Théodore de Neuhoff, Roi de Corse
CHAPITRE VII
Théodore à Cologne.—Entretien secret avec le Grand-Commandeur de l'Ordre Teutonique.—Correspondance de Neuhoff avec son beau-frère Gomé-Delagrange.—Le roi de Corse veut traiter avec le roi de France.—Louis de Groeben.
Théodore arrive en Méditerranée avec une escadre anglaise.—Horace Mann.—Le mystère.—Le Vinces en Corse.—Neuhoff en vue de son royaume.—Sa proclamation.—Il ne débarque pas.—L'affaire du Saint-Isidore.—Protestation des Génois.—Réponse du gouvernement anglais.
Les entrevues secrètes de Mann avec Théodore.—Un diplomate ennuyé.—La Cour de Turin.—Augustin Viale, résident génois en Toscane.—Mariani.—Les inquisiteurs de Gênes.—Ils décident de faire tuer Théodore.—Scrupules de Viale.—Ses propositions.—San Cristofano.—La kabale de Pic de la Mirandole.
I
Au mois de février 1740, Théodore arriva à Cologne. Son équipage consistait en deux chaises de poste et des chevaux de relais. Il se trouvait dans la première avec trois individus vêtus à la prussienne. Il se fit conduire à l'hôtel de la commanderie de l'Ordre Teutonique, chez son cousin, le baron de Drost. Sans descendre, il fit appeler le secrétaire de son parent. Celui-ci s'étant approché de la portière, Neuhoff dit ce seul mot: Deuterum (?). Le secrétaire introduisit aussitôt le roi de Corse dans les appartements du Grand-Commandeur. Il était suivi par l'un des trois personnages qui l'accompagnaient. Cet homme s'arrêta dans l'antichambre, tandis que Théodore entretenait son cousin en secret. La conversation terminée, Neuhoff regagna sa chaise avec mystère. Puis, les deux voitures disparurent sans qu'on ait pu découvrir où elles se rendaient. La seconde chaise était hermétiquement close; on ne sut si elle contenait des voyageurs ou simplement des bagages.
Le Grand-Commandeur, une religieuse de la famille Drost, un ami d'enfance, le baron Slein, furent les seules personnes que vit Théodore pendant son séjour à Cologne. Il écrivit et reçut beaucoup de lettres. Il était bien muni d'argent et entra en pourparlers avec un entrepreneur pour la confection de mille uniformes de soldats. Il affirmait que sa royauté avait un caractère aussi ineffaçable que la prêtrise.
Il ne resta que trois semaines à Cologne. Il en partit, le 29 février, dans un fiacre de louage, accompagné par un seul domestique. Il déclara qu'il se rendait à Dantzig pour y négocier un embarquement. On apprit qu'il avait passé par Hanovre, se rendant à Copenhague [635].
Après sa visite à Cologne, Théodore resta caché. On perd sa trace pendant quelques mois. Il se recueillait sans doute.
L'exploitation commerciale de sa couronne ne lui avait donné que de maigres bénéfices. Si les traitants hollandais s'étaient laissés duper, il ne leur avait pas, à vrai dire, extorqué autant d'argent qu'il l'eût désiré. Il lui fallait maintenant essayer autre chose. Il allait tenter de l'escroquerie politique. Il espérait peut-être réussir à tromper plus facilement des hommes d'État que des juifs.
D'abord, il désirait traiter avec la France. Il s'était adressé dans ce but à son beau-frère, Gomé-Delagrange, conseiller au Parlement de Metz [636]. Il lui avait envoyé plusieurs lettres qui ne parvinrent pas à destination. Il insista et écrivit le 1er octobre 1740, afin de savoir au juste quelles étaient les intentions de la France au sujet des Corses. Il faisait appel à son bon cœur pour avoir une prompte réponse. Il ne pouvait croire encore que Louis XV voulût favoriser les Génois et opprimer des innocents. Ses ennemis étaient sans cesse à ses trousses. Tout leur jeu, disait-il, «est de me faire enlever mes lettres et d'envoyer des espions de papier contre moi». Puis, venaient les éternelles protestations et les mêmes promesses pour les siens [637]. Delagrange reçut la lettre, cette fois, mais il répondit à son beau-frère qu'il ne lui convenait pas de se mêler de ses affaires.
Cette réponse ne plut pas au roi. Il témoigna à son beau-frère la surprise qu'elle lui causait: «comme, écrivait-il, s'il était très délicat de se mêler de mes affaires, terme que je ne m'attendais de personne, encore moins de vous, mes actions étant applaudies et respectées même de l'ennemi.» Il demandait à son parent d'être son intermédiaire auprès de la cour de France. Son rôle n'était pas achevé et il se trouvait en mesure, plus que jamais, de refaire ce qu'il avait fait. «Sa chère famille» acquerrait donc gloire et mérite en entrant dans ses combinaisons. D'ailleurs, aucune puissance ne pouvait intervenir en Corse en dehors de lui. Outre son élection qui était «réelle et juste», il possédait légitimement presque toutes les terres au sud de l'île: c'étaient les fiefs donnés à ses ancêtres en «ligne droite aînée». Ces fiefs étaient déjà, en 931, entre les mains d'un Neuhoff, dernier vice-roi de Corse. La sépulture de ce personnage se voyait encore à Aléria. «J'ai fait caver et sous-terrer l'endroit, disait Théodore, et trouvé et le dépôt du corps et l'inscription de son nom, Neuhoff, avec nos propres armes [638].» Mais il ajoutait bien vite: «Enfin le détail en serait trop long.» Puis, il revenait sur sa royauté; elle était et resterait intangible. On n'avait qu'à respecter ses faits et gestes. Il ne se départirait jamais de ces sentiments. Mais, comme ses fidèles sujets ne voulaient, en aucune manière, rentrer sous la domination génoise, si le roi très chrétien, en intervenant dans l'île, avait une autre intention, il devait s'expliquer avec lui. Il donnerait son concours à Louis XV, car il n'avait qu'un but: maintenir ses prérogatives et assurer le bonheur des Corses. Son beau-frère devait donc obtenir, à Versailles, des éclaircissements précis et définitifs. L'heure était venue où chacun voulait «pêcher dans l'eau trouble». Et, après tout ce qu'il avait fait, pouvait-on le croire réduit à l'impuissance? Il faudrait qu'on ignorât le sincère et inaltérable attachement des Corses à son égard. Certes, il avait été trahi, même par les siens. Son cousin germain, Jean-Frédéric de Neuhoff, s'était attiré le mépris universel en quittant la Corse. Il ne lui pardonnait pas cette conduite lâche [639]. Son neveu, Jean-Frédéric de Neuhoff, seigneur de Rauschenbourg, «une belle baronnie sur la Lippe en Westphalie», avait bien tenté une action sérieuse dans l'île, mais il était parti aussi [640]. Théodore, pour l'instant, mettait toutes ses espérances sur le frère de ce dernier, un jeune homme très résolu. Quant à celui qu'on appelait Drost dans les gazettes, il n'appartenait pas à sa famille et avait usurpé ce nom. C'était un traître et un espion soudoyé par les Génois. Le baron comptait partir au plus tôt afin de saisir la première occasion favorable de débarquer en Corse et aussi pour mettre sa personne en sûreté. Gênes avait lancé à ses trousses plusieurs assassins gagés. A sept reprises, il avait reçu du poison ou essuyé des coups de feu. Les gens de l'ambassadeur de France, à Venise, s'étaient laissés suborner jusqu'à tirer sur lui [641]. Au mois de juillet, en Holstein, ceux qui le poursuivaient avaient payé leurs attentats «avec la corde au gibet. Voilà la guerre que Gênes sait mener.» Mais la Providence le protégeait et il s'en remettait à la justice divine pour châtier les coupables comme ils le méritaient. Têtu jusqu'à la folie, il insistait encore pour que son beau-frère lui fît connaître les intentions formelles de la France. «Soyez assuré que je donnerai les mains à tout, si ma réputation et le bien de mes peuples fidèles ne sont lésés, surtout qu'il ne s'agit de Gênes.» Puis, après ses salutations affectueuses, il s'excusait en post-scriptum—précaution nécessaire—sur son «mal écrire». Il avait chaque jour un nombre extraordinaire de lettres à expédier; toutes les affaires lui passaient par les mains et il n'était pas très familiarisé avec le style français [642].
Au lieu d'entamer des négociations à Versailles, Gomé-Delagrange envoya les lettres de son beau-frère à Amelot. Il manda au ministre qu'il avait déclaré au baron de Neuhoff qu'il ne voulait pas intervenir dans ses affaires. Mais Théodore insistait pour qu'il entrât en pourparlers avec la cour et il jugeait cette proposition si ridicule qu'il se faisait un devoir de transmettre au gouvernement ces épîtres. Il comptait ne pas y répondre à moins que le ministre ne lui donnât l'ordre contraire [643].
Amelot remercia Gomé-Delagrange et lui dit qu'il avait lu les lettres au cardinal Fleury. Son Éminence savait gré de l'attention; elle jugeait qu'il ne fallait faire aucun cas de ces écrits et qu'il convenait de les laisser sans réponse [644].
Amelot avait retourné les lettres au conseiller. Quelques jours plus tard il les lui redemanda ayant, disait-il, «quelques raisons de les voir encore [645]».
Le beau-frère de Théodore renvoya les papiers [646]. Cette fois, ils restèrent définitivement entre les mains du ministre. Gomé-Delagrange n'entendit plus parler de son royal parent.
Louis de Groeben, ce capitaine prussien qui avait fidèlement suivi Frédéric dans son équipée à travers les montagnes de l'île, était à Livourne au mois de septembre 1741. Les Génois le surveillaient et leur consul, Gavi, un corse, homme capable de tout pour son intérêt [647], intercepta deux de ses lettres. La première était écrite à Bigani, qui, à force de conspirer avec Théodore et de le trahir, avait obtenu un poste important du roi des Deux-Siciles [648]. Le capitaine, désirant faire tenir une missive au baron, s'était adressé à Groeben par l'intermédiaire d'un certain Giordani. Groeben mandait qu'il l'avait transmise au roi qui se trouvait alors à Sienne, mais Sa Majesté ne se hâtait pas de répondre. «Vous le connaissez, écrivait le prussien, qu'il est paresseux pour écrire.» Puis, il félicitait son correspondant sur son avancement. Il regrettait de ne pouvoir aller visiter Mlle Bigani au couvent, les règles monastiques s'y opposant. Il s'occupait de lever des compagnies corses qui étaient à peu près complètes. Les insulaires, voyant partir les troupes françaises, se soulevaient; avant six mois la rébellion serait générale [649].
La seconde lettre de Groeben était pour Mme Françoise-Constance Fonseca, qui continuait, après sa sœur, la correspondance avec les partisans de Théodore. Il suppliait la religieuse de dire à «son ami» que le moment était favorable pour agir énergiquement. S'il laissait fuir l'occasion, il ne la retrouverait plus. Il fallait mener cette action de fait et non par écrit ou en paroles. S'il tardait à paraître dans l'île avec des secours, un autre prendrait sa place; il devrait renoncer à la couronne à tout jamais.
Les insulaires avaient fait une grande perte dans la personne de Wachtendonck, qui, hélas! était mort [650].
Théodore ne se pressait pas. Il mûrissait ses projets avec une sage lenteur. L'Europe était alors engagée dans la guerre de la succession d'Autriche. La Corse disparaissait au milieu de la conflagration générale, mais il pouvait espérer faire quelque fructueuse entreprise à la faveur de ces conflits. Vers la fin de 1742, il se trouvait à Londres, se préparant à frapper un coup qu'il jugeait décisif. Il y avait plus d'un an qu'on n'entendait plus parler de lui, lorsque soudain, au mois de janvier 1743, il apparut dans la Méditerranée sur un navire de Sa Majesté britannique, Le Revenger, capitaine Barckley.
II
Parti d'Angleterre au mois de novembre 1742, Le Revenger arriva à Livourne le 7 janvier 1743 après avoir touché à Lisbonne et à Villefranche [651]. Le général Breitwitz, commandant des troupes autrichiennes en Toscane, alla voir Théodore à bord du Revenger avec Richecourt, vice-président du Conseil de Régence, et Goldworthy, consul d'Angleterre à Livourne. Un manifeste, que l'ancien roi devait lancer aux Corses, fut préparé dans cette conférence.
Horace Mann, ministre de George II à Florence, déclara qu'il était totalement étranger à cette affaire. Cette déclaration n'avait pas seulement un caractère diplomatique; chose qui peut sembler étrange, elle était l'expression de la vérité.
Goldworthy s'était excusé auprès de son chef hiérarchique de lui avoir caché l'arrivée de Théodore dans les eaux toscanes. Pour justifier sa conduite, le consul alléguait que son intention était de mettre Mann au courant, mais que le capitaine Barckley s'y était refusé en disant que cela ne concordait pas avec ses instructions. D'ailleurs, le commandant en chef des forces anglaises dans la Méditerranée, l'amiral Matthews, ne connut l'affaire que par Théodore.
Il y avait là une compromission que le ministère anglais n'osait pas avouer [652].
Horace Mann représentait l'Angleterre depuis 1740 à la cour du grand-duc de Toscane. Il avait succédé à Fane, un vieux fonctionnaire très correct, qui poussait le respect du protocole jusqu'à la dévotion. Ne s'était-il pas alité pendant six semaines, en proie à une véritable maladie, parce que le duc de Newcastle, lui écrivant, avait terminé sa lettre par les mots Yours humble servant, au lieu de Yours very humble servant, dont il se servait d'habitude!
Mann était un esprit délicat, fin, lettré, diplomate à l'excès. Un pointe d'humour relevait chez lui les qualités d'analyse et d'observation. Son style caustique, mais avec bonhomie, trahit le pessimisme aimable du XVIIIe siècle.
Pendant quarante-six ans, il demeura à Florence, menant dans la casa Manetti, près du pont della Trinità [653], l'existence d'un patricien florentin tout en restant un gentleman anglais. Il était intimement lié avec Horace Walpole, ce grand seigneur sceptique, dont la froide ironie aimait à disséquer tous les ridicules.
Horace Walpole était venu à Florence où il avait connu Mann en 1741. Après son départ, une correspondance régulière s'établit entre eux. Elle dura quarante-six ans, jusqu'à la mort du diplomate. Les deux amis ne se revirent pourtant jamais. «Il n'y a pas d'exemple pareil dans l'histoire de la poste», disait Walpole.
Lorsque Le Revenger arriva à Livourne, au mois de janvier 1743, avec le mystère que l'on sait, le ministre anglais se posa cette question: Quel est le personnage qui se trouve incognito à bord? Les noms les plus fantaisistes circulaient. Était-ce le roi de Sardaigne, l'amiral Matthews, Théodore de Neuhoff, ou bien..... Robert Walpole, le père d'Horace [654]? On ne tarda pas à savoir que ceux qui mettaient en avant le nom de Théodore avaient seuls raison. Du reste, le secret était largement divulgué. Goldworthy en avait fait la confidence à tout le monde, sauf à Mann, son chef.
Cette incorrection du consul fit la joie de Walpole et, à son tour, il confia à son ami, sous le sceau du secret, que le mystérieux passager du Revenger n'était pas sir Robert Walpole [655].
Mann avait surtout pour mission de surveiller, en Italie et principalement en Toscane, les menées du prétendant Stuart. Néanmoins, pour sa gouverne, il eût désiré connaître les idées du ministère anglais au sujet de Théodore.
Dans toutes ses lettres à Horace Walpole, il lui parle du mystère. Le mystère ou bien le fantôme (the ghost), tels sont les noms de convention dont il affuble le prétendant au trône de Corse, tandis que l'amiral Matthews ne cessera d'être Il furibondo. C'est d'ailleurs le sobriquet que lui avait fait donner, en Italie, son caractère borné et irascible.
Mann envoya à son ami le manifeste de Neuhoff, dont quelques exemplaires circulaient dans Florence. «Je vous remercie de la déclaration du roi Théodore», répondit Walpole, «je lui souhaite succès de tout mon cœur. Je déteste les Génois; ils ont fait d'une république la plus diabolique de toutes les tyrannies [656].»
Mais, pendant cet échange de lettres, les événements avaient marché. Après s'être concerté avec Goldworthy et les représentants du grand-duc, Théodore se disposa à regagner son royaume. Dans la nuit du 18 janvier, un vaisseau anglais, Le Vinces, portant cinquante canons, était parti pour la Corse emmenant le secrétaire du roi. Cet individu devait préparer le retour de Sa Majesté dans ses États; il portait des lettres à plusieurs chefs [657].
Le Vinces apparut au large de l'Île Rousse le 19, vers le soir. Après avoir salué la tour, le capitaine envoya les papiers et convoqua les chefs de la Balagne.
Théodore accordait une amnistie générale pour les offenses qui lui avait été faites pendant son règne, et il annonçait son retour en Balagne pour le 26 janvier. Quelques habitants de Monticello montèrent à bord pour avoir des fusils et des balles. Après cette distribution, un officier débarqua. Bel homme, une barbe naissante au menton, vêtu à l'anglaise, il parlait latin pour se faire comprendre. Il déclara aux Corses que les événements les plus heureux pour eux allaient arriver. Il leur demanda s'ils étaient toujours en révolte ou bien s'ils reconnaissaient la domination génoise. Dans le premier cas, étaient-ils disposés à recevoir leur roi? Selon leur réponse, celui-ci viendrait bientôt pour les secourir avec des armes et des munitions. Les insulaires, gens peu spéculatifs, n'avaient pas grande confiance; néanmoins, ils dirent qu'ils accueilleraient volontiers Théodore et ils prièrent l'officier de lui faire connaître leurs bonnes dispositions. Les lettres royales furent expédiées dans la montagne avec quelques fusils et il fut décidé qu'une assemblée se tiendrait le dimanche suivant afin de délibérer sur ces choses. Ayant reçu les déclarations des chefs, le bâtiment mit à la voile pour Livourne. L'officier anglais resta à terre [658].
Théodore n'avait pas débarqué à Livourne; de la ville, on pouvait le voir se promener sur le pont du Revenger. Des Corses, excités par cet événement, accouraient pour se mettre à la disposition de leur roi. Parmi les plus enragés, se trouvaient le prévôt de Zicavo et le frère du prêtre Croce. On recommandait à tous les insulaires de se tenir prêts à embarquer sur le bâtiment anglais. Gavi, le consul de Gênes, très alarmé, avait fait armer un bateau pour aller, au premier signe, à Bastia, informer le gouverneur. Les négociants anglais affirmaient que Théodore n'attendait que le retour du Vinces pour mettre à la voile. Le 30 janvier, à onze heures du soir, Gavi fit partir sa felouque, car il venait d'apprendre que les Corses s'étaient embarqués avec leurs bagages [659]. Le Revenger, portant soixante-dix canons, et Le Salisbury, armé de cinquante pièces, avaient, en effet, mis à la voile dans la nuit du 29 au 30 janvier. Plusieurs autres vaisseaux de guerre anglais se trouvaient déjà dans les eaux corses. La flotte comprenait ainsi dix ou douze unités [660]. Le roi Théodore rentrait en grande pompe dans son royaume sous le couvert du pavillon britannique; on prétendait qu'il avait les poches bien garnies, ayant reçu vingt mille livres sterling à Londres [661], chose qui n'aurait pas nui à son prestige. On disait aussi que Michel Jabach, chez qui avaient été consignés dix-huit canons de fer fin faisant partie de la cargaison du Yong-Rombout après la tentative avortée de 1738, avait reçu de Hollande l'ordre de tenir ces pièces à la disposition de Neuhoff. Le prince d'Orange avait approuvé tout cela. Mais les négociants hollandais, n'oubliant jamais leurs intérêts, avaient stipulé que les canons devaient être remis au roi en échange d'huiles, pour une valeur équivalente [662].
La flotte portant Théodore parut devant l'Île Rousse le 1er février. Le peuple se rassembla sur la plage pour avoir, comme toujours, des fusils et des balles. Une chaloupe aborda et débarqua un baril de poudre et quelques boulets. Puis, deux officiers descendirent à terre et rejoignirent leur camarade, qui était resté après le départ du Vinces. Les trois officiers dirent alors que si les Corses étaient toujours animés de bonnes intentions, les principaux devaient se rendre sur Le Revenger pour rendre hommage au roi. Les chefs vinrent aussitôt complimenter Théodore; et cette cérémonie terminée, ils regagnèrent la terre. Après leur départ, la flotte mit à la voile, car le souverain voulait faire le tour de l'île pour s'assurer des dispositions des peuples. Les Anglais déclarèrent aux chefs, un peu ahuris par ce départ si prompt, que Théodore, après cette tournée, débarquerait avec des hommes, des armes et des munitions. Aidé par l'Angleterre et les puissances alliées, il ferait le bonheur de ses sujets [663].
Pour appuyer ces déclarations, Neuhoff, avant son départ, lança son édit préparé d'avance à Livourne après entente avec le consul anglais et les autorités grand-ducales. Cette proclamation était datée de Santa Reparata de Balagne, le 30 janvier 1743, la septième année de son règne. Il comptait—nous l'avons vu—arriver dans les eaux corses avant cette date. Cet écrit fort long, mais d'un style noble, débutait par une action de grâces envers la Providence. Malgré les monstrueuses infamies et les noirs complots de ses ennemis les Génois, malgré aussi les procédés iniques et diaboliques des chefs corses, il avait réussi à rentrer dans son royaume avec les secours nécessaires. Il était persuadé que les insulaires avaient ouvert les yeux, et, plein de confiance dans ses sujets, qui jadis lui avaient juré fidélité, il venait à eux. Voulant donner une preuve de sa souveraine et paternelle clémence, il accordait le pardon pour tous les attentats commis contre sa personne royale, contre ses droits et contre le bien public du royaume. Cependant, il excluait de cette amnistie les infâmes sicaires qui avaient assassiné le très affectionné général, comte Simon Fabiani, dont la mémoire était bénie, et les parjures, félons et traîtres: Hyacinthe Paoli, le chanoine Érasme Orticoni et le prêtre Grégoire Salvini. Ces hommes étaient non seulement à jamais bannis de l'île, mais leurs biens étaient confisqués au profit des veuves et des orphelins laissés par les sujets fidèles, morts en défendant les droits du roi et de la patrie. Théodore vouait le nom de ces bandits à l'exécration de la postérité et, s'ils osaient remettre les pieds en Corse, la mort la plus ignominieuse qu'on pourrait inventer leur était réservée. Tous ceux qui protégeraient les susdits bandits seraient également punis de mort. Les Corses qui, en Italie, servaient Naples et l'Espagne devaient rentrer sous son obéissance dans le délai de six semaines, ceux qui se trouvaient en France et en Espagne dans celui de trois mois, sous peine de voir leurs biens confisqués, toujours au profit des veuves et des orphelins. Par contre, il ordonnait aux insulaires attachés au duc de Lorraine, grand-duc de Toscane, de continuer à témoigner à S. A. R. leur zèle et leur dévouement, car il entendait donner aide et assistance, dans la plus grande mesure, à la reine de Hongrie et de Bohême [664] pour la défense des États qu'elle tenait de son auguste père, l'Empereur. Les Corses attachés au Souverain Pontife et à la république de Venise, avaient, les premiers, un mois, et les seconds trois mois pour faire leur soumission. Quant à ses sujets qui n'avaient pas craint d'embrasser l'indigne parti de Gênes, un jour de rémission était accordé à ceux qui se trouvaient dans les places injustement détenues par l'ennemi, et huit jours à ceux qui séjournaient sur le territoire de la république. Il promettait pleine et entière amnistie à tous les égarés qui rentreraient dans le royaume pour concourir à la défense de la patrie. Il les emploierait selon leurs capacités. Il espérait que cet appel à l'union ne serait pas vain et que tous viendraient se ranger sous son étendard. Il ordonnait enfin que cet édit, écrit de sa propre main, muni du sceau royal, fût lu et affiché dans tout le royaume [665].
Cette proclamation, qui avait été, disait-on, imprimée à Pise, par les soins du docteur Sauveur Olmetta, fut répandue non seulement en Corse mais aussi en Italie. On le vendait dans les rues de Livourne [666].
Après avoir reçu l'hommage des chefs sur Le Revenger, Théodore quitta ce navire et prit passage sur Le Folkestone, capitaine Balchen. Les bâtiments se séparèrent. L'un d'eux se rendit à Ajaccio, un autre, celui sur lequel se trouvait le roi, sans doute, déposa quelques munitions à Campo-Moro. Sa Majesté, du reste, ne mit jamais le pied à terre [667]. Elle demeura prudemment à bord. C'était ce qu'Elle appelait rentrer dans ses États. D'ailleurs, Théodore faisait toujours les plus belles promesses. Il attendait sept vaisseaux anglais et hollandais portant un chargement complet d'armes et de provisions. Deux de ces navires étaient déjà arrivés à Port-Mahon et il débarquerait aussitôt qu'il aurait rassemblé sa flotte [668].
Le 10 février, Le Folkestone revint à l'Île Rousse avec Théodore et les chefs balanais. Ceux-ci allèrent à terre avec tout un arsenal: fusils, sabres, pistolets, cartouches, balles et poudre. Quelques déserteurs allemands, qui se trouvaient en Balagne, furent enrôlés et embarqués. Vingt-deux français se présentèrent aussi, mais le roi les refusa parce qu'ils étaient catholiques, lui, qui entendait plusieurs messes par jour! Pour le moment, il s'agissait de plaire aux anglais protestants. Quelques bateaux chargés d'huile furent capturés et renvoyés à vide avec leurs équipages. Puis, Théodore profita de ce qu'il était en sûreté pour accomplir un acte énergique. Il écrivit au capitaine Bertelli, commandant la tour et le fortin de l'Île Rousse, pour le prier de décamper [669].
«Monsieur,
«Au reçu de la présente, Votre Seigneurie évacuera la tour et le fortin de l'Île Rousse, et enverra à cet effet deux otages à Monticello. Je promets sur ma parole que Votre Seigneurie, ses officiers et ses soldats auront la liberté de se retirer avec leurs armes et baïonnettes, qu'ils ne seront pas molestés et qu'ils pourront s'embarquer pour le continent avec leurs bagages. Si vous voulez attendre l'attaque, sachez qu'il ne sera fait aucun quartier.
«Quant aux officiers et soldats qui voudraient rester à notre service, nous les accueillerons et nous leur donnerons même de l'avancement..... [670]»
Le commissaire génois, affolé devant cette sommation, ordonna aussitôt au capitaine de se retirer. Le brave commandant ne se le fit pas dire deux fois; il se hâta de déguerpir avec armes, bagages et provisions. Cette retraite stupéfiante donna à penser que Théodore pouvait bien être de connivence avec la république. Il est certain que le roi et les Génois étaient parfaitement d'accord pour fuir les uns devant les autres. Mais Neuhoff se vanta, après cela, de prendre Calvi sans coup férir, pour en faire la base de sa domination. Néanmoins, son ardeur belliqueuse en resta là. Voyant, dès le 11, que le gros de la flotte ne l'avait pas suivi, il fit mettre à la voile pendant la nuit [671].
Le 14 février, Le Folkestone parut devant Livourne. Le capitaine Balchen envoya aussitôt une lettre de Théodore à Breitwitz pour demander des secours. En attendant les ordres du grand-duc, le navire retourna dans les eaux corses portant toujours le roi [672], qui aimait fort à admirer son royaume en se promenant sur le pont d'un vaisseau. Le Folkestone s'en vint à Ajaccio où les navires anglais se préparaient à commettre un attentat, que seule leur supériorité numérique justifiait. Il s'agissait de détruire un bâtiment de guerre espagnol, Le Saint-Isidore. Cet attentat fut prémédité. Dès le 6 février, Gavi, le consul génois à Livourne, signalait à son gouvernement l'intention des Anglais [673]. Le 10, lorsque Le Folkestone se trouvait devant l'Île Rousse, parmi toutes les vantardises destinées à séduire les insulaires, Théodore avait lancé celle de brûler le navire espagnol [674]. Par extraordinaire, les dires de Sa Majesté reçurent confirmation. Il est vrai qu'il s'agissait d'une vilaine action à commettre.
Le 28 février, l'escadre anglaise se trouvait à dix milles d'Ajaccio. Une chaloupe se détacha et amena à terre le secrétaire de Neuhoff qui, sur-le-champ, alla conférer avec le gouverneur. Ce dernier autorisa l'individu à reconnaître le camp et les magasins de marine que les Espagnols possédaient à terre. Il fournit même deux officiers de la garnison, les frères Giannetti, pour faciliter cette reconnaissance. Quand elle fut achevée, la chaloupe rejoignit la flotte.
Dans la nuit du 1er au 2 mars, les bâtiments anglais s'approchèrent de terre. Il y avait deux navires de haut bord et une frégate de quarante canons. Le lendemain matin, un vaisseau de ligne se joignit aux autres, tandis que Le Folkestone, avec le roi, se tenait au large. L'escadre, avançant toujours, arriva à une portée de fusil du Saint-Isidore. Une chaloupe avec un officier accosta le navire espagnol et somma le commandant, le chevalier de Lage, de se rendre sans tarder, sinon il ne serait fait aucun quartier ni à lui, ni à son équipage. Le chevalier répondit qu'on ne faisait pas une pareille proposition à un homme comme lui; il connaissait son devoir. Capitaine d'un vaisseau de Sa Majesté catholique, il saurait se défendre. Les Anglais pouvaient faire ce qu'ils voulaient: il ne se rendrait pas. Aussitôt que l'embarcation du parlementaire se fut éloignée, de Lage fit donner toute son artillerie contre les navires ennemis. Celui qui portait le commandant de l'escadre fut très maltraité. Il perdit un mât et reçut une large blessure dans le flanc avec huit pieds d'eau dans la cale; il lui fut désormais impossible de manœuvrer. Le chevalier, voyant le bon effet de son tir, s'apprêtait à le renouveler lorsqu'il s'aperçut que la flotte anglaise l'entourait, s'apprêtant à cribler son navire. Il courait le danger de sacrifier son équipage et de voir les ennemis capturer son bâtiment. Il fit faire une nouvelle décharge et ordonna à ses hommes de quitter le bord. Les matelots et lui-même se sauvèrent à la nage, après avoir mis le feu au Saint-Isidore, qui fut bientôt tout en flammes. Trente marins se noyèrent; cinq autres furent tués par le canon. Le gouverneur refusa au chevalier et à ses hommes, un asile dans la place. De Lage se retira, pendant la nuit, dans la montagne. Les Anglais ne purent prendre qu'une épave fumante. A l'abri des coups, Théodore, sur Le Folkestone, assistait à cette glorieuse équipée [675].
Pendant ce temps, les chefs de la Balagne consultaient leurs docteurs en théologie pour savoir si l'on devait recevoir le roi. Comme les théologiens corses étaient les plus exaltés parmi les rebelles, on pensait que leur avis serait favorable à Théodore [676]. Mais celui-ci préférait exercer son autorité royale à distance; il ne débarqua pas. Il est vrai que l'enthousiasme de certains n'était pas partagé par les populations. Il y avait en Corse un parti très important pour l'infant Don Philippe d'Espagne, et le fait d'arriver sous le couvert du pavillon anglais ne pouvait pas rendre la popularité au roi, surtout pour la question de religion [677]. Vers le milieu de mars, Le Folkestone ramena Neuhoff dans les eaux toscanes, cette fois-ci définitivement. Le capitaine Balchen le fit déposer, dans la nuit du 16 au 17, à l'embouchure de l'Arno, où Richecourt, le vice-président du Conseil de régence, vint conférer avec lui [678].
On disait que les Anglais avaient été promptement désabusés sur le compte de Théodore, qui leur avait promis des choses qu'il ne pouvait pas tenir. On prétendait aussi qu'ils s'étaient servis du baron comme d'un «épouvantail», à l'usage des Génois, «pour les empêcher de protéger le Saint-Isidore et que toute cette levée de boucliers, la plus indécente qu'ait jamais faite une couronne, n'avait pour point de vue que de brûler ou de prendre le vaisseau espagnol dans le port d'Ajaccio et sous le canon de la forteresse sans qu'elle s'y opposât, et que cette affaire étant consommée par le parti que M. de Lage a pris de donner feu à son vaisseau, Théodore leur est devenu inutile et ils ont pris le parti de s'en débarrasser cavalièrement.» On présumait que Neuhoff, après avoir été si piteusement abandonné sur la plage italienne par ses bons amis les Anglais, irait continuer ailleurs «le roman de sa vie» [679].
Gavi, le consul de Gênes à Livourne était corse; homme très habile, d'ailleurs, et capable de tout faire pour son intérêt. Il était très lié avec Richecourt et il fréquentait dans l'intimité les plus chauds partisans de Théodore en Toscane. Il pouvait ainsi renseigner utilement son gouvernement sur toutes les intrigues. C'était un agent précieux [680].
La république de Gênes fut très alarmée de cette nouvelle équipée. Elle paraissait plus sérieuse que les précédentes. N'était-elle pas, en effet, ouvertement protégée par l'Angleterre? L'envoyé génois, à Turin, dans un entretien avec le marquis d'Ormea, ministre de Charles-Emmanuel III, se plaignit des manœuvres anglaises en Corse, car, malgré sa réserve, on considérait le roi de Sardaigne comme l'allié des Autrichiens et des Anglais. D'Ormea répondit en récriminant plus fort contre les Anglais.
Étant donné les relations amicales qui existaient entre George II et Charles-Emmanuel, d'Ormea n'admettait pas que la cour de Londres formât un projet quelconque sur la Corse sans y faire participer son maître. Cette réponse était une défaite, mais elle ne manquait ni d'habileté ni d'arrogance. La république n'en fut pas dupe, et si des doutes subsistaient encore dans son esprit, au sujet de l'appui, tout au moins tacite, donné par le roi de Sardaigne aux entreprises anglaises, cette conversation était de nature à les faire évanouir.
Jonville, qui donnait à Amelot le résumé de cette conférence, terminait par cette appréciation: «Peut-être les Génois sont-ils d'intelligence sur le projet en question avec les Anglais et ce qui me le fait penser, c'est que cette république sentant que la Corse est la cause de sa ruine, et que les peuples de cette île ne se soumettront jamais à la république, elle voudrait peut-être trouver le moyen de vendre ou d'échanger cette île et pour ne pas nous donner occasion de nous plaindre, elle est capable d'avoir conseillé aux Anglais de s'en rendre maîtres [681].»
Quoi qu'il en soit, la république protesta officiellement auprès de George II contre le concours prêté à Théodore par les bâtiments anglais; pour faire disparaître en France tout soupçon de mauvaise foi, Doria, envoyé génois auprès de Louis XV, remit à Amelot une copie de la protestation. Cet écrit faisait l'historique de l'intervention française avec la garantie de l'Empereur, puis il relatait les incidents de l'arrivée de Neuhoff en Corse accompagné par une escadre anglaise. Il jugeait l'édit de l'aventurier, daté de la septième année de son règne, séditieux et injurieux pour les couronnes de l'Europe [682].
Amelot, après avoir lu cette note, trouva les arguments des Génois bien fondés. «Et je ne sais pas, écrivait-il à Jonville, comment les Anglais s'y prendront pour pallier aux yeux de l'Europe, je ne dis pas même justifier, une entreprise aussi odieuse [683].»
La Cour de Londres n'était pas embarrassée pour si peu. Newcastle répondit le 17 mars à Gastaldi, envoyé de Gênes en Angleterre, que tout ce qui s'était passé avait été fait non seulement sans l'ordre du roi, mais contre ses intentions. Le ministre promettait de faire ouvrir une enquête, «afin que Sa Majesté étant pleinement informée du cas, puisse prendre, à cet égard, les mesures qu'elle jugera à propos» [684]. Les enquêtes valaient à cette époque ce qu'elles valent aujourd'hui. Cette réponse était une fin de non recevoir rédigée en termes diplomatiques.
III
On riait en Italie—ailleurs qu'à Gênes—des aventures de Théodore. L'amitié inconsidérée que Breitwitz lui avait témoignée faisait dire aux plaisants que le baron était le chevalier protecteur de Marie-Thérèse. Les gens plus sérieux regrettaient que la reine de Hongrie eût choisi comme allié «ce roi de comédie» [685]. La lourdeur tudesque de Breitwitz finit par s'émouvoir de ces épigrammes. Comme les autres, il renia Neuhoff. Il avait remarqué, disait-il, que c'était «un babillard qui se flattait de bien des choses qui étaient chimériques» [686].
De l'embouchure de l'Arno, Théodore se rendit à Florence et sa première visite fut pour Breitwitz. Le général autrichien avait d'autant plus peur de se compromettre que le baron avait échoué piteusement dans sa dernière tentative. A quoi bon voir cet incorrigible hâbleur? Il fit dire par son valet à l'aventurier que, se trouvant incommodé, il ne pouvait pas le recevoir, mais qu'il l'engageait à aller trouver le résident anglais pour l'entretenir de ses affaires.
L'amiral Matthews—il furibondo—de son côté, criait bien fort qu'il n'entrait pas dans les intrigues de Théodore [687]. Personne ne voulait plus connaître ce misérable qui n'était pas capable de réussir.
Mann était toujours dans la plus complète ignorance. Il pressa son ami Walpole de le renseigner. Celui-ci ne put lui fournir aucune donnée précise. Il n'avait entendu dire que des banalités au sujet du mystère. L'aventurier avait expédié plusieurs de ses prospectus en Angleterre et envoyé une couronne à lady Lucy Stanhope [688], dont il était tombé amoureux pendant son dernier séjour en Angleterre [689].
Lorsque cette lettre arriva, Horace Mann s'était rendu chez Théodore. Cette entrevue eut lieu le 18 mars, c'est-à-dire aussitôt après l'arrivée du baron. Nous avons vu, en effet, que le capitaine Balchen l'avait débarqué dans la nuit du 16 au 17 mars. Neuhoff, suivant le conseil que Breitwitz lui avait donné par l'intermédiaire de son laquais pour s'en débarrasser, était donc entré en rapports avec Mann, à peine arrivé à Florence. Le diplomate a laissé dans sa correspondance le récit de sa conférence secrète et nocturne avec l'aventurier.
Il sortit seul, à pied, recouvert d'un manteau, une lanterne sourde à la main, comme un traître de mélodrame. Tout d'abord, il jeta dans la rue un regard inquiet pour voir si aucun œil indiscret ne l'épiait. Rassuré de ce côté, il longea l'Arno, puis il s'engagea dans les ruelles sombres, rasant les murs, évitant les passants attardés. La dignité anglaise recevait un rude assaut. «Je ne suis pas habitué à cette façon d'agir et ne l'approuve pas [690]».
L'entrevue avec le fantôme dura quatre heures. Théodore, qui avait de l'imagination, raconta beaucoup de choses. Il prétendait être l'oncle de lady Yarmouth; il se disait l'ami intime de lord Carteret; mais celui des grands seigneurs anglais, qui lui témoignait le plus d'attachement et s'intéressait plus particulièrement à ses actions, était lord Orford, le propre père d'Horace Walpole.
Théodore rapporta à Mann un fait qui pouvait en quelque sorte justifier sa liaison avec lord Carteret. Ce dernier lui aurait dit que lady Walpole avait prié un personnage de Hanovre de demander au roi d'Angleterre de la prendre en pitié. Le diplomate fut surpris et l'arrêta, en répliquant que Sa Majesté était trop juste pour se mêler d'affaires privées. Neuhoff faisait allusion au bruit qui courait en Toscane que lady Walpole était la maîtresse de Richecourt. Les circonstances dont l'aventurier appuya son récit persuadèrent à Mann qu'il disait presque la vérité [691].
Il fallait que Théodore possédât une forte dose d'inconscience ou d'audace pour affirmer de pareilles choses. D'ailleurs, pour appuyer ses dires, il remit à Mann une lettre adressée à lord Carteret. Le résident anglais promit d'envoyer la missive à Londres par le premier courrier. Il pensait que si le ministre répondait, cela lui donnerait enfin la clef du mystère.
Mais, en attendant des instructions de Londres, ou tout au moins des nouvelles, Mann essaya de s'éclairer sur place. Il revit Théodore. Le spirituel ambassadeur mettait dans ses rapports avec le baron un certain dilettantisme, agissant en homme sceptique et froid. Il croyait être assez sûr de lui-même pour ne pas se livrer. Par contre, Neuhoff était intarissable. Il prétendait que l'entreprise avait échoué par la faute des officiers subalternes de la flotte et Mann pensa qu'il pouvait avoir raison si le roi d'Angleterre et ses ministres eussent donné l'ordre positif au commandant de la petite escadre de soutenir le roi de Corse. Il écrivit à l'amiral Matthews [692].
Il furibondo ne savait rien non plus, car cette affaire avait cela de particulier que les chefs étaient moins bien renseignés que les inférieurs. Mann jugea que le mieux était d'attendre. Mais Théodore tenait son confident; il n'allait pas le lâcher ainsi.
Ce dernier n'avait plus un instant de repos. Le baron lui écrivait des lettres d'une longueur effrayante. Rien n'égalait sa prolixité, si ce n'est son écriture détestable, mal formée, comme les idées qu'élaborait son cerveau. Il fallait se livrer à un véritable travail pour déchiffrer ses épîtres vraiment par trop fréquentes. Dans une seule journée, Mann en reçut quatre. Il y avait là de quoi énerver le plus flegmatique des diplomates anglais. Le résident trouvait qu'il payait cher sa curiosité.
Il ne tarda pas à être fatigué des incessantes importunités dont Neuhoff l'accablait. «Il me rend complètement fou», écrit-il, «car je ne peux rien faire pour lui, ne connaissant de ses affaires que ce qu'il m'en dit. C'est un visionnaire au dernier degré». Du reste, Carteret et Newcastle ne lui répondirent jamais au sujet de Théodore.
Mû par un sentiment de pitié et aussi peut-être pour se débarrasser de l'intrigant, il voulait qu'il quittât Florence où il se trouvait en danger.
La Sérénissime République le poursuivait toujours de sa haine et Mann était persuadé qu'elle ne reculerait devant aucun moyen pour en finir avec lui. Il ne se trompait pas.
Mais, tout en cessant de voir Neuhoff dans la crainte de trahir par ses visites le lieu de sa retraite, il faisait des vœux pour lui. «Je désire son succès», écrivait-il à la date du 26 mars, «mais ma délicatesse me fait un devoir de souhaiter que l'Angleterre ne s'y mêle pas [693]».
Il était cependant très ennuyé, car, malgré les précautions prises, ses entrevues mystérieuses avec Théodore n'étaient plus un secret pour personne. Il se tira de cette situation difficile en affirmant qu'il lui avait simplement rendu des «services d'humanité [694]».
La situation vraiment précaire du roi de Corse rendait l'excuse fort plausible.
La cour de Turin ne se désintéressait pas de l'aventure. Quel rôle jouait-elle? Charles-Emmanuel se réservait encore. Sa politique consistait à louvoyer, pour voir de quel côté serait son intérêt dans la guerre engagée. Son ambition constante était d'obtenir un agrandissement de territoire en Italie. La république de Gênes, affaiblie, déchue de son antique splendeur, lui semblait une proie facile. La Corse serait un beau fleuron pour la couronne de Sardaigne et de Piémont. En attendant, toutes les sympathies de Charles-Emmanuel allaient vers la coalition anglo-autrichienne. A ce sujet, Lorenzi se livra dans sa dépêche à Amelot, du 13 avril 1743, à des réflexions qui ont tout le mérite d'une prophétie aujourd'hui réalisée.
«Il ne faut pas douter», écrit-il, «qu'à moins que les affaires d'Italie ne changent considérablement de face, le roi de Sardaigne, à la fin de cette guerre, soit d'un côté ou de l'autre, n'augmente notablement ses États, et il ne manquera pas alors de donner tous ses soins à l'acquisition d'une partie de l'État de Gênes à laquelle il vise depuis longtemps et à laquelle il médite actuellement. S'il y parvient, comme il est fort probable, il sera d'autant plus difficile d'empêcher qu'il ne devienne bientôt le maître de toute l'Italie, que les Italiens se soumettront volontiers à sa domination dès qu'ils le verront en état de pouvoir rendre à leur nation son ancienne gloire et de la délivrer des puissances étrangères qui la dominent depuis plus de deux siècles. Il est même à présumer que plusieurs contribueront à la réussite de ce dessein, car ils conçoivent bien, et leurs plus pénétrants politiques l'ont depuis longtemps remarqué, que l'Italie ne sera jamais solidement heureuse que lorsqu'elle sera sous la domination d'un seul souverain [695].»
L'Angleterre n'était donc pas seule à avoir des visées secrètes sur la Corse. On savait que François de Lorraine avait, à plusieurs reprises, jeté les yeux sur elle. Les graves événements qui se déroulaient en Europe et où il était directement mêlé, ne l'empêchaient pas de convoiter la possession de l'île. Le grand-duc n'avait pas désavoué Breitwitz et Richecourt au sujet des rapports qu'ils avaient entretenus avec Théodore. Il voulut être tenu au courant de tout ce qui avait trait à l'entreprise. D'ailleurs, Lorenzi croyait pouvoir affirmer que les Autrichiens et les Anglais marchaient d'accord dans cette affaire [696].
Mais il n'est pas invraisemblable de penser que l'Angleterre entendait bénéficier seule du résultat. Et c'est là, sans doute, qu'il faut chercher la cause du silence que le duc de Newcastle gardait vis-à-vis de ses agents à l'étranger. Villettes, résident à Turin, ne pouvait, pas plus que Mann, obtenir de Londres un éclaircissement quelconque au sujet de Théodore. Les deux diplomates en étaient réduits à se communiquer réciproquement leurs conjectures. La réserve exagérée du cabinet anglais produisit l'effet le plus déplorable. Aucun démenti n'arrivant, l'opinion publique jugeait fort sévèrement la conduite de l'Angleterre. Et Neuhoff, qui ne se croyait pas tenu à la même discrétion, assurait que son entreprise avait été concertée avec les cours de Londres et de Vienne et que celles-ci «étaient convenues de le soutenir» [697].
Le 4 mai, Lorenzi donna à Amelot cette information en chiffre: «J'ai appris avec toute la certitude possible que la cour de Londres avait effectivement fait une convention avec cet aventurier qu'elle regardait comme fort avantageuse, mais que présentement elle l'a abandonné et qu'elle se borne seulement à protéger par humanité la personne de Théodore, parce qu'elle voit qu'il l'a trompée, particulièrement en lui faisant accroire qu'il avait à sa disposition douze vaisseaux chargés d'armes et munitions et une centaine d'officiers expérimentés. J'ose vous supplier très humblement, Monseigneur, du secret sur tout ceci, par rapport au grand danger auquel se trouverait exposée la personne qui me l'a confié si on pouvait la soupçonner de l'avoir fait [698].»
Quelle était la personne qui avait fait cette confidence à Lorenzi? Celui-ci ne le dit pas. Il n'y avait évidemment qu'un homme occupant une position qui pût craindre les conséquences d'une indiscrétion de cette nature. Nous verrons dans un instant que le propre secrétaire de Mann donnait à l'envoyé génois, des avis précis sur les faits et gestes de Théodore. Il est probable qu'il fournissait également au ministre de France des renseignements puisés dans les papiers de son maître.
Neuhoff avait quitté Florence le 18 avril pour aller à Pise, et, de là, gagner Livourne pour prendre passage sur Le Folkestone. Il écrivit à ce sujet au capitaine Balchen. Ce dernier répondit qu'il le recevrait volontiers à son bord, mais qu'il lui serait impossible de le traiter comme par le passé. Cette réponse déplut fort au baron, qui voulait avoir les égards dûs à un souverain [699]. Il renonça à s'embarquer. Peut-être, à la réflexion, eut-il peur d'être à tout jamais gardé par les Anglais. Il est dangereux de se mettre à la merci des gens avec qui on a comploté de vilaines choses.
Ne pouvant plus compter sur ses bons amis et craignant d'être assassiné par les Génois, Théodore quitta Pise et alla se cacher chez un prêtre, à Cigoli, aux environs de Florence.
La précaution n'était pas inutile.
Pendant que Théodore entretenait en Toscane des rapports secrets avec les Anglais et avec les Autrichiens, Augustin Viale, représentant de la république, fit preuve de zèle. Grâce à lui, le Sérénissime Collège, l'Illustrissime Tribunal des inquisiteurs d'État furent exactement renseignés sur les moindres faits du baron.
Malgré l'édit de Gênes mettant sa tête à prix, l'aventurier vivait encore. Le gouvernement génois, cependant, désirait plus que jamais le voir disparaître. On le savait en Italie, aussi à plusieurs reprises des offres furent-elles adressées à la république par des individus désireux de remplir cette mission de confiance.
Il n'est pas sans intérêt de faire connaître en quels termes ces propositions d'assassinat étaient faites et de quelle façon elles étaient reçues et étudiées à Gênes. Il se dégage en effet de la lecture de ces documents, tirés des archives secrètes de Gênes, une notion très exacte des idées et des sentiments qui dirigeaient la politique à la fois timorée et impitoyable de la Sérénissime République [700].
Un Corse, absent de sa patrie depuis vingt-quatre ans, Dominique Mariani, habitant Milan dans le quartier Sainte-Euphémie, vis-à-vis le palais du comte de Bron, écrivit, le 1er avril 1743, au gouvernement génois. Fidèle sujet de la république, il n'avait jamais eu l'occasion de prouver son zèle et son dévouement. Ils étaient tellement grands qu'il brûlait de les témoigner. Il proposait donc d'enlever la vie à Théodore. En délivrant la république de ce misérable, il rendrait la paix à sa patrie en la faisant rentrer dans l'obéissance. Il tuera volontiers, non seulement le baron, mais encore quiconque les Excellents inquisiteurs d'État voudront bien lui désigner. En homme habitué à ces sortes d'opérations, Mariani se permettait de proposer aux Génois les procédés que son expérience lui conseillait pour conserver à cette affaire l'obscurité nécessaire. On consent à courir des risques pour servir ses maîtres, mais il faut s'entourer de quelques précautions. Si les inquisiteurs agréaient cette proposition, ils n'auraient qu'à lui envoyer une paire de gants. Mariani chargeait l'Illustrissime abbé Jacques Durazzo de remettre sa supplique à la Junte de Corse, sans lui en dévoiler le contenu. Si le gouvernement désirait lui répondre par écrit, il pourrait remettre sa lettre au susdit ecclésiastique ou la lui faire tenir par le marquis de Caravaggio ou bien par M. Joseph Foglia. En tous cas, les ordres qu'on voudra bien lui donner seront reçus avec gratitude. Afin de ne compromettre personne, si leurs Excellences consentaient à entrer dans l'affaire, Mariani se ferait remettre des lettres de recommandation pour le général Breitwitz à Livourne et pour d'autres notabilités [701].
Le 3 avril, les inquisiteurs d'État délibérèrent sur cette lettre. Ils acceptèrent en principe les offres de Mariani, mais il était indispensable que ce dernier se rendît à Gênes pour développer en personne ses idées et indiquer les mesures qu'il comptait prendre pour mettre son plan à exécution—et Théodore aussi. Il fut décidé qu'on écrirait au susdit Mariani dans le plus bref délai possible. Ses frais de voyage lui seront immédiatement remboursés. A son arrivée, il devra se présenter à M. Étienne Monza et ne faire connaître son nom qu'à ce seul personnage. Le député du mois écrira cela par l'intermédiaire de Joseph Foglia selon la formule ordinaire, en mettant dans la confidence l'Excellentissime Laurent de Mari, parce qu'il a l'habitude de correspondre avec Foglia, mais seul Monza aura à préparer l'arrivée à Gênes de Mariani et à l'entendre [702].
Quel était ce Foglia avec qui Mari correspondait? Un individu qui, sans doute, se chargeait des commissions malpropres de l'Excellentissime Tribunal.
L'affaire en resta là, car le fidèle sujet corse de la Sérénissime république ne vint pas à Gênes. Son expérience de la politique génoise lui avait fait voir probablement tout le danger qu'il y aurait pour lui à se trouver sous la main des inquisiteurs, dans le cas où il ne tomberait pas d'accord avec eux sur les conditions de l'entreprise.
Bientôt les Génois engagèrent l'affaire d'un autre côté. C'est ici que Viale doit jouer un rôle.
L'agent de Gênes s'efforçait de savoir où se cachait Théodore. Mann avait affirmé à un chevalier, ami de Viale, qu'il se trouvait chez un ecclésiastique des environs. Par scrupule et par délicatesse, le chevalier n'avait pas voulu révéler au résident l'endroit exact où était l'aventurier. Malgré ses prières et ses instances répétées, Viale ne put fléchir son ami; mais, avec cet esprit policier particulier aux Génois, il suggérait au Sérénissime Collège un moyen de découvrir la retraite du fugitif; c'était de faire surveiller, par des hommes de confiance, les allées et venues du docteur Olmeta, un corse, qui se rendait parfois auprès du baron [703].
Le 21 mai, Viale, malgré ses diligentes recherches, n'avait rien de neuf à mander à Gênes, lorsqu'au moment où il rédigeait sa dépêche, il reçut un billet, émanant «d'un ministre qui a l'habitude d'être bien renseigné et qui est chargé de surveiller les actions de Théodore». On peut aisément deviner que ce ministre n'était autre que Mann. Viale, avec un instinct qui prouvait chez lui des aptitudes diplomatiques, disait, en envoyant la note, qu'il ne savait pas jusqu'à quel point on devait ajouter foi à son contenu. Elle portait, en effet, que Neuhoff, d'après certains indices, devait se trouver à Rome. Les Anglais avaient tout intérêt à laisser cette opinion s'accréditer et n'entendaient pas que l'aventurier tombât, avec ses papiers, entre les mains des Génois.
Après la lecture au Collège, la lettre de Viale fut transmise dans les règles ordinaires, «avec faculté aux inquisiteurs d'État de donner au Magnifique Augustin Viale les ordres et les instructions qu'il jugera convenables».
La décision prise par le tribunal est à citer en entier.
«Il a été décrété que l'Illustrissime Augustin Viale [704] aura la charge d'écrire au susdit Magnifique Augustin Viale de Florence, qu'on estime superflu de donner aucune récompense pour la seule connaissance de la demeure dudit Théodore; toutefois, on remettrait la prime fixée à celui qui, en donnant cette indication, la ferait suivre de l'extinction du susdit Théodore. L'Illustrissime Augustin Viale rédigera cette lettre de façon à ce que, venant à tomber entre les mains de qui que ce soit et ouverte, on n'en puisse saisir le véritable sens, faisant en cela valoir son expérience, ses capacités et sa prudence. Per Excellentissimum et Illustrissimum Magistratum Inquisitorum status ad Calculos [705].
Tandis que les inquisiteurs d'État décidaient le meurtre de leur ennemi, l'activité de Viale ne se ralentissait pas. Il continuait ses recherches, ayant maintenant un auxiliaire précieux dans le secrétaire de Mann. Ce fidèle employé servait tout le monde et trahissait son maître avec le même zèle.
Avant que l'étrange délibération du tribunal, prise le 27 mai, lui fût parvenue, Viale écrivait le 28 au Magnifique Sartorio, qu'il était parvenu à savoir par une personne habile, amie du secrétaire du ministre anglais, que Théodore n'était plus retourné à Florence. Le lundi, 20 mai, l'aventurier se trouvait à Cigoli, dans la maison du prêtre Baldanzi. Viale ajoutait un autre détail. Le Révérend Père, qui avait prêché le Carême dernier en l'église du Carmel, allait fréquemment voir Neuhoff. Il lui avait prêté ou donné son habit de moine. Le baron s'en était revêtu pour sortir de la ville, et très probablement, il s'en servirait encore à l'occasion. Après avoir donné cette indication qui, au besoin, pouvait servir de signalement, Viale ajoutait: «Ce Père prédicateur n'est pas carme, mais il appartient au couvent de Sainte-Marie-Majeure, correspondant à celui des Anges de la Congrégation de Mantoue. Je m'imagine que votre Seigneurie Illustrissime comprendra facilement combien j'ai à cœur de ne jamais voir divulguer ce qui a été révélé par le secrétaire du ministre d'Angleterre, non seulement pour le préjudice que cela lui causerait, mais encore parce que je ne pourrais plus avoir de nouvelles de Théodore par son intermédiaire, moyen que je considère comme des plus sûrs, car je suis informé avec toute certitude que Théodore entretient un continuel commerce de lettres avec lÉdit ministre. Celui-ci ne cesse de protester qu'il ne le fait que par charité et humanité».
Nous avons vu que c'était la raison que Mann donnait de ses rapports avec le baron de Neuhoff.
Viale terminait sa lettre en disant que tous les bâtiments de guerre anglais ancrés à Livourne étaient partis [706].
La crainte d'une tentative de débarquement en Corse se trouvait donc momentanément écartée; mais à Gênes l'inquiétude subsistait. Tant que Théodore vivait, un retour offensif était toujours possible. Ce que l'Angleterre avait tenté avec lui, une autre puissance pouvait le faire. Les Génois avaient la peur des faibles, la peur qui ne raisonne pas et qui engendre toutes les témérités.
Viale ne répondit pas à la lettre que, sur l'ordre des inquisiteurs d'État, son homonyme de Gênes lui avait écrite au sujet de l'extinction de Théodore. Peut-être ne lui était-elle pas parvenue, car il arrivait fréquemment que des courriers étaient interceptés. Il pouvait aussi n'en avoir pas saisi le véritable sens, puisqu'elle était, à dessein, rédigée en termes obscurs. Le résident continuait ses recherches pour découvrir l'endroit où se cachait Neuhoff. Celui-ci recevait la Gazette de Berne et le Mercure de Hollande. Les journaux portaient son adresse exacte à Cigoli. Par ce moyen, il n'était pas difficile de se la procurer [707].
En réponse à cette lettre, les inquisiteurs d'État précisèrent. Le 8 juillet, le tribunal s'assembla et prit cette décision:
«Il a été décrété que l'illustrissime Benoît de Franchi, député du mois, prendra la peine d'assurer la correspondance avec le Magnifique Augustin Viale de Florence. Il l'informera que si on trouve une personne qui veuille prendre l'engagement d'occire (uccidere) lÉdit Théodore, on lui payera aussitôt ce meurtre accompli la somme de deux mille écus argent, prime fixée par l'édit public, dont on pourra transmettre un exemplaire. A cet effet, la lettre sera écrite suivant la teneur des discours. Per Excellentissimum et Illustrissimum Magistratum Inquisitorum status ad Calculos [708].»
Cette fois, la dépêche portant à Viale la décision des inquisiteurs d'État ne fut pas rédigée en termes ambigus. Le diplomate comprit—il ne pouvait pas faire autrement;—mais il fit ses réserves. Il écrivit sur le champ à de Franchi. Il commençait en disant que l'Excellentissime Tribunal, au sein duquel de Franchi siégeait si dignement, devait être pleinement assuré de son zèle pour le bien public. Quoique sans mandat, il n'avait reculé devant aucune démarche, aucune fatigue, afin de se procurer les indications nécessaires pour amener la découverte de la retraite de Théodore, car il pensait que ces renseignements étaient d'un grand prix pour le tribunal. Il ajoutait: «Et cependant je ne vois pas qu'il me soit possible d'accepter la commission dont veut bien me charger votre Seigneurie Illustrissime dans sa très vénérée lettre du 13, non par manque de ce zèle qui ne cessera qu'avec ma vie, mais parce que je ne suis revêtu d'aucun caractère qui puisse sauver ma personne dans le cas où l'exécuteur viendrait à être arrêté ou qu'il fût indiscret avant le meurtre. Je courrais ainsi un trop grand péril. Ce motif est tellement appréciable que je pense que l'Excellentissime Tribunal et votre Illustrissime Seigneurie ne le trouveront pas déraisonnable. A cette difficulté je dois en ajouter une autre. D'après mes dernières nouvelles, Théodore est bien gardé: une seule personne ne sera pas capable de le tuer, et il sera très dangereux de confier le secret à plusieurs. Il conviendrait, en outre, de fournir à ces personnes les moyens de subsister jusqu'au moment où elles auraient réussi à faire le coup. Pour de bons motifs, je ne pourrais me charger de cette dernière commission si j'avais de l'argent, ce dont je manque entièrement, et quand bien même on me ferait l'avance des fonds. Ce qui me pousse à cette délicatesse, ce sont les embarras bien connus dans lesquels je me trouve.» Pour terminer, il affirmait de nouveau son zèle et son dévouement [709]. La délicatesse de Viale était d'autant plus en émoi qu'il n'avait pas d'argent et que son gouvernement ne paraissait pas avoir l'intention de lui en donner. Il ne pouvait pourtant pas se charger des frais qu'occasionnerait l'affaire. Et puis, il était rétribué pour faire de la diplomatie et non pour assurer la disparition des gens désagréables à ses chefs. Des commissions de ce genre se payent en plus.
Cette dépêche est datée du 16 juillet. Elle fut lue le 22 devant le tribunal des inquisiteurs d'État. La décision prise à la suite de cette lecture est assez inattendue. On décréta, en effet, après discussion, qu'il serait accusé réception de cette lettre avec éloges et remerciements. En outre, on informerait Viale que les magistrats trouvaient ses raisons justes et ses réflexions bien fondées, touchant les difficultés que présentait l'entreprise [710].
Puisque Viale refusait, d'une manière qui paraissait positive, d'assumer la responsabilité de l'assassinat, les inquisiteurs ne pouvaient rien faire. L'agent ne se jugeait pas assez garanti. Il y avait encore cette fâcheuse question d'argent qui faisait toujours reculer les Génois au moment psychologique. Ils avaient fait un effort en promettant deux mille écus pour la tête de Théodore; d'après eux, elle ne valait pas davantage. Les insinuations de leur représentant leur laissaient entrevoir des frais supplémentaires. Il fallait donc couper court.
Le plus curieux de l'affaire c'est que Viale allait de lui-même faire des propositions au moins étranges à l'Excellentissime Tribunal.
Le 23 juillet, avant même que la décision des inquisiteurs lui fût parvenue, il écrivit à de Franchi pour lui dire qu'aux motifs invoqués par lui dans sa dernière lettre pour ne pas accepter la commission dont on l'avait chargé, il se joignait une autre considération—un scrupule—: «le coup pourrait tomber sur une personne innocente, car nous ne possédons pas un signalement suffisamment exact de la personne à qui le coup est destiné.»
Le négociant diplomate, «afin d'éviter une erreur aussi grave», suggérait une idée pratique. On mettrait à sa disposition deux sbires courageux qu'il aboucherait avec un certain San Cristofano, «car trois hommes ne seront pas de trop pour faire le coup».
Le Magnifique résident de la Sérénissime République donnait sur San Cristofano les meilleures références.
Ce Saltabadil était un honnête employé des douanes du grand-duché, qui avait été banni de Gênes pour une peccadille: il avait tué, deux mois auparavant, un caporal corse. Afin de se faire pardonner cette erreur, San Cristofano déclarait qu'il était prêt à tout, disposé à courir les plus grands dangers, même à aller en Corse. Il connaissait à fond la Toscane, c'était un homme résolu, un vrai brave, et pour peu qu'on lui adjoignît deux aides solides, il se faisait fort d'expédier son homme.
Mais il fallait manœuvrer avec beaucoup d'habileté; «l'imposteur est sur ses gardes, ainsi que l'Excellentissime Tribunal pourra s'en convaincre, par les renseignements ci-inclus qui me parviennent d'une source très sûre, d'où il résulte qu'un homme seul n'est pas suffisant pour mener à bonne fin une affaire de cette importance.»
Viale concluait en disant qu'il était nécessaire d'attendre le moment opportun, dût-on y employer plusieurs jours. «Mais pendant ce temps-là, il faudrait fournir aux exécuteurs les moyens de subsister et, le coup fait, faciliter leur fuite. Je ne peux, concluait le ministre, et qu'il me soit permis d'ajouter: je ne veux toucher à cette question [711].»
Les inquisiteurs d'État enregistrèrent cette lettre sans commentaires.
Viale écrivit de nouveau à de Franchi le 6 août. Il dit qu'il n'a pas reçu la lettre que le tribunal a dû le charger d'écrire en réponse à sa dépêche du 23. Il y avait sans aucun doute de bonnes raisons pour cela. Les inquisiteurs, par une prudence de plus en plus caractérisée, ne donnèrent pas mission à de Franchi de répondre à Viale. La copie de la lettre ne se trouve pas dans les archives de Gênes et l'on peut penser que la poste ne l'a point égarée.
Cela n'empêchait pas Viale de continuer à transmettre au Sérénissime Collège toutes les informations que le secrétaire de Mann lui apportait avec une constance louable.
Théodore était toujours à Cigoli. Il avait écrit au général Breitwitz afin d'obtenir de l'argent pour se rendre en Angleterre où il voulait porter sa plainte au roi contre l'amiral Matthews. «Peut-être aussi va-t-il s'en retourner dans son pays, car l'imposteur voit s'évanouir toutes ses idées téméraires.»
L'envoyé revenait à son plan d'assassinat. Pour éviter la quarantaine qu'il serait obligé de faire à l'entrée des États Pontificaux, il ne restait à Théodore que la route de Sarzana, par Pontremoli, et celle de Massa, par le mont Pellegrino, conduisant dans le Modanais.
Viale présumait qu'il prendrait cette dernière route. «Le passage du mont Pellegrino serait très commode pour faire le coup»; l'endroit rêvé pour assassiner proprement un homme.
Malheureusement, le Magnifique commerçant, envoyé de la république, avait peur de ne pas avoir «l'avis nécessaire à temps», d'autant plus, dit-il, «que j'ai présentement une très forte fluxion dans la tête qui m'empêche de marcher [712].»
Est-ce aux hésitations des inquisiteurs, aux exigences de San Cristofano, ou à la fluxion de Viale que Théodore dut d'avoir la vie sauve? Les archives secrètes de Gênes ne nous ont pas livré le mot de cette énigme.
Mais, en compensation, nous y trouvons, immédiatement après le document ci-dessus, une pièce qui ne manque pas de saveur. C'est une lettre de M. de Mari, ambassadeur de la république de Gênes à Venise, à Ansaldo Grimaldi, datée du 10 août 1743.
«Excellence,
«J'ai reçu votre très estimée lettre sans date, mais que je crois être du 3 courant et je vous en remercie infiniment. Je vous envoie la kabale de Pic de la Mirandole pour voir si nous pouvons frapper juste. Si Théodore est à Pise, l'affaire est faite. La quarantaine m'ennuie; j'ai un ami à Pise dans lequel je peux avoir confiance. Si tu vales bene est; ego quidem valeo. Dans quelque temps je pourrai vous dire la réponse que l'on m'aura donnée de Londres au sujet de la montre à répétition dont vous m'avez parlé [713].»
Le 17 août, le procès-verbal porte après lecture et discussion que l'Illustrissime Ansaldo Grimaldi répondrait au susdit ambassadeur de Mari avec sa prudence bien connue [714]. On voit que si Théodore était prudent, les inquisiteurs ne l'étaient pas moins.
Le baron de Neuhoff échappa à la kabale de Pic de la Mirandole, comme il avait échappé au poignard de San Cristofano. L'essai d'envoûtement en resta là, comme la tentative d'assassinat.
L'aventurier continuait à demeurer chez le curé de campagne. Il avait auprès de lui quatre personnes pour le garder. Il écrivait sans cesse à lord Carteret et à l'amiral Matthews; mais les Anglais ne lui répondaient plus [715]. Pour l'instant, ils avaient des occupations plus sérieuses que de rendre la couronne à un individu dont ils ne pouvaient rien tirer, pour lequel les Corses se montraient peu enthousiastes et qui n'avait aucune ressource personnelle [716]. L'amiral reçut ordre «d'éviter de donner la moindre plainte par rapport à Théodore et il parut fermement résolu de ne point se mêler en aucune façon de ce qui regarde cet aventurier» [717].
Celui-ci se trouvait à bout de moyens; il en était réduit à vendre son linge. Il songeait, disait-on, à s'en aller et Viale regrettait amèrement que l'on perdît une si belle occasion, parce qu'une fois parti de Toscane, il lui serait bien difficile de revenir. Cependant, il s'entêtait dans ses pensées louches, il avait encore l'espérance de réussir un jour. «Ce ne sont que des songes, écrivait le ministre, mais cela est suffisant pour inquiéter le gouvernement [718].»
Quelques jours plus tard, il insistait encore. Il affirmait que Théodore était absolument dénué de tout. En vendant ses hardes, il aurait juste de quoi aller en Allemagne. Une fois parti, il n'y aurait plus rien à faire [719].
Les inquisiteurs lisaient en conseil les dépêches de Viale. Consciencieusement, on lui répondait en lui envoyant des éloges et des remerciements. On le priait de continuer. Mais il n'était plus question de l'affaire. En se confondant en marques de gratitude pour les paroles gracieuses dont le tribunal l'accablait, le féroce diplomate n'abandonnait pas son plan d'assassinat. Le départ prochain de l'aventurier était certain. Deux routes s'offraient à lui: l'une par Pistoia, l'autre par Massa-Carrare. Le temps pressait; si on voulait agir et réussir, il fallait se hâter. Viale n'avait qu'une crainte, c'est qu'on arrivât trop tard. Il demandait donc de promptes instructions [720].
Les inquisiteurs enregistrèrent cette lettre sans commentaires.
On prétendait, en effet, que Théodore allait partir pour se rendre en Allemagne auprès du roi d'Angleterre [721]. C'était un faux bruit; Neuhoff devait continuer à vivre quelques années encore en Toscane, tantôt chez l'un, tantôt chez l'autre. Plus tard, Viale transmettait à son gouvernement un billet émanant d'une «personne sûre», qui tenait ce détail du ministre anglais. Ce billet disait: «L'ami est certainement allé du côté de Livourne, où il se tient dans les environs sans qu'on sache exactement où. Il attend de pouvoir s'embarquer [722].» L'ami avait quitté Cigoli. Le prêtre chez qui il logeait, las d'héberger ce roi encombrant qui mentait toujours, l'avait mis à la porte. Il s'était alors dirigé vers Livourne. Il écrivit encore à l'amiral Matthews pour lui demander de le conduire à Port-Mahon, où, disait-il, il serait en état de tenir «les grandes promesses qu'il avait faites à milord Carteret». Il furibondo refusa en termes énergiques. Richecourt ne voulut pas lui donner un passeport. Théodore n'avait plus un sou, tout le monde l'abandonnait [723]. C'était la misère avec son inévitable compagnon: l'isolement!
Dans sa détresse, il éprouva le besoin de s'épancher. Il écrivit une belle lettre au Père Colonna. Obligé de changer de demeure pour sa sûreté, il s'excusait du retard qu'il mettait à répondre au religieux, qui s'occupait de quelques affaires le concernant. Il demandait au Père si le sieur Vaccaro, à qui il avait confié des marchandises et une pendule, avait exactement remis la note de tout ce qu'il avait en mains. La vente de la pendule suffirait à indemniser Vaccaro—principal et intérêts—de ses avances, et il comptait sur l'honnêteté de ce dernier pour lui rendre ses marchandises. Puis, passant à un sujet plus élevé, il se plaignait de toutes les intrigues dont on l'avait entouré, aussi bien en Corse que sur le continent. Ces cabales ne servaient qu'à plonger ses sujets et lui-même dans l'abîme. Elles refroidissaient ses amis et l'empêchaient de faire tout ce qu'il désirait. Malgré ces machinations, il restait ferme. Si les Corses lui conservaient leur fidélité, il vaincrait sûrement. Le Père devait donc faire cesser les trahisons et montrer aux insulaires leur devoir; ils avaient pris un engagement solennel devant Dieu et devant le monde. Obligé de se cacher pour ne pas être assassiné, traqué en tous endroits pendant sept mois, la Providence l'avait protégé au milieu de tous ces périls. Pour qui donc avait-il ainsi exposé sa vie si ce n'était pour ses sujets? En vendant ce qu'il possède, il pourrait s'en retourner dans son pays et jouir tranquillement de la vie sans avoir besoin de personne. «J'ai souffert, s'écriait-il, et je souffre encore pour vous autres. J'ai remédié et je peux encore remédier à tout, mais l'inconstance des peuples me paralyse.» Il espérait que Dieu aurait enfin pitié de ce malheureux pays et qu'Il l'illuminerait pour son plus grand bien. Il terminait en se recommandant aux bonnes prières du moine [724].
Neuhoff ne voulait pas s'avouer vaincu. Il n'était pas homme à se laisser oublier ni à abandonner ses rêves et ses chimères.
Gravure reproduite d'après le pamphlet hollandais:
«De Dwaalende Moff of vervolg van Theodorus op Stelten.»
(Londres, British Museum.)