Un Misanthrope à la Cour de Louis XIV: Montausier, sa vie et son temps
VIII.
Extrait des Mémoires de Jean Rou.
«. . . . . . . . . . Le 15e février (1679), je repris le chemin de Saint-Germain, où m'étant rendu auprès de mon illustre patron pour recevoir plus précisément ses ordres, il me dit que l'affaire pour laquelle il m'avoit demandé étoit pour mettre en ordre tout les papiers que, depuis dix à onze ans qu'il étoit honoré de la conduite de Monseigneur le dauphin, il avoit recueillis de ses diverses méditations, pour mieux remplir tous les devoirs d'un si glorieux poste. Que tout ce qu'il avoit pu apporter d'ordre à toutes les pensées qui lui étoient venues sur ce sujet ne consistoit qu'en la précaution qu'il avoit eue de mettre chacun de tous ses préceptes dans un quart de papier séparément de tous les autres, afin de les pouvoir transposer, comme on feroit des cartes à jouer, pour les arranger selon qu'il seroit le plus à propos, et d'éviter ainsi la confusion. Qu'il avoit tout une grande cassette remplie de ces papiers-là, auxquels il ne connoissoit plus rien lui-même, et que c'étoit afin que je les examinasse qu'il me souhaitoit auprès de lui. Qu'il s'agissoit de donner une forme raisonnable à tout ce chaos, et que par l'arrangement si bien entendu qu'il avoit remarqué dans toutes les diverses matières dont mes tables étoient remplies, il avoit jugé que j'étois tout propre au débrouillement qui lui étoit nécessaire pour faire un plan uniforme qui pût porter le glorieux titre d'Éducation d'un grand prince.
«J'avoue que je fus un peu surpris de cette proposition. Le cœur ne me manquoit pas, mais je doutois de mes forces, et je le voulus témoigner à M. de Montausier; mais il ne voulut regarder ce que je lui disois que comme un effet de cette modestie dont M. Conrart m'avoit loué dans sa deuxième lettre. Sans s'arrêter davantage à mes scrupules, il donna ordre sur l'heure à deux de ses valets de pied d'aller quérir sa cassette qu'il ouvrit aussitôt, et où il me parut plus de six à sept mille papiers d'un quart de feuille chaque, comme il m'avoit dit, puis fit aussitôt transporter le tout dans la chambre qu'il m'avoit destinée, et où en même temps l'on me mena.
«Comme peut-être on ne se fera pas trop de chagrin à voir de quelle manière je me pris à ce débrouillement du chaos dont j'ai parlé, j'hésite d'autant moins à le mettre ici que j'espère de le dépêcher en peu de mois.
«La première chose que je fis fut de me donner la patience de lire tous ces morceaux l'un après l'autre, et de mettre un titre à la tête de chaque, lequel titre n'étant que d'un mot ou deux tout au plus, donnoit l'idée de ce que contenoit en substance tout ce feuillet. Cela m'épargnoit déjà une répétition de lecture, qui, sans cette précaution, n'auroit jamais eu de fin; et d'ailleurs cela me mettoit en état de ranger sous de certaines classes distinctes tous ces différents matériaux, et ensuite de rapporter le tout au but principal, savoir, à ce glorieux titre d'Éducation d'un grand prince. Par exemple (et ce sera là, sans aller plus loin, tout mon débrouillement de chaos), par exemple, dis-je, tout ce grand nombre de méditations ramassées de M. le duc de Montausier se trouvoit ne rouler que sur quatre grands articles: la religion, la morale, la politique et la guerre. Ces quatre grandes parties faisoient ma première et plus simple division.
«La seconde résultoit d'une subdivision de chacune de ces quatre grandes parties en un certain nombre d'autres; par exemple, la religion étoit considérée par moi à quatre égards, Dieu, l'Église, la conscience du prince, et les devoirs du même à tous ces trois premiers égards.
«Dans la morale, je faisois considérer six choses: les habitudes, le tempérament, les mœurs, les passions, les vertus et les vices.
«Dans la politique, je faisois entrer la science de régner, le gouvernement tant en général qu'en particulier, la conduite du prince aux mêmes égards, et les préceptes généraux.
«Dans la guerre, je proposois ce qui regarde le dedans de l'État, ce qui ne le touche qu'au dehors, et les maximes tant générales que particulières.
«Ma troisième subdivision étoit tirée: 1o (et en ce qui est de la religion) de l'article qui regarde Dieu, c'est que le prince le serve lui-même; 2o qu'il le fasse servir par les autres; et 3o qu'il observe tout de même, et qu'il fasse observer ses ordonnances et ses lois.
«J'observois la même distribution en ce qui regarde, l'article de la conscience, celui de l'Église, et enfin celui des devoirs.
«Je m'abstiens de parcourir les trois autres parties de ma première et plus simple division, de peur d'être trop ennuyeux; on les jugera assez de soi-même, en supposant que j'y avois gardé la même économie.
«En un mot, tout cela faisoit cinq colonnes tant de divisions que de subdivisions, chacune desquelles se multipliant à mesure qu'on passoit de la première colonne à la seconde, de la seconde à la troisième, et ainsi jusqu'à la dernière et cinquième, il se trouvoit que tous mes six ou sept mille papiers de méditations se trouvoient appliqués à chacun de mes articles de subdivisions, au bout de chacune desquelles je marquois l'endroit où il le falloit chercher. Pour comprendre cela, il faut savoir: 1o que j'avois fait partager ma cassette en quatre carrés, qui faisoient, comme autant de boîtes, dont la première étoit pour les choses de la religion, la seconde pour celles de la morale, et ainsi des deux autres pour la politique et pour la guerre; 2o que chacun de ces carrés ou boîtes renfermoit un gros portefeuille; chaque portefeuille un certain nombre de cahiers; chaque cahier un plus grand nombre de sous-cahiers; et chaque sous-cahier les papiers simples qui étoient tous distinctement numérotés par 1, 2, 3, etc. jusqu'à quelquefois 100, 200, etc., selon que les matières étoient plus ou moins abondantes et étoffées.
«Avant que d'aller plus loin, et afin d'aller au-devant du désir que pourra témoigner le lecteur de voir quelque échantillon de tous ces divers préceptes qui occupoient un si prodigieux nombre de papiers, j'estime être assez à propos d'en mettre ici sept ou huit qui me sont demeurés dans la mémoire, et par lesquels on pourra juger de tous en général.
«Ces préceptes ou méditations (car les papiers dont je parle ne contenoient pas autre chose), étoient conçus en forme de questions ou d'examen de soi-même, qu'on fait faire au jeune prince, de l'éducation duquel il s'agit. Par exemple:
SUR CE QUE LES ROIS ET PRINCES SOUVERAINS NE DOIVENT POINT ATTENDRE D'ÊTRE SOLLICITÉS POUR FAIRE DU BIEN A TOUT LE MONDE.
1re Question, ou Examen de soi-même.
«S'il ignore que Dieu a mis les rois dans les États pour y faire du bien et y répandre des grâces sur tous ceux qui en ont besoin, comme il a mis le soleil dans le monde pour éclairer, et afin de répandre des biens sur toutes les créatures; et que, comme le soleil n'attend pas d'être prié et sollicité par les vœux des hommes pour se lever et leur fournir sa lumière pour les conduire, les rois ne doivent point attendre non plus d'être priés, sollicités ni pressés, pour aider, soulager et gratifier leurs sujets; mais il suffit qu'ils en connaissent les besoins, pour leur être utiles et pourvoir à leurs nécessités?»
2e Question, etc... Sur ce que le prince ne doit pas discontinuer l'exercice des bienfaits.
«S'il ne comprend pas que les bienfaits d'un prince font sur ceux qui les reçoivent le même effet que la pluie sur la terre, lorsque y tombant doucement et souvent, elle la rend fertile; mais avec quelque abondance qu'elle tombe, encore que les champs soient entièrement abreuvés, si elle ne recommence fréquemment, et qu'elle les laisse longtemps exposés au hâle du soleil et du vent, la sécheresse y cause la stérilité, les collines et les campagnes ne produisent ni fruits ni fleurs, et ne se souviennent plus de la pluie ni du ciel même qui les avoient si abondamment arrosées. De même un prince a beau donner avec excès, s'il ne renouvelle souvent ses grâces, le cœur humain, porté à l'ingratitude, oublie les grands biens passés, et ne produit pas la moindre marque de reconnoissance?»
3e Question, etc... Sur ce qu'il doit, comme Dieu, faire du bien à tous ses sujets.
«Si dans l'épanchement des grâces et des biens dont se doivent ressentir ses sujets, il n'a point quelque réserve, et n'est point avare envers ceux dont il ne peut recevoir aucune reconnaissance, et qui sont inutiles à son service, et s'il ne fait pas réflexion, au contraire, qu'étant le lieutenant de Dieu dans son royaume, et l'y devant représenter, il est obligé de faire du bien à tous, de donner sa protection généralement à tout le monde, de faire tomber ses grâces et les influences de sa bonté de tous côtés et sur tous; d'en faire part aux petits comme aux grands, aux pauvres comme aux riches, aux foibles comme aux puissants, aux éloignés comme aux plus proches; ainsi que Dieu départ son soleil, ses pluies et ses rosées aux montagnes comme aux vallées, aux bois comme aux prairies; procure l'abondance et la fertilité aux blés, aux vignes, aux fruitiers des méchants comme à ceux des bons; donne la naissance, la vie et la subsistance aux uns comme aux autres, etc., mais toujours avec prudence, égard, justice, poids et mesure, et selon qu'il est à propos pour sa gloire et pour le bien du monde?»
4e Question, etc... Sur ce que les auteurs des révoltes sont seuls punissables, et non pas tous les complices.
«S'il se met bien dans l'esprit que les auteurs des soulèvements et des rébellions, et les personnes puissantes qui y sont entrées sont principalement et même uniquement ceux qu'il faut châtier, mais non pas tous les complices, et cela pour l'exemple seulement, parce que ce sont toujours les premiers qui sont cause du mal, les peuples étant comme la mer, et eux comme les vents, celle-ci demeurant toujours tranquille si ceux-là ne remuent?»
5e Question, etc... Sur ce qu'il doit répandre en bienfaits sur ses sujets tout ce qu'il tire d'eux par les subsides.
«S'il ne prend pas plus de plaisir à faire du bien qu'à en recevoir; et s'il ne trouve pas que c'est une marque de la foiblesse et de l'impuissance des rois que d'avoir besoin du secours de leurs sujets pour pouvoir faire du bien aux autres, et pour pouvoir subsister eux-mêmes; mais puisqu'une nécessité indispensable et attachée au salut de l'État les oblige à se servir de ce secours, s'il ne croit pas du moins être obligé d'en user comme la mer, qui rend à la terre, par des conduits souterrains, toute l'eau qu'elle reçoit d'elle par les ruisseaux et par les rivières; et faire de son épargne comme le soleil fait des nues, lorsque après les avoir formées des vapeurs qu'il attire de la terre, il les lui rend toutes avec un avantage pour elles par des pluies douces et fécondes qui la rendent fertile?»
6e Question, etc... Sur les devoirs à quoi l'obligent les qualités d'homme, de roi et de chrétien.
«S'il ne se ressouvient pas incessamment qu'il est homme, roi et chrétien, et s'il ne se représente pas en toutes occasions à quoi ces trois qualités l'obligent; savoir celle d'homme à être humain, bon, doux, compatissant à tous les hommes, à regarder leurs infirmités comme y étant sujet, et que par sa nature il n'est point au-dessus d'eux, etc. Que la qualité de roi l'oblige à considérer qu'il est établi pour régir et gouverner les autres, pour les protéger, les défendre, leur faire justice, les rendre heureux, etc. Et la qualité de chrétien l'oblige à connoître, à aimer et à servir Dieu, à le faire honorer par les autres, à venger ses injures, à prendre sa cause en main, à bannir l'impiété, à faire fleurir la religion, à reconnoître les grâces qu'il a reçues de lui, à en bien user, etc.?»
7e Question, etc... Sur ce qu'il doit imiter Dieu, dont il est le lieutenant dans son État.
«S'il ne tient pas pour la plus grande prérogative que lui donne la royauté, de ce qu'elle le fait lieutenant de Dieu dans son État, et une de ses images en terre; et si pour mériter cet honneur, il n'essaye pas d'imiter le vrai Dieu, tout bon, tout sage, tout libéral, tout bienfaisant, gouvernant le monde par ses soins et par sa providence, toujours veillant pour la conservation des siens; ou bien s'il veut prendre pour modèle le Dieu des épicuriens, toujours oisif et endormi, sans soin et sans action; ou les dieux des poëtes, adultères, incestueux, ivrognes, voleurs, trompeurs, fourbes, violents, ravisseurs, jaloux, envieux, malfaisants et adonnés à toutes sortes de vilenies, de vices et de crimes?»
8e Question, etc... Sur ce qu'il doit, comme Dieu, recevoir les prières des misérables.
«S'il n'est point persuadé que, comme il est le lieutenant de Dieu dans son État, et qu'il l'y représente, son palais doit être, comme les temples, toujours ouvert aux prières et aux vœux des misérables, qui viennent se prosterner aux pieds des autels; et qu'il doit défendre que ses gardes et ses huissiers n'en empêchent l'entrée aux gens qui viennent réclamer sa justice, implorer sa protection, demander ses grâces, et chercher les remèdes nécessaires à leurs misères?»
9e Question, etc... Sur ses égards pour la cour de Rome.
«Si quand le pape et les évêques demeurent dans les bornes ecclésiastiques, et ne se mêlent que des choses qui regardent la foi et la religion, il n'a pas pour eux un très-profond respect et une obéissance filiale; mais si dans les affaires de religion ils veulent mêler de la politique humaine, et se conduire par ses règles, changeant leur crosse en sceptre et leur tiare en casque, il ne les considère pas comme des personnes séculières, et le pape comme un prince temporel, et s'il n'agit pas contre eux comme avec tous les autres hommes?»
«Dès le samedi matin, quatrième jour de mon commencement de travail, c'est-à-dire le 18e février, ayant résolu de partir immédiatement après dîner pour retourner à Paris, et assister le lendemain aux exercices ordinaires de Charenton, je me rendis dans la chambre de M. le duc de Montausier, à qui je fis voir les titres que j'avois mis à la tête de tous ses papiers, et lui dis l'usage que j'en prétendois faire, et quel étoit, en un mot, le plan que je m'étois formé dans l'esprit. Il entra d'abord dans toutes mes vues, et je vis bien que ce projet ne lui déplaisoit pas. «Voilà encore plus que je n'espérois, me dit-il, et j'ai grande impatience de voir tout cela exécuté.—Désormais, Monseigneur, lui dis-je, je crois vous le pouvoir promettre; car de la manière que je l'ai déjà dans la tête, je vois bien que s'il plaît à Dieu j'en viendrai à bout. Je pars après dîner, si vous m'en donnez la permission, et lundi je mettrai les fers au feu pour ne discontinuer plus, les dimanches exceptés, car j'espère d'être ici dès dix heures du matin.» M. de Montausier parut surpris et me demanda si, ne pouvant lui donner que les cinq ou six semaines dont nous étions convenus, je ne voulois pas, au moins, les lui donner entières, et si je me faisois un si grand scrupule de manquer ce peu de dimanches? «Monseigneur, lui dis-je, vous savez que Dieu a bien voulu nous abandonner six jours des sept que chaque semaine contient, mais qu'il s'est réservé le septième, afin que nous le lui consacrions. Vous y obéissez tout le premier, Monseigneur, avec beaucoup d'exactitude; trouvez bon que j'en use de même.» Il ne résista pas, et me recommanda seulement de ne pas manquer du moins à revenir. Je le fis, et un exprès m'ayant été dépêché sept semaines après, savoir le mercredi 11e avril, par M. le marquis de Ruvigny, pour me rendre auprès de lui et de monsieur l'envoyé extraordinaire Savile [166] (dont le dernier avoit reçu du roi son maître l'ordre de mon installation), je fis voir ma dépêche à M. de Montausier, mais en lui déclarant que j'avois résolu de prier M. de Ruvigny de m'obtenir un délai de quinze jours, jusqu'à ce que j'eusse achevé ce qui me restoit à faire à Saint-Germain. «Ne faites point cela, me dit obligeamment M. de Montausier; jusqu'ici je n'avois point laissé sortir ma cassette d'auprès de moi, et c'est pour cela que je vous avois demandé de venir demeurer ici. Mais je me fie entièrement en vous; emportez-la, mais gardez-la, je vous en prie, le moins que vous pourrez.». . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
«Je reviens à M. le duc de Montausier, pour dire comment je sortis d'affaires avec lui. Dès que je fus de retour à Paris (ce qui fut le 11e avril), je repris l'ouvrage auquel je n'avois pas encore mis la dernière main, et dressai une grande table de trois pieds de haut sur deux de large, où je rangeai les cinq colonnes mentionnées ci-dessus. Au bout de chacune desquelles se voyoit le renvoi à tous mes six ou sept mille petits papiers numérotés comme j'ai dit, ce qui fut fait en deux ou trois jours, au bout desquels, savoir, le samedi 15e avril, j'entrai à l'Académie, de quoi j'avertis aussitôt M. de Montausier (savoir, le mercredi 19), lui témoignant que j'avois encore pour trois ou quatre jours besoin de sa cassette avant que de la lui renvoyer, sur quoi il me répondit ceci:
Ce 21 avril 1679, à Saint-Germain.
«Puisque vous avez encore besoin du reste de cette semaine pour revoir mes petits papiers que vous avez, employez-y ce temps-là, et après que vous aurez fait, rapportez-les-moi vous-même; car par d'autres voies, quand même ce seroit par l'hôtel de Rambouillet, ils pourroient s'égarer, et vous comprendrez que je veux éviter bien cela. Je vous prie donc d'y mettre la dernière main, et de me les apporter dès que vous pourrez. Vous me ferez plaisir, et de croire que j'ai beaucoup de considération pour vous.
«Montausier.»
«Tout mon ouvrage étant prêt, et moi disposé à le rapporter à Saint-Germain, selon le désir de M. de Montausier, je fus bien aise d'aller la veille tout au soir.... rendre une visite à M. Claude, faisant porter chez lui ma table pour lui en demander son avis. J'y trouvai ma femme avec M. Tessereau, selon l'ordinaire de nos veillées, car nous étions tous fort voisins. Je lus à M. Claude, après lui en avoir fait un grand éloge, les neuf morceaux de M. de Montausier qu'on a vu ci-dessus, et lui montrai ensuite ma table avec l'entière distribution de tous mes petits papiers numérotés comme j'ai dit. Il goûta fort le tout, et dit quelque chose en particulier à ma femme, pendant que je continuois quelque discours à M. Tessereau sur un éclaircissement qu'il m'avoit demandé; je ne sus donc rien, pour l'heure, de ce que M. Claude et ma femme s'étoient dit; mais au sortir de notre veillée, comme je reconduisois ma femme jusque chez nous, accompagné de M. Tessereau: «Savez-vous bien, nous dit-elle, quel jugement M. Claude m'a témoigné faire de ce que vous lui avez montré?» Cela me fit un peu de peur, et sur ce qui lui en parut: «Rassurez-vous, me dit-elle en continuant, voici ce qu'il m'en a dit: Je trouve très-beau, aussi bien que fait votre mari, les préceptes de M. de Montausier, mais j'aimerois cent fois mieux être auteur de la table qui nous a été montrée. On trouvera fort aisément cent beaux esprits capables de dresser des préceptes aussi judicieux et aussi délicatement tournés que ceux qui sont dans les petits papiers que nous avons vus, mais entre ces cent beaux esprits à peine en trouvera-t-on deux capables de faire la table où ils sont si artistement rangés. Votre mari montre par là qu'il a un esprit de plan, et il n'y a rien de plus difficile à trouver qu'un esprit capable de bien faire un plan.»
«Le lundi, 24 avril, j'allai trouver à Saint-Germain M. le duc de Montausier, à qui je fis rapporter sa cassette, et lui montrai ma table. Il m'en parut agréablement surpris et étant en peine si mon dessein étoit de lui laisser cette pièce si enjolivée de divers traits faits à plaisir, et dont l'écriture étoit fort peinte: «Mais, me dit-il, est-ce pour moi cela?—Si vous ne le trouvez pas indigne de vous, Monseigneur, lui dis-je; vous pouvez bien juger que je ne puis pas avoir d'autre dessein que de vous le laisser; aussi bien
Tua sunt hæc opera tanta;
et sans les excellentes matières que vous m'avez fournies, je n'aurois pas pu faire la pièce que vous voyez et qui a le bonheur de ne vous pas déplaire.—Vous faites bien de l'honneur, reprit M. de Montausier, à ce que vous appelez mes matières, et je ne fais que rendre justice à la forme que vous leur avez donnée.» Il me mena dîner avec lui, et s'étant un peu arrêté dans son cabinet avec son secrétaire, il rentra bientôt dans sa chambre où je l'attendois pour prendre congé de lui. Il me renouvela encore ses remercîmens, qu'il accompagna d'une tendre embrassade, et me reconduisant jusqu'à son anti-chambre: «Mon secrétaire, me dit-il en me quittant, vous dira encore deux mots de ma part dans ce passage.» Effectivement le sieur.... comme voulant aussi me dire adieu, me mit en main un morceau de papier assez gros, qu'il me dit avoir ordre de me donner, et j'y trouvai 39 louis d'or, sur l'imparité desquels je ne pus m'empêcher de faire quelque réflexion suspecte. Je ne m'explique point autrement ici sur la matière; mais on ne me mettra jamais dans l'esprit qu'une personne comme M. le duc de Montausier, voulant faire une reconnoissance dans toutes les formes, se soit fixé à 39 louis d'or; le droit du jeu, tout au moins, seroit de dire qu'il y avoit eu ordre pour 40. Mais je suis persuadé que comme du vu et du su de M. de Montausier, j'avois employé cinquante jours entiers à mon ouvrage, son dessein n'avoit pas été autre que de me compter mes journées sur le pied d'un louis d'or chacune.»