Théodore de Neuhoff, Roi de Corse
Débarquement du baron de Neuhoff à Aléria.—Il est proclamé roi de Corse.—Son couronnement.—Théodore Ier notifie son élévation à sa famille.—Opinions et inquiétudes des diplomates.—Le roi nomme les grands dignitaires de la Cour.—Jalousies et querelles des chefs corses.—Premières opérations contre les Génois.—Trahison de Luccioni.—Sa condamnation et son exécution.
I
Si certaines parties de la vie de Théodore sont restées dans une obscurité d'où il est bien difficile, pour un historien scrupuleux, de les faire sortir, par contre, je n'ose dire par compensation, les détails abondent sur son arrivée en Corse.
A la nouvelle du débarquement d'un étranger à Aléria, la république de Gênes, très alarmée, mit en mouvement tout son personnel diplomatique et administratif pour avoir des renseignements sur cet inconnu et sur sa famille. On peut facilement se rendre compte des craintes qui s'emparèrent du gouvernement génois en compulsant les volumineux dossiers concernant Théodore dans les archives d'État à Gênes. Les inquisiteurs, le grand et le petit Conseil, la junte de Corse, toutes ces différentes branches du gouvernement s'occupèrent de lui. Sorba, ministre de Gênes à Paris, eut, au sujet du baron, des conférences avec le cardinal Fleury, Chauvelin et Maurepas.
L'opinion publique s'intéressa à l'aventure. Les gazettes publièrent des articles sur cet événement à sensation. Un livre anonyme [99], imprimé à La Haye, en 1738, chez Pierre Paupie [100], publia une Relation de la descente d'un étranger en l'île de Corse. Cette relation donna des détails qui furent d'accord avec les rapports des agents génois.
On commença par se demander quel était le personnage qui se trouvait à bord du bâtiment anglais [101]. Les gazettes mirent plusieurs noms en avant: le fils aîné du chevalier de Saint-Georges, le prince Rakoczy, le duc de Ripperda [102], le comte de Bonneval [103]. On finit par savoir que l'inconnu s'appelait Théodore, baron de Neuhoff, gentilhomme westphalien; mais comme ce nom, par lui-même, n'évoquait pas l'idée d'une force suffisante pour accomplir les grandes choses dont ce débarquement devait être le prélude, on chercha à savoir quelles combinaisons il pouvait bien y avoir derrière tout cela. Le chemin était ouvert aux suppositions. On entrevoyait que de graves desseins allaient bientôt être mis à exécution sous le couvert de cet agent.
Jusqu'au commencement du XVIIIe siècle, «la Corse était à peu près aussi inconnue que la Californie et le Japon» [104]. L'Europe cependant commençait à tourner les yeux du côté de cette île, non qu'elle s'intéressât beaucoup aux démêlés de la république de Gênes avec ses sujets, mais la Corse, par sa position, formant pour ainsi dire l'avant-poste de l'Italie, pouvait faire naître les convoitises les plus explicables, comme les craintes les mieux justifiées, surtout au milieu de cette paix mal définie qui suivit la guerre de la succession d'Espagne.
Le vaisseau anglais était muni d'un passe-port délivré par le consul anglais à Tunis. Aléria avait été choisi pour attérir parce que ce port était dans la possession des mécontents. Le navire tira quelques salves auxquelles l'écho du maquis seul répondit.
Les moindres détails concernant les grands personnages ont toujours eu de l'attrait pour la foule. Le 12 mars 1736, Théodore entrait dans l'histoire; on ne savait pas encore quel rôle il allait jouer, mais il était intéressant de connaître le costume qu'il portait. Il était vêtu, dit le chroniqueur de La Haye, «d'un long habit d'écarlate doublé de fourrure, couvert d'une perruque cavalière et d'un chapeau retroussé à larges bords, et portant au côté une longue épée à l'espagnole et à la main une canne à bec de corbin» [105].
Il se donnait les titres de grand d'Espagne, de lord d'Angleterre, de pair de France, de baron du Saint-Empire et prince du Trône romain.
Ces titres ronflants et cosmopolites ne paraient pas d'habitude un même individu; mais ils pouvaient impressionner les Corses. Une satire disait: «Son épée à l'espagnole tient la place de la Toison d'or; sa perruque à l'anglaise, de la Jarretière; sa canne à bec de corbin, de cordon bleu; son grand chapeau à l'allemande désigne la qualité de baron du Saint-Empire, et sa grande robe d'écarlate dénote un diminutif de cardinal, ou, si l'on veut, un prince romain [106].»
La canne, en tous cas, tiendra lieu de sceptre au nouveau roi. Il l'étendra plus d'une fois pour apaiser les disputes éclatant au milieu de ses sujets et même pour taper sur les plus récalcitrants.
Théodore avait alors quarante-deux ans. Il paraissait plus vieux que son âge, car les gens qui le virent à Tunis s'accordaient à lui donner entre quarante-huit et cinquante ans. Il avait la figure ronde et le teint coloré. Sa barbe châtain, tirant sur le roux, commençait à blanchir. Il était de taille ordinaire et de corpulence tendant à l'embonpoint. Deux dents de devant lui manquaient: une à la mâchoire supérieure, l'autre à la mâchoire inférieure [107].
Outre les individus qui s'étaient embarqués avec lui à Tunis [108], sa suite comprenait encore trois turcs aux costumes bizarres, armés à la façon barbaresque [109], dont l'un se nommait Monte-Christo [110], et les deux esclaves corses rachetés à crédit.
L'existence du baron de Neuhoff s'était passée à conspirer d'une façon peu heureuse, nous l'avons vu. Aussi apportait-il, dans tous les actes de sa vie, des manières, on pourrait dire des manies, de conspirateur. Sa méfiance lui faisait voir partout des ennemis, des espions, des pièges; sa prudence lui dictait une conduite propre à les éviter.
Une vignette qui sert de frontispice au livre imprimé à La Haye, montre Théodore sur le rivage corse dans son merveilleux costume, tandis que, dans le fond, le vaisseau qui l'a amené, s'entoure d'un nuage de fumée, et qu'un fort, dominant la rade, répond aux salves.
Mais le baron n'avait pas débarqué quand le navire eut jeté l'ancre. Sa prudence l'emporta sur sa vaine gloriole. Il attendit à bord la réponse à une lettre qu'il venait d'écrire.
Cette lettre était adressée à Giafferi, un des principaux agents de la révolte. Celui-ci convoqua immédiatement ses amis en assemblée secrète à Matra, près d'Aléria, dans la maison d'un patriote, Xavier dit de Matra. Cette réunion se composait, en outre de Sébastien Costa, avocat, d'Hyacinthe Paoli, et de Giappiconi.
Les Corses étaient très las; la révolte commençait à s'user. Mais l'arrivée du navire à Aléria rendit courage aux chefs. Les indifférents comme Xavier Matra, ou bien ceux qui jusqu'alors avaient favorisé les Génois, tels les Panzani, accueillirent avec enthousiasme le personnage qui leur venait de Tunis [111].
Quand le conseil fut au complet et les portes soigneusement closes, Giafferi donna lecture de la lettre de Théodore. Elle était ainsi conçue:
«Très illustre seigneur Giafferi,
«Je viens d'atteindre enfin les rivages de la Corse, appelé par vos prières et vos lettres répétées. Le constant amour ainsi que la fidélité que vous et les Corses m'avez témoignés pendant plus de deux ans m'ont poussé à surmonter mon aversion pour la mer et ma crainte du mauvais temps qui règne d'habitude pendant cette saison de l'année. Le ciel, qui jusqu'ici m'a favorisé, a rendu mes voyages prospères. Je suis ici pour porter tout le secours qui est en mon pouvoir à votre royaume opprimé et pour le délivrer, avec la volonté de Dieu, du joug de Gênes. Ne craignez pas que je puisse jamais négliger en aucune façon mon devoir envers vous, si vous m'êtes fidèles. Si vous me choisissez comme votre roi, je demande seulement le droit de modifier une loi parmi vous, c'est-à-dire d'accorder la liberté de conscience aux hommes des autres nationalités et des autres croyances qui pourraient venir ici pour nous assister dans nos entreprises. Venez tous tant que vous êtes, à Aléria, sans délai, Costa, Paoli et les autres, afin que nous puissions nous concerter et établir notre base d'action.
«Votre dévoué,
«Théodore» [112].
Cette lecture provoqua dans l'assemblée un vif enthousiasme. Les patriotes s'écrièrent: «Vive Théodore notre Roi!»
«On commençait à appeler le baron allemand Théodore, parce que la lettre était signée de ce nom», dit naïvement Rostini dans ses Mémoires. Des présents destinés à Mme Matra, accompagnaient le message: «des dattes, des boutargues et des langues» [113].
Il y avait aussi pour les patriotes «des bouteilles de véritable vin du Rhin» [114].
Ce vin, chose inconnue alors en Corse, réjouit les chefs et particulièrement le bon Costa, qui s'attendrira toujours devant des mets succulents ou de fines boissons.
Il y eut cependant, au milieu de ce concert d'enthousiasme, une note discordante. Ce fut Hyacinthe Paoli qui la fit entendre; il sera coutumier du fait.
«Paoli, nous dit Costa, était un homme jaloux qui aurait voulu avoir pour lui seul la confiance de l'étranger et dominer ainsi les autres. Il déclara qu'il n'aimait pas la liberté de conscience que demandait ce personnage [115].»
A première vue, cette question de liberté de conscience pouvait paraître superflue dans un pays où il n'y avait pas de cultes dissidents, sauf le rite orthodoxe observé par la colonie de grecs maïnotes établie en 1676 à Cargèse, petite ville sur la côte occidentale de l'île.
Théodore reviendra souvent sur cette question, avec une insistance qui étonne de la part d'un homme plus porté à user d'expédients qu'à agir en vue d'un principe; mais cette apparence de principe rentrait dans la catégorie de ses expédients. La liberté de conscience était, sans doute, pour lui, le mandat impératif auquel ses bailleurs de fonds l'avaient contraint. Neuhoff, seul, n'eût pas songé, en arrivant en Corse, à faire cet Édit de Nantes.
Cependant, la déclaration de Paoli avait jeté le trouble dans les esprits. L'assemblée eut recours aux lumières du chanoine Albertini, un parfait théologien, qui se trouvait justement à Matra [116].
Le chanoine se prononça sans l'aide d'aucun livre de théologie. Il fit d'abord remarquer que le Pape accordait, aux Juifs dans Rome, la liberté de conscience et le libre exercice de leur culte. Il déclara ensuite que les Corses devaient accepter le personnage quel qu'il puisse être, car il était envoyé par le ciel, pour que la Corse ne pérît dans la détresse où elle se débattait. La main de Dieu était visible dans cet événement. Il fallait considérer cette arrivée comme un miracle. Le seigneur Théodore atteignait, en effet, les rives de Corse «dans les jours où l'Eglise célèbre l'Annonciation de la Vierge Marie, laquelle avait été le fondement de la Rédemption universelle» [117].
Ces paroles répondaient au sentiment de la majorité. Elles furent accueillies avec enthousiasme, et la voix de l'opposant fut étouffée sous les applaudissements. Paoli dut se résigner. Dans ce nouveau régime auquel il fait mine d'adhérer, son ambition inquiète et envieuse lui fera jouer un rôle d'opposition continuelle, pour ne pas dire de trahison.
L'assemblée décida que les chefs iraient à Aléria souhaiter la bienvenue au seigneur Théodore. Mais, dans la crainte de quelque tentative des Génois, on résolut d'opérer dans le plus grand secret.
Les corses passèrent la nuit à Matra. A l'aube, ils se mirent en route. Ces gens qui s'en allaient au devant de leur messie, chantèrent en cheminant des chansons patriotiques. Paoli lui-même chantait. Il était poète et avait composé la plupart de ces ballate vibrantes [118].
Son Excellence reçut les chefs à merveille. Neuhoff se rendit avec eux dans une maison du village où un souper fut préparé. Ce repas «réjouit les cœurs» des patriotes. Le linge était d'une blancheur irréprochable, les dattes exquises, les vins parfaits. Théodore racontait fort bien, et ses «charmantes histoires de voyages rendirent la boisson plus agréable et les viandes plus savoureuses» [119]. Après le repas, Neuhoff dut paraître au balcon. Il se montra au peuple entouré des chefs corses et escorté de ses esclaves maures portant des lumières. La foule l'acclama. Puis, il passa toute la nuit avec ses nouveaux amis, continuant la narration de ses aventures ébauchée au souper, d'une façon plus favorable à sa cause, assurément, que conforme à la vérité. Sous le rapport de la parole, il était doué et il éblouissait ses auditeurs. Les manières affinées de l'ancien page de Versailles étaient faites pour impressionner les natures frustes de ces insulaires. L'aube interrompit ces entretiens. Giafferi et ses amis se retirèrent enthousiasmés, laissant leur messie s'endormir sous la garde des sentinelles.
En venant, dans la matinée, rendre hommage à Son Excellence, les patriotes la trouvèrent au lit, encore fatiguée de la veillée et des libations de la nuit précédente [120]. Neuhoff, qui avait l'habitude des cours, les retint dans sa ruelle pour son petit lever. Il s'entretint longuement avec ceux qui déjà lui constituaient une cour.
Théodore demanda aux chefs quelques détails sur la situation et les engagea à formuler leur avis. Ils répondirent: «Il ne reste rien à faire à Votre Excellence que de notifier ces faits au peuple et vous serez élu roi d'un consentement universel [121].»
Le baron les interrompit; dès son arrivée il entendait parler en maître [122].
«Il ne faut rien précipiter, dit-il, nous devons, d'ailleurs, attendre l'arrivée d'Arrighi et de Fabiani, de Corte et de la Balagne. Je leur ai déjà écrit et si leur opinion est pareille à la vôtre, nous continuerons, alors, à parler des affaires d'état. Pour l'instant, prenons deux jours de repos et de plaisirs pour nous préparer à la lourde tâche qui nous incombe» [123].
Les patriotes admirèrent cette prudence.
Il entrait évidemment dans les vues de Théodore d'avoir, avec lui, tous les chefs reconnus des mécontents, pour s'assurer le concours unanime des insulaires. Ne mettait-il pas aussi une certaine coquetterie à se faire prier d'accepter une couronne dont il ne voulait, disait-il, que pour le bonheur du peuple corse dont les malheurs l'avaient si ému?
Après son discours, Neuhoff se leva, et «une demi-heure après, dit le fidèle chroniqueur de cette arrivée à sensation, Son Excellence parut devant les généraux et leurs amis. Le baron avait grand air dans son vêtement écarlate et sous sa majestueuse perruque. Il portait une épée au côté et tenait sa fameuse canne en main. Six intendants, un chambellan et trois esclaves l'accompagnaient.» Les chefs étaient assemblés sur son passage; il les salua avec cette grâce un peu hautaine dont usent les princes. Puis il manifesta le désir de sortir de la ville pour admirer la belle et vaste plaine qui s'étendait aux alentours [124].
Dans son journal, le bon Costa se montre d'un enthousiasme débordant pour les moindres actions du seigneur Théodore. Il les relate heure par heure avec les plus minutieux détails. Un peu naïf comme écrivain, mais, par cela même, d'une sincérité qui rend son témoignage historique précieux, il fut, dès les premiers jours, entièrement dévoué à Neuhoff. Garde des sceaux, grand chancelier de ce royaume éphémère, il est le fidèle serviteur de l'aventurier dans les heures lumineuses où tous acclament cet étranger qui semblait personnifier les suprêmes espérances; il restera son compagnon dévoué dans les jours misérables, quand, la désillusion venue, chacun abandonnera le maître qui n'a pas réussi. S'il fut le Blondel d'un Richard peu grandiose, Costa n'en est pas moins une figure touchante.
Les deux premiers jours furent employés en promenades.
Pendant ces visites aux environs, on débarquait la cargaison du navire. Le baron fit faire une distribution de sequins, de fusils et de chaussures au peuple [125]. Ces chaussures de bon cuir étaient, a-t-on dit, «une magnificence ignorée en Corse» [126]. Il est vrai que les insulaires n'avaient pas l'habitude de porter des bottes à l'orientale.
Neuhoff, du reste, laissait planer, sur les munitions et sur l'argent qu'il apportait, un mystère favorable aux suppositions les plus avantageuses; mais les ressources dont il disposait étaient très modestes. Les Corses devaient bien vite s'en apercevoir, et ils le lui firent sentir.
Tandis qu'on faisait ces petites distributions, Paoli et les autres chefs haranguaient le peuple. Et quand Théodore paraissait, on commençait déjà à crier: Viva il nostro Re! [127].
Cependant Arrighi et Fabiani n'arrivaient pas. Il fut décidé que Théodore et ses conseillers se rendraient dans la montagne, au village de Cervione. C'est là que le couronnement devait avoir lieu [128]. Et puis, la prudence commandait ce déplacement. Les côtes de l'île n'étaient pas à l'abri d'un coup de main des Génois. Le fort de San Pellegrino, où ils tenaient garnison, se trouvait près d'Aléria. L'intérieur des terres, avec ses hauteurs, ses villages retranchés et ses maquis, offrait toute la sécurité désirable pour préparer l'entrée en campagne.
On allait se mettre en route lorsqu'une querelle s'éleva entre les partisans de Paoli et ceux de Giafferi, pour une question de préséance. La dispute s'éloigna bientôt des vaines subtilités du protocole pour dégénérer en bataille; des coups de fusils furent échangés. Théodore se précipita au milieu des combattants en brandissant sa fameuse canne à bec de corbin. «Que prétendez-vous par cette folie? s'écria-t-il. Si je dois être le chef parmi vous, je réglerai les honneurs et la préséance suivant les mérites. Si les agresseurs, dans cette dispute, ne viennent pas immédiatement faire leur soumission, demain je retournerai à mon bord et je mettrai à la voile pour le continent» [129]. Ce discours fit tout rentrer momentanément dans l'ordre; mais cet incident avait retardé le départ. Le cortège ne put se mettre en marche qu'à la tombée du jour. Neuhoff ne voulait pas arriver pendant la nuit à Cervione; son effet aurait été manqué. La cour s'arrêta sur les bords de la Bravona. Une cabane de berger se trouvait là; on s'y installa tant bien que mal pour y attendre le jour. La cahute fut réservée à Son Excellence; la suite resta au dehors, «tandis que les horreurs de la nuit étaient dissipées par la multitude des feux qui avaient été allumés» [130].
Vers midi, Théodore et ses vaillants compagnons arrivèrent à Cervione. Le peuple était assemblé sur la place; de longues acclamations retentirent. On salua le personnage de salves de mousqueterie si nourries que l'écho en arriva jusqu'au fort génois de San Pellegrino. Le commandant se demanda avec anxiété ce que tout ce tapage voulait bien dire. Et comme les coups de fusil ne s'arrêtaient pas, paraissant au contraire augmenter, il eut peur. Il fit mettre une felouque à la mer et l'envoya à Bastia pour informer du fait Rivarola, le gouverneur génois [131].
Mais, de part et d'autre, c'est-à-dire entre gens de Cervione et soldats de San Pellegrino, les hostilités se bornèrent là. L'Iliade de la Corse abonde en traits de ce genre.
Neuhoff fut solennellement conduit au palais épiscopal abandonné par l'évêque d'Aléria depuis plusieurs années [132]. Ce prélat, Mgr Mari, issu d'une famille génoise, avait sa résidence à Cervione à cause du mauvais air des basses terres. Il y a lieu de croire que l'air, en ce moment, ne lui semblait pas meilleur sur les hauteurs, car il restait à Gênes.
Tandis qu'on préparait le souper, les moines du couvent se rendirent auprès de Son Excellence et la remercièrent de venir de si loin pour les assister. Des Franciscains suivirent, portant comme présents de bienvenue quelques produits indigènes: des oranges, des citrons et «des flacons de vin vieux de deux ans». Théodore eut une parole aimable, un encouragement pour chacun; tous se retiraient sous le charme [133]. De son côté, il dut être satisfait de l'accueil des Corses.
On continuait à décharger la cargaison du navire anglais. Quelques pièces de canon furent débarquées, et Théodore envoya quarante hommes de Cervione avec des mulets pour effectuer le transport de cette artillerie jusqu'au village. Les plus grosses pièces furent laissées pour la nuit au bas de la colline, les plus petites, au nombre de quatre, furent placées devant la demeure de Son Excellence avec des sentinelles, ce qui donna un certain air de grandeur à l'ancien évêché, qui allait bientôt devenir palais royal. Au matin, toute la population se rendit au bas de la colline pour assister au transport des canons.
Neuhoff éprouvait de grandes difficultés suscitées par la jalousie des chefs. Il y avait eu des tiraillements lorsqu'il s'était agi d'assigner les chambres dans le palais épiscopal. Paoli voulait occuper la pièce contiguë à l'appartement de Son Excellence. Giafferi la désirait également, d'où des disputes que Théodore apaisa en menaçant les Corses de partir de suite pour le continent. L'ordre se rétablit; Paoli eut la chambre qu'il convoitait; Giafferi se calma. Quant au doux Costa, comme il ne demandait rien, il partagea le logement de Giappiconi. Puis, eut lieu une autre aventure qui faillit tourner au tragique.
Un des maures, venus de Tunis, avait donné un soufflet à un Corse qui, pour se venger, administra une raclée au Turc sous les yeux du baron qui était à sa fenêtre. Celui-ci fit enfermer l'insulaire. A grands cris, ses compatriotes réclamèrent sa mise en liberté; un tumulte violent s'éleva; Théodore se vit entouré d'une foule hostile. Il prit une torche allumée, monta sur un baril de poudre, prêt à se faire sauter plutôt que de se laisser molester par ses futurs sujets. Les chefs arrivèrent heureusement et purent apaiser la fureur du peuple. Neuhoff consentit à descendre de son baril et tout rentra dans l'ordre [134].
Il s'occupa ensuite de l'organisation militaire. Cinq jours furent consacrés à ce travail; tous les soldats enrôlés reçurent une avance de solde. Théodore nomma Paoli trésorier en chef; son emploi consistait à distribuer la monnaie d'or apportée de Tunis, et, comme entrée en fonctions, il reçut un présent de deux cents sequins [135]. Sa fidélité était assurée pour quelque temps.
Ces préparatifs étaient insuffisants pour entamer une action sérieuse, d'autant plus qu'Arrighi et Fabiani ne donnaient pas signe de vie. Aussi le baron déclara-t-il à son entourage qu'il voulait attendre le retour de son navire qu'il avait envoyé à Livourne. Un de ses lieutenants devait en effet, disait-il, revenir avec de nouvelles munitions [136] et une couronne pour le sacre [137]. Mais en attendant, il annonça aux chefs qu'il avait l'intention d'aller passer quelques jours sur la côte, à Matra, pour se reposer de son voyage. Il leur déclara que si, à son retour, l'armée était organisée et si les patriotes n'avaient pas changé d'avis, il se laisserait couronner roi. Il partit avec Giafferi et Giappiconi [138].
Costa, qui avait l'habitude d'approuver toutes les actions de son maître, trouva ce déplacement très sage. A peine arrivé, et quand de si impérieuses raisons l'obligeaient à résider dans l'intérieur, pourquoi Théodore songeait-il à rallier la côte, comme s'il eût voulu être prêt à partir à la moindre alerte? Cette retraite semble énigmatique. Elle dura peu; il resta six jours seulement à Matra. A son retour, il trouva deux cent seize compagnies organisées par Costa et Paoli. Chacune d'elles devait être commandée par un capitaine. Ces officiers de hasard furent individuellement présentés à Théodore [139].
Tout semblait donc prêt pour le couronnement, mais le futur roi attendait avec anxiété l'arrivée du navire. Comme ce bâtiment tardait, il consentit à se laisser couronner, car il était urgent d'entrer en campagne. D'ailleurs la présence d'Arrighi et de Fabiani, enfin arrivés, complétait la réunion des principaux chefs.
Fabiani avait avec lui une escorte de cent hommes. Ses chevaux étaient richement harnachés, car la Balagne, sa province, considérée comme le jardin de l'île, produisait de bon vin et des huiles excellentes [140].
Le couvent d'Alesani, qui se trouvait dans une vallée derrière Cervione, fut choisi pour le sacre. L'endroit était plus accessible que le village. La Cour s'y rendit donc et fut «commodément logée, grâce à M. Giovanni Pasquino» [141].
Les chefs se réunissaient dans la grande salle du couvent, où de longues discussions avaient lieu. Arrighi proposa une chose fort sage. A son avis, il convenait de surseoir au couronnement du roi jusqu'à ce qu'un succès important fût remporté sur les Génois [142]. La majorité de l'assemblée ne partagea pas cet avis. Mais les chefs corses furent unanimes sur un point: ils ne donnaient à Neuhoff que le titre platonique de roi et conservaient pour eux toute l'autorité effective. Théodore dut jurer fidélité à la constitution que lui imposaient ceux que plus tard on appela les magnats du royaume de Corse.
Voici comment se résumait cette constitution.
«Le Seigneur Théodore, baron libre de Neuhoff, est déclaré souverain et premier Roi du roïaume». La succession était réglée suivant l'ordre de primogéniture pour les descendants mâles et, à défaut, dans le même ordre pour les filles [143]. Le souverain et ses successeurs devaient pratiquer la religion catholique romaine.
Cet article confessionnel ne devait pas beaucoup gêner le roi. Né protestant, il se serait converti au catholicisme en Espagne à cause des emplois qu'il y occupait [144]. S'il ne pratiquait pas, il faisait du moins mine de suivre le culte catholique. A son arrivée en Corse il entendait, disait-on, trois messes par jour [145]. Henri IV avait taxé Paris à une messe, Théodore renchérissait.
A défaut de descendants, le baron pourrait, dès son vivant, désigner un successeur dans sa parenté masculine ou féminine, à condition que ce successeur fût catholique romain et qu'il résidât dans le royaume.
Si la famille de Théodore et de ses successeurs venait à s'éteindre, les Corses seraient libres de disposer d'eux-mêmes et de choisir le gouvernement qui leur plairait.
Le cinquième article instituait une Diète composée de vingt-quatre membres, pris parmi les sujets «les plus qualifiés et les plus méritants», soit seize pour les provinces d'en deçà des monts, et huit pour celles d'au delà. Trois membres de la Diète résideraient à la cour et «le roi ne pourra rien résoudre sans leur consentement, soit par rapport aux impôts et gabelles, soit par rapport à la paix ou à la guerre». L'autorité de cette Diète s'étendrait à toutes les branches administratives. Seuls, les Corses, à l'exclusion de tout étranger, seraient appelés aux dignités, fonctions ou emplois à créer dans le royaume.
Dès que les Génois seraient chassés et la paix établie, le roi avait la faculté d'employer douze cents hommes de troupes étrangères. Au delà de ce nombre, le souverain avait besoin du consentement de la Diète. Quant à sa garde personnelle, Sa Majesté pourrait avoir auprès de sa personne des soldats corses ou étrangers, à son choix. Exception était faite pour les Génois que la constitution proclamait à jamais bannis de Corse. Leurs biens étaient confisqués ainsi que ceux des Grecs établis, près d'un siècle auparavant, à Cargèse. Cette dernière éviction n'était pas un acte d'intolérance religieuse, mais elle rentrait dans les mesures de représailles politiques qu'on appliquait aux Génois, dont ces Grecs s'étaient toujours montrés les loyaux sujets.
La constitution réglait les impôts, tailles et gabelles dont les veuves étaient exemptées. Elle fixait le prix du sel, les poids et les mesures. Une université publique pour les études du droit et de la physique serait établie dans l'une des villes du royaume. Le roi, d'accord avec la Diète, devait assurer à cette institution les revenus suffisants pour subsister et lui accorder les mêmes privilèges qu'aux autres universités publiques. L'article 17 portait que le roi créera incessamment un ordre de «vraie noblesse» pour l'honneur du royaume et de «divers nationaux».
Enfin, les bois et les terres labourables demeureraient, dans le présent et dans l'avenir, la propriété exclusive des Corses. Le roi n'y aurait d'autre droit que celui dont jouissait la république [146].
Cette constitution ne laissait pas beaucoup d'initiative au souverain. Après avoir été approuvée par tous, il fut décidé que le couronnement aurait lieu sans retard.
Le samedi 14 avril, la grand'messe fut célébrée au couvent d'Alesani. L'office terminé, en signe de réjouissance, le peuple tira de si nombreux coups de fusil que la garnison génoise de San Pellegrino eut peur encore une fois, mais elle ne bougea pas [147]. Si les Corses avaient employé toute la poudre qu'ils brûlaient en l'honneur de Théodore à faire le coup de feu contre les Génois, ils les auraient chassés de l'île.
Le lendemain—le dimanche 15 avril [148],—jour fixé pour le sacre, la grand'messe fut de nouveau chantée. Paoli harangua le peuple. Le baron parut à son balcon. Des acclamations accompagnées de salves nourries retentirent [149].
Puis les magnats de Corse se réunirent dans le réfectoire du couvent où un festin de cent couverts était préparé. Suivant la coutume, Théodore fut salué par des complaintes improvisées en son honneur. Elles étaient si nombreuses, dit l'historiographe Costa, «qu'on pouvait toutes les confondre». Mais la cantate que Paoli, expert en poésie, déclama à la fin du repas avec M. Garchi, verre en main, fut accueillie par un tonnerre d'applaudissements [150]. Le banquet terminé, la cérémonie du couronnement commença.
Au milieu de la place du village, on avait érigé une estrade à laquelle trois marches donnaient accès. Sur cette plateforme, recouverte d'étoffes aux couleurs bariolées, on avait placé un trône, c'est-à-dire le siège le plus majestueux qu'on ait pu trouver. Deux chaises encadraient ce siège. Le sol était jonché de fleurs sauvages du maquis aux senteurs pénétrantes.
Les généraux vinrent chercher Son Excellence et l'accompagnèrent jusque sur la plateforme. Théodore en gravit les degrés avec dignité et s'assit sur le trône. Paoli prit place à droite, Giafferi à gauche. Le peuple se tenait debout, encadrant l'estrade. On avait préparé pour le sacre une couronne de châtaignier ornée de rubans. Fabiani la trouvant indigne du roi, la prit et la jeta en disant «qu'il fallait lui en procurer une plus convenable à son rang» [151]. On confectionna alors «une splendide couronne de laurier» [152], que les chefs apportèrent et posèrent sur la tête du baron. Costa fit un discours. Giafferi donna lecture de la constitution. Le peuple, de nouveau, tira des salves de mousqueterie au milieu de frénétiques applaudissements. Les généraux se levèrent, mirent un genou en terre et rendirent hommage à leur roi. Chaque homme, à tour de rôle, en fit autant. Le procès-verbal de l'élection fut rédigé «au nom et à la gloire de la très Sainte-Trinité, le Père, le Fils et le Saint-Esprit et de la Vierge Marie Immaculée». Sa Majesté descendit enfin de son trône et pénétra dans l'église, suivie de tous les chefs et d'un grand concours de population. Le prêtre présenta le livre des Saints Évangiles; Théodore étendit la main et jura obéissance à la constitution. Les chefs prêtèrent serment de fidélité au roi, tandis que le peuple poussait de longues acclamations. Le prêtre, avec toute la pompe possible, entonna le Te Deum qui fut ensuite repris par deux chœurs. L'officiant donna enfin la bénédiction au milieu des coups de fusil. Après quoi, le roi gagna ses appartements accompagné par ses sujets. Lentement la foule se dispersa [153]. Le soir un souper fut servi. Le repas se prolongea dans le calme, «parce qu'il n'y avait plus rien à faire relativement à la création d'une majesté» [154].
Les Corses avaient ajouté une page à leur histoire. Ils s'étaient offert un roi vêtu à la turque, sur la tête duquel ils avaient posé une couronne de laurier que rien ne justifiait.
II
Les insulaires étaient-ils sincères en couronnant le baron de Neuhoff? Ils ont prétendu que, dans leur pensée, cette élection n'avait jamais été sérieuse. Un chroniqueur corse—très corse même—fait ces réflexions: «Les Corses les plus sages et les plus sensés n'ont jamais prétendu faire de Théodore un roi; mais comme les populations étaient fatiguées par la guerre et endormies par le commissaire Rivarola qu'on appelait pour cette raison Sirène enchanteresse, il fallait, pour les tirer de leur léthargie et de leur abattement, quelque chose qui fît du bruit. Or, rien n'était plus propre à faire du bruit que l'élection d'un roi étranger qui, avec un seul vaisseau et de minces provisions, était venu débarquer sur la côte. Les Corses voulaient encore faire entendre par là, à tous les princes de l'Europe, qu'ils étaient disposés à embrasser le parti le plus étrange qui se présenterait à eux, fût-ce celui du Turc (puisque Théodore venait de Tunis), plutôt que de se soumettre aux Génois» [155]. Il est vrai que ces réflexions ont été écrites après coup. Mais elles reflètent bien l'état d'esprit des insulaires. Trop orgueilleux pour avouer qu'ils avaient été séduits et trompés par un monsieur vêtu à l'orientale, ils préféraient insinuer qu'en posant une couronne de laurier sur sa tête, ils s'étaient moqués de lui.
Le vice-consul de France à Bastia, d'Angelo, affirmait que le couronnement de Théodore était une ruse des chefs, «qui pour n'être pas inquiétés par les puissances étrangères, ont élu un roi de carnaval». Il citait un fait comme preuve. Un Corse avait publiquement témoigné son mépris pour la nouvelle majesté. Le roi le fit mettre en prison et le condamna à mort. Mais il dut lui rendre la liberté devant les menaces de ses camarades. «Il est aisé de juger après cela du pouvoir de Sa Majesté, et ce n'est que pour avoir la bride sur le col qu'on a inventé un nouveau stratagème» [156].
Quant au baron, il se charge lui-même de nous dépeindre son état d'âme,—comme diraient les psychologues modernes,—après son débarquement en Corse. On a publié une lettre de lui à son cousin de Westphalie, le baron de Drost, datée du 18 mars 1736 [157], pour lui notifier son élévation au trône. Quelques jours plus tard, le 26 mars, il écrivit à son beau-père Marneau [158] pour lui faire part de son avancement. de Gênes, archives secrètes.
Pendant de longues années, l'aventurier, à la recherche de la fortune, traqué de pays en pays par ses créanciers, oublie sa famille dont il sait ne pouvoir tirer que des réprobations. Quand il croit avoir enfin fixé le sort et atteint un but inespéré, puisqu'un peuple le supplie d'accepter une couronne, il se retourne vers les siens, justifie sa conduite passée par le résultat présent. Il va même jusqu'à leur offrir sa protection sur un ton dégagé. Il escompte la fin de son aventure, se donnant déjà le titre de roi de Corse sous le nom de Teodoro il primo, tandis que vis à vis des mécontents, il use de coquetterie, se montrant peu pressé d'accepter la royauté.
Mais une autre question devait le préoccuper. D'une race étrangère, d'un tempérament différent, il se sentait sans doute isolé au milieu de ses nouveaux sujets. L'inconstance politique dont les Corses avaient déjà donné tant de preuves dans le cours de leur histoire, l'inquiétait. Il pouvait se dire qu'au fond rien ne l'attachait à ce pays. Qu'avait-il fait pour mériter les acclamations et la couronne? Il profitait de la lassitude des insulaires, de leurs rancunes et de leurs ambitions. Son crédit n'était basé sur aucun service rendu. Il n'avait pour lui que l'engouement irréfléchi d'un peuple mécontent. Il songeait à fixer sa popularité par la stabilité du principe dynastique; c'est pourquoi il exprimait le désir d'avoir auprès de lui quelqu'un de sa famille [159].
Dans sa lettre à son beau-père, comme aussi dans une épître adressée le 22 avril au comte de la Marc (sic) [160], Théodore demande qu'on lui obtienne l'assistance du roi de France. Il propose même d'accréditer un représentant auprès du gouvernement français! L'aventurier avait cela de remarquable dans son caractère que rien ne l'arrêtait. L'idée de traiter de pair avec Louis XV, dénotait chez lui une véritable folie des grandeurs.
Marneau—un brave employé—ne répondit pas à son beau-fils. Il se contenta de hausser les épaules, de juger comme elle le méritait l'équipée de Théodore, et de trouver d'un comique achevé la pensée d'avoir un roi dans sa famille [161].
Au premier récit du débarquement du baron en Corse et de son couronnement on s'était posé cette question: d'où vient l'argent? Théodore n'avait aucune ressource personnelle: il était criblé de dettes. Qui lui avait fourni de l'argent et des munitions? S'il ne s'était agi dans l'aventure que des éternels démêlés entre les Corses et les Génois, on se fût peut-être contenté de s'amuser au spectacle dont la Sérénissime République payait, de fort mauvaise grâce, les frais. Mais on pouvait craindre que la Corse ne passât en d'autres mains.
Depuis la révolution de 1729, le gouvernement français se préoccupait de cette question. On prévoyait que si les Génois venaient à être chassés de l'île, une autre puissance s'y établirait. Au moment même de l'arrivée de Théodore, et avant qu'il n'en eût connaissance, Campredon, envoyé de France à Gênes, signalait l'état déplorable dans lequel se trouvaient les affaires de la république en Corse. Les Génois arriveraient difficilement à réduire les mécontents [162]. Chauvelin, de son côté, recommandait à Campredon de prendre sur ces événements «des informations exactes» [163].
Ce n'était pas facile d'avoir, à Gênes, des renseignements précis sur les affaires, et, en particulier sur celles de Corse. On en était réduit aux bruits qui circulaient, aux informations colportées, souvent à un réel labeur de suppositions et de conjectures. C'était dans les réunions et à table, que Campredon recueillait les nouvelles. Quelques-unes aussi lui étaient apportées, avec des airs mystérieux et cet amour de conspirer pour des futilités, que les vieilles républiques italiennes ont dans le sang.
Il n'était pas seul à suivre de près les affaires de Corse. Le comte Rivera, envoyé du roi de Sardaigne, paraissait aussi s'y intéresser d'une façon toute particulière. Il transmettait à son gouvernement tous les renseignements qu'il pouvait avoir [164]. Campredon ne se faisait pas scrupule de lui communiquer les nouvelles mandées par le vice-consul de France à Bastia, puisqu'en somme, ces nouvelles n'avaient rien de secret.
Rivera pensait que l'affaire était fort sérieuse, malgré l'optimisme qu'affectaient les Génois. Ils s'ingéniaient à détruire toutes les légendes qui se formaient autour de Neuhoff, et s'efforçaient de faire croire que leur situation en Corse était moins mauvaise qu'on ne le disait, et que l'équipée n'avait aucune importance. Selon certains, l'aventurier était appuyé par une puissance étrangère. On ne soupçonnait pas la France, mais on disait que derrière Théodore il y avait ou l'Espagne ou l'Angleterre. L'étendard espagnol devait être arboré sur la première ville que prendraient des révoltés [165]. A Bastia, on faisait courir le bruit que tout l'argent que ce «turc» distribuait était faux [166], et on était convaincu qu'il «n'était qu'un masque» [167]. Il n'y avait rien d'étonnant à ce que cette opinion eût cours en Corse.
L'un des principaux arguments avec lesquels le baron avait séduit les Corses, n'était-il pas, en effet, la promesse d'un appui étranger. Mais avant que le masque ne tombât de lui-même, la diplomatie tâchait de le soulever. Elle n'arrivait cependant pas à satisfaire sa curiosité, d'autant plus que les Génois ne faisaient rien pour aider à éclaircir le mystère. Pourtant la question les intéressait plus que qui que ce soit; mais ils sentaient fort bien que les ministres étrangers, en s'occupant de l'aventure, n'agissaient pas seulement dans un but platonique.
Les Génois se donnaient beaucoup de mal pour affirmer que Théodore n'était «qu'un fantôme qui tombera au premier dégoût d'une populace tumultueuse et toujours avide de nouveauté». Mais la diplomatie voulait voir en lui autre chose qu'un fantôme; elle tenait pour le masque [168].
Chauvelin s'inquiétait fort de ces bruits. L'installation des Anglais en Corse porterait un très grand préjudice au commerce de la France en Méditerranée [169].
Il eût également été très nuisible aux intérêts français que l'Espagne s'établît en Corse. La possession de l'île assurerait sa prépondérance en Italie et dans la Méditerranée; il n'était donc pas invraisemblable qu'elle y pensât. Déjà Campredon avait fait part à son ministre de l'attitude qu'avait Cornejo, son collègue d'Espagne à Gênes. Il se montrait fort attentif aux nouvelles de Corse. Mais l'envoyé de Sa Majesté Catholique déclara que «l'Espagne et Naples n'étaient pour rien dans les affaires de Théodore» [170].
Mais on se demandait d'où venait l'argent qui avait servi à Théodore pour son équipée. On reconnaissait à l'aventurier de l'esprit, de la hardiesse, mais on savait qu'il ne possédait rien «et que les Corses, épuisés par une longue guerre, également pillés par les Génois et par les Allemands», n'avaient aucune ressource. Campredon s'obstinait à voir les Anglais ou les Espagnols sous le baron. L'envoyé impérial, Guicciardi, partageait aussi cette manière de voir [171].
Voilà, en quelques mots, d'un côté l'état d'esprit des Corses et celui du baron, de l'autre les préoccupations de l'Europe au début de cette aventure. Mais les craintes des diplomates étaient vaines; pour l'instant, aucune puissance ne protégeait Théodore. Il avait tout simplement filouté des trafiquants européens en Tunisie et quelques mahométans crédules, comme plus tard il filoutera des juifs hollandais.
III
Le lendemain du sacre, le roi se trouva très fatigué. Il se sentait fébricitant et ce fut de son lit qu'il remplit les premiers devoirs de sa royauté. Il réunit les chefs dans sa ruelle, forma son ministère et distribua avec générosité des titres et des emplois.
Il nomma Paoli et Giafferi généraux et premiers ministres. L'avancement était médiocre. Nous savons, en effet, qu'en faisant des lois républicaines, ils avaient pris les titres de primats et d'altesses royales. Costa devint grand chancelier, secrétaire d'État et garde des sceaux. Giappiconi fut nommé secrétaire de la guerre [172].
Un historien fait remarquer que «beaucoup de comtes et marquis émanèrent de cette première promotion» [173].
Le roi avait écrit cette liste de sa main. Quand il notifia ces nominations aux intéressés, ceux-ci, nous dit Costa, se montrèrent très touchés. Théodore tint ensuite réception dans sa chambre à coucher. «Pendant cette réception, des tasses de chocolat furent passées à la ronde et beaucoup de personnes vinrent pour s'incliner devant le souverain et boire le délicieux breuvage» [174].
Paoli et Giafferi ne furent pas contents des titres et des situations donnés aux autres; ils voulaient tout pour eux. En sortant de la chambre royale, ils allèrent sur la place pour examiner de plus près le décret que le roi avait fait placarder devant sa porte. Cette longue liste d'honneurs octroyés les mit en fureur. Ils déchirèrent l'arrêté royal. Théodore, informé du fait, sortit immédiatement. Il était fort en colère et exigea des excuses publiques. Costa reçut l'ordre d'écrire une copie du décret et de l'afficher à l'endroit même où l'autre avait été lacéré [175].
Paoli créa au roi de nouvelles difficultés avec les exigences de son ambition inquiète. Théodore avait conféré à Fabiani les fonctions de vice-président du conseil de guerre. Paoli convoitait cette position pour concentrer toute l'autorité entre ses mains. Il rassembla ses hommes et, allant trouver le roi, il lui manifesta son mécontentement. Il ajouta que si satisfaction ne lui était pas donnée sur le champ, il se retirerait dans la montagne. Neuhoff essaya de le calmer tout en restant inébranlable. Paoli ne partit pas et la nomination de Fabiani fut maintenue [176].
Le soir, à table, avec beaucoup d'à-propos et un sourire aimable aux lèvres, le roi fit «tomber la conversation sur la faiblesse de certains hommes, qui se laissent emporter par de vaines susceptibilités, et avait expliqué que certaines dignités sont inséparables du titre de comte» [177].
Aussitôt après avoir créé les grands dignitaires de la couronne, le roi avait signé un décret ordonnant aux cantons d'Ampugnani et de Casacconi, sous peine d'être déclarés rebelles, de rassembler tous les hommes armés à Casinca, le 20 avril, afin de traiter une affaire importante pour le bien public. Chaque homme devait apporter des vivres pour quatre jours au moins. Il enjoignait aux chefs de lui signaler tous ceux qui n'obéiraient pas. Sa volonté était que le décret fût lu dans les villages et affiché à la porte des églises paroissiales.
A la fin, l'édit portait: «On doit savoir que le sceau du dit roi est formé d'une chaîne à trois cercles seulement»] [178].
Après que le bâtiment anglais, commandé par le capitaine Dick, eut débarqué Théodore à Aléria et déchargé quelques munitions, il avait repris la mer, faisant voile vers Livourne. Il y arriva au commencement du mois d'avril.
L'envoyé anglais en Toscane, Fane, se trouvait alors à Livourne. Le consul de Gênes se rendit aussitôt chez lui pour protester, au nom de son gouvernement, contre les secours apportés aux révoltés par ce navire. Le diplomate anglais répondit que certainement le capitaine Dick avait enfreint les ordres du roi, et qu'il en écrirait à l'Amirauté. Fane, pour terminer, conseilla au consul génois «de ne pas faire beaucoup de bruit de cette contravention qui était la première.» D'abord, le capitaine pourrait facilement se justifier en alléguant que le mauvais temps l'avait forcé à aborder en Corse, ensuite, parce qu'on donnerait à l'affaire une trop grande importance. Rentré à Florence, le résident anglais alla trouver le comte Lorenzi, envoyé de France en Toscane, et lui dit que le capitaine Dick affirmait que Théodore avait une lettre du roi d'Angleterre; mais Fane se hâta d'ajouter qu'il n'y croyait absolument pas [179].
L'envoyé anglais avait conseillé au capitaine de ne pas retourner dans l'île. Il appuya cet avis de la défense que le roi d'Angleterre avait faite à ses sujets d'aider en quoi que ce soit les rebelles de Corse. Mais Dick persuadé que la cour de Londres prenait une part active dans les affaires de Théodore, malgré les dénégations diplomatiques de Fane, était parti pour la Corse avec quelques maigres munitions dans la cale de son navire [180].
Cette fois les plaintes des Génois furent plus vives; elles étaient justifiées. Fane écrivit au consul anglais, à Livourne, afin de retirer le passeport du capitaine, dans le cas où il reviendrait. Dans cette éventualité, l'envoyé anglais priait le gouvernement toscan de refuser au navire le billet de santé. Le bâtiment resterait à Livourne jusqu'à la réception des instructions demandées à Londres. Fane affirmait la parfaite neutralité de son gouvernement en cette affaire. Le public, qui veut toujours tout savoir, ne croyait pas à cette affirmation [181].
Pendant que ces négociations se poursuivaient, Théodore avait donné des instructions pour l'organisation de l'armée. Il nomma vingt-quatre capitaines, qui furent chargés de parcourir le pays afin de lever chacun une compagnie de trois cents hommes. En attendant les recrues, il fut décidé que la cour retournerait à Cervione.
Avant de quitter Alesani, on apprit que le bâtiment du capitaine Dick était arrivé. Outre des munitions, il portait, au dire de Costa, une couronne destinée au sacre. Le roi envoya Fabiani, avec trois des compagnies nouvellement formées, pour prendre les munitions à Aléria et les transporter à Cervione. Elles consistaient en douze sacs de balles et six barils de poudre [182].
La vue de ces munitions exalta la fièvre belliqueuse des Corses; mais cette fois-ci encore, ce ne fut pas au détriment des Génois. Des disputes s'élevèrent parmi les hommes de Fabiani, relativement au partage. La querelle tourna au tragique. «Des mots ils en arrivèrent aux voies de fait et des voies de fait aux coups de fusil». Fabiani s'interposa et ne put obtenir du calme qu'en promettant de ne pas rapporter au roi cette déplorable querelle [183].
Mais les coups de fusil que les Corses tiraient avec tant d'ardeur, soit en l'honneur de leur roi, soit pour vider leurs différends, finirent par attirer l'attention des postes génois qui surveillaient la côte. Ce navire anglais parut suspect. Comme un canot se détachait du bord pour atterrir, et tandis que les Corses se battaient, une felouque génoise armée en course, s'approcha de l'esquif et s'en empara. Les Génois amenèrent leur capture à Bastia. Outre les objets personnels destinés au roi et les munitions, on saisit un certain nombre de lettres au moyen desquelles, dit Costa, on pouvait couper toutes les communications de Théodore avec le continent [184].
Fabiani et sa troupe durent revenir à Cervione, très penauds de cette aventure qui rappelait la fable de l'Ane et les Voleurs, et où les Génois avaient joué le rôle du troisième larron. Théodore, cependant, ne laissa percer aucune marque extérieure de chagrin [185].
Les cinq matelots qui montaient l'embarcation capturée furent conduits devant Rivarola, commissaire général de la république à Bastia. L'interrogatoire auquel ils furent soumis, et dont les Génois attendaient sans doute un résultat décisif, ne prouva rien. Les marins ne savaient pas grand'chose et ils ne comprenaient pas le langage qu'on leur parlait. Ils se contentèrent de menacer les Génois de la colère de Sa Majesté Britannique si on ne les relâchait pas immédiatement.
Sur la demande du consul anglais ils furent remis en liberté, mais le capitaine reçut un blâme pour sa conduite [186]. Quelque temps après Dick alla à Smyrne, où persuadé que le gouvernement anglais voulait le faire arrêter, il se brûla la cervelle [187].
Le 17 avril, Théodore se mit en route pour Cervione avec une escorte de cinq cents hommes. Son arrivée à Alesani avait été saluée par des cris de joie, son départ eut lieu au milieu des acclamations. Dans les villages que traversa le cortège royal, des arcs de triomphe étaient dressés; des guirlandes de fleurs ornaient les maisons et les notables venaient au devant de Sa Majesté et lui offraient, comme présents, de l'huile, du vin et des oranges. Les principales familles étaient admises à baiser les mains du roi, tandis que les hommes du commun, la tête découverte, ployaient un genou devant lui et criaient: Viva!
En chemin, Théodore et sa cour s'arrêtèrent dans un couvent. Les moines présentèrent au roi, comme rafraîchissements, du vin et des fruits. Sans prendre la collation offerte, Sa Majesté se remit promptement en route. Les «bons moines» accompagnèrent le cortège, en distribuant leur vin et leurs fruits aux gens de la suite. Bientôt la cour arriva au «palais.» Le peuple attendait le souverain et chacun demanda à être admis à l'honneur du baise-main. La foule était si compacte qu'on dut placer deux capitaines, l'un dans l'atrium, l'autre à la porte de l'appartement royal, pour assurer l'ordre dans les entrées et les sorties [188].
Théodore fit une proclamation pour donner à son peuple la preuve de son «amour paternel» et de sa «clémence». Il accordait une amnistie générale à tous les rebelles, c'est-à-dire aux Corses au service de la république. Ceux-ci seront reçus par lui «avec toute la cordialité possible»; le passé sera oublié. Il leur donnait dix jours pour faire leur soumission et se présenter devant lui. Passé ce délai, leurs biens seraient confisqués. Si ces égarés restaient sourds à l'appel de Sa Majesté, ils ne devaient plus espérer le pardon dans l'avenir et ils «seront très sévèrement punis si on les attrape» [189].
Mais la monarchie naissante ne pouvait se confiner dans l'oisiveté, et Neuhoff aimait le changement. Il fut décidé que, pour être mieux à portée de prendre contact avec les forces génoises, le roi transporterait sa résidence à Venzolasca, village situé non loin du fort de San Pellegrino. Un Corse nommé Castineta fut envoyé pour faire préparer un logement habitable. Au premier étage se trouvaient quatre chambres. La meilleure fut aménagée pour Sa Majesté; la seconde fut attribuée à Giafferi, la troisième à Giappiconi; Costa et Buongiorno se logèrent dans la quatrième. Le rez-de-chaussée se composait d'une chambre pour le chapelain, de deux pièces pour les valets et d'une cuisine. La maison adjacente fut destinée aux généraux.
En voyant qu'il n'était pas logé dans la même maison que le roi, Paoli eut un accès d'indignation. Il s'écria: «Quittons cette demeure; ce n'est pas la place des généraux. Mieux vaudrait se retirer dans une confrérie et laisser le grand chancelier et le capitaine de la garde en possession du palais. Nous les avons assez vus!» Les clients de l'irascible patriote reprirent comme un écho: «Hors du palais, hommes de Rostino [190]; nous ne voulons pas d'autre roi que notre général.»
Au bruit de cette nouvelle sédition, Théodore sortit du palais en brandissant sa canne à bec de corbin. Il en frappa un des hommes, Capone, qui criait plus fort que les autres. Les serviteurs accourus se saisirent de cet énergumène, que le roi condamna à mort séance tenante. Cette mesure de rigueur surexcita les esprits. Les amis de Capone s'élancèrent vers la demeure royale pour y mettre feu; on put les arrêter à temps. Enfin, comme tout paraissait terminé, Théodore rentra chez lui. Paoli, de son côté, pensant avoir suffisamment montré son pouvoir, vint trouver le roi qui l'accueillit fort mal. Bien qu'il eût tous les torts, le général s'attendait sans doute à une autre réception. Furieux de voir que Neuhoff lui tenait tête, il s'élança sur Sa Majesté et «essaya de la jeter par la fenêtre». Les ministres intervinrent: pour calmer Théodore, ils firent valoir «la grossièreté native de Capone», cause première de cet incident regrettable. Ils parlèrent raison à Paoli [191], lui remontrant sans doute qu'il n'était pas d'usage dans les cours de jeter le roi par la fenêtre.
Cette tragi-comédie eut le dénouement de Cinna. Théodore, avec une grandeur d'âme, à laquelle il était bien un peu contraint, fit grâce à Capone, qui fut remis en liberté. La question des logements reçut une solution amiable. On plaça Giafferi et Giappiconi dans une même chambre, et Paoli put ainsi être logé dans la maison royale. Costa, qui se tenait toujours à l'écart de ces disputes, nous dit, en terminant le récit de cette scène: «Au moment du souper, les choses étaient rentrées dans l'ordre et nous eûmes tous ensemble un agréable repas» [192].
Ces éternelles disputes menaçaient de tout compromettre.
Une diversion s'imposait: la plus logique était de commencer sans retard les opérations contre les Génois. Théodore fit son plan de campagne. Il fallait avant tout se rendre maître de Bastia, siège du gouvernement ennemi; mais pour arriver à mettre le blocus, on devait d'abord s'emparer du village de Furiani, aux portes de la ville. Malgré l'hostilité qu'il témoignait à Neuhoff, Paoli fut désigné pour cette expédition. Quelques soldats sous le commandement de Luccioni partirent vers le sud, afin d'intimider les habitants de Bonifacio favorables aux Génois. Fabiani eut mission de se rendre en Balagne, sa province, pour soulever les populations et tâcher de prendre Calvi. Arrighi fut envoyé dans le Nebbio. Il devait occuper Saint-Florent, petite ville maritime considérée alors comme la clef de la Corse. Théodore qui ne tenait pas à s'exposer beaucoup, se réserva le siège de San Pellegrino. Il prit le capitaine Ortoli sous ses ordres [193].
Les troupes de Paoli purent s'avancer jusqu'auprès de Bastia sans rencontrer de résistance. Mais elles furent arrêtées dans leur marche par le petit fort des Capucins, situé aux portes de la ville. Paoli dut attaquer cette position; durant trois jours il tenta de l'enlever. Le succès trompa ses efforts et il fut obligé de commander la retraite. Les troupes rebelles purent cependant rester dans les environs.
A l'intérieur de la ville une grande inquiétude régnait, malgré la présence de quatre mille hommes armés, tant soldats que paysans.
«Les Corses se sont vantés que, s'ils peuvent une fois entrer dans la ville, ils nous feraient passer au fil de l'épée. Dieu nous garde de pareils événements!» [194].
On racontait que les mécontents avaient fait empaler un nommé Periale et son neveu, parce qu'ils paraissaient être du parti des Génois. Des billets circulaient dans la ville, promettant de faire un «carnage horrible» des bourgeois qui prendraient les armes contre les patriotes. Les femmes et les enfants ne seraient pas épargnés. Le gouverneur avait donné «vingt sols» à chaque ouvrier pour détruire l'effet de ces menaces, puis on avait fait des dépôts d'armes dans chaque quartier afin que chacun pût se défendre [195].
Les quelques patriotes qui se trouvaient à l'intérieur de la ville s'agitaient beaucoup. La nouvelle du couronnement d'un beau seigneur, richement vêtu, distribuant des pièces d'or, les avait exaltés. Malgré les «menaces les plus foudroyantes» des Génois, ils ne pouvaient contenir leurs sentiments. Les Corses au service de la République «se mordaient les lèvres», parce que bien certainement ils ne participeraient pas comme les autres aux faveurs que le roi allait faire pleuvoir sur ceux qui étaient restés fidèles à la cause nationale. Quant aux Bastiais «les plus perfides», c'est-à-dire ceux qui étaient franchement génois, eux aussi ils «eussent bien voulu posséder la grâce, parce qu'ils ignoraient réellement quel était ce personnage, quelles étaient ses forces, sa mission, à quels ordres il obéissait». Le gouverneur ne savait pas grand'chose et, pour se donner une contenance, il traitait Théodore «d'Arlequin déguisé en roi» [196].
La situation dans Bastia était donc très troublée. Après avoir résisté aux rebelles, à l'attaque du fort des Capucins, les Génois ne tentèrent plus rien pour les écraser définitivement. La peur semblait à tel point paralyser leurs efforts qu'ils songeaient à peine à se défendre. C'est ainsi que Paoli put s'emparer du poste de Saint-Joseph, à proximité de Bastia. Le capitaine Franchi, au service des Génois, qui commandait ce poste, n'opposa aucune résistance. Il se replia dans la ville en abandonnant sa poudre et ses grenades [197]. Ce succès encouragea les Corses; ils essayèrent de surprendre Bastia par une attaque de nuit. Cette opération échoua, car Paoli, apprenant que son père venait de mourir, était subitement parti pour Orezza, afin d'assister aux funérailles, sans se soucier de l'abandon dans lequel il laissait ses troupes [198].
Cette désertion devant l'ennemi affecta vivement le roi. Il voulut condamner Paoli à mort, mais Giafferi s'interposa en disant que rendre les derniers devoirs aux siens était une coutume séculaire en Corse; aucune circonstance ne pouvait empêcher l'accomplissement de cet acte de piété filiale. Neuhoff s'indigna de voir combien la discipline manquait parmi les Corses. Il déclara que si les choses ne changeaient pas, il quitterait le pays, car il n'y avait rien à faire avec de pareils errements [199]. Paoli ne fut pas condamné; Théodore commençait à sentir qu'il n'était pas le plus fort, et si parfois il était tenté de l'oublier, les Corses se chargeaient de le lui rappeler. Sa royauté naissante était battue en brèche par ceux-là mêmes qui l'avaient couronné.
Un désastre vint cependant fournir à Théodore l'occasion de faire preuve d'autorité.
Pendant qu'il disposait ses troupes pour commencer l'attaque du fort de San Pellegrino, soudain un messager, hors d'haleine, ayant brûlé les étapes, arriva au camp. Il demanda à voir le roi sur le champ. Conduit devant Sa Majesté, il lui annonça que Luccioni venait de livrer Porto-Vecchio aux Génois. Il leur avait en outre révélé tous ses plans. Trente sequins avait été le prix de cette trahison; et ce marché une fois conclu, le traître s'était mis en marche pour aller retrouver Théodore. Il voulait l'engager à se rendre dans le sud, afin d'y présider les opérations. En donnant ce conseil au roi, Luccioni voulait l'attirer loin de ses partisans et le livrer aux Génois [200].
La nouvelle de la reddition de Porto-Vecchio fut confirmée et comme le messager l'avait annoncé, Luccioni arriva bientôt et se présenta devant Sa Majesté. Costa, témoin de l'entrevue, fut frappé de la colère qui se peignait sur les traits de Théodore. La scène fut poignante. Le roi rassembla les capitaines et les soldats. Devant tous, il déclara Luccioni coupable de haute trahison et le condamna à mort, puis il envoya quérir un prêtre et donna au traître un quart d'heure pour se préparer [201].
C'était l'heure du dîner. Théodore et ses compagnons se mirent à table. Le crime de Luccioni et la sentence prononcée contre lui jetaient un voile de deuil sur le camp. Le repas fut silencieux et triste. Les Corses fixaient leurs regards sur le roi pour essayer de surprendre un signe d'indulgence; mais les traits du souverain restaient impassibles. Giafferi et Giappiconi élevèrent la voix pour demander un répit à l'exécution. Costa, debout, un verre en main, dit: «Longue vie au roi! que la justice triomphe, mais que la clémence trouve place!» La physionomie de Neuhoff ne broncha pas; il paraissait calme et résolu. Devant cette attitude, aucun des convives ne crut devoir appuyer l'appel à la clémence que venait de formuler le grand chancelier.
Après le dîner, Luccioni fut amené sur la place. Des soldats, le fusil chargé, formaient le peloton d'exécution. Les gens du peuple se mirent à genoux, et, les mains jointes, ils supplièrent le roi de pardonner. Théodore fut inexorable et ordonna le feu. Le corps de Luccioni roula jusqu'au seuil de la demeure royale [202].
En livrant Porto-Vecchio aux Génois, Luccioni leur donnait la clef du sud de l'île. Située au fond d'un golfe abrité, cette petite ville pouvait être considérée comme un centre de ravitaillement. Il fallait que Théodore possédât des notions de stratégie, et eût sérieusement étudié la configuration de la Corse, pour avoir envoyé des troupes occuper cette position. En cela ses vues étaient justes.
Luccioni avait pris Porto-Vecchio sans coup férir. Les Génois s'étaient aperçus trop tard de l'avantage de cette position. Ils avaient tenté de la reprendre, mais, plus habiles aux négociations qu'aux choses de la guerre, ils avaient préféré acheter—pas cher d'ailleurs—le capitaine avec ses plans et la personne du roi par dessus le marché.
Un chroniqueur corse a donné une autre version de la condamnation de Luccioni. D'après lui, Théodore s'était un jour trouvé offensé des propos ironiques que Luccioni tenait au sujet des secours sans cesse attendus et n'arrivant jamais. Arrêté sur l'ordre de Neuhoff, le railleur avait subi le dernier supplice, malgré les représentations des chefs, témoins de la scène [203].
Cette version est fausse. Il faut s'en tenir au témoignage de Costa et de Rostini, dont la bonne foi ne saurait être suspectée. Je serai d'ailleurs obligé de revenir sur cette affaire, à propos de l'assassinat de Fabiani commis quelque temps après. Le testament politique de Fabiani, rédigé par le chanoine Orticoni, l'âme de la révolte en Corse, confirme la trahison de Luccioni.
La perte de Porto Vecchio, survenant dans le moment même où Paoli abandonnait les opérations devant Bastia, dut sans doute abattre le courage de Neuhoff.
Au surplus, l'exécution du traître lui créa beaucoup de difficultés. Il eut d'abord contre lui toute la clientèle de Luccioni, qui, mettant la question de personnes au-dessus de tout principe national, n'eut qu'un désir: venger le mort, sans s'inquiéter si le châtiment n'avait pas été inspiré par un intérêt patriotique. Les Corses, en dehors de la famille, murmurèrent contre l'exécution du traître. Ils trouvèrent que la justice du roi était trop sommaire et, dès ce moment, Théodore commença à ressentir les effets de la vendetta [204].