Un Misanthrope à la Cour de Louis XIV: Montausier, sa vie et son temps
LIVRE II.
1635-1649.
Continuation de la guerre d'Allemagne.—Exploits de Montausier.—Il est nommé maréchal de camp et gouverneur de la haute Alsace.—La guirlande de Julie.—Montausier prisonnier en Allemagne.—Il embrasse la religion catholique.—Son mariage.—Montausier à Dunkerque.—Il part pour l'Angoumois.—Sa belle conduite pendant la Fronde.
Par suite de la mort de son frère, le marquis de Salles, devenu le chef d'une illustre maison, héritait à la fois d'une grande fortune, d'un régiment de cavalerie et du titre de marquis de Montausier, sous lequel il figurera désormais dans le cours de cette histoire. Loin de se laisser éblouir par l'éclat d'une position élevée, qui n'était à ses yeux qu'une bien faible compensation pour la perte cruelle qu'il venait d'éprouver, le nouveau marquis de Montausier s'étudia surtout à maintenir le lustre du nom que lui laissait son frère, vrai héros de roman, qu'il n'égalait pas sans doute sous le rapport de la capacité militaire, mais qu'il surpassait de beaucoup du côté de l'esprit de conduite et de l'exactitude à remplir ses devoirs dans les situations les plus délicates et les plus difficiles.
Lorsqu'il apprit les événements de la Valteline, Montausier se trouvait, comme je l'ai dit, à l'armée d'Allemagne. Il prit part en qualité de colonel aux campagnes de 1635 et 1636, pendant lesquelles il eut peu d'occasions de se distinguer, le poids de la guerre étant presque entièrement retombé sur l'armée suédoise, qui justifia par de brillants succès la confiance de Richelieu, tandis que les troupes de Brezé, de la Valette et de Weymar, satisfaites d'avoir repris Spire et emporté Saverne, restaient dans une inaction presque complète.
Ce que Montausier regardait comme le plus digne d'être recueilli dans la succession de son frère, c'étaient ses prétentions à la main de Mlle de Rambouillet, prétentions qu'il put faire valoir pour son compte dans l'hiver de 1636 à 1637, qu'il passa à Paris ainsi que ses chefs, le cardinal de la Valette et le duc de Weymar. Ses soins assidus obtinrent peu de succès, et il repartit pour l'Allemagne n'emportant d'autre fruit de son voyage qu'un redoublement d'amour; mais cette fois, du moins, il devait trouver sur le champ de bataille d'ardentes et nobles distractions. Le duc de Weymar, qui dirigeait seul les troupes alliées, poussa vigoureusement les opérations: après avoir presque entièrement détruit l'armée du duc de Lorraine, il abordait et taillait en pièces les Allemands de Mercy, et marchait sur le Rhin en emportant toutes les places qu'il rencontrait sur son passage. Montausier rendit de bons services pendant cette campagne, mais l'année suivante fut la plus brillante de sa carrière militaire. Contre l'usage du temps, la guerre avait repris en Allemagne au cœur même de l'hiver, et dès le 28 janvier 1638, le duc de Weymar s'était mis en marche par le froid le plus rigoureux. Après s'être emparé, presque sans coup férir, de quelques places de peu d'importance, il entreprit [26] le siége de Rheinfeld, qu'il allait emporter si l'arrivée de Jean de Wert n'eût prévenu la reddition de la ville. L'audacieux général n'hésita pas à attaquer Weymar, qui, battu dans un premier engagement, prit une éclatante revanche deux jours après. Cette seconde bataille de Rheinfeld [27], où Jean de Wert fut fait prisonnier, augmenta considérablement la réputation du duc et le rendit maître de la campagne. Rheinfeld capitulait peu de jours après [28]; Neubourg se rendait le 30 mars, et Fribourg en Brisgaw ouvrait ses portes le 12 avril. Après avoir fait, au commencement de mai, sa jonction avec Guébriant, Weymar résolut d'enlever la place de Brisach, forte par elle-même et défendue par une garnison très-nombreuse, cette ville étant la seule que les Impériaux eussent conservée en Alsace. Le siége fut long et meurtrier; les Allemands, commandés par Goeutz et Savelli, vinrent attaquer jusqu'à six fois les retranchements des assiégeants, et il fallut les vaincre dans six combats. Un des plus considérables fut celui qui se donna entre Senn et Thann le 15 octobre: la cavalerie joua un grand rôle dans cette rencontre, et le marquis de Montausier put y déployer à l'aise sa bouillante valeur; trois fois on le vit pénétrer dans les rangs ennemis, et trois fois enlever un étendard après avoir abattu à ses pieds celui qui le portait. Il ne se signala pas moins dans un autre engagement qui eut lieu à quelques jours de là: l'armée ennemie, commandée par Lamboy, avait tenté d'enlever les travaux de défense que le duc de Weymar avait établis sur le Rhin; déjà plusieurs colonnes avaient traversé le fleuve, lorsqu'on vit arriver Montausier, qui, suivi de deux faibles escadrons, s'élança sur les Allemands et les enfonça; deux mille hommes furent tués, pris ou noyés dans le Rhin [29]. Ce dernier combat décida du sort de la campagne, et les assiégés capitulèrent le 17 décembre. La prise de Brisach eut un immense retentissement; le cardinal de Richelieu y ajoutait une extrême importance, et, penché sur la couche funèbre où le Père Joseph gisait expirant, on le vit tenter de ranimer le moribond en lui criant: Courage, mon Père, Brisach est à nous! Le duc de Weymar avouait franchement que les exploits de Montausier avaient contribué beaucoup à l'heureuse issue de ce siége mémorable; aussi, sur la demande de ce chef illustre, le jeune colonel fut-il largement récompensé: on le nommait, à vingt-huit ans, maréchal de camp et gouverneur de la haute Alsace [30]. Ces dernières fonctions étaient assez pénibles, mais les difficultés de ce nouveau poste attiraient Montausier plus qu'elles ne le rebutaient; sa tâche était ardue pourtant, car il avait à se maintenir dans un pays soumis récemment, et dont les habitants, étrangers à la France par leur langue et leurs mœurs, ne subissaient qu'en frémissant le joug du vainqueur. Si, malgré ses efforts, le jeune gouverneur ne réussit pas à triompher des répulsions trop légitimes d'une nationalité vaincue plutôt que domptée, il parvint du moins à faire régner dans sa province un calme relatif, ce qui était le grand point au début de l'occupation. Ce dont il eut le plus à souffrir pendant son séjour en Alsace, ce fut le manque de société, auquel ne l'avaient point habitué ses campagnes de Lorraine et même celles d'Allemagne où, distrait d'ailleurs par ses travaux guerriers, il se voyait en contact perpétuel avec des hommes d'une haute distinction, tels que le duc de Weymar, le cardinal de la Valette, et surtout le vicomte de Turenne, qui était à peu près de son âge. Pendant cette retraite forcée, il eut tout le loisir de cultiver son goût pour la poésie, et c'est de sa résidence alsacienne que sont datées de nombreuses épîtres en vers qui, peu remarquables sous le rapport poétique, nous font connaître du moins tous ses ennuis et la vivacité des regrets que lui causait son éloignement de l'hôtel de Rambouillet. Il allait jusqu'à envier le sort de Jean de Wert, qui, prisonnier à Paris, était, il est vrai, traité avec une courtoisie extrême, et devenu tout à fait à la mode [31].
La mort imprévue du duc de Weymar, qui suspendit les opérations militaires pendant l'année 1639, permit à Montausier de se rendre à Paris, et ce fut alors qu'il fit hommage à Mlle de Rambouillet de sa fameuse Guirlande [32]: «C'est, dit Tallemant, une des plus illustres galanteries qui aient jamais été faites. Toutes les fleurs en étoient enluminées sur du vélin, et les vers écrits aussi sur du vélin en suite de chaque fleur, et le tout de cette belle écriture dont j'ai parlé [33]. Le frontispice du livre est une guirlande au milieu de laquelle est le titre:
La Guirlande de Julie, pour Mlle de Rambouillet,
Julie-Lucine d'Angennes.
«A la feuille suivante, il y a un Zéphyr qui épand des fleurs. Le livre est tout couvert des chiffres de Mlle de Rambouillet. Il est relié de maroquin du Levant des deux côtés, au lieu qu'aux autres livres il y a du papier marbré seulement. Il y a une fausse couverture de frangipane. Elle reçut ce présent, et même remercia tous ceux qui avaient fait des vers pour elle. Il n'y eut pas jusqu'à M. le marquis de Rambouillet qui n'en fît. On y voit un madrigal de sa façon. Le seul Voiture, qui n'aimoit pas la foule, ou qui peut-être ne vouloit point être comparé, ne fit pas un pauvre madrigal; il est vrai que les chiens de M. de Montausier et les siens n'ont jamais trop chassé ensemble. Mais cela ne vient pas de là seulement, car à la mort du marquis de Pisani, son grand ami, il ne fit rien non plus, quoique tant de gens eussent fait des vers.»
Malgré l'acceptation de la Guirlande, les affaires de Montausier paraissaient toujours être au même point lorsqu'il repartit pour l'Allemagne, au printemps de 1640, et plus tard il dut sourire en écoutant les vers du fameux sonnet d'Oronte:
L'espoir, il est vrai, nous soulage.......
La guerre vint lui offrir une diversion dont il avait besoin, et une circonstance heureuse lui fournit l'occasion de rendre à son pays des services moins brillants peut-être, mais plus considérables que tous les précédents. L'empereur avait rassemblé une armée formidable, commandée par le comte Piccolomini et par le général Hatzfeld. Bannier, qui n'avait pas assez de troupes pour lui résister, fut obligé d'appeler à son secours l'armée du duc de Longueville, qui joignit la sienne le 16 mai près du château d'Herfort; alors il s'approcha du camp des Impériaux, dans le dessein de forcer leurs retranchements; mais quand il les eut considérés de près, il ne jugea pas à propos de les attaquer, et la mort de sa femme, qu'il perdit au commencement du mois de juin, le mit hors d'état de rien entreprendre. Il conçut une telle douleur de cet accident, que l'on crut qu'il en perdrait l'esprit. Il dit à Beauregard, envoyé du roi, que le ciel lui avait ravi tous ses talents en lui ôtant cette femme, et qu'il était inutile de s'adresser à lui pour la conduite de l'armée, parce qu'il n'était plus capable de rien. Il fit garder dans son camp le corps de cette épouse chérie jusqu'au 13 juin; et quand il fut transporté à Herfort, où il devait être inhumé, il voulut être présent lui-même à ses obsèques. Mais tandis qu'il assistait à cette cérémonie funèbre avec toutes les marques de la plus profonde affliction, il aperçut une jeune princesse de la maison de Bade que la comtesse de Waldeck avait amenée à Herfort, et il fut tellement épris de sa beauté qu'il oublia en un instant celle qu'il avait tant pleurée. Il ne songea plus qu'à s'engager dans de nouveaux liens, et il attendit avec impatience que les trois mois de son deuil fussent expirés, pour épouser la princesse de Bade. Ces divers mouvements dont son esprit fut successivement agité lui firent négliger absolument les affaires de la guerre, dont le poids retomba sur les Français, commandés, en l'absence du duc de Longueville, par le comte de Guébriant. Ce général avait une vive affection pour Montausier, dont il avait admiré la valeur pendant la rude campagne de Brisach; aussi le vit-il avec une vive satisfaction répondre à son appel dans ces circonstances difficiles; il lui confia tous ses plans, et n'entreprit jamais rien sans avoir pris l'avis d'un lieutenant qui n'usait, du reste, de son influence qu'avec la plus grande circonspection. Aucun événement remarquable ne signala la fin de la campagne de 1640; mais au milieu de l'hiver, le maréchal Bannier, sortant enfin de sa léthargie, dont les Impériaux n'avaient heureusement pas su profiter, joignit ses troupes à celles de Guébriant, et les deux armées s'avancèrent sur Ratisbonne. On touchait à la fin de janvier; le temps était extrêmement froid et le Danube gelé: les Allemands étaient loin de s'attendre à une marche si audacieuse, et l'empereur, un jour qu'il chassait tranquillement, faillit être enlevé par Bannier, qui s'empara de sa litière et de ses faucons. Les alliés, après avoir passé et repassé le Danube sur la glace sans être inquiétés, mirent le siége devant Ratisbonne; mais ils furent bientôt obligés de se retirer par suite des divisions qui ne tardèrent pas à éclater entre Bannier et Guébriant. Le premier s'achemina seul du côté de la Bohême [34], tandis que Guébriant établissait prudemment son quartier général à Bamberg à portée des secours de la France. Peu de jours s'étaient écoulés, et déjà le maréchal suédois en était à se repentir de sa pointe aventureuse; il craignit d'être cerné par les armées de Piccolomini, de Gleen et de Merci, et bien que cette résolution coûtât beaucoup à son amour-propre, il se décida à se replier et à réclamer l'appui de son collègue. Celui-ci se conduisit noblement en cette circonstance, et vint à sa rencontre jusqu'à Zuickaw, où il le rejoignit le 29 mars. A peine arrivé dans cette ville, le maréchal Bannier tomba malade, et il mourut le 20 mai à Halberstadt, où il s'était fait transporter. Il avait, avant d'expirer, divisé le commandement de ses troupes entre les trois généraux Pfuld, Wirtemberg et Wrangel; ce partage, qui fut une source de querelles et de récriminations entre ces officiers, créa de grandes difficultés au comte de Guébriant, lequel avait déjà bien de la peine à s'entendre avec les chefs de l'armée weymarienne. Sans argent et sans appui du côté de la France, il suppléa à tout, grâce à son habileté et au zèle de Montausier. L'ennemi ne tarda pas à paraître pour dégager Wolfembutel, que les princes de Brunswick bloquaient depuis le commencement de l'hiver. Le 28, l'armée française parut devant la place, et Guébriant fit immédiatement attaquer l'avant-garde des Impériaux. Il obtint ce jour-là un premier succès, et le lendemain il remporta une victoire complète sur les forces ennemies commandées par Piccolomini en personne. Ce triomphe demeura malheureusement stérile par la mauvaise volonté des officiers suédois, lesquels, objectant la fatigue de leurs troupes, refusèrent de poursuivre les Allemands, et ceux-ci, qui d'abord fuyaient en désordre, ne tardèrent pas à se rallier et à reprendre l'avantage, renforcés qu'ils furent par les soldats de l'électeur de Saxe. Simple maréchal de camp comme Montausier, Guébriant avait peu d'autorité sur une armée formée d'éléments si divers, et là où le commandement le plus ferme eût été indispensable, il se voyait contraint de recourir aux ressources souvent insuffisantes de la persuasion, ce qui n'aboutissait, en définitive, qu'à le rendre méprisable aux yeux de vieux guerriers habitués à la vigoureuse direction de la Valette et de Weymar. Le cardinal de Richelieu comprit enfin ce que cette situation avait d'anormal; il expédia au comte le brevet de lieutenant général, et il enjoignit aux troupes du duc de Weymar de lui obéir en tout. Les affaires parurent s'améliorer grâce à ces mesures, et par suite aussi de l'arrivée [35] du successeur de Bannier, le maréchal Torstenson, qui amenait avec lui cinq mille fantassins et trois mille cavaliers. Mais les deux armées se séparèrent bientôt, et le comte de Guébriant s'établit à Juliers, où il s'occupa immédiatement de la fusion définitive de ses troupes avec les débris de celles de Weymar.
La campagne de 1642 s'ouvrit par une grande victoire. Lamboy, posté près de Kempen, attendait Hatzfeld, qui devait arriver incessamment suivi de vieilles bandes aussi nombreuses qu'aguerries. Dans le but de prévenir cette jonction, qui eût pu avoir pour lui des conséquences désastreuses, Guébriant résolut d'attaquer le premier de ces généraux avant que les renforts annoncés ne l'eussent rendu maître de la campagne. Parti le 16 janvier d'Ordinghen, dont il s'était rendu maître, il y laissa ses gros bagages avec une garnison de deux cents hommes, et il vint camper à une demi-lieue des ennemis. Il alla lui-même reconnaître leurs retranchements, et après avoir tenu conseil de guerre, il les fit attaquer par trois endroits; ses troupes percèrent de tous côtés avec une valeur étonnante; les soldats arrachèrent les palissades, et ils emportèrent l'épée à la main un retranchement de douze pieds de hauteur. Près de deux mille Impériaux demeurèrent sur le champ de bataille: le général Lamboy, le général Merci, qui commandait la cavalerie des Impériaux, et le comte de Laudron furent pris avec tous les colonels et presque tous les autres officiers. Trente chariots de munitions de guerre, toute l'artillerie, tout le bagage de l'armée et cent soixante drapeaux ou cornettes demeurèrent aux vainqueurs. L'armée ennemie fut entièrement détruite; il n'y eut qu'un petit nombre de cavaliers qui s'échappèrent, et il y a peu d'exemples d'une victoire si complète. Quoique le combat eût duré depuis dix heures du matin jusqu'à trois heures après midi, les confédérés n'y perdirent que cinq ou six officiers et environ cent soixante soldats, sans compter les blessés.
Certaines coutumes barbares du moyen âge étaient encore en vigueur au XVIIe siècle, notamment celle de mettre à prix les prisonniers de guerre lorsqu'ils en valaient la peine. Le roi fit cadeau à Guébriant de Lamboy, Merci et Laudron: il tira 20,000 écus du premier et 3,000 de chacun des deux autres.
La bataille de Kempen fut suivie de plusieurs autres petits avantages partiels qui rétablirent en Allemagne la situation si compromise des confédérés, et permirent au comte de Guébriant de s'installer tranquillement à Cologne, où il prit ses quartiers d'hiver le 24 février. Ces succès causèrent à Paris une vive joie, et le cardinal de Richelieu chargea l'officier qui lui remettait les étendards conquis à Kempen de rapporter à son chef le bâton de maréchal de France [36]. L'armée de Guébriant resta immobile pendant la plus grande partie de l'année 1642, les exploits de Torstenson donnant assez d'occupation aux Impériaux pour qu'ils n'eussent pas le temps d'inquiéter les Français, lesquels ne reprirent les opérations actives que vers le milieu de l'année 1643. Attaqué par les Bavarois qui, unis aux débris de l'armée du duc de Lorraine, présentaient un effectif formidable, Guébriant fut d'abord obligé de se replier sur l'Alsace, où les renforts affluèrent heureusement de divers côtés. Le duc d'Enghien tint à honneur de lui conduire en personne un corps de six mille hommes choisis parmi les vainqueurs de Rocroy [37]. L'armée du maréchal étant redevenue à peu près aussi forte que celle de l'ennemi, il reprit immédiatement l'offensive, rentra en Souabe à la fin d'octobre, et mit le siége devant Rothweil; il trouva là le terme de sa carrière. Le 17 novembre, comme il organisait les batteries de siége, il fut blessé grièvement d'un coup de fauconneau, et mourut le 24 novembre dans la ville que ses soldats avaient emportée quatre jours auparavant. La France perdait en lui un capitaine habile et Montausier le meilleur des amis. C'était un de ces hommes rares qui, pleins de talent, se défient de leur propre mérite, quoique toujours disposés à croire au mérite d'autrui, et qui, dans le commandement, savent joindre la douceur à la décision. Par suite de sa mort, l'armée se trouva immédiatement plongée dans une anarchie complète; Mantausier, qui avait eu connaissance du plan de Guébriant, tenta vainement de le faire prévaloir dans le conseil: il était le plus jeune des maréchaux de camp, et son autorité dut céder à celle du comte de Rantzau, soldat intrépide, mais général des plus médiocres, comme on le vit à quelques heures de là. Dès la nuit du 24 novembre, alors que Guébriant n'était pas encore enseveli, son successeur se laissa surprendre à Tuttlingen par les troupes combinées du duc de Lorraine et des généraux Merci, Hatzfeld et Jean de Wert; la déroute fut complète, et Rantzau lui-même tomba au pouvoir de l'ennemi, avec son artillerie et ses meilleurs officiers, parmi lesquels se trouvait Montausier. Entouré et saisi par quelques soldats, qui sans doute ignoraient l'importance de leur capture, ce dernier fut livré par eux à un certain comte allemand qui, par sa grossièreté «et sa mauvaise humeur, lui fit ressentir tout ce que la prison a de plus fâcheux pour un galant homme. Cet officier, dont M. de Montausier a voulu laisser ignorer le nom, avoit été depuis peu prisonnier en France, et y avoit été fort bien traité; mais la politesse françoise ne l'avoit pas rendu plus humain, et pour reconnoître tout le bien qu'il avoit reçu en France, il fit tout le mal qu'il put à son prisonnier; il le resserra avec la plus grande rigueur, le fit garder à vuë, et prétendit lui accorder une grande grâce en permettant que les gardes fussent dans l'antichambre du marquis, dont il ordonna que la porte fût toujours ouverte [38].» Au XVIIe siècle, les divers gouvernements prenaient peu de souci d'adoucir le sort de ceux de leurs sujets qui tombaient au pouvoir de l'ennemi; aussi la captivité de Montausier fut-elle assez longue, sans lui paraître pourtant beaucoup plus désagréable que le temps de son gouvernement d'Alsace, car à Brisach comme à Schweinfurt, il était isolé et n'avait d'autre ressource que l'étude; il fit provision de livres et de patience, et attendit avec assez de calme l'instant de sa délivrance. Ce fut alors qu'il composa la plupart de ces poésies que le Père Petit a le tort de trouver admirables, et dont les meilleures sont tout au plus médiocres; il entretenait aussi une correspondance fort active avec ses amis de France, même avec des indifférents, tels que Voiture, lequel lui adressait vers ce temps une agréable lettre où il se faisait gracieusement l'interprète de la société de l'hôtel de Rambouillet.
Au bout de dix mois la résignation du marquis finit par se lasser, et voyant qu'il n'y avait plus rien a espérer du cardinal Mazarin, qui n'aimait à obliger les gens qu'autant qu'il pouvait le faire sans bourse délier, il s'adressa à sa mère, qui lui fit passer sans retard une somme plus forte encore qu'il n'était nécessaire, si bien qu'après avoir payé sa rançon, fixée au chiffre exorbitant de 10,000 écus, il lui restait encore quelques fonds dont il fit le plus généreux emploi: plusieurs officiers subalternes avaient été faits prisonniers en même temps que lui, et la plupart appartenaient à cette classe héroïque de gentilshommes de province qui n'avaient que la cape et l'épée; il racheta immédiatement les uns, s'engagea pour les autres, et fit sa rentée en France au milieu de cet état-major improvisé. De pareils actes vont au cœur de toutes les femmes, celui de Julie d'Angennes fut touché, et à dater de ce jour elle n'opposa plus qu'une faible résistance aux prières des amis de Montausier. La cour qui, après le retour du marquis, n'avait plus aucun prétexte pour oublier ses services, l'accueillit avec distinction, et peu de temps après son arrivée récompensait ses exploits sous Guébriant par le titre de lieutenant général. Satisfait du côté de l'ambition, Montausier revint tout entier à sa grande affaire: la conclusion de son mariage avec Mlle de Rambouillet. La différence de religion élevait encore entre eux une barrière difficile à franchir, et la comtesse de Brassac, qui était de moitié dans toutes les espérances de son neveu, voyait clairement qu'à défaut d'abjuration toute transaction devenait impossible; aussi le pressa-t-elle vivement de suivre l'exemple qu'elle lui avait donné à quelque vingt ans de là. Quoi qu'en dise Tallemant [39], et bien qu'il semble naturel d'admettre qu'en cette circonstance l'amour ait un peu aidé à la grâce, tout concourt à prouver que Montausier tenait à sa religion et qu'il n'en changea qu'à la suite des méditations les plus sérieuses. A aucune époque de sa vie il n'avait été indifférent en ces graves matières, et jusqu'au milieu des camps, surtout pendant son gouvernement d'Alsace et sa captivité d'Allemagne, il avait poursuivi ces fortes études théologiques auxquelles Pierre du Moulin l'avait autrefois initié. Il n'avait pas négligé non plus la lecture des apologistes catholiques, et de l'examen approfondi et contradictoire de deux cultes différents il n'avait retiré qu'une poignante incertitude. Ce qui le rattachait surtout au protestantisme, c'était son éducation, c'était le souvenir austère et doux qu'il avait conservé de l'école de Sedan, et plus que tout le reste, c'était la crainte de briser le cœur de sa mère, calviniste ardente et qui n'eût pas accepté sans émoi une conversion qu'elle eût traitée d'impardonnable apostasie. Mais l'entourage de Montausier revenait sans cesse à la charge, et cette pression de tous les instants finit par l'emporter. La comtesse de Brassac, qui ne se croyait pas de force à lutter contre un disciple de du Moulin, appela à son aide un des plus célèbres théologiens du temps, le cordelier Faure, alors prédicateur de la reine, et que son mérite éleva depuis à l'épiscopat. Montausier ne se rendit pas sans avoir combattu; mais outre qu'il avait affaire à un adversaire redoutable, il était sous le charme de Julie, «et le cœur, dit Pascal, a ses raisons que la raison ne connaît pas.» Il devint catholique, et voulut consigner les motifs de sa conversion dans un petit écrit qui fut trouvé parmi ses papiers et qui, s'il n'offre rien de bien saillant, paraît du moins empreint d'une grande sincérité [40].
L'acte important qu'il venait d'accomplir produisit toutes les conséquences qu'on en pouvait attendre. Mme de Montausier fut sans doute vivement froissée d'un changement auquel pourtant elle était préparée, mais elle ne put se résoudre à vivre séparée d'un fils sur lequel elle avait reporté toutes ses affections; aussi consentit-elle bientôt à le recevoir après lui avoir fait promettre qu'il ne lui parlerait jamais de religion. Il se soumit à cette condition, quelque pénible qu'elle dût paraître à un homme devenu aussi zélé catholique qu'on l'avait vu zélé protestant, et grâce à cette condescendance il vécut avec sa mère et jusqu'à la fin dans une parfaite intelligence.
La comtesse de Brassac, toute fière du succès de ses démarches, tint à donner à son neveu des preuves palpables de sa reconnaissance: le comte son mari était mort le 14 mars en laissant plusieurs gouvernements vacants; elle fit si bien auprès du cardinal Mazarin et fut si bien appuyée par Mme d'Aiguillon, que Montausier les obtint immédiatement sans être obligé de débourser plus des deux tiers de leur valeur. Les bons offices de la duchesse, qui avait à cœur le mariage de Julie, n'en demeurèrent pas là. Elle connaissait le faible de son amie, et fit luire à ses yeux la séduisante perspective d'une place de dame d'honneur. Les instances de Mlle Paulet et de Mme de Sablé portèrent le dernier coup aux scrupules de Julie, et après avoir pris pour la forme les ordres de son père et de sa mère, elle consentit enfin à mettre un terme au long martyre de Montausier. «Ce fut à Ruel, dit Tallemant, que les noces se firent [41]; et par une rencontre plaisante, celui qu'on appelait autrefois le nain de la princesse Julie, fut celui-là même qui les épousa. Les vingt-quatre violons ayant su que Mlle de Rambouillet se marioit, vinrent d'eux-mêmes lui donner une sérénade, et lui dire qu'elle avoit fait tant d'honneur à la danse, qu'ils seroient bien ingrats s'ils ne lui en témoignoient quelque reconnoissance. Elle eut une querelle pour cette noce avec la marquise de Sablé, qui se plaignit qu'elle ne l'avoit pas conviée. L'autre juroit qu'elle lui avoit dit que ce seroit une incivilité de lui donner la peine de faire six lieues, à elle qui étoit quasi toujours sur son lit et qui n'étoit pas autrement portative; ce fut le terme qui la choqua le plus. La marquise irritée, quoiqu'on l'eût reconviée après, n'en voulut point ouïr parler; et pour montrer qu'elle étoit aussi portative qu'une autre, elle monte en carrosse, en dessein d'aller voltiger et de se faire voir autour de Ruel. Pour cela une demoiselle à elle, appelée la Morinière, à qui elle avoit fait apprendre à connoître les vents, regarda bien la girouette, et après l'avoir assurée qu'il n'y avoit point d'orage à craindre, on part; mais elle ne fut pas plus tôt au delà du pont de Nully que voilà tout le ciel brillant d'éclairs. La frayeur la prend; elle fait toucher à Paris; et le tonnerre étant assez fort, quoiqu'elle eût une grosse bourse de reliques, elle se cache dans les carrières de Chaillot, avec protestation de ne songer plus à se venger. A quelques jours de là la paix se fit.»
Le bonheur du marquis faillit être brusquement interrompu; on l'avait en effet désigné pour commander en Allemagne un corps de six mille hommes, qui devait agir séparément. C'était un honneur auquel il tenait peu en ce moment; aussi ne garda-t-il pas rancune au vicomte de Turenne qui, mû par un sentiment de jalousie, réussit à changer la détermination du ministre au sujet du plan de campagne, et lui fit retirer les offres faites au marquis. Pisani, son futur beau-frère et l'inséparable compagnon du duc d'Enghien, avait quitté Paris à la suite de ce prince dès la veille de la cérémonie nuptiale; il disait en partant: «Montausier est si heureux que je ne manquerai pas de me faire tuer puisqu'il va épouser ma sœur.» A quelques semaines de là cette plaisanterie devenait une lugubre réalité: enveloppé dans la déroute de la cavalerie française à Nordlingen, Pisani, presque seul, voulut se retourner pour faire face à l'ennemi, et fut victime de sa vaillance [42].
Outre Mme de Montausier, le marquis de Pisani laissait trois sœurs, deux desquelles étaient religieuses à l'abbaye d'Yères, à quatre lieues de Paris; la troisième était Angélique Claire d'Angennes, qui depuis épousa le comte de Grignan, et qui devait partager avec Julie de Montausier l'immense fortune des Savelli et des Rambouillet. Très-jeune encore à cette époque, elle vivait avec ses parents, et son caractère fantasque et bizarre mettait souvent à l'épreuve la patience de son beau-frère, qui, dans les charmes de son intérieur, trouvait, du reste, un ample dédommagement à tous ces petits ennuis. Julie, en effet, quelque réservée qu'elle fût en apparence, n'en professait pas moins pour son mari un véritable culte, et l'estime qu'autrefois elle accordait seule au plus constant des amants était devenue l'amour le plus tendre et le plus profond. S'il en fallait croire Tallemant, elle eût pourtant subi dès lors une transformation peu à son avantage. «Depuis son mariage, dit-il, Mme de Montausier est devenue un peu cabaleuse. Elle veut avoir cour; elle a des secrets avec tout le monde; elle est de tout, et ne fait pas toute la distinction nécessaire. Je tiens que Mlle de Rambouillet valoit mieux que Mme de Montausier. Elle est pourtant bonne et civile; mais il s'en faut bien que ce soit sa mère, car sa mère n'a pas les vices de la cour comme elle. Elle dit une plaisante chose à quelqu'un qui lui demandait pourquoi elle ne laissait pas M. de Montausier solliciter ses pensions. «Hé, dit-elle, s'il alloit battre M. d'Émery, ce seroit bien le moyen d'être payé.»
L'auteur des historiettes est ici moins malicieux qu'il ne voudrait le paraître, et il serait facile de tirer de ses paroles une interprétation favorable, surtout lorsqu'on le voit quelques lignes plus loin parler ainsi de Montausier: «C'est un homme tout d'une pièce: Mme de Rambouillet dit qu'il est fou à force d'être sage. Jamais il n'y en eut un qui eût plus de besoin de sacrifier aux grâces. Il crie, il est rude, il rompt en visière, et s'il gronde quelqu'un, il lui remet devant les yeux toutes les iniquités passées. Jamais homme n'a tant servi à me guérir de l'humeur de disputer. Il vouloit qu'on fît deux citadelles à Paris, une au haut et une au bas de la rivière, et dit qu'un roi, pourvu qu'il en use bien, ne sauroit être trop absolu, comme si ce pourvu étoit une chose infaillible. A moins qu'il soit persuadé qu'il y va de la vie des gens, il ne leur gardera pas le secret. Sa femme lui sert furieusement dans la province. Sans elle, la noblesse ne le visiteroit guère: il se lève là à onze heures comme ici, et s'enferme quelquefois pour lire, n'aime point la chasse, et n'a rien de populaire.» Cela veut dire, ce me semble, que Mme de Montausier, unie à un homme incapable de se modérer, était parfois obligée de faire de la diplomatie pour elle et pour lui: de là à être cabaleuse et entachée des vices de la cour, il y a évidemment fort loin. Les manières conciliantes de la marquise furent d'autant plus utiles à Montausier que les circonstances lui étaient plus défavorables. Comme on l'a vu plus haut, le ministère l'avait privé d'un commandement important, après l'avoir obligé à des frais d'équipement considérables et pour lesquels il n'obtint aucune compensation; le cardinal de Mazarin, qui n'avait d'égards que pour ceux qu'il craignait, trouva bientôt une nouvelle occasion de desservir Montausier, et il ne manqua pas de la saisir. L'Alsace venait d'être démembrée par le traité de Munster, qui ôtait à la France les villes de Schelestadt et de Colmar, tout en lui laissant la plus grande et la plus riche partie de la province. Les portions cédées à l'empire ayant été précisément détachées de la haute Alsace, dont Montausier était gouverneur, il semblait qu'il eût un droit naturel au commandement de la basse, dont il souhaitait vivement être investi. Sans prendre ses droits en considération, le cardinal donna au comte d'Harcourt le gouvernement de la province entière, et tout ce qu'il accorda aux instantes réclamations du marquis, ce fut le titre honorifique de lieutenant de roi, avec des appointements assez considérables, il est vrai, mais dont le recouvrement était des plus hypothétiques, à cette époque si désastreuse pour les finances de la France. Il prit néanmoins philosophiquement son parti de toutes ces injustices, et son zèle pour le service de l'État n'en fut pas refroidi. L'hiver suivant, le duc d'Enghien, de retour d'Allemagne, vint lui rendre visite et lui témoigna tout son regret de n'avoir pas été secondé par lui dans la dernière campagne. Ces paroles ne firent qu'enflammer l'ardeur du marquis, qui brûlait de se venger de l'ingratitude du ministère par de nouveaux exploits; et lorsqu'au mois d'avril le duc d'Orléans partit pour l'armée de Flandre, il n'hésita pas à l'accompagner comme volontaire, ainsi que firent, du reste, plusieurs personnages de la plus haute distinction, parmi lesquels on comptait les ducs de Nemours, d'Elbœuf, de Brissac, de Retz et le prince de Marsillac. La marquise était enceinte, mais ce fut vainement qu'elle chercha à retenir son mari; il sut faire violence à ses sentiments les plus chers, et partit pour une campagne qui devait être longue et rude. L'armée du duc d'Orléans était commandée, sous ses ordres, par les maréchaux de Gassion et de Rantzau; les marquis de la Ferté-Imbaut et de Villequier servaient en qualité de lieutenants généraux; les marquis de Palluau, de Miossens, de Noirmoutier, de Clanleu, de Quincé, de Gassion de Bergeré, frère du maréchal, du Terrail, de Roanette, de Lermont, de Drouet et de la Feuillade, de maréchaux de camp. Le duc d'Enghien avait sous lui le maréchal de Gramont; le duc de Châtillon, le comte de Marsin, le marquis de la Moussaie, le comte de Chabot, d'Arnauld, le marquis de Laval et le marquis de Castelnau-Mauvissière remplissaient, dans son armée, les fonctions de maréchaux de camp. Montausier se trouvait précisément dans l'état-major du prince, qu'il ne quittait presque plus: il était à ses côtés dans cette journée du 13 août devant Mardick, où la bouillante valeur de Condé jeta un si vif éclat [43]; et de concert avec Bussy, il exécutait cette fameuse charge de cavalerie où tant de grands seigneurs trouvèrent la mort: sur quarante-cinq cavaliers, vingt seulement rentrèrent au camp avec leur chevaux. Mardick se rendit le 25 août après une magnifique résistance, qui coûta aux assiégeants des pertes énormes; et le duc d'Orléans, satisfait de cet exploit, revint à la cour, laissant à Enghien le commandement en chef. Montausier croyant les opérations suspendues jusqu'à l'année suivante, s'empressa d'aller rejoindre la marquise, qui, dès la fin du mois de juin, l'avait rendu père [44]; mais son séjour à Paris ne fut pas de longue durée. Débarrassé des entraves qu'apportaient à l'exécution de ses plans le duc d'Orléans et son directeur, l'abbé de la Rivière, Enghien résolut de profiter de sa liberté pour tenter quelque coup d'éclat. Après avoir isolé Dunkerque en emportant la place de Furnes qui la couvrait, il ouvrit la tranchée le 25 septembre. A la nouvelle de cette expédition, qui surprit tout le monde à la cour, où l'on savait que le duc d'Enghien n'avait pas plus de neuf ou dix mille hommes de troupes fatiguées, le marquis de Montausier et les ducs d'Amville et de Retz partirent en poste, jaloux de partager, avec les périls du prince, la gloire dont il allait se couvrir. Ce siége, si vigoureusement et si habilement conduit, fut peut-être, en effet, le plus bel exploit d'un héros qui ne comptait encore que des succès, et dont le seul tort fut d'affronter le danger avec une bravoure qu'on pouvait à bon droit taxer de témérité. Un jour que, selon sa coutume, il était allé visiter les nouveaux ouvrages, comme il donnait ses ordres au capitaine Richard, qui lui servait d'ingénieur, celui-ci tombe à ses pieds frappé d'une balle, qui le fit expirer sur-le-champ; quelques minutes après le prince repassant dans la tranchée, suivi d'un seul valet de pied, un boulet de canon emporte la tête de ce domestique, les morceaux épars du crâne blessent Enghien au cou et au visage; il est inondé de sang, ainsi que d'Amville et Montausier, qui se trouvaient près de lui et qui le crurent frappé à mort. Mais la contenance riante et tranquille du prince les rassura bientôt; et comme ils le pressaient de prodiguer moins une vie si précieuse, il répondit: qu'un prince du sang, plus intéressé par sa naissance à la gloire de la nation, doit, dans le besoin, s'exposer plus que personne pour en soutenir l'éclat [45].
Après treize jours de tranchée ouverte, le commandant espagnol se voyant sans espérance d'être secouru et de pouvoir résister plus longtemps à un héros pour qui il n'y avait rien d'invincible, capitula, obtint des conditions honorables, et rendit la place le 11 octobre, après l'avoir défendue avec un courage et une habileté qui lui méritèrent les éloges mêmes de son vainqueur.
Immédiatement après la prise de Dunkerque, Montausier se hâta de regagner Paris, où la marquise, qui connaissait trop bien son imprudente valeur, éprouvait en son absence de continuelles alarmes, augmentées encore par les premières épreuves du mariage. A de très-courts intervalles elle donna le jour à deux enfants: un fils, qui mourut au berceau, et une fille [46], qui devait s'unir avec l'héritier de cette ancienne maison d'Uzès que nous voyons subsister encore avec éclat.
A la suite des longues guerres qui venaient de porter si haut la fortune de la France, et en attendant les prochaines barricades, Paris jouissait d'un calme profond, et Montausier, qui ne s'en absenta guère jusqu'au printemps de 1648, s'abandonna tout entier à son goût pour les lettres, goût que partageait pleinement sa nouvelle famille. On aimait passionnément la discussion à l'hôtel de Rambouillet, la discussion à armes courtoises, bien entendu; et dans les thèses brillantes qu'on y soutenait et auxquelles il prenait part, le marquis ne parvenait pas sans peine à se plier au ton de la maison. C'était un âpre argumentateur, ennemi des circonlocutions et des jeux d'esprit, et qui prenait facilement en aversion ceux dont le genre tranchait par trop avec le sien. Voiture entre tous lui était souverainement antipathique: il s'était fait le censeur à outrance de cet élégant discoureur, qui ne pouvait ouvrir la bouche sans que le marquis s'écriât, en haussant les épaules: «Mais cela est-il plaisant? mais trouve-t-on cela divertissant [47]?» Peut-être y avait-il dans le fait de Montausier un peu de jalousie rétrospective, car Voiture s'était posé toute sa vie en amant, amant malheureux, il est vrai, de Mlle de Rambouillet. C'était être jaloux d'une ombre, et si quelqu'un eût eu le droit de se formaliser pour si peu, ce n'était pas le marquis [48], qu'on voyait, malgré son amour conjugal, entretenir un commerce illicite avec les femmes de chambre de sa femme, laquelle, presque dès le début, dut s'habituer à une tolérance qu'on lui reprocha plus tard, alors qu'elle défendait si mollement les filles d'honneur de la reine contre les entreprises de Louis XIV. Malgré sa brusquerie et d'autres défauts que les femmes pardonnent plus difficilement, Montausier n'en était pas moins, de la part de son entourage, l'objet de mille attentions et de mille petits soins. Il n'était jamais allé à Rambouillet, et sa belle-mère voulut lui faire elle-même les honneurs de ce magnifique domaine. Tallemant nous a laissé le récit de ce voyage: «[Mme de Rambouillet] fit dans le parc une belle chose, mais elle se garda bien de le dire à ceux qui la furent voir. J'y fus attrapé comme les autres. Chavaroche, intendant de la maison, autrefois gouverneur du marquis de Pisani, eut charge de me faire tout voir. Il me fit faire mille tours; enfin il me mena en un endroit où j'entendis un grand bruit, comme d'une grande chute d'eau. Moi qui avois toujours ouï dire qu'il n'y avoit que des eaux basses à Rambouillet, imaginez-vous à quel point je fus surpris quand je vis une cascade, un jet et une nappe d'eau dans le bassin où la cascade tomboit; un autre bassin ensuite avec un gros bouillon d'eau, et au bout de tout cela un grand carré, où il y a un jet d'eau d'une hauteur et d'une grosseur extraordinaires, avec une nappe d'eau encore, qui conduit toute cette eau dans la prairie, où elle se perd. Ajoutez que tout ce que je viens de vous représenter est ombragé des plus beaux arbres du monde. Toute cette eau venoit d'un grand étang qui est dans le parc en un endroit plus élevé que le reste. Elle l'avoit fait conduire par un tuyau hors de terre, si à propos, que la cascade sortoit d'entre les branches d'un grand chêne, et on avoit si bien entrelacé les arbres qui étoient derrière celui-là, qu'il étoit impossible de découvrir ce tuyau. La marquise, pour surprendre M. de Montausier, qui y devoit aller, fit travailler avec toute la diligence imaginable. La veille de son arrivée, on fut obligé, la nuit étant survenue, de mettre plusieurs lanternes sur les arbres et d'éclairer aux ouvriers avec des flambeaux; mais sans compter pour rien le plaisir que lui donna le bel effet que faisoient toutes ces lumières entre les feuilles des arbres et dans l'eau des bassins et du grand carré, elle eut une joie étrange de l'étonnement où se trouva le lendemain le marquis, quand on lui montra tant de belles choses.»
Peu après son retour de Rambouillet, Montausier résolut de visiter son gouvernement d'Angoumois, et il partit accompagné de la marquise et de sa sœur, la future comtesse de Grignan; le voyage fut fort gai: «M. de la Rochefoucauld lui donna une chasse magnifique; à tous les relais il y avoit collation et musique. A Xaintes, elles [49] faisoient le cours à cheval dans la prairie, le long de la Charente, et il s'y trouvoit assez grand nombre de carrosses, car toutes les dames des environs s'y rendoient. Elles allèrent voir l'armée navale, et au retour elles reçurent le maréchal de Gramont avec le canon, et le firent complimenter par le présidial en corps. Pour lui, il leur disoit plaisamment: «Venez jusqu'à Bayonne et m'avertissez, afin que je fasse tenir des baleines toutes prêtes.» Cette réception fit une querelle. Le maréchal d'Albret passa aussi par Angoulême; on ne lui fit point de fanfares. Il y fut quatre jours, et après cela il s'avisa de se fâcher de ce qu'on ne l'avoit pas traité comme le maréchal de Gramont. On répondit que ce n'étoit pas comme maréchal de France, mais comme un ancien ami qu'on l'avoit traité ainsi. «Ah! ne suis-je pas aussi votre ami?» Le président de Guénégaud se plaignit aussi de ce qu'étant président aux enquêtes du parlement de Paris, le présidial n'étoit pas allé en corps. Je crois que cela ne se doit point. Mlle de Rambouillet entendant cela, dit brusquement: «Hé! de quoi s'avise ce président de Guénégaud de nous venir aussi chicaner.» Ils se plaignirent encore de cela; enfin la cour en eut vent, car, à cause de certaines gens de guerre qu'il falloit faire vivre sur le pays, le maréchal prétendoit avoir sujet de n'être pas content de M. de Montausier. Enfin cela s'apaisa [50].»
En 1648, la Saintonge, comme toutes les provinces centrales de la France était encore à demi-sauvage, et l'on n'y voyait croître nulle part ces fleurs délicates de la civilisation qui, à Paris même, ne s'épanouissaient guère hors de cette serre chaude qu'on nommait l'hôtel de Rambouillet. Claire d'Angennes, qui dirigeait alors la coterie des précieuses, souffrait vivement du contact de tant de gens grossiers, et ne prenait pas la peine de dissimuler le dégoût qu'ils lui inspiraient; c'est ce que Tallemant constate en ces termes: «Il y eut bien des gentilshommes mal satisfaits de Mlle de Rambouillet. Une fois elle dit tout haut à quelqu'un qui venoit de la cour: «Je vous assure qu'on a grand besoin de quelque rafraîchissement, car sans cela on mourroit bientôt ici.» Il y eut un gentilhomme qui dit hautement qu'il n'iroit point voir M. de Montausier tandis que Mlle de Rambouillet y seroit, et qu'elle s'évanouissoit quand elle entendoit un méchant mot. Un autre, en parlant à elle, hésita longtemps sur le mot d'avoine, avoine, avene, aveine. «Avoine, avoine, dit-il, de par tous les diables! On ne sait comment parler céans.» Mlle de Rambouillet trouva cette boutade si plaisante, qu'elle l'en aima toujours depuis.»
Les emportements de Montausier formaient un singulier contraste avec les délicatesses de sa belle-sœur. Peu exigeant sous le rapport du langage, il avait en revanche à l'excès l'amour des convenances et des bonnes manières, toutes choses à peu près inconnues aux rudes huguenots de la Saintonge, qui, malpropres à table, poussaient parfois le franc parler jusqu'à l'impertinence. Des scènes regrettables eurent lieu et se fussent renouvelées bien plus fréquemment sans la gracieuse intervention de la marquise, qui s'efforçait de se faire toute à tous, et «dès qu'elle voyoit un gentilhomme, s'informoit de son nom et de tout le reste, et à table, ou en causant, le nommoit par son nom, lui demandoit des nouvelles de sa famille; cela les charmoit [51].»
Tandis que le marquis tenait cour plénière en son château de Montausier, les événements se pressaient à Paris, où il avait laissé ses enfants. C'était vainement, en effet, que les armes de la France triomphaient au dehors; cette gloire, si chèrement achetée, ne faisait qu'augmenter les embarras à l'intérieur en élargissant chaque jour davantage le gouffre du déficit. Depuis 1645, le cardinal s'était préoccupé de ces difficultés, et par ses mesures financières il avait rendu intolérable la situation du peuple, déjà si fort à plaindre. Dès le mois de janvier 1648, quelques émeutes éclatèrent, et le parlement, mal disposé, n'enregistra qu'avec répugnance des édits qui portaient d'ailleurs atteinte à ses droits. Vers la fin de mai, l'évasion du duc de Beaufort, enfermé depuis cinq ans au château de Vincennes, donna le signal de nouveaux troubles. Au commencement de juillet, le désordre était effrayant: le peuple profitait de la discorde qui divisait les grands pouvoirs de l'État pour ne reconnaître aucune autorité, et l'impôt ne rentrant plus, la puissance administrative semblait sur le point de tomber en dissolution; les parlements de province imitaient celui de Paris, et des émeutes éclataient sur divers points. Ce fut alors qu'après d'infructueuses tentatives de conciliation, la reine revint à des mesures de rigueur: l'arrestation de Broussel mit le comble à l'exaspération populaire, et la Fronde se constitua définitivement sous la direction de Gondi.
Informé de ces graves événements, sachant d'autre part que plusieurs de ses amis avaient pris parti contre la cour, le marquis de Montausier se trouva dans une position des plus embarrassantes; car bien qu'il eût fort à se plaindre du cardinal Mazarin, il était trop délicat pour chercher à obtenir par l'intimidation ce que l'on refusait d'accorder à ses services. Mais décidé, pour son compte, à rester fidèle au ministre, il craignait cependant d'affronter les obsessions qui n'eussent pas manqué d'assaillir un homme de son importance s'il fût retourné à Paris; ses devoirs de gouverneur le retenaient d'ailleurs dans sa province, dont la population remuante et calviniste, en grande partie, n'avait que trop de penchant à la révolte; il résolut, en conséquence, de rester à Angoulême et d'y attendre, s'il était possible, la fin de ces orages.
A l'expiration de la courte trêve conclue au mois d'octobre entre le parlement et le cardinal, les désordres avaient recommencé plus que fort jamais, et la Fronde s'était fortifiée par l'accession imprévue du prince de Conti et des duchesses de Longueville et de Bouillon. La province s'agitait de nouveau à son tour; le duc de Longueville marchait sur Paris à la tête de six mille Normands; et ce qui redoublait l'inquiétude de Montausier, le duc de la Trémouille se prononçait dans le même sens, entraînant dans sa rébellion les populations de la Bretagne, de l'Anjou et du Poitou, toutes provinces voisines de la Saintonge. La fermeté du marquis imposa pourtant aux peuples de son gouvernement, et l'Angoumois resta paisible jusqu'au dénoûment du premier acte de la Fronde, dénoûment que les concessions de Mazarin amenèrent plus tôt qu'on ne l'espérait.
Au mois d'avril, le marquis et la marquise partirent pour la cour, où ils ne reçurent pas l'accueil qu'ils étaient en droit d'attendre. Le cardinal en était dès lors réduit aux expédients; car dans ces temps difficiles, une victoire était presque aussi désastreuse qu'une défaite, et dès le lendemain du triomphe le ministre se trouvait en face de prétentions excessives et d'appétits insatiables. Vivant au jour le jour, Mazarin s'était habitué à ne plus compter qu'avec les gens qui savaient se faire craindre; quant aux serviteurs fidèles et dévoués, qui tels que Montausier subordonnaient tout au devoir, il se contentait de les estimer, sauf à les sacrifier au besoin. C'est ainsi que le marquis, trompé récemment dans ses espérances du côté de l'Alsace, apprit indirectement que le cardinal songeait encore à le dépouiller de l'Angoumois pour satisfaire sans doute un de ces chefs de parti qui, sous le prétexte du bien public, dissimulaient assez mal des prétentions purement personnelles. L'inique projet du cardinal ne reçut heureusement point d'exécution; mais Montausier dut la conservation de sa province moins aux scrupules du ministre qu'aux nécessités de la situation, qui devenait chaque jour plus tendue et faisait présager une nouvelle explosion.
Peu de temps après son retour, le marquis eut le chagrin de perdre la personne du monde qui peut-être l'avait le plus aimé: Mme de Brassac. Elle l'avait institué en mourant son légataire universel; mais cette succession était loin de présenter un bénéfice net, et la liquidation des biens de la comtesse eût été pour tout autre que Montausier une affaire des plus compliquées: «Jamais homme, dit le Père Petit, n'a si peu entendu le procès que M. de Montausier: il ne vouloit pas même l'entendre; son esprit vif et pénétrant pour tout autre chose sembloit s'émousser sur cette matière; incapable de tromperie et d'artifice, il se laissoit aisément tromper, parce qu'il ne se pouvoit persuader qu'on pût être moins droit et moins sincère que lui; en un mot, l'esprit de chicane étoit si éloigné de son génie que, dans cette occasion il sacrifia ses intérêts à son aversion pour le procès. Il engagea ses parties à prendre des arbitres; il adopta ceux qu'ils choisirent, quoiqu'il ne les connût pas, et termina en un mois, par un accommodement à sa perte, une affaire qui aurait pu durer trente ans entre les mains d'un chicaneur habile.» Ces ennuyeux arrangements terminés, Montausier partit sans plus attendre, pour son gouvernement, où tout semblait annoncer que sa présence allait devenir indispensable.