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Un Misanthrope à la Cour de Louis XIV: Montausier, sa vie et son temps

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LIVRE VI.
1674-1690.

Montausier accusé présente au roi son apologie.—Conduite du duc à l'égard de Mme de Montespan.—Mort de Conrart.—Mlles de Grignan.—Travaux pour l'éducation du dauphin.—Mariage du prince et retraite de Montausier.—Prise de Strasbourg.—Montausier rompt avec son gendre.—Le prince de Condé les réconcilie.—Prise de Philisbourg.—Mariage de Mlle d'Alerac.—Seconde rupture avec le duc d'Uzès.—Mort de Montausier.

Ainsi que nous l'avons dit, le dauphin avait peu de goût pour ceux que le roi avait chargés de son éducation; mais son antipathie contre Montausier était d'autant plus forte [128], que c'était en vertu des ordres du duc seul que les châtiments manuels lui étaient infligés. Il est donc peu probable qu'il ait été fort reconnaissant de l'hommage que lui faisait son gouverneur d'une collection de maximes morales; mais quelles qu'aient pu être ses impressions particulières, celles des jeunes gens qui composaient son entourage étaient résolûment hostiles au livre et à l'auteur. Ces courtisans précoces n'oubliaient rien pour inspirer au dauphin le mépris qu'ils affectaient eux-mêmes pour ce petit ouvrage. «C'étoit se moquer, selon eux, que de prétendre former un roy sur ces règles et sur ces principes; ils disoient que les princes ne se doivent pas conduire de la sorte, que s'ils étoient si fidelles observateurs du droit et de la justice, et si rigoureux à punir la licence et le vice, ils seroient plus propres à conduire un monastère qu'à gouverner un royaume; et qu'enfin on ne pouvoit bien réussir dans le gouvernement des peuples, lorsqu'on s'attachoit trop aux maximes de la religion. Ils ajoûtaient encore que le gouverneur donnoit trop à son zèle, en voulant porter son élève à une perfection où nul homme ne peut atteindre, et en prétendant réunir en sa personne des qualitez que l'on a jamais veues ensemble; qu'il proposoit au jeune prince les chimères d'un esprit malade pour règles de sagesse; qu'il tomboit visiblement dans cet excès de la justice que l'Écriture condamne; et que s'il étoit louable d'écouter ses instructions, il étoit impossible de les suivre [129].» Le duc avait prévu ces attaques, et dans la préface de son livre, le dauphin eût pu trouver des armes pour les repousser, si elles lui eussent été désagréables. Dans ce discours préliminaire, Montausier «insiste particulièrement à prémunir le prince contre les suggestions pernicieuses du libertinage et de la flatterie; il lui fait une vive peinture de ces lâches adulateurs, de ces politiques impies ou de ces ministres intéressés qui, pour faire leur cour, et pour couvrir leurs vexations et leurs désordres, mettent en mouvement tous les ressorts imaginables pour fasciner les yeux du prince, et écarter de lui jusqu'à l'ombre de la vérité. «Je prévois, dit le zélé gouverneur à son auguste élève, je prévois que ce recueil, que je vous présente, m'attirera la haine d'un nombre infini de gens, parce qu'il choque les intérêts et les desseins de ceux qui n'ont ni la crainte de Dieu, ni le bien public, ni le service du roy devant les yeux, mais seulement leur ambition, leur crédit, leur intérêt. Tous les ennemis de l'ordre et de la solide piété se déclareront contre moi, parce qu'ils trouveront leur condamnation dans ces maximes; ils s'efforceront de décrier les préceptes que je vous donne; ils en feront des railleries; ils les traiteront de ridicules, de chimériques et d'impossibles; mais j'aurai pour moi toutes les personnes qui font profession d'honneur et de vertu, qui seront charmées de voir inspirer aux souverains des sentimens capables de les faire régner avec gloire, et de procurer la félicité publique. Vous-même, Monseigneur, par votre sage conduite, vous ferez le principal éloge de ces instructions, et vous justifierez leur auteur. Tout vous invite à les pratiquer: votre naissance vous y porte; les heureuses semences de vertu que la main de Dieu a répandues dans votre âme vous y préparent dès votre enfance; le roy vous y excite par les grands exemples qu'il vous donne de toutes les vertus royales, par la peine qu'il prend de vous dresser lui-même des mémoires et des instructions pour vous faire marcher un jour sur ses traces glorieuses, et par ses exhortations touchantes et solides, qu'il veut bien vous faire de tems en tems. Il n'est pas jusqu'à sa devise, qui ne nous apprenne les devoirs d'un grand roy; il a choisi le soleil pour lui servir de corps, parce que cet astre est le modèle de la conduite de tous les souverains. Ils doivent, comme lui, estre actifs, vigilans, infatigables, libéraux et bienfaisans; comme lui produire partout l'abondance, distribuer les richesses, faire naître les fruits, disperser la lumière, apporter la sérénité, dissiper les nuages, appaiser les tempêtes, et répandre partout leurs clartés et leurs influences favorables [130]

Les précautions que le duc avait prises pour mettre le dauphin à l'épreuve de la séduction, au lieu d'arrêter les séducteurs, ne servirent qu'à les aigrir davantage contre un homme qui savait si bien les démasquer et les faire connaître; ils n'avaient pas seulement à décrier la vertu pour justifier leurs vices, mais ils avaient encore à se venger d'un ennemi redoutable, qui s'efforçait de les perdre sans ressource dans l'esprit de son élève. Animés de cet intérêt personnel, ils couvrirent leur vengeance sous le voile spécieux du zèle et de l'attachement pour le bien solide du prince; ils renouvelèrent les anciennes plaintes, et crièrent plus haut que jamais: que le gouverneur était un homme dur et un maître impitoyable, qui, sans égard pour la dignité et la délicatesse du dauphin, l'élevait comme un enfant destiné à gagner son pain à la sueur de son front: qu'il l'accablait sous le poids du travail; qu'il lui refusait la plupart des divertissements convenables à son âge et à son rang; qu'il semblait prendre à tâche d'en faire un pédant hérissé de grec et de latin, et que si l'on n'y prenait garde, il rendrait l'héritier présomptif de la couronne bien plus propre à régenter une classe qu'à gouverner un grand royaume. Ces discours furent écoutés et applaudis par tout ce qu'il y avait de gens intéressés à flatter le jeune prince, dont on briguait déjà la faveur. Une troupe de jeunes gens de la première distinction, formait la cour ordinaire du dauphin; et comme le duc le quittait encore moins aux heures qu'il passait à se divertir avec les jeunes courtisans qu'aux heures consacrées à l'étude, il eut plus d'une fois occasion de mettre un frein à la licence de ces flatteurs en herbe qui cherchaient à se rendre agréables par toutes sortes de moyens. Quoique le gouverneur eût pour eux tous les égards qui étaient dus à leur naissance, et qu'il leur ménageât auprès du dauphin toute la considération qu'ils méritaient à ce titre, il ne laissa pas de faire d'innombrables mécontents par la franchise un peu rude avec laquelle il les reprenait, lorsqu'en dépit de la retenue qu'ils s'imposaient en sa présence, il lui arrivait de les trouver en défaut. De ces jeunes gens les uns étaient encore à l'âge où l'on est impatient de toute direction, et haïssaient le gouverneur précisément parce qu'il était gouverneur; les autres plus âgés et de mœurs moins innocentes, craignaient que le châtiment ne suivît de près les menaces d'un homme dont ils connaissaient l'incorruptible fermeté, et qu'ils ne reçussent enfin l'affront de se voir bannis de la cour. Les parents, bien loin d'être charmés de la discipline exacte que l'on prétendait imposer à leurs enfants, se firent les défenseurs d'une folle jeunesse, et se plaignirent avec hauteur de ce qu'on semblait vouloir les éloigner du prince, et établir la fortune des uns sur la ruine des autres; que ces distinctions étaient odieuses, et qu'il n'appartenait point au duc de Montausier de les établir. Des courtisans corrompus et des femmes coquettes, qui n'aspiraient qu'au moment de donner au dauphin le goût de la volupté, ne pouvaient sans murmurer se voir fermer tout accès auprès de sa personne, et joignirent leurs plaintes à celles des autres. La puissance de la cabale augmentait chaque jour, sans que Montausier consentît à se relâcher en rien d'une sévérité peut-être excessive; les choses en étaient à ce point que le gouverneur, abandonné de tout le monde, allait ne plus pouvoir compter que sur la volonté du roi, et ce dernier appui faillit même lui manquer par suite de l'entrée en scène d'un nouvel et redoutable adversaire, qui n'était autre que la reine. Blessée depuis longtemps de la façon trop rude dont son fils était élevé, elle recueillait avidement les rapports fâcheux qui lui arrivaient de toutes parts sur la brutalité du gouverneur; alarmée par ces récits exagérés, elle en vint à trembler pour la santé du dauphin, et parvint un instant à ébranler la volonté de Louis XIV, qui, peu soucieux d'ailleurs du bonheur de cette princesse, que par ses nombreuses infidélités il avait réduite au désespoir, n'osait pas du moins lui résister en face dans une question qui ne le touchait pas personnellement. Sans adopter un parti décisif, il montra cependant au gouverneur plus de froideur qu'à l'ordinaire, et Montausier sentant alors le besoin de se disculper sans toutefois rien sacrifier de ses principes, composa une apologie qu'il présenta au roi, prêt à se retirer s'il refusait d'agréer sa justification. Dans ce document, il avait pris à tâche de réfuter par ordre toutes les calomnies auxquelles il était en butte depuis des années. Cette défense était à la fois habile et vigoureuse: tandis qu'il arrachait à ses détracteurs le voile hypocrite sous lequel ils abritaient leurs prétentions intéressées, il faisait adroitement sentir au monarque les défauts et le peu d'aptitude de son héritier, et la nécessité d'intervenir lui-même pour appuyer de son autorité royale le crédit menacé du gouverneur. Louis XIV lut le mémoire à loisir et s'en montra satisfait; la reine même se rassura, et l'envie se vit réduite encore une fois au silence. Montausier, qui avait déployé tant de fermeté dans cette conjoncture, ne montra pas moins d'indépendance à quelque temps de là dans une question non moins grave. Le jeudi saint de l'année 1675, Mme de Montespan se présenta à un prêtre de la paroisse de Versailles [131]. Ce prêtre lui refusa l'absolution, et l'on devine facilement les motifs d'un pareil refus. Elle s'en plaignit au roi, qui fit venir M. Thibaut, curé de la paroisse. Le curé déclara que le prêtre n'avait fait que son devoir. Mme de Maintenon, alors à Versailles, vivant dans la société habituelle de Mme de Montespan, et très à portée d'être instruite de tous les détails d'un événement auquel ses principes de religion et de vertu lui faisaient prendre un si grand intérêt, écrivait à la comtesse de Saint-Géran, «que le roi ne vouloit condamner ni le prêtre ni le curé sans savoir ce que le duc de Montausier, dont il respecte la probité, et M. de Condom, dont il estime la doctrine, en pensoient.» Bossuet ne balança pas à répondre comme le curé, «que le prêtre n'avoit fait que son devoir.»

«M. de Montausier, ajoute Mme de Maintenon, a parlé plus fortement. M. de Condom reprit la parole et parla avec tant de force; il fit venir si à propos la gloire et la religion, que le roi, à qui il ne faut que dire la vérité, se leva fort ému, et dit à M. de Montausier, en lui serrant la main: Je ne la verrai plus

On sait où aboutit ce bon propos illusoire de Louis XIV, qui bientôt fut suivi du retour de la favorite et d'une réconciliation scellée par la naissance de Mlle de Blois, et par celle du comte de Toulouse. La noble conduite de Montausier ne resta pourtant pas sans récompense, car elle lui valut l'estime de Mme de Maintenon, qui n'oublia jamais le service que le duc s'était efforcé de rendre à la morale [132].

Cependant le vide se faisait de plus eu plus autour de Montausier vieillissant. Déjà en 1672 il avait perdu Godeau, l'aimable évêque de Vence [133], et Chapelain en 1674; le 23 septembre 1675, la mort de Conrart lui causa un chagrin non moins vif, car il professait pour son ancien coreligionnaire une singulière estime, comme le prouvent ces paroles qu'il adressait au calviniste Jean Rou, chargé par les héritiers du défunt de consulter le duc sur l'emploi qu'on devait faire des volumineux manuscrits recueillis dans la succession, et que certaines personnes songeaient à donner au public: «Qu'ils s'en donnent bien de garde, répondait Montausier, ce seroit tout perdre. Vous savez, et ils le savent aussi bien que vous, combien j'aimois et considérois celui dont nous parlons. La plupart de nos amis communs rendront témoignage du cas que j'ai toujours fait de tout ce qui sortoit de sa plume, parce qu'en effet il y avoit en tout cela bien du prix; mais la réputation que cet illustre s'étoit acquise est allée si loin, que, quand tout ce qu'on pourroit publier de lui auroit été dicté par un ange, cela ne seroit pas capable de soutenir la dignité d'un bruit aussi extraordinaire, et il s'en faut tenir là; des oracles même ne paroîtroient que des rogatons. Il y a de certaines conjonctures qui sont si fatales à la réputation des plus grands hommes, qu'on les peut comparer à ces constellations bénignes qui font toute la félicité des naissances les plus heureuses; ç'a été sous une constellation de cette nature que la réputation de notre ami est née, il faut se contenter d'en garder la coiffe; dites-leur que c'est le meilleur conseil que je leur puisse donner.»

Le vieux Conrart s'éteignait à propos, alors que les persécutions contre le protestantisme se préparaient dans l'ombre. Cette mort rompit le faible lien qui rattachait encore Montausier aux souvenirs de sa jeunesse, et ses relations de plus en plus étroites avec Bossuet et Fléchier ne contribuèrent pas peu à atténuer le fâcheux effet que dut produire sur lui la grande et désastreuse mesure que prit Louis XIV pour l'anéantissement du calvinisme. Mais en 1675 on n'usait encore de la persécution que comme d'un expédient financier propre à exciter la générosité du clergé de France, et dans le cœur du roi le penchant à la volupté étouffait les symptômes du fanatisme naissant.

Vingt années de prospérité inouïe avaient contribué à aveugler la cour et à ébranler dans l'âme du monarque les notions du juste et de l'injuste; si la fortune infligeait quelques revers aux armes de la France, il semblait qu'elle voulût par là relever comme par contraste l'éclat merveilleux de triomphes si longtemps soutenus; et c'est à un échec de ce genre que se rapporte l'anecdote suivante de Mme de Sévigné: «Voici une petite histoire que vous pouvez croire comme si vous l'aviez entendue. Le roi disoit un de ces matins: «En vérité, je crois que nous ne pourrons pas secourir Philisbourg; mais enfin je n'en serai pas moins roi de France.» M. de Montausier,

Qui pour le pape ne diroit

Une chose qu'il ne croiroit,

lui dit: «Il est vrai, sire, que vous seriez encore fort bien roi de France, quand on vous auroit repris Metz, Toul et Verdun, et la Comté, et plusieurs autres provinces dont vos prédécesseurs se sont bien passés.» Chacun se mit à serrer les lèvres; et le roi dit de très-bonne grâce: «Je vous entends bien, M. de Montausier, c'est-à-dire que vous croyez que mes affaires vont mal: mais je trouve très-bon ce que vous dites, car je sais quel cœur vous avez pour moi.» Cela est très-vrai, et je trouve que tous les deux firent parfaitement leur personnage.»

Cette roideur, qui ne fléchissait pas même en présence du monarque le plus absolu de l'univers, rendait parfois difficiles les relations de Montausier avec sa famille, et causa quelque tension dans ses rapports, tout bienveillants jusque-là, avec son allié le comte de Grignan. Ainsi qu'on l'a vu plus haut, ce dernier avait eu deux filles de son mariage avec Angélique d'Angennes. L'une de ces demoiselles avait manifesté de bonne heure une vive inclination à la vie religieuse, et les exhortations de sa jeune belle-mère devaient la confirmer plus tard dans ses pieuses résolutions. Sa sœur, au contraire, avait un penchant décidé pour le monde, et l'on n'eût pu, sans une véritable contrainte morale, la pousser dans le cloître. Il paraît pourtant que son père se proposait d'aider à la grâce, pressé qu'il était de combler le gouffre de ses dettes en y jetant la fortune des enfants de sa première femme; mais ces demoiselles trouvèrent un actif protecteur dans le duc de Montausier, qui les prit sous sa garde et ne consentit à les rendre à leur père qu'après avoir reçu des explications positives, et s'être assuré que la volonté de ses nièces ne serait en rien violentée [134]. Ce fut aussi vers la fin de l'année 1677, qu'eurent lieu les premières relations amicales de Montausier et de Boileau [135]. Le duc, peu favorable à la nouvelle génération littéraire et ennemi par principes du genre satirique, n'avait jamais pardonné à Despréaux ses attaques contre Chapelain, et il s'était même exprimé assez durement sur le compte du poëte lorsqu'il avait appris que le roi lui faisait une pension. Boileau, qui n'ignorait pas le sentiment du duc à son égard, en était désolé, aussi s'efforça-t-il de le désarmer par ce passage adroitement flatteur de son épître VII:

Et qu'importe à nos vers que Perrin les admire,

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Pourvu qu'ils puissent plaire au plus puissant des rois;

Qu'à Chantilly Condé les souffre quelquefois,

Qu'Enghien en soit touché...

Et plût au ciel encor pour couronner l'ouvrage

Que Montausier voulût leur donner son suffrage!

«Un trait si obligeant fit sur le cœur de M. de Montausier tout l'effet que M. Despréaux s'en étoit promis; le duc commença dès lors à revenir de ses anciennes préventions, et peu de temps après le sieur de Puimorin, frère de l'auteur des satires, homme fort connu et fort aimé à la cour, étant venu à mourir, le duc rencontra M. Despréaux dans la gallerie de Versailles, et lui marqua en passant le regret qu'il avoit de la mort de son frère. «Je sçais, lui répondit M. Despréaux, que mon frère faisoit grand cas de l'amitié dont vous l'avez honoré; mais il en faisoit encore plus de votre vertu; et il m'a toujours dit que les grâces dont le roy m'a comblé, et les bons traitements que je reçois ici, ne peuvent réparer le malheur que j'ai eu de ne pouvoir mériter jusqu'à présent les bonnes grâces du plus vertueux et du plus respectable seigneur qui soit à la cour.»—«Oublions le passé, lui repartit M. de Montausier en l'embrassant, je veux être de vos amis comme je l'étois de votre frère, et pour commencer connoissance, venez, je vous en prie, dîner aujourd'hui avec moi.» M. Despréaux, depuis ce moment, trouva toujours dans le duc un ami généreux, qui lui demeura fidellement attaché jusqu'au dernier jour de sa vie, et qui fut constamment l'admirateur sincère, ainsi que le censeur sévère des nouveaux ouvrages que cet illustre poëte donna depuis au public [136]

Tout affligé qu'il était du peu d'aptitude et de zèle de son royal élève, Montausier n'en continuait pas moins de lui accorder ses soins avec son ardeur et son dévouement habituels, tandis que Bossuet, vers ce temps-là même, écrivait au maréchal de Bellefonds ces lignes attristées: «Me voici quasi à la fin de mon travail. Monseigneur le dauphin est si grand, qu'il ne peut pas être longtemps sous notre conduite. Il y a bien à souffrir avec un esprit si inappliqué. On n'a nulle consolation sensible, et on marche, comme dit saint Paul, en espérance contre l'espérance. Car encore qu'il se commence d'assez bonnes choses, tout est encore si peu affermi, que le moindre effort du monde peut tout renverser; je voudrois bien voir quelque chose de plus fondé; mais Dieu le fera peut-être sans nous. Priez Dieu que sur la fin de la course où il semble qu'il doive arriver quelque changement dans mon état, je sois en effet aussi indifférent que je m'imagine l'être.»

Ce fut alors que l'évêque de Condom mit la main à son Histoire universelle. Lorsqu'il avait conçu la première idée de cet ouvrage, il ne s'était proposé d'abord que de donner un abrégé de l'histoire ancienne, pour que le dauphin pût conserver plus facilement le souvenir de ce qu'il en avait appris. Les réflexions qui devaient en être le résultat étaient réservées pour servir de préface à ce tableau historique. Mais Bossuet ayant fait lire cette préface à Montausier et à d'autres amis éclairés qu'il était dans l'usage de consulter, ils l'engagèrent à donner plus d'étendue à ses réflexions. C'est ainsi que ce qui n'était dans le premier plan qu'un accessoire, devint dans l'exécution l'objet principal et important. La partie historique n'en est plus que l'introduction. Ce sont en effet ces réflexions qui ont donné un si grand caractère au Discours sur l'histoire universelle. Près de deux siècles se sont écoulés depuis qu'il a paru, et l'admiration, loin de s'être épuisée, s'accroît chaque jour encore à la lecture de ce magnifique ouvrage. Lorsqu'il fut achevé, dans les derniers mois de 1679, l'éducation du dauphin tirait à sa fin. Dès cette époque, on songeait à son mariage avec la princesse de Bavière, et lorsqu'il fut arrêté, Bossuet et Montausier durent considérer leur mission comme terminée. «Tous les deux concoururent avec un accord invariable au travail de l'éducation qui leur était confiée. Tous les deux étaient animés de la noble passion de former un grand prince et un fils digne de son père. Le duc de Montausier aurait voulu montrer à une nation guerrière et valeureuse un chef propre à commander les armées, et un prince d'une probité assez austère pour aimer à déplaire aux courtisans. Bossuet voulait graver profondément dans l'âme de son élève ces principes religieux qui peuvent seuls rassurer les peuples contre les abus de la puissance. Il voulait un prince assez instruit et assez éclairé pour sentir, penser et agir par lui-même, et qui fût capable de conserver à la France la prééminence de gloire où elle se trouvait élevée. On sent que ces deux méthodes, quoique différentes, n'étaient que l'expression de la même pensée, celle que l'on cherche et que l'on trouve dans l'idée d'un grand roi et d'un bon roi [137]

A partir du 30 décembre, jour où furent arrêtés les articles du mariage entre le dauphin et Marie-Anne-Christine, sœur de l'électeur de Bavière, Montausier cessa de diriger l'éducation du prince, et ce fut en rendant la liberté à son royal élève qu'il prononça ces paroles fameuses: «Monseigneur, si vous êtes honnête homme, vous m'aimerez; si vous ne l'êtes pas, vous me haïrez, et je m'en consolerai.» Quoiqu'il n'eut plus le titre de gouverneur, le duc resta pourtant, par ordre du roi, attaché à la personne du dauphin, et ce fut lui qui présida à la formation de sa maison [138], qu'il s'efforça de composer de personnes sûres et d'hommes distingués, au nombre desquels était son gendre de Crussol: ce fut là son plus mauvais choix.

Les dix dernières années de Montausier s'écoulèrent à la cour comme les précédentes, et il y vécut entouré d'honneurs et de considération. Le roi l'admettait à ses plus secrets conseils et se servit encore une fois de sa vieille expérience lorsqu'il songea à se rendre maître de Strasbourg.

En signant le traité de Nimègue, Louis XIV avait étonné le monde par une modération qui, à vrai dire, était plus apparente que réelle. Ce prince avait, en effet, signé des conventions secrètes avec plusieurs souverains dans l'intention d'éluder un pacte solennel, et si lorsqu'il s'était agi d'établir le dauphin il avait fait tomber son choix sur une princesse de Bavière, c'était surtout dans le but de raffermir son alliance avec une puissante maison qu'il avait su engager dans ses intérêts. Depuis deux ans déjà on avait créé des chambres dites de réunion, dans le but de trancher au profit de la France toutes les questions litigieuses en matière de fiefs, dans les provinces frontières de l'Alsace et des trois évêchés; en 1681, le roi résolut de tenter un coup plus hardi et de s'emparer en pleine paix de la grande ville impériale de Strasbourg. Un fort parti français s'était formé au sein de cette république allemande, et rien ne fut oublié pour le grossir. Tous les catholiques et beaucoup de notables protestants étaient favorables à l'invasion: l'or et les promesses aidant, les cinq conseillers, le prêteur, le secrétaire et le trésorier qui formaient la régence de la ville furent gagnés les uns après les autres par les agents de Louvois. Les troupes impériales ayant évacué la place par suite du traité de Nimègue, les magistrats congédièrent douze cents Suisses que la république avait à sa solde; puis, sur les instances menaçantes du gouverneur français, ils démolirent le fort de Kehl reconstruit récemment. Rien ne faisait plus obstacle à la tentative du roi de France, et le 28 septembre trente-cinq mille hommes se trouvaient réunis devant la place qui leur ouvrait ses portes le surlendemain. Ce jour-là même, «Sa Majesté partit subitement pour l'Alsace, au lieu d'aller de Fontainebleau à Chambord, où sur les bruits publics, on ne doutoit point que la cour n'allât passer l'automne. Le roy voulut que la reine fût du voyage avec Monseigneur le dauphin et Mme la dauphine, Monsieur et Madame, le prince et la princesse de Conti, le prince de la Roche-sur-Yon, et un grand nombre de seigneurs des plus distinguez. M. de Montausier y fut invité avec une distinction particulière; le roy le présenta à Monseigneur, et lui dit en termes très-honorables pour le duc, qu'il souhaitoit qu'il prît M. de Montausier dans sa calèche, persuadé qu'il ne lui seroit pas moins utile en cette occasion, qu'il l'avoit été par le passé. Monseigneur, autant par inclination que par déférence aux désirs du roy son père, consentit de bon cœur à ce qu'on demandoit de lui, et fit le voyage tête-à-tête avec son ancien gouverneur. Le duc mit à profit une occasion si favorable, et se servit de tout le loisir et de toutes les occasions que lui procura ce voyage, qui fut environ de deux mois, pour renouveller les sages instructions qu'il avoit autrefois données au jeune prince. Monseigneur les goûta d'autant mieux alors, que ce n'étoient pas les préceptes d'un maître; mais les conseils d'un ami et d'un sujet fidèle. Le roy, suivi de son auguste famille, visita toutes les places de l'Alsace, et se rendit enfin dans la capitale [139].» Il y fit son entrée le 23 octobre, et le vieux Montausier qui était à ses côtés éprouva une émotion singulière en voyant aux pieds de son souverain cette superbe cité, riche fleuron d'une province qu'il se rappelait avoir administrée lui-même dans des temps difficiles, et au sein de laquelle il avait passé plusieurs des plus belles années de sa vie. Le roi et la cour étaient de retour à Saint-Germain le 16 novembre.

Les loisirs dont jouissait Montausier rendirent alors plus étroites ses relations avec sa fille et son gendre, et quoique ce dernier fut depuis 1680 devenu chef de la maison d'Uzès, ils n'en continuèrent pas moins de vivre ensemble, le duc affaibli par l'âge voyant avec plaisir ses petits-enfants peupler la solitude du vaste hôtel de Rambouillet. Montausier, qui au dire de Saint-Simon vivait dans une grande splendeur, avait d'ailleurs des revenus énormes: le roi lui avait conservé ses appointements de gouverneur, qui étaient de 48,000 livres; le gouvernement de Saintonge et d'Angoumois lui en rapportait 30,000; il en tirait 25,000 de son gouvernement de Normandie et 8,000 de sa lieutenance de roi d'Alsace qu'il avait depuis plus de quarante ans. Tout cela, joint à sa fortune personnelle et à celle de sa femme, lui permettait de paraître avec éclat et sans s'incommoder dans la cour la plus luxueuse du monde; il était du reste fort généreux à l'égard de ses enfants, et prenait à sa charge leur entretien et celui de leurs domestiques.

Son crédit était grand, et il en usait largement dans l'intérêt de sa famille et de ses amis [140], lesquels étaient fort nombreux: les plus grands seigneurs briguant son amitié et cherchant à s'étayer de son influence bien connue et toute bienveillante. Cette intervention officieuse était désormais sa seule manière de participer à la vie publique, et son existence se renfermait de plus en plus dans le cercle des affections intimes.

Au commencement de l'année 1684, il fut question d'un brillant établissement pour la plus jeune de ses nièces, Mlle d'Alerac [141], et Mme de Sévigné écrivait à ce propos à sa fille: «La destinée de Mlle d'Alerac paroît encore incertaine, nous croyons pourtant que le nom de Polignac est écrit au ciel avec le sien. Si Mlle de Grignan vouloit, elle nous en diroit bien la vérité; car elle a dans ce pays céleste un commerce continuel.» A quelques mois de là elle revenait encore sur le même sujet: «Je crains bien que notre mariage ne se rompe par les raisons d'intérêt que vous me dites; ce ne sera jamais de mon consentement; et si l'on veut donner à ronger l'espérance d'un duc qui ne viendra point, Mlle d'Alerac a bien l'air d'en être la victime et la dupe: je souhaite la santé du coadjuteur par plusieurs raisons; celle-là est la seconde. Où sont ces petits oiseaux qui s'en étoient envolés au Puy?» Ces allusions aux difficultés soulevées par Montausier se trouvent nettement expliquées dans la lettre du 1er décembre: «Il me paroît que M. de Montausier ne ménagera guère la maison de Polignac, de faire rompre par son opiniâtreté un mariage si engagé et si assorti. M. de la Garde m'en écrivit l'autre jour, dans votre sentiment, trouvant fort mal de traiter ainsi des gens de cette qualité, et d'un si grand mérite à l'égard de Mlle d'Alerac et de M. de Grignan: je suis assurée que bien des gens seront de cet avis. Si vous trouvez Mme de Lavardin, vous ferez bien de continuer à lui parler confidemment de cette affaire. Quant à moi je ne vois dans l'avenir aucun duc pour consoler Mlle d'Alerac de ce qu'elle perd, je pense que son bien ne tentera personne, et que l'espérance de celui de sa sœur n'est qu'une vision et une chimère, qu'on fera servir à la détourner d'une alliance si convenable et si belle. Vous croyez bien, après cela, que les grands partis ne voudront pas risquer la même destinée: le refus sera sûr, et le sujet du refus extrêmement incertain, et tout-à-fait dans les idées de Platon. On se persuade aisément que la crainte de ne point voir cette jolie fille établie, ne touche guère M. de Montausier, et qu'il envisage sans horreur tout ce qui en peut arriver: mais je vous avoue que j'en serois affligée et que je prends un véritable intérêt à cette dernière scène.» Dans les premiers mois de l'année 1685, les pourparlers duraient encore: «Le bon abbé.... trouve que M. de Montausier est gouverné par des gens bien rigoureux et bien mal intentionnés.» Montausier, qui moins que Mme de Sévigné se laissait prendre à de belles mais trompeuses apparences, avait approuvé à ce qu'il paraît les prétentions d'un sieur Hurault de Belesbat qui avait demandé la main de sa nièce; de là grand émoi dans les deux familles de Grignan et de Sévigné: «... Ils crurent [142], comme moi, que c'étoit pour rire que vous nommez Belesbat pour la princesse; il fallut repasser sur ces endroits, et, quand nous vîmes que M. Chupin le proposoit sérieusement, et que les Montausier et Mme de Béthune l'approuvoient, je ne puis vous représenter notre surprise; elle ne cessa que pour faire place à l'étonnement que nous causa la tolérance de cette proposition par Mlle d'Alerac. Nous convenons de la douceur de la vie et du voisinage de Paris; mais a-t-elle un nom et une éducation à se contenter de cette médiocrité? Est-elle bien assurée que sa bonne maison suffise pour lui faire avoir tous les honneurs qui ne seront pas contestés à Mme de Polignac? Où a-t-elle pris une si grande modération? c'est renoncer de bonne heure à toutes les grandeurs. Je ne dis rien contre le nom, il est bon, mais il y a fagots et fagots; et je croyois la figure et le bon sens de Belesbat plus propre à être choisi pour arbitre que pour mari, par préférence à ceux qu'elle néglige. Il ne faudroit point se réveiller la nuit, comme dit Coulanges, pour se réjouir comme sa belle-mère Flexelles [143] d'être à côté d'un Hurault; enfin, ma bonne, je ne puis vous dire comme cela nous parut et combien notre sang en fut échauffé, à l'exemple du vôtre, ma bonne. Il faut voir ce que Dieu voudra, car s'il avoit bien résolu que les articles de l'autre [144] fussent inaccommodables, je défierois tous les avocats de Paris d'y trouver des expédients.»

La vicomtesse de Polignac avait été compromise dans l'affaire des poisons, et c'est dans cette circonstance fort grave et présente encore à tous les esprits, qu'il faut chercher la cause de l'obstination de Montausier, que Mme de Sévigné trouve si blâmable. Le mariage que souhaitait la marquise n'eut vraisemblablement pas eu d'ailleurs l'agrément du roi, qui plus tard fit beaucoup de difficultés avant d'accorder à Mlle de Rambures l'autorisation qu'elle sollicitait d'épouser Polignac.

Outre l'embarras que lui donnait l'établissement projeté de sa nièce, Montausier éprouvait à cette époque des ennuis plus sérieux et qui le touchaient de plus près. Le lundi 14 mai 1685, on apprit que le duc d'Uzès s'était brouillé avec son beau-père, qu'il était sorti de chez lui à dessein de n'y plus rentrer, et s'était retiré dans un de ses domaines à quatre heures de Versailles. Cette brusque séparation n'eut rien de surprenant pour ceux qui connaissaient le caractère difficile de ces deux hommes, mais la conduite du duc d'Uzès était injustifiable après tout ce que Montausier avait fait pour lui, et l'indulgence qu'il avait mise à dissimuler de légitimes sujets de mécontentement. Le jeune duc était, en effet, un des familiers de Monseigneur, que tout récemment encore il avait reçu à son château de Lévis, et cette intimité avec le dauphin qu'il avait soutenu jadis dans ses luttes contre son gouverneur, contribuèrent sans doute à aigrir des rapports déjà si tendus entre deux personnages trop ardents l'un et l'autre pour se faire à temps des concessions indispensables. Cette rupture causa à Montausier un chagrin que de nouvelles faveurs du roi ne purent adoucir [145], aussi accepta-t-il avec joie la médiation que son vieux compagnon d'armes, le prince de Condé, lui offrit spontanément, et la réconciliation eut lieu le 21 novembre. «Ce jour-là, dit Dangeau, chez M. le prince, se fit l'accommodement de M. le duc de Montausier et de M. le duc d'Uzès, qui avoient choisi pour arbitres M. de la Rochefoucauld, M. le duc de Beauvilliers et moi. M. le prince les fit embrasser, et la réconciliation parut fort sincère; M. de Montausier fit à merveille, et M. le duc d'Uzès fut touché et promit de fort bon cœur tout ce que M. le prince lui demanda.»

Quelques semaines auparavant, le roi avait pris une détermination sinistre, qui, inaugurant une nouvelle ère de persécutions, allait déchirer le sein de la patrie et envenimer sa lutte avec l'étranger. L'édit de révocation dut affliger l'âme droite de Montausier, qui, peu sensible à l'accusation d'intolérance, ne put s'empêcher de voir dans cette grave mesure une atteinte portée aux principes éternels de justice, principes que Louis XIV méconnaissait d'une manière flagrante, en annulant de son autorité privée les garanties données par Henri IV à ceux qui l'avaient mis sur le trône. Partagé entre sa loyauté naturelle et un zèle médiocrement éclairé pour la foi catholique romaine qu'il eût voulu voir régner sans partage, Montausier n'en montra pas moins la plus vive sympathie pour ses anciens coreligionnaires, ainsi qu'on peut le voir dans l'affaire du calviniste Jean Rou, que déjà en 1676 il avait tiré de la Bastille, et dont à dix années de là il s'efforça de préserver la fortune, tâche malaisée à une époque où les biens des hérétiques étaient généralement de bonne prise. Tout en cherchant à sauvegarder les intérêts de son protégé il veillait au salut de son âme, et dans une lettre bienveillante il l'invitait doucement à se réfugier au sein de la véritable église. Rou qui n'entendait pas raillerie en pareille matière, répliqua d'une façon un peu vive, et comme le ministre Jurieu le blâmait de son imprudence, il lui fit une réponse qui prouve toute la vénération que le caractère du duc inspirait aux hommes modérés de tous les partis [146].

Le 15 mars 1686, Montausier vendit sa charge de lieutenant de roi du Poitou à M. de Verde, nouveau converti, qui la lui paya 80,000 livres. Le duc trouva bientôt l'emploi de cette somme: quelques mois plus tard sa petite-fille, Mlle d'Uzès, épousait le marquis d'Antin; Montausier donna à ce dernier sa lieutenance d'Alsace, produisant 8,000 livres, revenu considérable pour le temps, et 25,000 écus à la mariée, qui en recevait le double de son père et de sa mère. La noce se fit à l'hôtel de Rambouillet, mais en famille, car Montausier, toujours chagrin depuis la mort de sa femme, ne pouvait souffrir les réunions bruyantes, ailleurs qu'à la cour, où le désir de paraître avec honneur faisait taire toutes ses répugnances [147]. Il était un autre mariage que le duc aurait bien désiré voir aboutir, et que retardait, comme on l'a vu, le manque d'accord entre les deux familles de Grignan et de Montausier. Le besoin d'une solution devenait pourtant de plus en plus pressant: Mlle d'Alerac se jetait dans le monde à corps perdu, et on l'avait vue faire de folles dépenses au brillant carrousel qui eut lieu les 28 et 29 mai 1686 [148]. Cette conduite si différente de celle de sa sœur contrariait vivement le comte de Grignan, et la sourde opposition que la comtesse faisait à sa belle-fille poussa sans doute cette dernière au coup de tête auquel elle se décida l'année suivante, en quittant la maison de son père pour chercher un refuge dans celle de son oncle [149]. Montausier qui n'ignorait aucun de ses défauts, chérissait en elle le noble sang de Rambouillet, duquel elle sortait. Il l'accueillit avec bonté et la traita comme sa fille, mais il ne put malheureusement obtenir de la duchesse d'Uzès la même déférence, et Mlle d'Alerac eut, semble-t-il, à se plaindre de la froideur de sa cousine.

C'est à cette époque, à la fin de novembre 1687, que se rapporte une curieuse anecdote, bien faite pour intéresser notre génération mercantile: «Le roi, dit Dangeau, a trouvé fort mauvais que Mme la duchesse d'Uzès ait fait peindre des raies sur un justaucorps couleur de feu que Monseigneur avoit; il veut condamner à l'amende le marchand qui a vendu le drap et le peintre qui l'a peint. Mme la duchesse d'Uzès les justifie en s'accusant elle seule; le roi veut que le justaucorps de Monseigneur soit brûlé, et qu'on ne porte plus d'autres draps que ceux de la manufacture nouvelle de France [150]

Pendant l'année 1688, aucun incident fâcheux ne se produisit au sein de la famille de Montausier. Le duc éprouva même un instant de joie vive et sincère lorsqu'il apprit que son ancien élève était entré dans Philisbourg, cette place dont la perte lui avait arraché naguère un mot piquant à l'adresse du roi. L'honneur de ce succès appartenait réellement au maréchal de Duras et à Vauban, qui tous deux dirigeaient les opérations du siége, aussi y a-t-il quelque chose d'épigrammatique dans le compliment que Montausier crut devoir faire au jeune prince. Je laisse la parole à Mme de Sévigné: «Briole nous a dit une lettre que M. de Montausier écrivit à Monseigneur après la prise de Philisbourg, qui me plaît tout à fait: «Monseigneur, je ne vous fais point de compliment sur la prise de Philisbourg; vous aviez une bonne armée, des bombes, du canon, et Vauban. Je ne vous en fais point aussi sur ce que vous êtes brave, c'est une vertu héréditaire dans votre maison: mais je me réjouis avec vous de ce que vous êtes libéral, généreux, humain, et faisant valoir les services de ceux qui font bien: voilà sur quoi je vous fais mon compliment.» Tout le monde aime ce style, digne de M. de Montausier et d'un gouverneur.»

L'année 1689 fut sans contredit la plus triste de celles qu'eut à traverser Montausier, dans une existence longue et agitée. Déjà souffrant d'un asthme dont les ennuyeuses douleurs s'augmentaient chaque jour, il fut en outre abreuvé d'amertumes qui contribuèrent à hâter sa fin. Les relations de Mme d'Uzès et de Mlle d'Alerac devenaient de plus en plus difficiles [151], et cette dernière, qui s'était éprise du marquis de Vibraye, voyait cette fois sa famille entière s'opposer à ses projets de mariage. Pressée de sortir d'une situation intolérable, et prompte à adopter comme toujours le parti le plus violent, elle quitta, le 13 avril 1689, le logis de son oncle, en déclarant que, libre de disposer de sa personne [152], elle entendait épouser M. de Vibraye. Son opiniâtreté réussit à l'emporter sur la résistance passive de ses parents des deux branches, et la cérémonie nuptiale ayant eu lieu le 7 mai, elle s'établit au Luxembourg chez Mme de Guise. Montausier, qui connaissait l'étourderie et l'entêtement de sa nièce, fut plus affligé qu'étonné de sa conduite, et son irritation céda au bout de peu de temps; mais il reçut à la même époque un coup plus cruel et qui le frappait dans ce qu'il avait de plus sensible: son gendre rompit de nouveau avec lui, et cette fois se sépara de sa femme, qui peut-être avait eu le tort de prendre trop vivement le parti de Montausier, auquel, du reste, elle était devenue indispensable. L'état du duc empirait en effet sensiblement, et dès les premiers mois de l'année 1690 ne laissait aucun espoir [153]. Au commencement du printemps, la maladie fit des progrès effrayants, le danger prochain où se trouvait le duc alarmait tout le monde, lui seul l'envisagea d'un œil intrépide. «Il trouvoit d'ailleurs un grand adoucissement à ses souffrances dans les tendres entretiens qu'il avoit avec sa fille, qui fut constamment auprès de lui, comme elle avoit été auprès de la duchesse, sa mère, pendant le cours de sa maladie. Cette pieuse dame faisoit approcher souvent du lit du malade le jeune comte de Crussol, son fils, pour recevoir les instructions salutaires, et la bénédiction de cet Isaac mourant; et l'on ne sçauroit dire avec quelle tendresse et en même temps avec quelle force le duc faisoit passer dans le cœur de son petit-fils les grands sentiments de piété, d'honneur et de probité dont il étoit rempli lui-même. Le jeune comte les recevoit avec une docilité pleine de respect, et les conservoit profondément gravez dans son âme, résolu d'en faire l'unique règle de sa conduite.

«La Providence avoit conduit à Paris le célèbre M. Fléchier, évêque de Nîmes; ce prélat, qui étoit attaché au duc par la plus solide amitié, et qui ne songeoit alors qu'à en resserrer les nœuds, fut sensiblement touché de les voir prêts à se rompre pour toujours: il demeura auprès de son ami, et lui rendit tous les devoirs que pouvoit demander une amitié vraiment chrétienne, jusqu'au moment qu'il eut la triste consolation de recevoir ses derniers soupirs [154].» Le 10 mai Montausier se trouva beaucoup plus mal, et l'évêque de Nîmes l'engagea à voir son gendre: le malade s'y prêta sans difficulté, désireux qu'il était de voir ses enfants réconciliés avant de les quitter pour jamais. L'entrevue fut fixée au lendemain. Le duc d'Uzès fut exact au rendez-vous; mais quelque supplication que lui fît son beau-père, il rejeta opiniâtrement toute proposition d'accommodement avec la duchesse. Rebuté dans cette tentative suprême, Montausier ne s'occupa plus des choses de la terre, et n'eut plus de pensées que pour Dieu. «Si ses amis et ses parents avoient lieu de s'affliger de le voir mourir, il étoit bien consolant pour eux de le voir mourir en chrétien et en prédestiné. Sa piété et sa foi se renouvellèrent aux approches de la mort; il n'eut pas besoin qu'on l'avertît de se préparer à ce terrible passage; sa religion l'en avertissoit assez: il fit une humble confession de ses fautes, et reçut le saint viatique et l'extrême-onction avec les sentimens les plus vifs de douleur, d'amour et de reconnoissance...... Ce fut dans ces pieuses ardeurs d'une foi comparable à celle des patriarches, que ce nouveau David, après avoir marché devant le Seigneur dans la vérité, dans la justice et dans la droiture du cœur, éprouva les plus salutaires effets de la divine miséricorde, et mourut en saint le dix-septième jour de mai de l'année 1690, âgé de quatre-vingts ans moins cinq mois, étant né le sixième d'octobre 1610. Il fut enterré auprès de son illustre épouse, dans une chapelle des carmélites du faubourg Saint-Jacques à Paris. Jamais homme ne fut honoré de regrets plus sincères et plus glorieux que M. le duc de Montausier..... On rappelloit avec admiration ces rares qualitez qui l'avoient rendu respectable pendant sa vie, et qui assuroient son bonheur après sa mort; cet amour pour la vérité qu'il avoit toujours défenduë aux risques mêmes de ses plus chers intérêts; cette droiture et cette probité inflexible qui avoit toujours fait l'unique règle de ses démarches; cette piété solide, et digne des premiers temps, qui avoit fait de lui un chrétien de bonne foi, sans superstition et sans hypocrisie; cette charité généreuse qui l'avoit fait regarder comme l'azile des malheureux et le père des pauvres, ces lumières, cette capacité et ce goût pour les sciences qui avoient tant contribué à faire fleurir les beaux-arts, et à faire donner au mérite l'estime et les récompenses qui lui étoient dûës; cette fidélité pour le prince à l'épreuve des plus délicates tentations, et qu'il avoit tant de fois scellée de son sang; enfin cette valeur vraiment héroïque, signalée par tant d'actions éclatantes, si hautement reconnuë, et si glorieusement récompensée par un roy qui étoit lui-même le héros de son siècle. Telle fut la justice que toute la France, et j'ose le dire, que toute l'Europe rendit à M. de Montausier, dès que la mort lui eut fermé les yeux [155]. Partout on regretta sans feinte et sans flatterie un seigneur vaillant dans la guerre, sçavant dans la paix, respecté parce qu'il étoit juste, aimé parce qu'il

étoit bienfaisant, et quelquefois craint parce qu'il étoit sincère et irréprochable [156]

Il n'y a qu'une ombre à ce tableau, une ombre légère et qui a suffi pourtant à voiler aux yeux des contemporains et de la postérité elle-même l'éclat de tant de vertus brillantes et solides. Un seul défaut de caractère, une rudesse excessive et voisine de la brutalité, rendit le duc de Montausier odieux à bien des gens qui ne surent pas, comme Molière, découvrir sous le masque du Misanthrope le visage de l'homme de bien, et empoisonna les dernières années de sa vieillesse en le faisant assister à des dissensions de famille qu'un peu de tact et de prudence vulgaire eussent pu conjurer [157].

FIN.

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