Théodore de Neuhoff, Roi de Corse
La république de Gênes est impuissante à réprimer la révolte en Corse.—Négociations avec la France.—Traité de Fontainebleau.—La mission de Pignon.—Expédition française.—Duplicité des Génois.—Théodore revient en Hollande.—Mathieu Drost.
La réclame dans les gazettes de Hollande.—Nouvelle entreprise commerciale.—Enrôlement des colons.—La cargaison des navires.—Relâche à Malaga et Alicante.—La flotte de Théodore à Cagliari.—Arrivée en Corse.—Le roi malgré lui.—Exécution d'un traître.—Théodore s'en va.—Aventures de ses officiers.
Arrivée de l'Africain à Naples.—Le consul de Hollande.—Arrestation du capitaine Keelmann.—Théodore est arrêté et conduit à Gaète.—Le gouvernement français et les États Généraux de Hollande.
Mort de Boissieux.—Il est remplacé par le marquis de Maillebois.—Nouvelles instructions.—La guerre dans les montagnes.—Frédéric de Neuhoff.—Son odyssée.
I
La révolte en Corse continuait. La république était débordée; elle n'avait plus ni vaisseaux, ni soldats. Ses finances s'épuisaient. Ses agents, dans l'île, la trahissaient. Des trafiquants génois, mettant l'intérêt de leur négoce au dessus de tout principe patriotique, entretenaient la guerre en fournissant aux rebelles des vivres et des munitions [419]. Chaque jour on se battait sous les murs de Bastia.
Cette situation préoccupait la cour de Versailles. La pensée d'acheter la Corse perçait, dès cette époque, dans les instructions adressées à Campredon. Tant que la république serait en état de conserver l'île, le gouvernement français n'élèverait aucune compétition; mais le jour où les Génois seraient amenés, par la force des choses, à vendre la Corse, la France ne pourrait permettre à aucune autre puissance d'en faire l'acquisition [420].
L'envoyé d'Espagne à Gênes, Cornejo, ne restait pas inactif. Tout en déclarant que sa cour n'avait aucune ambition sur la Corse, il avait des conférences secrètes avec Augustin Grimaldi, un des membres influents du gouvernement génois, chez les jésuites, dans l'appartement du Père Tambin [421].
Le ministre de France essayait de déjouer ces intrigues; mais ce n'était pas chose aisée, car il se heurtait à une mauvaise foi insigne et à l'hostilité non déguisée de certains personnages génois. Le gouvernement faisait arrêter les courriers pour prendre connaissance de la correspondance échangée entre Campredon et Amelot [422]. La cour de Turin s'alarmait; l'envoyé de l'Empereur, Guicciardi, s'agitait et se montrait inquiet, car on prévoyait que, malgré tout, la république serait forcée de demander des secours à Louis XV, seul souverain en Europe en état de l'aider efficacement [423].
Des négociations se nouèrent en effet entre Gênes et Versailles. Sorba reçut les pleins pouvoirs pour traiter; on lui adjoignit Brignole, comme envoyé extraordinaire, et Emmanuel Durazzo. D'Angervilliers, de son côté, envoya à Gênes Peloux, en qualité de commissaire ordonnateur des guerres en Corse [424].
Il n'y a pas lieu de relater ici dans ses détails l'intervention française dans l'île. Je me contenterai de rappeler brièvement les faits qui sont indispensables pour suivre l'histoire de Théodore.
Le 12 juillet 1737, Schmerling, envoyé de l'Empereur, et Amelot, signèrent, à Versailles, une déclaration par laquelle Leurs Majestés Impériale et Très Chrétienne se promettaient «réciproquement qu'elles ne souffriront pas que l'île de Corse sorte de la domination génoise sous quelque prétexte ou pour quelque cause que ce puisse être». Les deux puissances déclaraient en outre qu'elles concerteront et prendront à cet égard les mesures qu'elles jugeront les meilleures [425].
La France, d'accord avec l'Empereur, proposait donc à la république de Gênes l'envoi en Corse de trois mille hommes de troupes françaises pour soumettre les rebelles. Le 10 novembre 1737, une convention définitive passée entre la France et la république, régla les conditions de cette intervention. Si les trois mille hommes ne suffisaient pas à faire rentrer les Corses dans l'obéissance, la cour de Versailles s'engageait à envoyer un nouveau corps de cinq mille hommes. Les Génois devaient payer à la France une indemnité de deux millions de livres en monnaie courante de France [426].
Tandis que l'expédition se préparait, la cour de Versailles envoyait le sieur Pignon, précédemment consul de France à Tunis, en mission spéciale à Livourne, où se trouvaient les principaux chefs corses et où les révoltés avaient un représentant, le prêtre Grégoire Salvini. Celui-ci était muni d'un pouvoir donné, le 6 août 1736, sous les signatures de Hyacinthe Paoli, général du royaume, de Louis Giafferi, de Jean-Jacques Ambroggi, de Paul-Marie Paoli et de Jean-Thomas Giulani, ne faisant aucune mention du roi Théodore Ier [427]. Il avait été sans doute donné à son insu et cependant, Neuhoff, à cette époque-là, régnait encore dans l'île. Les chefs, qui l'avaient acclamé comme un sauveur, ne se souciaient plus de lui. Si elle avait besoin d'être démontrée davantage, l'inconstance politique des Corses ressortirait ici d'une façon frappante.
La mission confiée à Pignon avait eu pour principe une lettre écrite par Salvini au cardinal Fleury, exposant les griefs des insulaires et justifiant leur révolution. Louis XV avait cru devoir profiter de cette confiance «pour inspirer des sentiments de paix et les instruire par des voies sûres et secrètes». Pignon se mettrait donc en relations avec Salvini pour préparer les «voies de conciliation» que la France «préférait aux voies de rigueur». La mission de Pignon devait être ignorée des Génois, car son véritable but était de déjouer les négociations que les Corses entamaient à Livourne avec des puissances étrangères. L'agent secret devait rendre visite au général Wachtendonck dès son arrivée; seulement il était inutile de mettre le représentant de l'Empereur au courant de toutes les démarches que lui, Pignon, ferait auprès des Corses [428].
La flotte française destinée à transporter en Corse le corps expéditionnaire se rassembla à Antibes. Le départ avait été fixé au 1er janvier 1738, mais il ne put avoir lieu qu'un mois plus tard, le samedi 1er février. Le temps était beau. A trois heures de l'après-midi, La Flore, frégate de trente canons, portant le comte de Pardaillan, chef d'escadre, fit les signaux de départ et la flotte cingla vers Bastia. La Flore avait également à son bord le comte de Boissieux, général en chef de l'expédition et son état-major [429].
La flotte française doubla le Cap Corse, le 6 février à cinq heures du matin. Elle mouilla devant Bastia, le même jour à quatre heures de l'après-midi [430]. Le débarquement commença aussitôt.
Campredon avait demandé au ministre de défendre aux officiers, dans leur intérêt, de se livrer aux jeux de hasard, en Corse, car «M. Mari, qui est grand joueur, les dépouillera jusqu'au dernier sol» [431].
Le gouverneur génois était aussi «un grand charlatan, qui sous les apparences d'une franchise extrêmement ouverte et dans laquelle il affecte de ne faire entrer que du badinage et des discours de galanterie, cache le dessein de pénétrer dans la joie la plus licencieuse ce que pensent ceux avec qui il entre en société». Se trouvant à Gênes à la fin de 1737, il était allé voir Campredon. Il se répandit en protestations dévouées à l'égard des Français. Il désirait conserver son poste aussi longtemps que ceux-ci resteraient dans l'île, fût-ce dix ans. Il déclara vouloir vivre sur le pied d'une parfaite intimité avec les principaux officiers. Il comptait «leur faire bonne chère et même les loger au château auprès de lui, parce que le temps le plus propre à traiter d'affaires était celui de la robe de chambre». Et Campredon concluait: «Cette insinuation avait deux objets, le premier de me sonder sur le séjour que les troupes du roi pourraient faire en Corse, le second était d'avoir, sous prétexte de politesse, toujours M. de Boissieux sous les yeux» [432]. Cette appréciation se trouva justifiée.
En effet, des conflits ne tardèrent pas à surgir. Boissieux devait essayer de tous les moyens d'apaisement avant de recourir aux armes [433]. Mari ne l'entendait pas ainsi; il voulait que le général français traitât les rebelles avec la dernière rigueur. Aussi ne dissimulait-il pas son dépit. Il déclarait publiquement qu'il allait prendre le commandement des troupes «pour mettre tout à feu et à sang». Ces bruits étaient répandus dans le dessein d'empêcher les Corses de se soumettre aux Français. Il faisait surveiller, par des sbires, les maisons où habitaient Boissieux et les officiers généraux. Il avait posté des corps de garde sur les routes de façon à intercepter les correspondances destinées au général. Ceux qu'on prenait porteurs de lettres étaient arrêtés, mis en prison et envoyés à Gênes. Le consul de France, lui aussi, eut à subir des vexations de tout genre. Il dut demander la protection de Boissieux [434].
Le logement des troupes que, par traité, la république devait assurer d'une façon convenable, fut des plus défectueux. Les officiers avaient été logés dans les «cloaques les plus infâmes». Dans ces taudis, les Génois, avaient, par surcroît, pratiqué des «dégradations préméditées». Chez Boissieux on avait enlevé jusqu'aux serrures, et Mari, sur sa réclamation, dut lui en envoyer deux nouvelles pour sa chambre [435].
L'expédition française en Corse semblait devoir anéantir les projets de Théodore. Les côtes étaient étroitement surveillées; toute tentative de débarquement paraissait impossible. Du reste, depuis quelques mois, le baron avait donné très peu signe de vie. On disait que ses affaires se trouvaient dans le plus piteux état. Il n'osait se montrer nulle part à cause des innombrables créanciers qu'il avait semés sur sa route. Les négociants de Hollande, trompés dans leurs espérances et filoutés de sommes importantes, devaient, d'après les bruits qui circulaient, en vouloir beaucoup à leur associé [436]. On ne savait pas au juste où il était. On avait signalé sa présence dans le Luxembourg et sur les bords du Rhin. On prétendait aussi qu'il se tenait caché dans une auberge à Bologne [437]. Les chefs corses ne croyaient plus à un retour du roi. Salvini écrivit au chanoine Orticoni pour le supplier d'engager les mécontents à accepter la médiation des Français. «Je ne vous dirai rien de Théodore, disait-il, parce que vous savez ma façon de penser à son sujet, si ce n'est que vous et moi n'avons pas été sa dupe» [438]. Cette lettre du représentant des révoltés à Livourne fut envoyée à Boissieux, qui devait la faire tenir secrètement à Orticoni [439].
Le chanoine répondit par la même voie:
«Je ferai tout mon possible, non parce que nous n'avons rien à espérer du baron Théodore, en lequel je n'ai jamais eu confiance, ni que, depuis plusieurs années, je ne sois persuadé que l'Espagne ne veut pas s'occuper de nous, mais seulement en raison de la vénération que l'île a depuis les temps les plus anciens pour le nom sacré et adoré du roi de France» [440]. Cela n'empêchera pas les Corses de combattre les Français à outrance.
Malgré toutes les suppositions, Théodore reparut en Hollande au commencement de 1738. Il expédia un navire en Corse avec son acolyte Buongiorno. Celui-ci parvint à débarquer près d'Aléria. Il portait des lettres du roi aux principaux chefs et quelques petites munitions. Neuhoff, comme toujours, promettait de prompts et de puissants secours. Il se donnait, disait-il, beaucoup de mal et faisait de grosses dépenses pour la délivrance des insulaires. Il demandait, en retour, qu'on l'aidât un peu. Il fallait imposer les peuples et lui fournir de l'huile en échange des munitions [441].
Sur ces entrefaites, Pignon reçut l'ordre de quitter Livourne. Il devait se rendre à Bastia et se mettre à la disposition de Boissieux [442]. Amelot jugeait que la mission de son représentant en Toscane, auprès des chefs corses, avait donné tout ce qu'on en pouvait espérer et que les négociations se poursuivraient plus utilement dans le pays même. Pignon arriva en Corse le 8 mars. Mais le général et l'envoyé ne purent pas s'entendre. Boissieux accusait Pignon d'être beaucoup trop lié avec les Génois. Celui-ci écrivait au ministre que le général se laissait tromper par les insulaires. Il envoyait presque journellement à Amelot tous les bruits qui circulaient, les donnant pour nouvelles certaines. Il affirmait, contre toute vérité, que Théodore était arrivé à Aléria, qu'il se tenait caché chez Xavier de Matra et qu'il avait beaucoup vieilli. Il critiquait le général de ne s'être pas fait livrer le baron [443].
Ce zèle excessif ennuyait singulièrement Boissieux. Ils en arrivèrent à ne plus se voir. Le 13 mai, Pignon fut rappelé en France [444].
Un nouvel agent de Théodore était débarqué dans l'île. Cet individu se faisait appeler Mathieu Drost, mais il n'avait aucun lien de parenté avec le baron [445].
Drost portait quelques lettres et paquets du roi. Il se rendit à Casinca, où les chefs étaient réunis. L'émissaire de Théodore croyait que les Corses étaient fidèlement attachés à leur souverain; il s'aperçut vite du contraire, car il fut très mal reçu. A peine arrivé, il n'eut qu'une idée: quitter l'île au plus tôt. Il écrivit à Boissieux, demandant des passeports pour lui et pour ses compagnons [446]. Le général ne répondit pas à cette requête. Drost parvint à s'embarquer. Il arriva à Livourne, où il se tint caché dans la maison d'un prêtre corse.
Pour en finir avec cet aventurier, je dirai—en intervertissant un peu l'ordre chronologique des événements—qu'au mois de juin, par l'intermédiaire d'un certain del Negro, il avait fait demander à la religieuse Fonseca une somme de huit à dix sequins pour envoyer une felouque en Corse. La sœur renvoya l'émissaire sans rien lui donner [447]. Le 10 août, Drost fut arrêté dans la maison d'un métayer du Grand-Duc, chez qui Théodore avait logé. On saisit ses papiers, dans lesquels on ne trouva pas grand chose d'intéressant. Mis au secret dans la citadelle, sa détention ne prit fin que le 6 octobre. On lui rendit ses effets et il se hâta de s'embarquer pour Naples [448].
Pendant ce temps, les Génois avaient arrêté aux environs de Savone et conduit sous escorte à Gênes un individu qu'on croyait être Théodore et auquel la populace fit «mille avanies». C'était un malheureux fou, bourgeois de Casalmajor, qui depuis plusieurs mois errait dans les montagnes, vivant d'aumônes. «Ce qui a paru plaisant en cette aventure est que le gouvernement de Gênes ait pu soupçonner le baron de Neuhoff de la folle témérité de venir se livrer à des ennemis grièvement offensés et qui ont mis sa tête à prix» [449].
II
Les gazettes hollandaises faisaient une grande réclame au roi Théodore. Le Mercure historique et politique se distinguait par l'ardeur qu'il mettait à proclamer la grandeur d'âme, la générosité, l'intelligence de Sa Majesté. Neuhoff devait, écrivait-on, vaincre facilement les Français. Il n'avait qu'une ambition: rendre la liberté à un peuple opprimé. Rien ne lui coûterait pour atteindre ce but, pas même le sacrifice de sa couronne. Le journal faisait ensuite ressortir les avantages qui résulteraient d'un trafic suivi et bien organisé avec la Corse. L'abondance des vins, de l'huile et des grains rendait les prix dérisoires. Cette île, si peu connue jusqu'alors, était appelée à prendre une place importante dans le monde; elle le devrait à Dieu et à son Libérateur [450].
L'affaire, qui avait si piteusement échoué en 1737, allait être reprise sur de nouvelles bases. Théodore n'avait pas craint de revenir en Hollande. Ses associés ne lui gardaient pas rancune. Au contraire, ils étaient plus que jamais décidés à faire de la royauté du baron une vaste opération commerciale. La campagne de presse préparait les voies. Des prospectus alléchants furent lancés pour enrôler des colons, car il fallait du monde pour mener à bien l'entreprise. Les négociants, Boon et Dedieu, s'étaient adjoint un nommé Fandermil. Il avait été entendu avec le roi que la nouvelle expédition comporterait quatre navires [451].
La présence des troupes françaises dans l'île rendait la chose plus difficile, mais on espérait trouver un port où les navires pourraient décharger leurs cargaisons en toute sécurité.
Ce fut au commencement de 1738 que l'expédition s'organisa. Les quatre navires nolisés étaient: L'Agathe [452], capitaine Adolphe Peresen, portant douze gros canons et quatre petits; Le Jacob et Christine [453], armé de douze canons, commandant Cornelius Roos; Le Kothenau dit L'Africain, vaisseau de quarante canons, capitaine Pierre Keelmann; enfin Le Preterod, commandé par le capitaine Alexandre Frentzel et portant soixante canons [454]. Ce dernier bâtiment appartenait à la marine de guerre hollandaise. Il était destiné à convoyer les trois autres.
Tandis que les négociants s'occupaient à rassembler les munitions, le seigneur Théodore se tenait soigneusement caché. Il n'aimait pas se mettre en avant.
A Amsterdam, on recrutait des colons. Le baron avait pour cette besogne plusieurs agents: Jonias von Bessel, natif de Prusse, un de ses secrétaires; le capitaine Ludik, prussien également et qui avait été en prison pour dettes en Hollande, peut-être un ancien compagnon d'infortune du roi; un nommé Kraam et une femme [455].
Parmi les malheureux enrôlés, il y avait un certain Jean-Godofredus Vater, saxon, âgé de trente-huit ans, avec sa femme Marie, et son fils Jean-Policarpe, un enfant de onze ans. Lieutenant réformé d'un régiment impérial, il était venu à Amsterdam pour chercher un emploi. Il rencontra le capitaine Ludik. L'agent de Théodore l'engagea, le 10 mai, en qualité de capitaine en lui promettant cinquante gulden par mois d'appointements. Ludik lui affirma qu'aussitôt arrivé en Corse il aurait une compagnie sur les trois mille hommes de troupes que le roi entretenait dans l'île. Vater ne vit pas Théodore à Amsterdam; il ne l'aperçut que lorsqu'ils furent en pleine mer.
Johann-Gottlieb Reusse, saxon, étudiait le génie à Leyde lorsqu'il eut la fantaisie d'aller à Amsterdam où se trouvait Kraam, son parent. Celui-ci le présenta au baron, qui persuada au jeune homme d'aller en Corse avec lui. Il le nomma officier et ingénieur, aux appointements mensuels de vingt-cinq gulden. Avant de s'embarquer, Reusse remarqua que Théodore recevait souvent les bourgmestres et que ceux-ci avaient fait faire des prospectus pour attirer des gens.
Le nommé Tobias-Fredericus Bollet, natif du Wurtemberg, âgé de vingt ans, n'était pas venu au hasard à Amsterdam. Ayant servi comme cadet en Allemagne, il avait entendu dire que Neuhoff levait des troupes; alléché par les promesses que le roi répandait dans ses prospectus, il était accouru. Il fut nommé officier aux appointements de vingt-cinq gulden par mois. Il connut également les relations de Théodore avec les bourgmestres et déclara que les imprimés circulaient avec la permission des autorités hollandaises.
Un certain Gaspard Wort, de Cologne, était venu à Amsterdam dans l'intention de s'embarquer pour les Indes. A son arrivée, le navire était parti. Comme il errait par les rues, il rencontra une femme qui le présenta à un seigneur dont il ignorait le nom. Ce personnage, qui voulait voyager, admit Wort parmi ses gens en lui promettant quatorze gulden d'appointements mensuels. Wort fut embarqué à bord de l'un des navires et il ne sut rien ni à Amsterdam, ni en route.
Théodore avait engagé comme domestiques quatre pauvres diables d'allemands, qui furent très surpris en arrivant en Corse d'apprendre qu'ils avaient été recrutés comme soldats au service d'un roi voulant reconquérir sa couronne.
Bien d'autres malheureux furent enrôlés; la plupart se sauvèrent à l'arrivée des navires dans l'île [456].
Ces gens disaient que la valeur des cargaisons était estimée, par les capitaines, à quatre millions. Cette évaluation est très exagérée. Les traitants hollandais avaient été trompés une première fois par le baron. En préparant une seconde expédition, ils voulurent avoir un mandataire de confiance pour sauvegarder leurs intérêts. Ils choisirent le capitaine Keelmann, commandant de L'Africain, homme énergique, qui était lui-même engagé dans l'entreprise pour un quart, soit cent mille florins. Les marchandises embarquées représentaient donc une somme de quatre cent mille florins. Les négociants comptaient retirer, en échange, pour huit cent mille florins de denrées [457]. L'opération était alléchante.
L'apothicaire Jaussin a donné le détail des cargaisons d'après une liste que Théodore fit répandre en Corse. Une copie de cet inventaire figure aux archives d'État de Gênes.
On sait combien le baron était porté à l'exagération; il convient donc de faire des réserves sur cette nomenclature. Elle n'est cependant pas invraisemblable. Amsterdam était alors le principal centre de commerce pour les munitions de guerre. La cargaison des navires avait dû être composée, en majeure partie, avec les chargements de L'Agathe et du Yong-Rombout formant l'expédition avortée de l'année précédente. A côté de canons de plusieurs calibres, de couleuvrines, de fusils, de mousquets, de boulets, de grenades, de balles et de poudre, on voit figurer des tonneaux pour rapporter en Hollande l'huile de Corse; puis, comme en 1737, des seringues destinées à arroser d'eau-forte les Génois. Théodore n'avait pas renoncé à user, pour combattre ses ennemis, de la stratégie à l'acide nitrique qu'il avait inventée. On n'avait pas oublié les habits pour les gardes du corps, les fourniments assortis, les drapeaux et les étendards de Sa Majesté. Il y avait encore cinquante tambours, une timbale et vingt-quatre trompettes. Six mille paires de souliers et de bas, de la toile à paillasses et à tentes, des outils divers complétaient le chargement. Le roi avait eu soin de porter sur la liste ses bagages personnels composés de quatre-vingts coffres, malles ou caisses et d'indiquer les gens à son service: «un secrétaire, un commissaire, un maître d'hôtel, deux chirurgiens, deux valets de chambre, deux cuisiniers, deux écuyers, quatre chasseurs et six valets de pied».
Vers le milieu du mois de mai, les navires étaient prêts à mettre à la voile. Le 20, Le Preterod partit d'Amsterdam, accompagné par Le Jacob et Christine. Les deux bâtiments allèrent mouiller au Texel [458]. Théodore et un de ses neveux, Neuhoff, prirent passage à bord du Preterod. Sur ce bateau, se trouvait François Vastel, matelot, qui aurait été embarqué «forcément» au mois de mars 1738 [459]. L'Agathe quitta Amsterdam le 23 mai et se rendit également au Texel. Le 1er juin, les deux navires marchands et le vaisseau de guerre appareillèrent, allant directement à Malaga. Pendant ce temps, L'Africain complétait son chargement; il devait rejoindre les autres à Cagliari, en Sardaigne.
Les bâtiments jetèrent l'ancre devant Malaga après vingt jours de traversée [460]. Le consul de Hollande eut deux conférences avec le second capitaine du Preterod. La flotille se dirigea ensuite vers Alicante. Dans cette ville, Frentzel et son lieutenant firent de fréquentes visites à leur consul, qui, de son côté, vint plusieurs fois à bord. Il dîna avec les officiers et avec le roi, «qui se retirait en son particulier à la fin des repas» [461].
Théodore avait promis de verser une somme aux capitaines soit à Malaga, soit à Alicante. Dans aucun de ces deux ports, il ne put faire honneur à ses engagements. Les commandants ne voulurent pas aller plus loin, mais le baron qui, à défaut d'argent, n'était jamais à court d'arguments, déclara qu'aussitôt arrivé dans son royaume il fournirait, contre les munitions, des denrées de première qualité en grande abondance. Les officiers hollandais furent convaincus, et l'espérance au cœur, ils décidèrent de se rendre en Corse [462].
Pendant la traversée, Théodore causait volontiers avec Vastel. Il lui donna deux ducats et lui promit de le nommer colonel ou commandant d'un navire, s'il consentait à le suivre. Il apaisa une querelle que ce marin eut avec un officier pour une question religieuse: Vastel était catholique romain et il avait formellement refusé d'assister au prêche protestant. Neuhoff obtint que son protégé fût exempté de l'office luthérien [463].
Après avoir renouvelé leur provision d'eau en Espagne, les navires allèrent à Alger. Le Le Preterod entra seul dans le port, tandis que L'Agathe et le Jacob et Christine louvoyaient au large. Dès que le Preterod eut jeté l'ancre, le consul hollandais se rendit à bord dans une embarcation battant pavillon des États Généraux et conduite par vingt maures et un esclave français. Le capitaine reçut le consul à l'échelle du navire et l'introduisit immédiatement dans sa cabine où se trouvait le baron. Les trois personnages eurent une conférence qui dura trois heures. Le consul revint, y dîna quatre fois et resta deux jours entiers à causer avec Théodore [464].
Après un séjour de deux semaines, Le Preterod quitta Alger et rejoignit les deux navires restés en rade [465]. La flotille arriva le 14 août à Cagliari [466]. Deux jours plus tard, L'Africain, parti d'Amsterdam après les autres bâtiments, jeta l'ancre également dans le port sarde.
L'arrivée de ces vaisseaux éveilla les soupçons des consuls français et génois. Ce dernier, Mongiardino, écrivit à Mari le 17 août. Il envoya son rapport par un courrier spécial, qui partit un dimanche, à la pointe du jour. Il avait conservé un duplicata de sa lettre et se disposait, trois jours plus tard, à expédier cette copie lorsqu'il apprit bien des choses qui lui permirent de compléter ses renseignements. Il savait que le baron de Neuhoff se trouvait à bord d'un des bâtiments et l'opinion générale était que l'aventurier préparait une nouvelle descente en Corse. Mongiardino eut plusieurs conférences avec Paget, le consul de France. Celui-ci écrivit le 20 août à Boissieux, pour lui signaler la présence de Théodore dans les eaux sardes. Le vice-roi de Sardaigne, le marquis de Rivarola, envoya également le 21 août une relation à Boissieux sur l'arrivée de la flotille hollandaise [467].
Le 19 août, L'Agathe et Le Jacob et Christine appareillèrent. Le Preterod et L'Africain demeurèrent à Cagliari pour «ne pas faire semblant d'être du convoi» [468]. Les deux premiers bâtiments restèrent en vue pendant toute la journée du 20. Dans la nuit du 20 au 21, Le Preterod et L'Africain les rejoignirent [469].
Théodore et sa suite quittèrent le vaisseau de guerre et se rendirent à bord de L'Africain. Selon les uns, le capitaine Frentzel aurait déclaré que les ordres qu'il avait l'empêchaient d'aller plus loin. D'après Vastel, le baron changea de navire à cause d'une épidémie. Toujours est-il que Le Preterod se rendit à Port-Mahon. Arrivé là, François Vastel s'enfuit, pendant la nuit, à deux heures. Il gagna à la nage une tartane française des Martigues. Le Saint-Antoine, patron Alexandre Boyer, qui conduisit le déserteur à Alicante où, le 6 novembre 1738, il fit sa déclaration devant le consul de France [470].
Neuhoff ne désirait pas beaucoup revoir ses sujets. A peine fut-il sur L'Africain qu'il donna l'ordre au capitaine Keelmann de faire route directement sur Naples. Le commandant s'y refusa. Ses instructions l'obligeaient à se rendre en Corse. Bon gré, mal gré, on irait. Le roi dut se résigner à rentrer dans son royaume [471].
Les trois bâtiments, composant désormais la flotte du roi, parurent en vue de la Corse, le 14 septembre [472].
Comme L'Africain approchait des côtes, un oiseau se mit à voleter autour du mât. Soudain, il tomba inanimé aux pieds de Théodore. Au même moment, le navire donna contre un écueil. On crut qu'il allait sombrer, mais il reprit bientôt sa route. Le roi avait relevé la bête au plumage coloré; il la prit dans ses mains et la montra à ses officiers. L'oiseau revint à la vie et prit bientôt son vol vers l'île. Les compagnons du baron virent dans ce fait un signe de mauvais augure. Riesenberg, qui était un esprit fort, se moqua de ces gens superstitieux [473].
Les navires jetèrent l'ancre devant un port que Riesenberg et les gens interrogés appelèrent Rose ou Rossi et qui était Sorraco, près de Porto-Vecchio [474].
Le premier soin de Neuhoff fut d'écrire à Matra: «Grâces à Dieu, mon cher marquis, en dépit de toutes les persécutions et trahisons que j'ai essuyées, me voici de retour sain et sauf. Venez me voir avec tous vos fidèles amis, je vous attends et vous recevrai à bras ouverts». Il lui demandait des chevaux pour lui et pour sa suite et deux cents bêtes de somme pour les bagages. Les autres navires, séparés par la tempête, arriveraient bientôt. «Je salue, disait-il, de tout mon cœur, madame la marquise et j'embrasse mon filleul». Et, dans un post-scriptum plus long que la lettre elle-même, il réclamait des gens armés ou non. Sa Majesté n'oubliait pas son petit commerce. «Je donnerai gratis des armes, de la poudre, du plomb et des frondes, mais le cuir, le fer, les étoffes, la toile et autres marchandises, chacun pourra les acheter ou donner en échange d'autres choses produites par le pays.» Puis il recommandait qu'on levât des impôts en vin, grains et bestiaux. Surtout il fallait se hâter [475].
Il écrivit également au révérend Napoleoni, curé de Zonza et de Porto-Vecchio, dont les paroissiens persistaient à prendre le parti des Génois. Le roi exhortait le pasteur à faire rentrer ses ouailles dans le devoir. Il promettait à ces égarés un généreux pardon et la paye qu'ils recevaient de l'ennemi. Mais il voulait des otages; ceux-ci seraient traités avec générosité. Si les habitants s'obstinaient dans leur rebellion, ils seraient punis sévèrement. Avant de les châtier comme ils le méritaient, il attendrait la réponse du curé, dont il saurait reconnaître les services [476].
Cependant, à l'arrivée des navires, quelques Corses dévoués à Théodore se présentèrent sur le rivage en agitant des drapeaux blancs. Pour manifester leur joie, ils tirèrent des salves et crièrent «Vive le roi!» Une chaloupe les amena à bord. Le roi leur donna audience et les congédia après leur avoir distribué des fusils et des cocardes. A la nuit, deux barques siciliennes rejoignirent L'Africain et le saluèrent de plusieurs coups de canon. Les jours suivants, d'autres barques de même nation accostèrent les navires [477].
Quand il fallait agir, le baron tremblait. Il avait peur de tout le monde, des Français, des Génois, des équipages hollandais, des Corses. Il n'avait aucune envie de batailler dans les montagnes; rendre la liberté à son peuple était le dernier de ses soucis. Dans l'entreprise commerciale, il avait apporté, comme part, le mensonge, les promesses trompeuses qui sentent l'escroquerie. Il avait acheté à crédit des marchandises qu'il voulait sans doute vendre en quelque endroit pour s'en faire de l'argent; mais pas dans l'île, car ses sujets étaient pauvres. Seulement, les traitants d'Amsterdam avaient commandité un monarque; ils spéculaient sur sa couronne et ils voulaient que leur associé fît acte de souverain. Il ne pouvait leur servir qu'en tant que Majesté. Théodore fut obligé de jouer le roi malgré lui. Les lettres qu'il écrivit, les petites distributions qu'il fit, les airs de grandeur qu'il se donna, tout cela constituait son rôle dans la comédie. Il s'en acquittait, d'ailleurs, avec assez de naturel pour faire croire à la réalité. Mais, quand il fallut en venir à la scène capitale, au débarquement, il ne savait plus un mot. Keelmann ne l'entendait pas ainsi. Il eut avec le baron une altercation violente. La dispute s'étendit entre les matelots et les gens de Théodore. De part et d'autre, on dégaîna et le malheureux dut promettre de descendre à terre, car il n'était pas le plus fort [478].
Le 18 septembre, à huit heures du matin, les officiers vinrent sur le rivage pour préparer la réception du souverain. A trois heures de l'après-midi, le roi débarqua à son tour au milieu des salves de mousqueterie. Les Corses, accourus en grand nombre, l'acclamèrent et lui rendirent hommage. Les notables s'entretinrent avec lui et le complimentèrent. Après les réceptions, une exécution capitale eut lieu. Le capitaine Wickmannshausen, arrêté pendant la traversée sur L'Africain, était accusé d'avoir voulu attenter à la vie de Théodore en mettant le feu à bord. Cet individu, qui se donnait le titre de baron, avait été simplement cafetier en Westphalie. Il avait essayé de tuer Neuhoff une première fois à Amsterdam; n'ayant pu y réussir, il avait attendu d'être en mer pour mettre son projet à exécution. Convaincu de tentative criminelle, Wickmannshausen fut condamné à mort. Amené sur le rivage et attaché à un pin, il fut fusillé. Devant le cadavre, Théodore s'adressant aux insulaires: «Vous voyez, dit-il, comme je punis mes propres officiers; que ne ferais-je pas à votre égard, si vous vous avisiez de me manquer de fidélité!» [479].
Varnhagen, l'apologiste de Neuhoff, raconte à ce sujet une légende. Théodore aurait été averti des intentions coupables de son officier par sainte Julie, patronne de la Corse, qui lui était apparue. Il aurait ainsi pu déjouer cet infernal dessein. L'historien allemand ajoute: «Après ce miracle évident, il fallait s'attendre à voir toutes les puissances le reconnaître comme roi.» [480].
Le Mercure historique et politique de Hollande, toujours dévoué à Neuhoff, dit, pour excuser cette exécution sommaire, que l'officier avait été condamné à être brûlé, mais «il fut seulement empalé» [481].
Le soir même, Théodore rentra à bord, car il n'avait aucune envie de passer la nuit au milieu de ses fidèles sujets. Le lendemain, le généralissime Ornano, suivi de deux prêtres et de ses partisans, vint sur le rivage. Il y eut une nouvelle distribution de fusils et de pistolets. Deux ou trois mille insulaires se trouvèrent réunis et formèrent une sorte de camp. Un détachement fut envoyé sur Porto-Vecchio et on apprit que ces braves avaient réussi à couper la conduite d'eau de la ville et qu'ils avaient mis en fuite quelques Génois [482].
On avait commencé à débarquer les munitions; mais les Corses n'apportaient aucune denrée en échange, suivant les promesses de Théodore. Keelmann se méfia; il assembla les officiers, on tint conseil et il fut décidé que le débarquement cesserait et qu'on irait à Naples [483]. Il n'y avait rien à faire avec ce roi.
Le 23 septembre, les navires mirent à la voile, en compagnie des quatre barques siciliennes. Les matelots crurent qu'on allait mouiller devant Porto-Vecchio. Quand ils virent que la flotille dépassait la ville, et que le vent les poussait vers la Sardaigne, ils ne surent que penser. Les bâtiments louvoyèrent entre les deux îles et furent bientôt en vue de Bonifacio.
Riesenberg avait quitté L'Africain et s'était embarqué, par ordre, sur un pinque nommé Jesus-Maria-Joseph, l'anime del purgatorio, et dont le patron était Roch Malato [484]. Théodore avait frété cette barque à Sorraco, le 22 septembre, au prix de quatre-vingt-cinq sequins payables d'avance [485].
Le neveu de Théodore, Frédéric de Neuhoff, qui se donnait le titre de colonel, monta, avec quelques officiers, sur le pinque et les quatre barques siciliennes. Le 24, les pilotes reçurent l'ordre de se rendre à bord de L'Africain. Ils en ramenèrent deux tailleurs, la femme de l'un d'eux, un chasseur et la blanchisseuse du roi. Ils apportèrent également quelques provisions. Théodore ordonna aux gens, qui se trouvaient sur le pinque et les quatre barques, d'atterrir à un village de la côte, où il viendrait les rejoindre avant peu. Dans la journée, les trois navires disparurent vers la haute mer. Sur le soir, les embarcations jetèrent l'ancre près d'Ajaccio. Là, le colonel de Neuhoff reçut, des mains d'un nommé Runsweig, une lettre de Bessel, secrétaire de Sa Majesté, enjoignant aux officiers de débarquer le lendemain et de rejoindre le général Ornano. Au reçu de cet ordre, Frédéric entra dans une violente colère, disant qu'il ne pouvait rien faire, n'ayant ni vivres ni argent. Dès le 25, en effet, les provisions manquèrent, et sur les barques, les hommes se mendiaient réciproquement du pain. Des rumeurs s'élevèrent, et le bruit se répandit que le roi avait fait voile pour Livourne. Dans la soirée du 26, six barques génoises parurent à l'horizon. Les gens de Théodore furent très effrayés. Le colonel donna l'ordre de gagner immédiatement la terre. Un des capitaines, qui était corse, et les matelots furent d'un avis contraire, car, disaient-ils, les Génois n'oseraient pas attaquer les barques que protégeait le pavillon espagnol. Frédéric fit, néanmoins, débarquer tout le monde. Riesenberg commente dans son journal ces événements avec sarcasme et constate que le corps d'armée du roi se composait de «dix-huit officiers en pied, sept subalternes, trois trompettes, trois tailleurs et un lapidaire» [486].
Le capitaine, persistant à affirmer qu'on ne courait aucun danger, le colonel et sa petite troupe se rembarquèrent le lendemain.
Le 28, ils mirent à la voile vers la haute mer. Trois vaisseaux apparurent à l'horizon. Croyant que ces navires étaient ceux de Théodore, ils se dirigèrent de leur côté, mais sans pouvoir les atteindre, à cause du vent contraire. Le jour suivant, on se remit à la recherche des bâtiments; ils avaient disparu. Une tempête s'éleva. Les barques, en danger, durent regagner la côte. Le 30, une pluie torrentielle inonda ces malheureux, que la faim commençait à torturer. Ils se plaignirent amèrement, laissant leurs rancunes s'échapper en bruyantes récriminations. Le baron les avait indignement trompés et s'ils l'avaient cru capable de les abandonner aussi lâchement, dépourvus de tout, ils ne l'auraient certes pas suivi. Les vivres manquant de plus en plus, les marins refusèrent la nourriture aux officiers. Ceux-ci ne purent obtenir de quoi manger qu'à force de supplications.
Enfin, le 3 octobre, vers le soir, les felouques jetèrent l'ancre devant Sagone. Le surlendemain, cinq galères génoises furent en vue. La présence des partisans du roi à bord des barques était compromettante, aussi les matelots leur conseillèrent-ils de se réfugier à terre, dans le village de Vico à cinq milles de la côte. Le corps d'armée de Théodore se prépara au débarquement. Riesenberg endossa son uniforme, prit son fusil et se mit en marche avec ses compagnons sous la conduite du colonel Frédéric [487].
Le chemin fut long. Tandis qu'ils marchaient, des paysans armés les entourèrent, leur demandant d'où ils venaient. Ils répondirent qu'ils appartenaient au roi Théodore; les Corses les laissèrent passer. A Vico, ils allèrent frapper à la porte d'un prêtre et lui demandèrent aide et assistance. Pour appuyer leur requête, ils exhibèrent les brevets signés par le baron. Mais ces pauvres gens tombaient mal; l'ecclésiastique était du parti génois: il refusa de les recevoir. Le mépris que l'abbé affichait pour la signature du souverain irrita les paysans; ils voulurent le corriger. Frédéric et ses compagnons s'interposèrent et s'en vinrent chercher un asile dans le couvent des Franciscains. Là, les hommes de Théodore couchèrent un peu partout, jusqu'au pied des autels.
Le lendemain, de nombreux habitants, le fusil sur l'épaule, un pistolet et un grand coutelas à la ceinture, envahirent le monastère. Ils demandèrent si le roi allait bientôt venir et s'il apporterait «des armes pour eux, leurs femmes et leurs enfants». Les jeunes moines déclarèrent que, dès l'arrivée du souverain, ils se lèveraient contre les Génois. Les malheureux abandonnés durent être bien embarrassés pour répondre.
Le prieur, homme prudent et peut-être aussi partisan secret des Génois, ne voulut pas héberger plus longtemps l'armée du roi Théodore. Le 7 octobre, il signifia aux officiers d'avoir à chercher un autre abri. Sur ces entrefaites, un frère apporta une nouvelle: le chanoine Ilario de Quango [488], proche parent d'Ornano, venait d'arriver avec quelques paysans pour conduire les gens de Neuhoff auprès du général. Frédéric envoya un officier complimenter le chanoine. Celui-ci se présenta dans la matinée du 11. Il promit des vivres «et tout le nécessaire», si le colonel et ses compagnons consentaient à le suivre. Quelques-uns, instruits par la dure expérience, se méfièrent. Ils auraient préféré demeurer à Vico. Mais la majorité étant d'un avis contraire, la troupe se mit en marche et arriva à Murcia [489]. Les habitants reçurent à merveille les voyageurs et leur offrirent les mets qu'il estimaient être les meilleurs: des petits pains avec des écuelles d'huile. Le curé, un brave homme, vint après souper s'entretenir avec eux; il leur proposa sa maison pour y passer la nuit, ce qu'ils acceptèrent avec empressement. Le prêtre leur déclara sans détour qu'ils auraient mieux fait de rester à Vico, que le chanoine Ilario était un fourbe, aux promesses duquel il ne fallait pas se fier, et que le village où il les conduisait était le repaire «des fripons et des filous». Ce discours ébranla un peu les gens du roi. Mais ils conservaient encore des illusions; au jour levant, ils se mirent en route avec Ilario. Pour atteindre Guagno ils durent franchir les montagnes «les plus affreuses». A l'arrivée, le chanoine leur fit distribuer des petits pains et un peu de fromage; puis il les envoya loger chez les paysans.
La prédiction du bon curé se réalisa: la misère commença pour l'armée, errant à la recherche de son chef. Pendant quatre jours, les malheureux ne reçurent pas un morceau de pain. Ils durent se contenter de châtaignes et d'eau. Riesenberg, dont la santé s'altérait à ce régime, vendit son fusil au prix de six écus pour avoir de quoi manger; ses camarades en firent autant.
On était au 22 octobre; l'automne venait. Cette saison, âpre dans les montagnes, laissait entrevoir des souffrances plus dures encore. Riesenberg et Vater, auxquels s'étaient joints Boller et un autre officier, formèrent le projet de retourner à Vico, d'écrire au consul de France à Ajaccio, pour lui demander un sauf-conduit et se mettre sous sa protection. Lorsque Frédéric apprit ce complot, il entra dans une violente colère et menaça ceux qui voulaient s'en aller. Rien n'y fit. Les récalcitrants se réfugièrent chez un habitant, auquel Riesenberg donne le titre de comte et qui les protégea contre les fureurs du colonel. Le 1er novembre, au nombre de cinq, ils se mirent en route, accompagnés par le comte et par son fils, qui, paraît-il, exposèrent leur vie pour eux. Ils arrivèrent le lendemain à Vico, mais, comme leurs sauveurs étaient retournés chez eux, ils furent en butte à la risée et aux mauvais traitements des habitants. Un prêtre, ému de pitié, les recueillit. Le 4, ils apprirent que leurs deux «anges gardiens» étaient arrivés sains et saufs chez eux et «que pour se venger du chanoine Ilario, ils lui avaient tué deux ânes devant sa porte» [490].
Boissieux, ayant appris les mouvements de Neuhoff sur les côtes de Corse, lança, le 31 octobre, une proclamation aux communes, prescrivant de «courre sus à Théodore et à ceux de sa suite». Le général en chef ordonnait de les prendre et de les livrer; il déclarait rebelles tous ceux qui leur donneraient asile ou auraient commerce avec eux, «soit personnellement, soit par écrit.» Ceux qui enfreindraient ces ordres seraient punis avec la dernière rigueur et leurs maisons rasées [491]. Riesenberg et ses camarades furent très émus. Le prêtre, qui les hébergeait et qui était chargé de porter cet édit à la connaissance des habitants, consentit à retarder la publication jusqu'au moment où ils recevraient la réponse du consul de France; elle arriva le 7 novembre. Les gens de Théodore auraient la vie sauve à condition qu'ils vinssent se livrer sans retard. M. de Sabran, chevalier de Malte, commandant la frégate La Flore en rade d'Ajaccio, confirma cette promesse.
Ils arrivèrent le 14 novembre. Conduits au corps de garde, on les désarma. Le 15, ils furent transférés à bord de La Flore, où M. de Sabran les reçut avec bienveillance. Après leur avoir fait servir un repas,—chose à laquelle ces malheureux n'étaient plus habitués,—il les interrogea devant le consul. Au nom du roi de France, il leur promit une entière liberté et leur déclara qu'ils seraient conduits à Bastia, où M. de Boissieux leur fournirait les moyens de gagner le continent. Partis le 18, ils arrivèrent le 25 après une traversée si mauvaise qu'ils manquèrent périr. Ils furent accueillis avec «politesse» par le commissaire de guerre. Le 26, ils comparurent devant Boissieux. Celui-ci leur fit distribuer des vivres et quelques secours en argent. Ces pauvres gens étaient tellement reconnaissants de la façon dont le général français les traitait qu'ils lui proposèrent de s'enrôler parmi ses troupes pour faire le coup de feu contre les rebelles. Boissieux ne crut pas devoir accepter leur offre. Ils furent transférés à Toulon, où on leur remit encore quelque argent [492].
Arrivés sur le continent, ces hommes regagnèrent leurs foyers, plus pauvres et plus désabusés. Un jeune garçon de seize ans, nommé Kel Morene, embarqué à Amsterdam sur L'Africain, avait pris passage à Sorraco sur l'une des barques siciliennes. Tombé malade, il n'avait pas pu, comme les autres, se réfugier à terre. Il fut pris par la frégate du roi et fit une déposition qui confirma en partie le journal de Riesenberg. Mais le pauvre enfant, trop faible pour résister aux privations et à la maladie, mourut le 15 octobre 1738 [493].
Pendant ce temps-là, le baron arrivait tranquillement à Naples sans s'inquiéter des malheureux qu'il s'était engagé à soutenir, ni sans se soucier des misères qu'il laissait derrière lui.
III
Le 7 octobre, L'Africain mouilla devant Procida [494]. Le bruit courut aussitôt qu'un personnage, qui ne désirait pas être connu, se trouvait à bord. Il avait à sa suite une douzaine de domestiques en habits verts. Sa table comportait sept à huit couverts. On ne laissait approcher qui que ce fût de sa cabine [495].
La rumeur publique disait que cet individu, aux allures de conspirateur, ne pouvait être que le roi de Corse. Elle ne se trompait pas. On commençait à le connaître dans le monde.
Cependant, l'arrivée de Théodore n'était pas un mystère pour tout le monde. Dès le lendemain, il eut une longue conférence avec le consul de Hollande, Joseph Valembergh. Celui-ci ordonna à Keelmann de se rendre à Baïa, où Neuhoff devait lui payer la cargaison. L'entrée ayant été refusée au navire, le capitaine se dirigea sur Naples, où il trouva les capitaines Peresen et Roos. L'Agathe et le Jacob et Christine avaient, en effet, rejoint L'Africain à Naples.
Le consul avait chaque jour d'interminables entretiens avec le baron. Keelmann exigeait le règlement des marchandises, mais le roi remettait sans cesse au jour suivant. Le 21 octobre, vers le soir, les sieurs Chartes et Rivarola, agents des Corses, vinrent à bord de L'Africain et dirent au capitaine que, par ordre du marquis de Montalègre, Neuhoff devait débarquer pendant la nuit. Keelmann laissa partir Théodore sous la promesse que le lendemain il toucherait son argent. Le 23, Valembergh ordonna au capitaine de mettre son chargement à terre et de partir aussitôt après. Keelmann ne l'entendait pas ainsi. Il répondit qu'il n'avait déjà que trop livré de marchandises en Corse et exprima sa surprise de voir le consul prendre plutôt les intérêts de Théodore que celui des négociants hollandais. Deux jours après, le consul revint à bord. Il venait, disait-il, chercher Keelmann pour le conduire chez le baron. Le capitaine, espérant enfin toucher son argent, descendit à terre. Sur la place du château, tout près de l'église Saint-Jacques, il se trouva tout à coup entouré par quinze sbires qui l'arrêtèrent et le conduisirent en prison. On le plaça dans le cachot réservé aux criminels. A peine y était-il, qu'on lui proposa sa liberté s'il consentait à retourner en Corse. Le capitaine refusa énergiquement. Vers le soir, Valembergh, accompagné par le vice-consul et par un secrétaire de Théodore, vint trouver Keelmann et lui déclara que, s'il persistait dans son refus, on le mettrait aux fers. Il répondit qu'il était prêt à souffrir tout plutôt que de trahir ses associés. Neuhoff n'avait nulle envie de retourner en Corse, il voulait seulement se faire remettre les marchandises pour les vendre.
Valembergh exerça sur le commandant la pression la plus éhontée; chaque jour il se rendait à la prison où il l'invectivait et le menaçait des pires disgrâces, s'il ne consentait pas à délivrer sa cargaison au baron. Le consul alla jusqu'à dire qu'il avait reçu,—chose peu vraisemblable,—des instructions formelles à ce sujet, non seulement de son gouvernement, mais aussi de Lucas Boon. Aucune menace ne put fléchir l'intraitable Keelmann. Irrité de la mauvaise foi de Valembergh, il s'adressa à M. de Montalègre pour obtenir justice. Le ministre du roi des Deux-Siciles répondit vertement que cette affaire regardait entièrement le consul et qu'il ne voulait pas en entendre parler [496].
Puisieux apprit l'arrestation du commandant sans surprise. Il avait été témoin l'année précédente d'une violente dispute entre Valembergh et le capitaine de La Demoiselle Agathe, parce que celui-ci ne voulait pas retourner en Corse [497]. Le consul comprenait d'une singulière façon la protection qu'il devait à ses nationaux.
L'ambassadeur de France, instruit de toutes ces intrigues par des matelots hollandais, trouva moyen de communiquer en secret avec Keelmann. Il lui conseilla de signer tout ce qu'on exigerait de lui en prison. Remis en liberté, il pourrait mettre aussitôt à la voile et, quand il aurait gagné la haute mer, se diriger vers un port français. Keelmann aurait sans doute suivi cet avis «si M. l'envoyé de Gênes, qui n'a pas encore toute la prudence d'un ministre consommé, n'avait tenu indiscrètement quelques discours qui ont mis le consul de Hollande et Théodore en méfiance contre le capitaine». Celui-ci fut surveillé plus étroitement que jamais [498].
Le 30 octobre, Valembergh arracha au capitaine un ordre écrit pour permettre au baron de prendre à bord les effets qu'il réclamait. Le consul fit en outre emprisonner les capitaines Peresen et Roos, parce qu'ils refusaient de vendre à Neuhoff leurs cargaisons. Ils savaient parfaitement qu'ils ne seraient jamais payés.
Keelmann prétendait que les négociants hollandais et lui-même pouvaient s'estimer heureux si la perte de l'expédition ne dépassait pas deux cent mille florins [499]. C'était bien suffisant pour avoir commandité un roi.
L'équipage de L'Africain s'était ému des mauvais traitements qu'on faisait subir à son commandant. Le 15 novembre, les marins signèrent, par devant notaire, une protestation contre les manœuvres du consul [500].
La conduite de celui-ci, l'inertie suspecte des ministres du roi des Deux-Siciles, qui laissaient commettre une injustice flagrante sans rien dire, émurent le cabinet de Versailles. Amelot écrivit à Puisieux pour lui recommander de faire à Montalègre les plus sérieuses représentations. Le ministre se proposait de demander à l'ambassadeur des États Généraux à Paris une explication sur les faits et gestes de leur étrange représentant à Naples [501]. La France, qui s'était engagée vis-à-vis de la république de Gênes à pacifier la Corse, ne pouvait pas admettre qu'aucune puissance favorisât un aventurier.
Le 5 décembre, Keelmann fut remis en liberté [502].
Le gouvernement des Deux-Siciles entreprit des démarches pour acheter la cargaison des navires. Le capitaine se méfia et ne voulut pas consentir à ce marché [503].
Au mois de février, il partit pour Smyrne et pour Constantinople. Il vint demander à Puisieux une lettre de recommandation pour l'ambassadeur de France en Turquie. Sa requête ne fut pas accueillie [504].
Les intrigues de Valembergh avaient donné lieu à une critique sévère. Il crut devoir se justifier auprès de son collègue de Livourne, François Bouver. Keelmann, après s'être entendu avec les Génois, aurait perpétré des attentats si énormes qu'on ne pouvait les décrire dans une lettre. A Amsterdam, il aurait commis de nombreux méfaits, qui étaient une honte pour la nation hollandaise. Ces turpitudes avaient été découvertes après son départ et les correspondants de Valembergh en faisaient un tableau sinistre. Keelmann aurait tenté de vendre en sous-main le navire et toute la cargaison. Dans ce but, il recevait à son bord, pendant la nuit, des gens suspects et travestis. Le consul disait qu'il avait fait mettre Keelmann en prison et qu'il le faisait étroitement surveiller pour sauvegarder les intérêts des commerçants. Il serait trop long de raconter toutes les ruses qu'il avait employées pour sortir de prison. Un autre capitaine, Cornelius Roos, homme insolent et ami du vin, avait pris bruyamment le parti de Keelmann. Valembergh avait dû également le faire incarcérer. Le consul, en finissant, demandait à son collègue des nouvelles de Corse et le priait de faire tous ses compliments à Salvini, l'agent des révoltés à Livourne, et à cet individu taré, qui se faisait passer pour le neveu de Théodore, sous le nom de Drost [505]. Cette lettre ne prouvait qu'une chose, c'est que le consul avait des liens d'amitié non seulement avec Théodore, mais encore avec ses partisans les moins recommandables.
Le baron avait toujours peur. Il écrivit à la sœur Fonseca; il avouait les cruelles inquiétudes qui le torturaient et demandait qu'elle lui procurât à Naples un abri sûr. La bonne sœur avait immédiatement prié une religieuse de cette ville, Mme Anne-Marie della Leonessa, de donner asile au roi de Corse. Il n'avait besoin que d'une chambre; il se procurerait lui-même la nourriture, il ne gênerait en rien les pieux exercices du couvent; du reste il ne comptait pas rester longtemps dans sa retraite. L'essentiel était qu'il pût se mettre en sûreté contre ses ennemis. Il avait été trahi par les capitaines hollandais et il ne savait plus à qui se fier [506].
Théodore, en débarquant de L'Africain, se rendit donc au monastère où la sœur Fonseca lui avait ménagé une demeure. Il s'y tenait renfermé tout le jour, ne sortant que la nuit déguisé en moine. Il serait ensuite allé loger dans un autre cloître [507], s'entourant de mystère. Enfin, pensant que les saintes femmes ne le garantissaient pas suffisamment contre les représailles de tous ceux qu'il avait dupés, il vint se réfugier dans le logis de son ami Valembergh, où il avait fait mettre tous ses papiers. Chez le consul, il trouva Mathieu Drost et un autre individu, qui lui aussi se faisait passer pour un neveu de Sa Majesté. Le consulat de Hollande à Naples était décidément un bien mauvais lieu.
Il s'y joua une comédie burlesque, dans laquelle Valembergh ne craignit pas d'achever de se compromettre. Sur les réclamations pressantes du gouvernement français, le consul de Hollande se vit obligé de remettre Keelmann en liberté. Théodore tremblait de plus en plus et il supplia son ami de le sauver. Voici ce qui fut imaginé. Dans la nuit du 2 au 3 décembre, Perelli, conseiller du roi des Deux-Siciles, et Ulloa, auditeur général de l'armée, se présentèrent au consulat accompagnés de quarante grenadiers. Ils arrêtèrent le baron et les deux individus qui se trouvaient avec lui. Ils saisirent tous les papiers. C'était une façon ingénieuse de les empêcher d'être pris par des gens indiscrets. Des chaises à porteur attendaient dans la rue. Les captifs y furent placés et conduits à Chiaïa. On les embarqua à bord d'une galiote qui leva l'ancre aussitôt et fit voile vers Gaète. Un détachement de soldats commandés par quatre officiers reçut les prisonniers à leur débarquement et les amena à la citadelle. Théodore et ses deux acolytes furent traités avec tous les égards [508]. On assura au baron trois ducats par jour pour sa subsistance [509].
Lorsque la nouvelle en fut connue à Naples, on insinua que l'arrestation du baron de Neuhoff avait été faite à la requête du marquis de Puisieux. Mais, plus celui-ci affirmait qu'il n'y était pour rien, plus on lui attribuait cette mesure. On découvrit bientôt la trame de cette comédie inventée par Théodore et Valembergh, de complicité avec les autorités siciliennes. Pour calmer ses frayeurs le baron s'était fait arrêter et conduire sous bonne escorte hors du royaume de Naples. Lorsqu'il fut appréhendé, Neuhoff avait poussé l'effronterie jusqu'à demander aux sbires s'il y avait sûreté pour sa vie [510]. C'était une de ces ruses un peu grosses, dont il était coutumier.
On disait qu'il se trouvait si bien à Gaète qu'il avait prié le roi des Deux-Siciles de l'y laisser [511]. Mais, c'était un personnage gênant; aussi eut-on hâte de s'en débarrasser. Pendant la nuit du 16 au 17 décembre, il fut extrait du château et conduit à la frontière de l'État? ecclésiastique [512].
Les événements qui avaient suivi l'arrivée à Naples des navires hollandais soulevèrent les protestations du gouvernement français. Amelot prescrivit à Fénelon, ambassadeur de France à La Haye, de faire les plus vives remontrances aux États Généraux. Ce n'était pas la première fois que le baron de Neuhoff avait trouvé aide et secours dans les Pays-Bas. En 1737, comme en 1738, il avait paru en Méditerranée sur des bâtiments hollandais avec armes et munitions. La conduite de Valembergh était blâmable au dernier point. «La république ne peut disconvenir combien l'impunité d'un pareil procédé de la part de son consul marquerait peu d'égards pour le roi et pour ce qu'elle doit à l'amitié de Sa Majesté. Si ce qui fait le motif de nos plaintes ne portait que sur quelques particuliers non avoués, nous pourrions y donner moins d'attention, mais la chose est fort différente et bien plus répréhensible lorsqu'on voit un consul hollandais contribuer publiquement à de pareilles entreprises.» Amelot demandait donc que Valembergh fût sévèrement puni et il formulait sa requête dans la forme d'un ultimatum [513]. Le ministre accentua son désir, en faisant une démarche auprès de Van Hoëy, envoyé de Hollande à Paris. Les États Généraux ne purent faire autrement que de donner satisfaction au gouvernement français, en désavouant et en révoquant leur consul à Naples [514].
Amelot envoya à Fénelon la copie de la déclaration faite par Vastel à Alicante [515]. L'envoyé de France communiqua cette pièce au Pensionnaire, qui répondit que les faits rapportés dans ce document devaient être très exagérés, car il n'était pas vraisemblable qu'un subalterne pût être aussi bien informé. «Il n'aurait pas été mieux instruit quand il aurait été du conseil. Les ordres d'un capitaine de vaisseau à l'autre se donnaient-ils tout haut pour qu'un simple matelot pût les savoir avec tant de précision, et les gens de cette sorte tenaient-ils un journal pour pouvoir rapporter exactement les jours et jusqu'aux heures où chaque chose s'était faite?» [516]. Nous savons cependant que la déposition de ce simple matelot était parfaitement vraie.
Amelot eut une nouvelle entrevue avec Van Hoëy. Celui-ci fut très embarrassé et ne put que répondre d'une façon vague. Le ministre fut convaincu que, si les États Généraux ne voulaient pas rechercher à fond les responsabilités dans cette affaire, c'était dans «la crainte de découvrir des complices qu'on soupçonne et qu'on veut cacher.» L'envoyé de Hollande alla «jusqu'à faire entendre clairement qu'on obligerait le Pensionnaire personnellement en ne poussant point cette affaire» [517].
Du reste, Fénelon s'efforçait de justifier le Pensionnaire de toute influence directe dans les intrigues de Théodore. Il en accusait certains personnages des Pays-Bas, dévoués à la politique du roi d'Angleterre [518].
Au commencement de janvier 1739, le bruit courait à Naples que Théodore était revenu. «J'en ai parlé à M. de Montalègre, qui me l'a nié de façon à me confirmer dans mes soupçons», écrivait Puisieux [519]. Cette rumeur prenait une telle consistance que le gouvernement sicilien tâchait d'en détruire l'effet en faisant arrêter de temps en temps quelques partisans du roi de Corse; mais sa sévérité ne tombait que sur ceux qui étaient capables de trahir l'aventurier. On laissait bien tranquille ce Drost que Puisieux, cependant, avait recommandé d'une façon toute particulière à Montalègre, comme étant l'un des plus fripons de cette bande de coquins [520].
Si Théodore était rentré dans le royaume napolitain, il se tenait bien caché, car il ne faisait pas parler de lui. Il chargeait ses complices de s'agiter à sa place.
Ils menaient grand bruit sur un prétendu désastre que les Corses auraient infligé aux troupes françaises, le 13 décembre, à Borgo. Il s'agissait tout simplement d'un détachement qui avait été surpris; les hommes de Boissieux, après s'être énergiquement défendus, avaient pu se replier en bon ordre sur Bastia [521]. Cette affaire était peu importante, mais ils répandirent une relation ampoulée et exagérée de cette bataille: «... Notre général, habillé à la turque, marchait toujours en avant et l'on entendait continuellement des cris d'allégresse et: Vive notre général et le roi des Espagnes... Nous sommes dans ces environs dans l'attente une seconde fois des Français, qui nous ont paru des hommes de bois à la façon dont ils ont été étrillés, quoiqu'ils eussent l'avantage du terrain» [522].
Les Génois, de leur côté, furent enchantés de ce qu'ils appelaient le désastre de Borgo. A Gênes, on fit à ce sujet des pasquinades d'un goût douteux [523].
Ce grand succès des rebelles corses n'empêcha pas Dominique Rivarola, leur plus fidèle agent, d'aller trouver le marquis Spinola, envoyé de Gênes à Naples. Il lui proposa de faire rentrer la Corse «sous l'obéissance de la république, si l'on voulait lui accorder un bon parti» [524]. Il ne fixa pas de prix à sa trahison; il s'en remettait à la générosité des Génois. Mais ceux-ci n'avaient pas l'habitude de payer. Ils voulaient bien profiter de toutes les vilenies, mais à condition que cela ne leur coûtât rien. Quelques années plus tard, Dominique Rivarola se vendra aux Anglais et aux Sardes avec plus de succès.
Au mois de février 1739, les partisans de Théodore, sauf Drost, quittèrent Naples. Ils allèrent à Livourne porter leurs intrigues et leurs ambitions malpropres [525].
IV
Le général de Boissieux, malade depuis longtemps, mourut à Bastia dans la nuit du 1er au 2 février 1739 [526]. Son successeur fut le marquis de Maillebois. Parti de Toulon le 19 mars, il débarqua à Calvi le 21 [527].
La durée de la révolte, les difficultés d'une campagne dans un pays montagneux avaient forcé le gouvernement français à expédier de nouvelles troupes. Toutes les tentatives de médiation pacifique avaient échoué. Les insulaires s'obstinaient avec une belle énergie à ne pas vouloir reconnaître la domination génoise. Les instructions remises à Maillebois ne furent pas rédigées dans cet esprit de modération qui formait la base de la mission de Boissieux [528]. Il ne fallait pas, sous prétexte de mansuétude, imposer à l'armée française une inaction pouvant porter atteinte à son prestige aux yeux des rebelles et aux yeux des Génois.
Maillebois commença par établir une surveillance plus active sur les côtes pour empêcher autant que possible les Corses d'avoir des rapports avec le continent. Campredon avait quelques bonnes raisons de penser que les insulaires trouvaient des secours à Gênes même. Si ces soupçons étaient justifiés, la France aurait joué un rôle de dupe et c'est ce qu'il fallait éviter. Amelot écrivit à Campredon que le cardinal Fleury désirerait vivement qu'on pût avoir des preuves sur les secours en armes et munitions fournis par des Génois aux Corses [529]. Mais il est toujours assez difficile d'avoir des certitudes dans une pareille question. Les Génois étaient très méfiants et certainement ceux qui faisaient la contrebande de guerre opéraient dans le plus grand secret.
Après ses aventures à Naples, Théodore était resté en Italie, vivant très probablement dans quelque mystérieuse retraite, peut-être même à Rome auprès de sa protectrice la bonne sœur Fonseca. Néanmoins il essayait de réchauffer le zèle de ses partisans en Corse par de nombreuses lettres, tout en ayant soin de ne jamais dire où il se trouvait.
Un dimanche, le 19 avril, une felouque arriva sur les côtes corses et jeta l'ancre devant la tour d'Alistro, non loin d'Aleria. Quinze à dix-huit hommes débarquèrent, parmi ceux-ci se trouvait un neveu de Théodore, le baron Frédéric de Neuhoff [530].
A l'arrivée du bâtiment, le consul de Fiumorbo, Vincent Martinetti, fit arrêter un paysan qui portait plusieurs paquets cachetés du sceau de Théodore. Parmi les papiers il y avait quatre lettres du roi adressées à différents personnages résidant au-delà des monts. Maillebois transmit la copie et la traduction de ces lettres à Versailles [531].
La première était adressée à «l'illustrissime lieutenant général, le comte Zenobio Peretti, commandant général de Zicavo». Neuhoff annonçait que son neveu, Frédéric, baron libre de Neuhoff, seigneur de Rauschenburg, venait en Corse pour annoncer aux fidèles partisans son prochain retour avec des munitions. Mais avant tout il fallait s'assurer d'un port et Théodore commandait à Peretti de prendre Porto-Vecchio et d'en fortifier les tours. Il se plaignait vivement des Corses qui se trouvaient sur le continent et qui espionnaient toutes ses démarches pour en rendre compte aux Génois. Aussi devait-on considérer comme traîtres au roi et à la patrie tous ceux qui quittaient l'île pour aller prendre du service à l'étranger. Enfin, il prêchait l'union et la concorde entre tous les insulaires [532].
La seconde lettre de Théodore était adressée au «comte Paul François d'Ornano, colonel d'infanterie à S. Maria d'Ornano.» Elle portait la date du 11 mars. Le roi donnait l'ordre d'enfermer l'ennemi dans Ajaccio. Il fallait agir avec vigueur, sans ménagements pour personne. Il déplorait de n'avoir pas pu s'embarquer avec son neveu à cause, disait-il, «des peines et des embarras qu'on m'a fait avec mes lettres de change.» Au premier jour, un vaisseau chargé de munitions arriverait dans l'île. Il recommandait de faire la distribution des armes «avec amour et régularité» et d'éviter que les insulaires n'agissent en «sauvages», ce qui leur ferait un grand tort. Théodore demandait enfin à tous ses officiers restés en Corse et pourvus de chevaux d'aller à la rencontre de Frédéric [533].
Les deux autres lettres, datées des 14 et 16 mars, étaient adressées à un prêtre, Gio-Maria Balizone Teodorini, que le baron appelle son premier chapelain. Dans la première, après avoir confirmé l'arrivée de son neveu, il disait que les navires de Naples chargés de munitions étaient en route. Un autre de ses bâtiments, parti de Tunis, avait été jeté à la côte par la tempête. Il revenait sur son idée: prendre Porto-Vecchio, coûte que coûte. Il fallait aussi, par quelque stratagème, s'emparer de Campomoro [534]. Les Corses devaient, à l'avenir, vivre «comme d'honnêtes gens bien disciplinés et non comme des sauvages et des voleurs.» Son plus cher désir était de soustraire le pays à la tyrannie génoise; mais il fallait qu'on l'aidât. Tout ce qu'il avait souffert pour parvenir à son but serait trop long à écrire; il passait. Il voulait que chacun respectât ses lois. Là, il parle en souverain et en maître. Ce passage a de l'allure: «Assurez les peuples que je ne me relâcherai point pour leur délivrance, mais je veux obéissance et fidélité, qu'on observe ma loi et qu'on punisse promptement de mort les infidèles et ceux qui ont correspondance et connivence avec l'ennemi. Ensuite, il faut amener une union fraternelle, sincère et parfaite, et laisser aller librement ceux qui sont inconstants. Croyez-moi, si les Corses sont bien convaincus de la nécessité d'être unis et de l'irrévocable résolution des peuples de vouloir maintenir, comme ils le doivent, leur élection en ma personne, ils seront appuyés et secourus, mais d'entrer en traité, puis vouloir se donner tantôt à l'un et tantôt à l'autre, comme certains infidèles qui sont en terre ferme ont fait, tout cela refroidit et retarde les secours qui ont été arrangés par moi». Et il ajoutait cette phrase qui résumait toute l'histoire des malheurs de la Corse. «Tant que chacun cherchera à opérer pour sa propre utilité, les peuples resteront dans la misère et seront tyrannisés par l'ennemi, toutes mes dépenses et toutes mes peines ne serviront à rien.» Dominique Rivarola et son frère, soudoyés par les Génois, faisaient, à Rome, le métier d'espions [535].
Dans la seconde lettre, très courte, Théodore approuvait les Corses d'avoir retiré leur confiance au chanoine Orticoni, à Salvini, à Arrighi et à Hyacinthe Paoli. Il considérait ces chefs comme ses pires ennemis et il les croyait capables de remettre la Corse «dans les chaînes de Gênes.» Il ratifiait la déchéance de Paoli, son ancien ministre [536]. On avait saisi d'autres lettres de Théodore à divers chefs, mais elles ne contenaient rien qui ne fût dans les premières [537].
Frédéric fut, à son arrivée dans l'intérieur, reçu avec acclamation. Mais l'enthousiasme des populations ne devait pas être long. Pour fêter la bienvenue du neveu du roi, quelques-uns des chefs organisèrent en son honneur une chasse au sanglier. Frédéric arriva avec les notables au rendez-vous. Au moment d'attaquer la bête, un déserteur français du régiment de Nivernais surgit tout à coup parmi les chasseurs. Cet homme fut arrêté; les Corses lui demandèrent où résidait le général en chef et s'il attendait de nouvelles troupes. Le soldat répondit que Maillebois se trouvait à Bastia et que cinquante mille hommes de renfort allaient arriver dans l'île. A cette nouvelle, les paysans postés dans le bois pour la battue s'éclipsèrent comme par enchantement. Le sanglier lui aussi s'était sauvé; la chasse fut manquée. Frédéric revint chez lui. Il trouva sa maison dévastée. On lui avait tout pris: une bourse contenant huit à neuf cents sequins destinés à subvenir aux premiers frais de la guerre, ses vêtements et jusqu'à ses chemises. Il obtint la restitution de quelques chemises, mais l'argent resta dans les mains de ceux qui l'avaient pris. «Voilà ce qui s'appelle d'honnêtes gens et de fidèles sujets de Théodore» [538].
Ils n'avaient pas dérobé les effets et l'argent du «premier prince du sang de Théodore» [539] dans un unique but de rapine. Les rebelles, qui avaient vu tant de fois les promesses du roi s'évanouir, voulaient bien croire encore à son prochain retour avec des secours, comme il l'écrivait, mais il leur fallait des gages. Ils entendaient avoir Frédéric pour otage, et, afin de le garder plus étroitement, ils lui avaient tout pris.
Dans une réunion les chefs de la Balagne avaient décidé de le mettre à mort dans le cas où le roi ne tiendrait pas sa parole et ne viendrait pas en personne au mois de mai apporter les importants secours qu'il faisait espérer depuis si longtemps [540].
Frédéric avait plus d'énergie que son oncle. Il ne se laissa pas intimider par l'hostilité qu'il sentait autour de lui. Il ne songea pas un instant à se dérober; il alla de l'avant. Le 6 mai, les principaux chefs se réunirent à Venzolasca pour délibérer sur les affaires du pays. Résolument, Frédéric se rendit à cette réunion, décidé à affronter les haines et les colères des rebelles. Les débats se prolongèrent pendant deux jours «avec beaucoup d'aigreur et un grand partage d'opinions». La majorité de l'assemblée pensait que le moment fût venu où toute résistance devenait inutile. On devait envoyer des députés pour offrir au général français la soumission du peuple corse. Frédéric se leva et prit la parole. Il promit sur sa tête que le roi arriverait bientôt dans l'île avec des secours considérables en troupes, en argent et en munitions fournis par les puissances maritimes de l'Europe y compris l'Espagne. Il se mettrait en personne à la tête de la nation armée et les Génois seraient définitivement écrasés. Les Corses ne devaient donc pas capituler. Soutenu par les plus acharnés, ce discours retourna l'assemblée. Les paroles vibrantes de Frédéric trouvèrent un écho chez les plus irrésolus. La résistance fut votée d'acclamation au cri de: «Vive le roi Théodore!» Avant de se séparer, les chefs firent le serment d'être à jamais fidèles au souverain qu'ils s'étaient donné trois ans auparavant.
Mais cette belle unanimité de sentiments n'était qu'apparente. Les Corses étaient trop désunis pour que les Français pussent craindre un soulèvement général. Et Théodore serait même arrivé en ce moment, qu'il aurait risqué d'être abandonné, trahi par tous, tué peut-être, s'il n'apportait pas avec lui les secours promis [541].
Le consul de Gênes, à Livourne, informa Maillebois qu'une felouque suspecte se trouvait dans le port et qu'on croyait que ce bâtiment avait été frété pour transporter le baron dans l'île. Malgré l'invraisemblance d'un retour du roi, le général français voulut s'assurer du fait. Il envoya la barque La Légère à Livourne. Le commandant, M. de la Vilarselle, devait surveiller le bateau signalé, s'en emparer s'il prenait la mer, et l'amener à Bastia, afin qu'on interrogeât son équipage et qu'on visitât sa cargaison [542]. Mais, selon leur habitude, les Génois s'étaient alarmés trop tôt. Théodore n'avait alors ni les moyens ni l'envie de retourner dans son royaume. On n'entendit plus parler de lui pendant quelque temps.
Bien convaincu que le baron de Neuhoff ne viendrait pas activer la révolte par sa présence, Maillebois prit ses dispositions pour amener une prompte pacification de la Corse. Il ne s'agissait plus maintenant de négocier avec les insulaires; il fallait porter les armes jusque dans les cantons montagneux de l'intérieur. Le général en chef décida de commencer les opérations par la Balagne, la province la plus riche et la plus rebelle. Frédéric s'y était rendu avec quelques partisans pour prêcher et organiser la résistance. Sous son impulsion, les Corses s'y préparèrent avec intelligence. Ils donnèrent de l'occupation aux troupes françaises, qui eurent à surmonter bien des obstacles tenant à la configuration du pays et au manque de routes praticables. Ces difficultés étaient accrues par l'hostilité sourde des populations qui paraissaient soumises et par la mauvaise foi des Génois. On se sentait entouré d'espions et de traîtres [543].
Malgré tout, la Balagne fut promptement réduite. La prise de Lento et de Bigorno assura l'occupation presque complète de la vallée du Golo. Frédéric se réfugia plus avant dans l'intérieur, désirant arrêter les Français par une guerre d'embuscade. Peut-être espérait-il encore que son oncle arriverait avec des secours. Il voulait énergiquement tenir jusqu'à ce moment-là. Son fol entêtement ne manquait pas de hardiesse.
Après la soumission de la Balagne, Maillebois se rendit à Corte. Tout le nord de l'île était pacifié et même désarmé; restait le sud. On pouvait craindre que cette région, encombrée de montagnes et de rochers, couverte d'inextricables forêts, ne présentât à l'expédition les plus graves difficultés. Un canton surtout, celui de Zicavo, semblait vouloir opposer une résistance acharnée. Frédéric s'était réfugié dans ce village, qui domine la vallée du Taravo. Là, le prévôt de la piève, prêtre fanatique, avait armé onze à douze cents hommes résolus. Les ayant rassemblés en présence de Frédéric, il leur fit jurer sur l'Évangile de mourir jusqu'au dernier plutôt que de manquer de fidélité à Théodore. Ces rudes montagnards firent plus encore que de prêter le serment qu'on leur demandait: ils menacèrent de brûler dans les cantons voisins les maisons de tous ceux qui seraient portés à se soumettre aux Français [544]. Ces menaces jetèrent le trouble parmi les populations. Elles prirent les armes en masse. A la vérité, tous ces gens ne connaissaient pas le fantôme de roi qui avait régné pendant quelques mois sur eux. Jamais ils n'avaient ressenti le moindre bienfait de l'équipée du baron de Neuhoff. Aucun intérêt ne les poussait à prolonger une résistance qui pouvait leur coûter cher. Ils étaient poussés par une faction fanatique, et, dans le nombre, il s'en trouvait qui murmuraient. Cette division aurait facilité la tâche de Maillebois si le manque de routes n'avait contrarié la marche des troupes et leur ravitaillement.
Frédéric sentait combien l'inconstance des Corses, toujours prêts à un revirement, rendait sa position précaire. Il semblait découragé. Le temps passait; son oncle ne donnait plus signe de vie. Ce silence exaspérait ceux que ses promesses avaient entraînés. Chaque jour sa vie était en danger. Et que pouvait-il faire, seul, au centre de l'île, sans communications avec le continent? Au mois de juillet, il fit demander à Maillebois un sauf-conduit qui lui permît de quitter l'île sans crainte d'être inquiété par les Génois. Le général refusa les passeports, ne voulant pas compromettre la dignité du roi, son maître, en traitant avec un personnage considéré comme un vulgaire aventurier, qui, de sa propre autorité, s'était mis à la tête d'un mouvement insurrectionnel. Le maréchal de camp, Duchâtel, croyait, au contraire, que ce serait faire acte de bonne politique en facilitant ce départ. Mais Maillebois promit seulement de fermer les yeux sur les tentatives que ferait Frédéric pour gagner le continent [545]. N'ayant pas obtenu la garantie qu'il désirait, le neveu de Théodore préféra continuer une résistance désespérée que de courir les risques d'une fuite.
Malgré le découragement des uns, les inimitiés qui divisaient les autres, la soumission de Zicavo et du pays environnant fut longue. Maillebois n'entra à Zicavo que le 22 septembre. Le village était désert. Frédéric, le prévôt, les habitants avec femmes et enfants s'étaient réfugiés sur la montagne appelée Coscione, emportant leurs objets les plus précieux. Ils n'étaient que trois cents hommes armés, mais doués d'une «opiniâtreté inconcevable». Le général décida de poursuivre les rebelles jusque dans leur retraite. Son plan était de les cerner et de les réduire par la famine. Cette expédition fut confiée à quatre bataillons sous le commandement de M. de Larnage [546].
C'est à travers cette même montagne de Coscione—on s'en souvient—que Théodore avait fui trois ans auparavant, craignant le ressentiment des Corses leurrés par ses promesses. Là aussi son neveu, à bout de ressources, se réfugiait, redoutant davantage ceux qu'il avait soulevés que les Français.
La résistance des derniers révoltés à Coscione dura un mois environ. Vers le milieu du mois d'octobre, le prévôt de Zicavo se rendit [547]. Frédéric se sauva avec sept ou huit compagnons. Il se mit à errer à travers les montagnes et les forêts, se cachant, évitant les villages occupés par les Français, comme ceux où il ne se trouvait que des Corses. Pendant un an il mena l'existence d'un vagabond. Il avait troqué son habit de gentilhomme contre un accoutrement grossier de poils de chèvre. Blotti dans une caverne, il se nourrissait des provisions que les Corses déposaient dans la montagne pour les bandits. Souvent la faim le chassait hors de son gîte. Il parcourait la campagne en quête de nourriture et, pour se la procurer, il commit des rapines.
Après la soumission du canton de Zicavo, Maillebois fit désarmer et surveiller étroitement les habitants de Porto-Vecchio, car il craignait que Théodore ne choisît ce port pour tenter un débarquement. Des colonnes volantes parcouraient les montagnes pour prendre Frédéric. Mais celui-ci fuyait toujours. On prétend qu'au mois de mai 1740, harcelé par la faim, il dévalisa un couvent. Traqué entre Quenza et Bonifacio, il se sauva en se laissant glisser entre des rochers [548]. Pendant quelques mois encore il vécut ainsi. Chaque jour sa troupe se désagrégeait. Maillebois, pour en terminer, fit publier qu'une récompense de trois mille livres serait donnée à celui qui le livrerait; mais aucun Corse ne le dénonça. Enfin, par l'intermédiaire d'un prêtre, le général français parvint à décider Frédéric et ses derniers partisans à quitter la Corse.
Au mois d'octobre 1740, on voyait circuler dans les rues de Livourne une quinzaine d'hommes déguenillés: c'était Frédéric, un gentilhomme prussien et quelques bandits corses [549].
Le neveu de Théodore fut reçu par les autorités toscanes, mieux qu'il n'aurait pu l'espérer. Le général Wachtendonck l'invita à dîner et les officiers impériaux lui témoignèrent la plus vive sympathie [550].