciation qui, au premier abord, peut paraître paradoxale, mais qui était absolument juste: «Il ne serait pas fort extraordinaire que quelques Génois contribuassent au soulèvement de la Corse. C'est assez la coutume des républicains de ne suivre d'autre principe que celui de leurs intérêts particuliers» [294].

A Gênes, il y avait trois partis. En premier lieu, venaient les hommes à la tête du gouvernement, traînant à leur suite tous les salariés de l'État, qui faisaient répandre ou laissaient circuler les bruits faux, mais avantageux pour la république; puis les marchands qui, trouvant leur intérêt dans la continuation de la guerre, approvisionnaient les rebelles; enfin les gens qui faisaient de l'opposition pour arriver à prendre la place des autres et qui calmaient leurs impatiences ou satisfaisaient leurs rancunes en écrivant des pamphlets. Ces libelles, qui circulaient sous le manteau, arrivaient jusqu'aux gazettes de Hollande.

Au mois d'août 1736, on se passait de main en main, à Gênes, un manifeste de Théodore en réponse à l'édit lancé contre lui [295]. Cet écrit, que plusieurs auteurs ont cité [296], n'émane pas du baron [297].

C'est une satire fine et spirituelle qui ne ressemble pas, dans la forme, aux écrits de Neuhoff que nous connaissons. Il n'avait pas ce ton dégagé ni cette ironie. Son style était pompeux, emphatique parfois, mais toujours pesant, encombré par les lieux communs, obstrué de rÉdites. Les Corses, non plus, ne mettaient pas cette verve dans les proclamations qu'ils lançaient à tous moments contre leur ennemi séculaire. Violents dans leur style comme dans leurs mœurs, ils se laissaient aller à écrire de grandes phrases, mais jamais il ne leur arrivait de faire des mots.

Le manifeste débute sur un ton de persiflage. Le baron dit que, las de voyager et d'errer, il a «résolu de se choisir une petite habitation dans l'île de Corse». En bon voisin, il fait part aux Génois de cette résolution, s'ils ne l'ont déjà apprise par la renommée ou par les «relations ampoulées» de leurs gouverneurs qui, du reste, passent leur temps à les tromper. Perturbateur du repos public, lui qui a trouvé à son arrivée un pays si profondément troublé! Coupable de haute trahison? On ne trahit généralement que ses amis. Il n'y a rien de commun entre les Génois et lui. «Dieu me préserve d'aimer jamais une nation qui a si peu d'amis!» Crime de lèze-majesté? Il faudrait d'abord qu'il y eût une majesté. Et celle de Gênes on peut la chercher partout, on ne la trouvera pas. «Peut-être avez-vous rapporté d'Espagne cette majesté sur vos épaules? Peut-être a-t-elle été transportée d'Angleterre sur vos terres, par certain vaisseau anglais à un de vos bourgeois élu Doge auquel il était ainsi adressé: A Monsieur N. N..., Doge de Gênes et marchand en diverses sortes de marchandises!» Quant aux dettes que le baron a laissées en différents endroits, elles seront payées, et largement payées, avec les biens confisqués à ses ennemis. Il termine en demandant à la république la grâce de se mesurer avec ses troupes. On ne voit jamais de soldats génois quand il faut se battre.

Un second libelle circula à Gênes [298]. C'était encore l'œuvre de Génois lancés dans l'opposition [299]. Il était intitulé: Harangue de Théodore Ier, roi de Corse, faite à la Diète de convocation à Balagne. Cet écrit, fort long, rééditait les mêmes plaisanteries, décochait les mêmes traits moqueurs contre le gouvernement. Le tout était relevé de citations historiques très exactes, qui dénotaient chez son auteur une certaine érudition.

Si à Gênes des gens s'amusaient, les Génois enfermés dans Bastia ne riaient pas. Ils étaient en proie à une peur continuelle. Le gouverneur réclamait des secours à grands cris; mais la république n'avait pas de troupes. Quand il fallut envoyer des renforts dans l'île, elle avait dû dégarnir ses garnisons de la Rivière du Ponent. Pour remplacer ces soldats, elle avait engagé des paysans auxquels elle était obligée de promettre par écrit qu'ils n'iraient pas en Corse [300], si intense était la frayeur que les insulaires inspiraient. Les vivres également manquaient à Bastia, tandis que dans certaines parties de l'île, les Corses faisaient tranquillement la moisson et regorgeaient de denrées.

L'avantage semblait donc devoir être pour les mécontents, et il eût suffi d'une action énergique pour culbuter les troupes génoises et chasser le gouverneur avec toute l'administration de la Sérénissime République. Malheureusement, les jalousies et les querelles paralysaient les efforts. Les Corses n'avaient plus confiance en celui à qui il s'étaient donnés.

Des historiens ont donné comme cause de cette désaffection un fait scandaleux qui se serait passé au cours d'une tournée de Sa Majesté dans les montagnes.

Une jeune paysanne, fraîche et piquante comme un fruit sauvage, s'était trouvée sur le passage du roi. Celui-ci la remarqua et jugea qu'elle serait digne de distraire le monarque le plus blasé. Il le lui dit sans détour. La jeune fille fut, comme toute femme, sensible à cet hommage rendu à sa beauté: sa vanité fut flattée, et elle aurait succombé si son frère n'était survenu au moment opportun pour sauver l'honneur de la famille. Ce frère, l'un des gardes du corps du roi, fit grand tapage, menaçant de tuer le roi et sa sœur. Les Corses n'ont jamais plaisanté sur ces choses. Cela se passait avant le dîner. Neuhoff s'était mis à table avec ses généraux, croyant l'incident clos et se promettant bien d'éloigner, à la première occasion, ce frère gênant. Pendant le repas on vint lui dire que le paysan était en train d'administrer une correction à sa sœur. Furieux, Théodore se leva, fit empoigner son garde et le fit amener devant lui. Comme s'il parlait à un égal, le soldat traita le roi avec la dernière insolence. Sa Majesté ordonna qu'on pendît le coupable à la fenêtre. Il y eut un moment de stupeur. Personne ne se leva pour exécuter l'ordre. Frémissant d'indignation, Neuhoff s'avança pour faire justice lui-même. L'homme était robuste; il saisit une chaise, la balança sur la tête couronnée, prêt à lui en asséner un coup à fendre le crâne. Les généraux se précipitèrent. Les camarades du soldat étaient accourus. Ce furent des cris, des vociférations. La mêlée devint générale. Le roi au milieu de ses sujets parait aux coups. «La Majesté du trône fut profanée». Théodore put enfin se sauver par la fenêtre. Il alla se réfugie dans une maison voisine, où il resta sous la garde de quelques dévoués serviteurs jusqu'à ce que le tumulte fût apaisé. Ses généraux lui conseillèrent de mettre désormais un frein à ses passions, ou du moins de ne pas choisir ses maîtresses parmi les jeunes filles du pays. «Il profita du conseil et se borna à une française qui l'avait suivi en Corse» [301].

L'historien, qui rapporte ces détails, ajoute avec ingénuité: «Ce qui venait de lui arriver le convainquit du refroidissement de la nation» [302].

Cet incident passionnel est-il exact? Costa n'en parle pas. Les autres chroniques et correspondances de l'époque sont muettes également à ce sujet. Quoi qu'il en soit, le détachement des Corses avait une autre cause. Les secours promis n'arrivaient pas et il n'avait plus d'argent [303]. Chaque jour l'étoile du roi pâlissait davantage, le scintillement disparaissait pour laisser place à la lueur indécise et tremblante d'un flambeau près de s'éteindre et qui déjà n'éclaire plus.

IV

Au milieu d'août, Théodore se trouvait dans le canton de Verde. Il demandait à l'un de ses partisans, Jean-Charles Cottone, de lui envoyer du vin, des choux-fleurs, des citrons, deux vaches ou, à défaut, une génisse et quelques moutons. Il promettait de payer ces denrées et ces bestiaux en blé ou en espèces dans le délai d'un mois .

Mais le roi craignait le ressentiment de ses sujets. Pour fuir les incessantes querelles de ses ministres et surtout pour mettre sa vie en sûreté, il résolut de traverser les montagnes [305]. Au commencement de septembre, il partit pour Sartène avec le fidèle Costa. Le voyage fut long et pénible. On peut se figurer ce qu'il dut être dans une contrée sauvage, sans routes, embroussaillée. Il fallut gravir des montagnes aux flancs escarpés, franchir des torrents, marcher longtemps dans les grandes forêts et frayer le chemin au travers du maquis. Les voyageurs vraisemblablement, côtoyèrent les gigantesques rochers du Kyrie et du Christe Eleison [306]. Théodore, sans doute, ne considérait pas la majesté du paysage ni la beauté de son royaume. Il ne pensait pas au symbole de ces aiguilles, dont le nom montait vers le ciel, comme une prière. Il avait peur.

On ne rencontrait aucune habitation pour se reposer et parfois la nourriture manquait. Costa, aidé par quelques serviteurs, faisait à son souverain un lit de branches vertes. Mais le roi préférait ne pas dormir, et, pour se tenir éveillé, il discourait toute la nuit avec chacun de ses compagnons, à tour de rôle. Au jour, la caravane se remettait en route. Théodore, toujours enveloppé de sa robe écarlate, ne quittait jamais sa canne à bec de corbin, qui représentait tous les attributs de sa royauté [307].

Vers le sommet des montagnes, un orage épouvantable surprit les voyageurs. Costa en fut très effrayé. Les éclairs déchiraient le ciel; le tonnerre éclatait en grondements sonores, et la pluie tombait si drue que, malgré sa longue robe, le roi fut mouillé jusqu'à la peau [308].

Théodore et sa suite arrivèrent enfin dans un village. Les habitants s'empressèrent autour du monarque et lui firent une réception enthousiaste [309]. Neuhoff, qui commençait à être déshabitué des acclamations, dut être sensible à cet accueil, qui lui donnait l'illusion de la popularité. Un habitant, M. Giudicelli, mit sa maison à la disposition du roi. Celui-ci accepta et resta deux jours dans cette demeure. Les voyageurs avaient besoin de repos. Un feu pétillait dans l'âtre; tous se tenaient autour du foyer, formant «un groupe étrange» [310], heureux de pouvoir sécher leurs vêtements.

Avant de partir, le roi, pour reconnaître l'hospitalité, exempta Giudicelli de toutes taxes et le nomma chevalier dans l'ordre qu'il se proposait de créer dès son arrivée [311]. Le cortège qui, hélas! ressemblait si peu à celui du couronnement, se remit en route. La cour put, enfin, atteindre la ville.

Le peuple fit un bon accueil au souverain [312]. Peut-être, Neuhoff espéra-t-il retrouver la popularité dans un centre nouveau, où il n'était pas usé, loin de ses premiers compagnons, qui lui avaient créé tant de difficultés. L'illusion ne devait pas durer longtemps: son règne touchait à sa fin.

Le premier soin de Théodore fut d'instituer l'ordre de noblesse et de chevalerie, qu'il avait promis de créer dans les capitulations signées lors de son couronnement. Son but était de donner un nouvel éclat à sa royauté et d'abuser encore les Corses par de vains titres et des honneurs fictifs. C'était également un moyen de se procurer de l'argent par les contributions, que devaient payer les chevaliers. L'Ordre de la Délivrance fut créé par un édit [313]. Des règles auxquelles les dignitaires étaient tenus de se conformer furent établies [314].

L'Ordre de la Délivrance était institué «tant pour la gloire du royaume que pour la consolation des sujets» et afin de rendre respectable dans toute l'Europe la noblesse de cette île, dont la valeur était si connue. Le roi promettait de faire tous ses efforts «pour obtenir du pape la confirmation de cet ordre». En attendant, Théodore déclarait nobles, non seulement en Corse, mais aussi dans tous les pays, ceux qui auraient l'honneur d'être faits chevaliers. Ceux-ci «porteront un habit bleu céleste avec une croix et une étoile émaillée en or sur laquelle sera représentée la justice, tenant d'une main une balance, sous laquelle sera un triangle au milieu duquel on mettra un T; et, de l'autre main, elle tiendra une épée sous laquelle sera un globe surmonté d'une croix et, dans les angles, on mettra les armes de la famille roïale». Les chevaliers seraient obligés de porter ce costume le jour de leur investiture et dans toutes les cérémonies publiques. Dans le courant de la vie, ils pourraient être vêtus à leur guise, pourvu que leur tenue fût décente.

Le roi, grand-maître de l'Ordre, devait présider en personne à l'installation des chevaliers. Ceux-ci jureraient fidélité et obéissance à Sa Majesté; ce serment ne les engageait pas seulement leur vie durant; il s'étendait à leurs descendants. Les dignitaires étaient déclarés nobles de première classe. Le rang de chevalier conférait la qualité d'Illustrissime, et le grade de commandeur celle d'Excellence. Les chevaliers étaient exemptés de tous impôts ordinaires et extraordinaires. Le roi déclarait leur demeure inviolable. Aucun tribunal ne pouvait «les molester» pour quelque cause que ce fût, civile ou criminelle, sauf pour le crime de lèze-majesté. Les dignitaires avaient leur entrée à la cour jusque dans l'antichambre du roi. Les capitaines des galères et des vaisseaux de guerre royaux, les commandants des forts et places de la garnison ne pouvaient être choisis que parmi les chevaliers. Afin de maintenir l'éclat et l'honneur de l'Ordre, les dignitaires tombés dans l'indigence seraient secourus et fournis d'habits décents. D'ailleurs, pour entrer dans l'Ordre, il fallait avoir des moyens d'existence et justifier qu'on descendait de parents honnêtes. Ceux qui exerçaient un métier quelconque, ou dont les ascendants se seraient livrés au négoce et à l'industrie, étaient exclus de l'institution. Par contre, les étrangers de toute religion étaient admis. Chaque chevalier devait, lors de son admission, verser une contribution de mille écus, dont il recevrait intérêt à dix pour cent, sa vie durant. Les membres de l'Ordre de la Délivrance étaient tenus de réciter chaque jour le psaume LXX et le psaume XL, sous peine d'amende. Les chevaliers ne pouvaient refuser aucun poste sur terre ou sur mer que le roi jugerait utile de leur confier. Ils devaient suivre le souverain à la guerre et former sa garde du corps. Chaque dignitaire était obligé d'entretenir à ses frais deux soldats pour le service du roi. Il leur était interdit de se mêler des affaires de l'État. Le port du ruban vert, signe distinctif de l'Ordre, était obligatoire. Aucun membre ne pouvait servir à l'étranger sans le consentement du roi. Le cérémonial de réception était ainsi fixé: le postulant se mettrait à genoux devant Sa Majesté qui lui dirait: «Je vous fais chevalier du noble Ordre de la Délivrance. Vous devez souffrir de Nous seul que Nous vous touchions trois fois avec l'épée nue, et vous serez obéissant en toute chose jusqu'à la mort». Après avoir juré sur l'Évangile, le nouveau chevalier se relèverait et recevrait l'accolade des dignitaires présents, qui lui donneraient le titre de frère. Les chevaliers devaient toujours porter l'épée, et pendant la messe, ils la tiendraient constamment hors du fourreau. Les protestants eux-mêmes n'étaient pas exemptés de la messe [315].

Après avoir institué l'Ordre de la Délivrance, le roi conféra les titres de marquis et de comte aux habitants influents de la contrée [316]. Mais c'étaient de piètres expédients. Le peuple se détachait de plus en plus; Sa Majesté songea à autre chose. Elle établit des lois, dont quelques-unes opportunes, comme celle qui avait pour but la répression de la vendetta [317].

Afin d'attirer les étrangers dans l'île, Théodore proclama la liberté de conscience. Des privilèges considérables devaient être accordés à ces étrangers [318]. Le roi déclarait vouloir favoriser l'industrie, à peu près inconnue en Corse [319].

Il autorisait également la fabrication du sel que Gênes avait prohibée. Il réglementait la pêche dans les rivières, les étangs et sur les côtes de la mer. Jusqu'alors la pêche était affermée aux Catalans et défendue aux indigènes [320].

Mais ces dispositions, excellentes en elles-mêmes, ne ramenaient pas la popularité, toujours plus facile à faire naître qu'à ressaisir, quand le désenchantement est venu. Théodore espérait gagner du temps en amusant les Corses avec des lois, jusqu'à l'arrivée des secours qu'il s'obstinait à promettre.

A mesure que le temps passait, les gens de Sartène devenaient plus impatients. Au commencement du mois de novembre, le roi était découragé. Un attentat avait été dirigé contre lui; le commandant génois d'Ajaccio se montrait agressif [321]. Peu à peu chacun s'éloignait de la cour; les provisions s'épuisaient; l'argent manquait pour s'en procurer et pour payer la solde des quelques soldats attachés à la personne de Sa Majesté [322].

Ne sachant plus que devenir, Théodore prit un parti suprême. Il se décida à partir pour le continent. Il tremblait pour sa précieuse existence et il avait hâte de mettre la Méditerranée entre ses sujets et lui. Il fit part de cette décision à ses compagnons, disant qu'il allait en Italie afin de chercher lui-même des secours. Le 4 novembre, il publia un édit pour annoncer son départ aux populations et organiser la régence pendant son absence [323]. Hyacinthe Paoli et Louis Giafferi reçurent le commandement en chef des provinces au-delà des monts; Luc Ornano fut nommé gouverneur des provinces en-deçà.

Aux yeux des populations, il colora sa fuite avec des paroles pompeuses et de belles promesses. Il avait leurré les Corses à son arrivée et tout le long de son règne; il les trompait encore au moment de s'en aller. Et il partait parce qu'il en était réduit à son dernier mensonge.

Théodore se mit en route, emmenant avec lui le fidèle Costa, le neveu de celui-ci et quelques serviteurs dévoués. Il fallait gagner Solenzara sur la côte orientale, où l'on espérait pouvoir embarquer pour Livourne. Le froid se faisait déjà sentir dans les montagnes. Les défilés et les sentiers se blanchissaient des premières neiges. Les pluies de l'automne ravinaient les pentes. Les arbres pleuraient leurs feuilles mortes. Les torrents étaient grossis. Tout laissait prévoir un voyage long et pénible; mais le roi préférait affronter les rigueurs de la saison que le ressentiment des Corses, qu'il prévoyait proche et implacable.

En quittant Sartène, Théodore et sa suite s'enfoncèrent dans les défilés tortueux de la montagne. C'était la région sombre où planait encore, comme une malédiction, le souvenir des orgies démoniaques des Giovannali [324].

La petite troupe dut ensuite traverser la forêt de Bavella. Ces forêts de l'intérieur, pour ainsi dire vierges alors, entremêlées de pins et de chênes, n'avaient aucun sentier tracé. Des blocs granitiques gisaient au milieu des arrachements de terrain. Les aiguilles gigantesques de l'Asinao s'élançaient vers le ciel. Les pentes étaient escarpées. A chaque instant les difficultés renaissaient. Les fugitifs devaient chercher leur route, tourner, aller de l'avant, revenir sur leurs pas, n'ayant fait que peu de chemin après bien des fatigues.

On atteignit enfin Coscione, un endroit «froid en cette saison, mais assez agréable en été». Là, dans la belle saison, les bergers menaient paître leurs troupeaux [325]. Maintenant, c'était un pays désolé, sans ressources.

Théodore avait hâte d'arriver sur le rivage de la mer, dont parfois, dans une éclaircie de paysage, il entrevoyait la raie bleue. Il pressait ses compagnons.

Après la forêt, ce furent des maquis impénétrables, où les arbousiers enchevêtraient leurs branches aux myrthes et aux cytises. La solitude était partout: rien de vivant, sauf parfois, le cri des oiseaux effarouchés. Les provisions s'épuisaient et les voyageurs furent heureux de trouver quelques fromages et du broccio [326]. Costa, toujours préoccupé du bien-être de son maître, se mit en quête d'une cabane de bergers. Il y alluma un grand feu, afin, dit-il, «que le roi eût le plaisir de se chauffer» [327].

Neuhoff et sa suite arrivèrent à Solaro, un pauvre hameau. Les habitants prirent cette troupe pour un clan ennemi, venant de l'autre versant de la montagne. Ils s'échappèrent dans le maquis. Il fallut courir après eux et Costa les désabusa. Le grand-chancelier leur apprit que c'était le roi Théodore et ses gens qui se trouvaient parmi eux. Les paysans, à demi-rassurés, rentrèrent au village. Ils se mirent à contempler avec curiosité les traits de ce souverain, dont ils avaient vaguement entendu parler. Ils lui rendirent hommage avec de grandes marques de respect et lui offrirent tout ce dont il pouvait avoir besoin. L'un d'eux tua un mouton qu'il fit rôtir, tandis que d'autres apportaient quelques provisions [328]. Le roi se sentit un peu réconforté par les soins de ces braves gens. Le souper fut «pastoral, mais agréable». Les malheureux purent se coucher dans de vrais lits. A la vérité «ils étaient durs, mais propres». Cette nuit fut douce et, pour bercer le sommeil de Sa Majesté, les gens de Solaro, selon la coutume, improvisèrent des chansons [329].

Le lendemain, la caravane se remit en route. Les difficultés recommencèrent. Pendant trois jours les fugitifs endurèrent de grandes fatigues. Ils souffraient; les nuits étaient froides. Le roi essayait de se garantir avec son manteau de pourpre déteinte et sa fourrure usée. Ce n'était plus le brillant seigneur portant fièrement la perruque cavalière et l'épée espagnole, distribuant des mirlitons d'or.

Les voyageurs atteignirent enfin une petite ville sur le bord de la mer, près de Solenzara [330]. Voulant dépister les espions génois, Théodore avait pris un habit ecclésiastique. Après une attente longue et pleine d'anxiété, une voile parut enfin. C'était une barque provençale de Saint-Tropez, commandée par le patron Décugis [331]. Ce bâtiment avait été frété pour transporter, sur le continent, des déserteurs espagnols réfugiés en Corse et que des officiers de Sa Majesté Catholique étaient venus réclamer.

Théodore et Costa s'embarquèrent tristement. Le roi remercia ses compagnons; il leur donna la poudre et les balles qu'il avait avec lui et leur remit un exemplaire de son manifeste pour être publié [332].

La barque partit; peu à peu la terre de Corse s'effaça pour ne devenir bientôt qu'une ombre indécise, comme avait été la royauté du baron de Neuhoff.

Pendant la traversée, Théodore fut sur le point de tomber entre les mains des Génois. Le gouverneur Rivarola, informé par ses espions de la fuite du roi, avait envoyé une felouque armée en guerre croiser devant Aléria. Le bâtiment génois aperçut la barque provençale faisant route vers les côtes de Toscane. Sans se soucier du pavillon français, la felouque avait donné la chasse au bateau qui portait Neuhoff, et l'accosta. Les Génois voulurent opérer une perquisition, mais un officier espagnol s'interposa en leur conseillant de respecter le pavillon d'une nation amie. Les Génois s'éloignèrent [333].

Théodore débarqua à Livourne le 14 novembre, à quatre heures de l'après-midi, en s'entourant du plus grand mystère [334]. Il n'avait plus rien avec lui, sauf quelques bribes d'argenterie, restes d'une splendeur éphémère.

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