← Retour

Un Misanthrope à la Cour de Louis XIV: Montausier, sa vie et son temps

16px
100%

VII.
Fragment du Livre des Maximes chrétiennes et politiques.

«Ce n'est pas assez pour un roy d'être pieux et fidelle aux exercices de sa religion, il ne rend point à Dieu ce qu'il lui est dû, tandis qu'il ne remplit pas avec la même fidélité tout ce qu'il doit à ses sujets.

«Les différens rapports du prince avec ceux qui sont soumis à son empire, et les conditions diverses des personnes dont il est le maître, sont la juste mesure de ses devoirs à l'égard de ses peuples.

«Égal par la nature aux autres hommes, il doit être sensible à toutes les misères de l'humanité, et rejetter avec horreur tout ce qui peut rendre son gouvernement onéreux.

«Le malheur des princes, même les plus humains, est souvent de n'avoir rien souffert, et faute d'une expérience personnelle, de n'avoir pas l'idée de ce que l'on peut souffrir. Pour suppléer à ce défaut, qui met obstacle aux effets de leur générosité naturelle, qu'il seroit à désirer que toujours ils se fissent instruire par des ministres fidelles, et que de tems en tems ils s'instruisissent par leurs propres yeux, de tant de misères qu'on a soin de leur cacher!

«Seroit-ce avilir la majesté royale que d'imiter avec précaution les déguisemens usitez par plusieurs princes orientaux, et de se mettre à portée par cet innocent artifice d'entendre les plaintes ou les bénédictions des peuples, sans avoir à craindre que la vérité n'en soit altérée par la timidité ou par l'envie de plaire?

«On a vu des rois pendant un voyage, ou dans des parties de chasse, entrer sans se faire connoître dans des chaumines de laboureurs et dans des boutiques d'artisans, examiner curieusement, et jusqu'au plus grand détail, les peines attachées à leur condition, se mettre au fait de leurs chagrins, et apprendre par leur bouche ce qu'ils auroient peut-être toujours ignoré. Que de millions d'hommes gémissent dans la plus triste indigence, tandis que des princes nagent au milieu des délices, et qu'il dépend presque toujours d'eux seuls de faire cesser les misères, et de sécher les larmes de tant de malheureux.

«Un roy est le père du peuple: quelles attentions, quelle bonté, quelle affabilité, cette qualité aimable ne fait-elle pas attendre de lui? Et quel retour d'attachement et de reconnoissance ne doit-il pas lui-même espérer de son peuple, s'il le traite véritablement en père, et s'il regarde tous ses sujets comme ses enfans?

«Les François, plus qu'aucune autre nation du monde, ont pour leurs rois un respect mêlé d'amour et de tendresse, qui, depuis les plus grands jusqu'aux plus petits, les rend extraordinairement sensibles au bien et au mal de leur monarque; ses prospéritez les font éclater en transports d'allégresse; ses malheurs, quelque légers qu'ils soient, les jettent dans la consternation; l'intérêt et la gloire du prince, fussent-ils séparez de l'utilité publique, trouvent également dans tous les membres de l'État des défenseurs toujours prêts à lui sacrifier et leurs biens et leurs vies. Heureux prince de trouver dans ses sujets autant, je ne dis pas de serviteurs, mais d'enfans affectionnez! Peuple heureux de trouver dans les princes qui le gouvernent de quoi justifier le tendre amour qu'il a pour eux!

«La qualité de maître n'est pas moins essentielle dans un roy que celle de père, et lui prescrit des devoirs essentiellement indispensables. Comme père, il doit se faire aimer; comme maître, il doit se faire craindre et respecter: un père cesse d'être bon quand, par une molle indulgence, il souffre que ses enfans mêmes méprisent ses ordres, et résistent à son autorité. Un roy ne travaille pas efficacement à rendre ses peuples heureux, lorsqu'il ne réprime pas avec vigueur la violence, l'indocilité et la rébellion. La dureté est un vice toujours odieux, mais la fermeté est une vertu toujours nécessaire.

«Dispensateur toujours absolu des grâces et des châtimens, un roy doit les distribuer avec la plus juste équité. Il tient d'une main la balance, de l'autre le glaive de la justice; la faveur et la brigue ne doivent jamais faire pencher l'une, l'autre doit effrayer et punir le seul coupable.

«Quoiqu'un roy soit chargé du gouvernement, ce seroit une erreur de croire qu'il est obligé à tout faire par luy-même. Qui veut tout faire, ne fait rien, et souvent ces vastes génies qui embrassent tout, s'arrêtent à des minuties, tandis qu'ils négligent des affaires essentielles.

«Le grand art pour régner avec gloire est de sçavoir choisir des ministres éclairez, vertueux et véritablement zélez pour le bien public. Ce choix fait, il faut laisser à chacun dans son district, le détail des affaires, et se réserver le soin d'examiner si leur conduite répond à l'idée qu'on a eüe de leur capacité et de leur désintéressement en les employant.

«Un roy est comme un pilote dans un vaisseau, et comme le premier mobile dans le ciel. Que diroit-on d'un pilote qui laisseroit le timon pour faire lui-même les manœuvres nécessaires? Et tous ces corps célestes qui roulent avec tant d'ordre et de majesté sur nos têtes, d'où tiennent-ils leur mouvement sinon du premier mobile, qui, situé dans la région la plus élevée, fait tout mouvoir au-dessous de lui, par une communication générale qui lui est propre? C'est ainsi que du haut de son trône, et sans s'abbaisser à des détails inutiles, un prince habile, vigilant et judicieux, décide de tout, règle tout, anime tout dans l'État, par le ministère de ceux auxquels il communique son autorité et sa puissance.

«Une probité exacte et fondée sur la religion; un zèle sincère du bien public; un détachement parfait de son intérêt particulier; une science consommée des affaires acquises par un long usage; un esprit éclairé, vif sans précipitation, solide sans lenteur; *une âme élevée, bonne et constante, pour former de grands desseins et les exécuter avec succès; un cœur bon et compatissant, qui veuille du bien à tout le monde, et qui ne témoigne d'aversion, de haine ni de dureté pour personne; une réputation illustre, méritée par des services déjà rendus; un âge mûr, un grand amour pour le travail: un courage que les difficultez, les menaces, les promesses, la peine et le plaisir ne puissent ébranler; un abord aisé, des manières affables, une disposition généreuse à sacrifier son tems, sa santé, ses biens pour le service du prince et l'utilité des peuples. Telles sont les qualitez nécessaires pour former un grand ministre. Tel est le précieux trésor qu'un roy sage doit chercher, et qu'il ne déterrera pas sans peine. Le vrai mérite est modeste, et surtout il n'aime pas à se produire à la cour. Souvent c'est dans le fond d'une province éloignée que se rencontrera, sous le boisseau, cette vive lumière, qui éclaireroit un grand royaume si elle étoit mise sur un chandelier, par un roy assez zélé pour la chercher, et assez heureux pour la trouver.

«Une autre extrémité condamnable, ce seroit d'être tellement préoccupé de ses propres lumières, qu'on regardât comme au-dessous de soi de se servir des lumières des autres. Lorsqu'une fois un prince a eu le bonheur de trouver un ministre dans qui la piété et le désintéressement sont joints à l'habileté et au génie pour les affaires, il en tire un double avantage, parce que non-seulement l'État en est mieux gouverné, mais encore en ce que si les choses ne réussissent pas, on ne sçauroit s'en prendre qu'à la fortune, et que si elles réussissent, c'est toujours sur le prince qu'en rejaillit tout l'honneur.

«Le présent le plus précieux qu'un roy puisse recevoir du ciel, est un cœur docile à la vérité et aux bons conseils, lors même qu'ils ne sont pas agréables. Mais comment la vérité lui fera-t-elle entendre sa voix, s'il ne lui permet de parler librement, et s'il ne reçoit pas ses oracles, soit qu'ils soient favorables ou fâcheux, avec la même tranquillité.

«Le plus sûr moyen de connoître les vrais sentimens des personnes que l'on consulte, est de cacher soigneusement les siens, et c'est un talent qu'un roy doit acquérir, quand il ne l'a pas reçu de la nature. La finesse, la fourberie, l'artifice déshonorent la majesté du trône; mais un secret impénétrable sur les affaires importantes, une discrétion prudente et une sage dissimulation en sont les plus fermes appuis. La franchise et la candeur sont le caractère commun de nos rois, et l'histoire leur rend sur ce point un glorieux témoignage; mais quand ces aimables vertus n'ont pas eu pour compagnes la prudence et la discrétion, combien de victimes n'ont-elles pas laissé immoler par la perfidie cachée d'un ennemi artificieux. Un seul de nos monarques, en prenant une route opposée, n'éprouva pas un meilleur sort; toujours trompé par ceux qu'il prétendoit tromper lui-même, il se vit plus d'une fois sur le penchant de sa ruine; tout occupé de ses intrigues, il vécut sans grandeur, et mourut peu estimé de ses ennemis, plus rusez encore que lui, et peu regretté de ses peuples, à qui ses finesses avoient été aussi nuisibles qu'elles lui avoient fait peu d'honneur.

«Loin donc d'un prince généreux et surtout d'un prince chrétien, cette maxime damnable dictée par l'esprit des ténèbres, que qui ne sçait pas dissimuler ne sçait pas régner, et qu'entre les potentats, le plus sage et le plus habile est celui qui sçait le mieux tromper. Un sage tempérament de franchise et de réserve est le grand secret pour régner avec gloire. Ici comme ailleurs les deux extrémitez sont dangereuses, l'histoire en représente deux exemples signalez; mais pour comprendre la différence qu'il faut mettre entre ces deux excès, il suffit de songer que l'on révère moins la mémoire de Louis XI que celle de François I.

«Trois sortes de situations où les rois peuvent se trouver, demandent d'eux une égale sagesse: les troubles intestins, les guerres étrangères, et une longue paix.

«Les troubles de l'État ont pour cause, ou l'ambition des grands, ou le mécontentement des peuples. Les premiers doivent être toujours réprimez avec fermeté, parce que la passion qui les anime ne sçauroit jamais se justifier; mais les seconds doivent être ménagez, parce que d'ordinaire ils ne se plaignent pas sans quelque raison. Des impositions exorbitantes mises sans égard aux facultez de ceux qu'on en accable, et exigées avec inhumanité par des financiers avides, excitent pendant quelque tems des gémissemens, des plaintes et des murmures; bientôt, si l'on n'apporte point de remède au mal, la douleur se change en fureur; les peuples épuisez cherchent à se dédommager, en dépouillant et même en immolant ceux qu'ils regardent comme les auteurs de leur misère. Funeste extrémité qui fait souvent retomber sur le monarque la haine qu'on a conçue contre ses ministres, et qui d'une plainte peut-être bien fondée conduit à ces révoltes ouvertes que nul prétexte et nulle raison ne peuvent autoriser! C'est alors qu'un prince habile et sage fait éclater les plus sublimes vertus, la justice et la bonté; par l'une il punit les premiers auteurs de la rébellion, et châtie sévèrement ceux qui l'ont occasionnée; par l'autre il établit de sages règlemens, qui puissent contenir les exacteurs des tributs dans les bornes de l'humanité, et les peuples dans une juste obéissance.

«Quoique la paix soit le plus grand de tous les trésors, et que l'olive pacifique orne aussi bien le front d'un grand roy que les lauriers militaires, il faut cependant quelquefois tirer l'épée et s'engager dans des guerres indispensables. La nécessité seule doit les faire entreprendre; plus de prudence encore que de valeur est nécessaire pour en assurer le succès; une défiance légitime de l'inconstance de la fortune en doit faire souhaiter la fin.

«Qu'il est beau pour un prince généreux et bouillant de courage, de s'arrêter dans le cours de ses victoires, de se contenter d'avoir humilié ses ennemis et de renoncer au vain titre de conquérant, pour rendre le calme aux peuples, que le bruit de ses armes avait jettez dans la consternation! Mais la paix, qui fait la gloire du prince, dont elle est l'ouvrage, doit faire le bonheur de ses sujets, c'est un tems de repos et non d'oisiveté. Faire fleurir le commerce; procurer le retour de l'abondance; construire des édifices qui servent à orner les villes, ou à entretenir le respect dû à la majesté royale; animer par les récompenses et par des distinctions honorables ceux qui cultivent avec soin les sciences et les arts utiles; se disposer de loin à la guerre, et préparer les troupes à des batailles sérieuses par des combats innocens, ce sont là les occupations qui peuvent faire d'un roy pacifique un roy mille fois plus aimable et plus glorieux, que ces princes inquiets qui ne se plaisent que dans le tumulte des armes, et mettent tout leur plaisir en ce qui fait la désolation des autres.

«Dans l'état où se trouve aujourd'hui le monde, il n'est point de roy, quelque puissant qu'il soit, qui puisse avec prudence et sûreté, ou mépriser ou négliger ses voisins: l'ambition, l'intérêt, la haine ou la jalousie peuvent les armer et les unir contre lui; il faut déconcerter leurs projets, rompre leurs intrigues, dissiper leurs ligues, gagner les uns, ménager les autres, ne se faire haïr d'aucun, mais se faire craindre, ou du moins respecter de tous....»

Chargement de la publicité...