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Un Misanthrope à la Cour de Louis XIV: Montausier, sa vie et son temps

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LIVRE III.
1649-1660.

Montausier et Balzac.—Séjour de la cour à Angoulême.—Seconde période de la Fronde.—Campagne de Saintonge et premiers succès de Montausier.—Prise de Saintes et de Taillebourg.—Bataille de Montançais.—Retour de Mazarin.—Montausier s'établit à l'hôtel de Rambouillet.—Sa munificence envers les littérateurs pauvres.—Il apaise les troubles du couvent d'Yères.—Louis XIV en Saintonge.—Traité des Pyrénées.—Maladie de Mlle de Montausier.—Retour de Montausier à Paris.

Les sinistres prévisions de Montausier ne se réalisèrent pas d'abord; la trêve conclue entre le cardinal et les frondeurs parut plus solide qu'on ne l'avait espéré, et la guerre étrangère, toujours populaire en France, vint faire diversion à la guerre civile à peine assoupie. Montausier ne prit point de part à cette nouvelle campagne, et s'abandonnant tout entier aux douceurs du calme passager que lui ménageait la Providence, il fit de son château de l'Angoumois une succursale de l'hôtel de Rambouillet. Balzac était le secrétaire né de cette académie improvisée, et grâce à l'active correspondance qu'il entretenait avec Conrart, il ne s'élevait pas à Paris de tempête littéraire qui n'eût son contre-coup à Angoulême, où l'on discutait avec ardeur les mérites respectifs des deux sonnets de Job et d'Uranie, où l'on prenait une part active à la petite guerre qui éclatait cette année même sur la tombe de Voiture, et dont Balzac avait été l'instigateur perfide. Il y avait deux hommes bien distincts dans ce littérateur: celui que le cardinal de Richelieu nommait l'élogiste général, lequel louait les grands au point de leur donner des nausées, et le pédant enflé de son mérite, impatient de toute censure, qu'on vit donner des coups de houssine à un avocat de province qui avait renfermé dans des bornes trop étroites son admiration pour l'illustre académicien. Montausier, par sa naissance, appartenait à cette caste dont Balzac était le très-humble courtisan, aussi celui-ci professait-il le plus pur dévouement pour le marquis, quoique ce dernier n'eût pas craint de dire de son protégé qu'il était issu d'un valet de M. d'Épernon. L'élogiste se vengeait sur les petites gens des mépris du grand seigneur, et n'en révérait pas moins un homme dont le crédit lui était utile, et qu'il invoquait volontiers pour arbitre dans les fréquentes querelles que lui attirait son insupportable orgueil. On voit par sa correspondance qu'il était singulièrement assidu au château de Montausier, et l'on y peut relever l'expression naïve de la satisfaction que lui causaient les moindres éloges du marquis et de la marquise.

Ce fut dans ces calmes occupations littéraires que s'acheva l'année 1649, si agitée à ses débuts et qu'attrista vers sa fin la perte du fils dont Montausier avait si vivement désiré la naissance, et qui succombait âgé de trois ans à peine.

La situation de Mazarin semblait alors se raffermir par suite même des efforts que faisaient ses adversaires pour le renverser. Le cardinal avait su d'ailleurs semer adroitement la discorde entre les Frondeurs et Condé, et ce fut aux applaudissements de la capitale tout entière que le prince, pris au piége, se vit emprisonner, ainsi que ses principaux partisans, tandis que Gondi et Beaufort, idoles de la foule, se réconciliaient avec la cour. Il suffit de la présence de la reine pour apaiser les troubles naissants de la Normandie; une excursion en Bourgogne n'eut pas de moins bons résultats, et la reine, encouragée par ces premiers succès, résolut de montrer au jeune monarque le midi de son royaume, en commençant par la Guyenne, où la déplorable administration du duc d'Épernon faisait la partie belle aux mécontents ralliés autour de la princesse de Condé. La cour partit le 4 juillet, et la marquise de Montausier, qui vers le commencement de mai avait mis au monde un second fils, dut se préparer aux fatigues d'un voyage dans sa province, où elle devait recevoir la régente. Nous devons au colossal amour-propre de Balzac la relation du passage d'Anne d'Autriche à Angoulême, relation qu'il rédigea lui-même et que, par un reste de pudeur, il adressait à Conrart sous le nom de l'ancien secrétaire du duc d'Épernon: «.... Vous savez, monsieur, que nous avons eu la cour depuis peu de jours en cette ville. Lorsque la reine [52] en approcha de deux journées, elle commanda expressément qu'on ne donnât aucun logement aux troupes qui accompagnoient Leurs Majestés dans les terres de M. de Balzac [53]. Sa faveur ne fut point bornée à ces petits soins. Elle ordonna [54] à M. de Saintot, maître des cérémonies (il faisoit aussi la charge de grand-maréchal-des-logis), de la loger dans la maison de M. de Balzac [55]. Ce commandement fut si exprès qu'il ne se put exécuter sans quelque désordre: les logis étoient déjà faits à l'arrivée de M. de Saintot. L'évêché étoit marqué pour la reine; le roi étoit dans une maison contiguë; les autres logements étoient marqués et déjà occupés; mais il fallut tout changer pour céder aux désirs de la reine et pour honorer M. de Balzac absent.

«A l'arrivée de Sa Majesté, il fut demandé avec instance. Sa Majesté ne vouloit recevoir aucune des excuses qu'on donnoit à sa retraite [56]. Enfin, comme il n'y eut pas d'espérance de le voir, elle n'eut plus d'entretien qu'avec ses proches qui furent jugés très-dignes de son alliance [57]. M. le cardinal ne s'en arrêta pas là; après s'être longtemps informé s'il ne pourroit point satisfaire au désir qu'il avoit de long-temps de connoître le visage d'une personne si généralement estimée, il se résolut enfin de l'envoyer visiter par un gentilhomme des siens, nommé le chevalier de Terlon [58]. Ce gentilhomme alla à la maison de M. de Balzac, à trois lieues de la ville, et lui dit que M. le cardinal, son maître, lui avoit commandé de le venir assurer de son service très-humble; qu'il avoit une forte passion de le voir et de l'entretenir à Angoulême, où il avoit appris son indisposition; qu'il seroit venu lui-même l'en assurer en sa maison, s'il n'eût appréhendé de l'incommoder; mais qu'il seroit fâché qu'on lui reprochât d'avoir passé si près du plus grand homme de notre siècle sans avoir eu dessein de lui rendre cette petite civilité [59].

«M. de Balzac, dont la discrétion ne vous est pas moins connue que le mérite, ne pouvoit attribuer un si grand excès de civilité qu'à la courtoisie de l'ambassadeur, et, sans doute, ces faveurs lui eussent été suspectes, si M. le cardinal n'en eût dit autant, et aux mêmes termes, à M. de Roussines, frère de M. de Balzac. J'étois présent, et plusieurs personnes de la cour furent témoins lorsque Son Éminence lui redit les mêmes paroles que M. de Terlon avoit avancées, faisant ainsi de sa bouche à une personne non suspecte des compliments qui ne pouvoient plus être suspects.

«M. Servien (en parlant à Roussines) enchérit beaucoup au delà chez M. le marquis de Montausier; mais M. de Lyonne ne fut pas sitôt arrivé qu'il envoya son premier commis vers M. de Balzac, pour lui témoigner le désir impatient qu'il avoit de le voir; qu'il y avoit vingt ans que ce désir faisoit une de ses plus violentes passions; qu'il avoit fait le voyage de Guyenne avec plaisir, quelque juste indignation qu'il eût d'ailleurs contre ce voyage, pour voir le plus grand homme du monde, etc.; qu'il le prioit de lui mander positivement (ce furent les termes de son envoyé) s'il lui feroit déplaisir de l'aller visiter en sa maison, pour ce qu'il n'y avoit que sa défense absolue qui l'en pût empêcher. M. de Balzac, usant de la liberté qu'il lui donnoit, le supplia de n'en prendre point la peine; et cette excuse, qui eût peut-être déplu à un moins honnête homme que n'est pas M. de Lyonne, lui donna matière d'une lettre, en laquelle, parmi quelques douces plaintes du rigoureux traitement qui lui est fait, il l'assuroit de tous les respects, de toute la vénération et de tout ce qui est au-dessous du culte et de l'adoration: ce sont les termes obligeants d'une fort longue et fort belle lettre [60].

«Je ne vous parle point des compliments de M. l'évêque de Rodez, de ceux de M. de la Motte le Vayer, ni de toutes les autres personnes de mérite qui sont auprès de Leurs Majestés. Ma gazette seroit trop longue: ce que j'y ajoute du mien, monsieur, c'est la joie que j'ai ressentie de voir toute la cour faire la cour à notre ermite, et de voir ce généreux ermite au-dessus de toutes les faveurs et de toutes les recherches de la cour. Il n'en a pas pour cela quitté une seule de ses calottes; il n'en a pas eu plus de complaisance pour lui-même. J'ai passé depuis ce temps-là plusieurs jours en sa compagnie, mais je ne me suis pas aperçu que c'étoit à lui que tous ces honneurs avoient été rendus; et si je n'en eusse été le témoin, je serois en danger d'ignorer longtemps une chose si glorieuse à mon ami et si avantageuse à tous ceux qu'il aime. Il ne sait pas même que je vous écris toutes ces circonstances; et quoique je lui aie dit que je voulois vous mander cette partie de son histoire, je n'oserois lui faire voir ma relation, tant il a de peine à souffrir les choses qui le favorisent. Il ne veut pas même que j'attribue à la modestie l'indifférence qu'il a eue pour les caresses du grand monde; son chagrin et son dégoût ne méritent point, à ce qu'il dit, un si beau nom, et il aime mieux que nous l'appelions insensible, que de consentir aux témoignages que nous devons à sa vertu. Ajouterai-je encore à ceci les compliments extraordinaires qu'il reçut, il n'y a pas longtemps, du comte de Peñaranda? Cet ambassadeur, fameux par la rupture de la paix de l'Europe, ayant passé à Angoulême, s'enquéroit, à l'ordinaire des étrangers, de ce qu'il y avoit de plus remarquable dans le pays. On lui proposa incontinent M. de Balzac, comme la chose la plus rare: il repartit qu'il avoit appris ce nom là en Espagne, longtemps avant d'en partir; qu'il ne l'avoit pas trouvé moins célèbre en Allemagne, d'où il venoit, et lui envoya incontinent un minime wallon, homme de lettres, qui lui servoit d'aumônier, pour lui dire qu'il souffroit, avec plus de peine qu'il n'en avoit eu en tout son voyage, la défense de faire des visites; que s'il lui eût été libre d'en faire, il fût venu de bon cœur en sa chambre, pour voir une personne si célèbre dans tous les lieux où les grandes vertus sont en estime. Ce compliment ne fut pas borné à ce peu de paroles. Mais qu'ai-je affaire d'emprunter de la bouche de nos ennemis des louanges pour un homme qui a peine d'en souffrir des personnes qui lui sont les plus chères? Il se contente de leur amitié comme de la vôtre, monsieur, de celle de M. Chapelain et de peu d'autres.

«Oserois-je vous supplier de faire part de ma relation à M. Chapelain? Je sais qu'il aime ce que nous aimons, comme il en est aimé aussi; je sais qu'il me fait l'honneur de me vouloir du bien. Permettez-moi, je vous supplie, de l'assurer de mon très-humble service, et croyez, s'il vous plaît, que je serai toute ma vie, etc. [61]»

En écrivant cette relation, monument de la plus ridicule vanité, Balzac, retenu à la campagne par ses infirmités, tâchait de faire diversion aux ennuis que lui causait l'absence de Montausier, ennuis dont on retrouve l'impression dans les lignes suivantes, qu'il adressait également à Conrart: «...Je n'ay point encore veû M. le marquis de Montausier. Vous pouvez penser l'impatience que j'ay de passer avecque luy de ces bonnes après-dînées dont il y a toujours diverses heures employées sur vostre sujet. En vérité, mon cher monsieur, il faut que je vous ayme bien tendrement, puisque rien au monde ne me donne tant de satisfaction que de parler, et d'ouïr parler de vous! Il n'y a ni Muses, ni Parnasse, ni latin, ni grec, ni science, ni éloquence qui ne me touche moins l'esprit que ce que j'entens dire de vostre vertu, et de l'amitié dont vous m'honnorez! Je viens d'aprendre que le roy arrive ce soir à Angoulesme. Cela retardera le double contentement que j'auray de voir nostre cher marquis, et de savoir par luy de vos nouvelles particulières.....» Ces beaux jours après lesquels soupirait Balzac ne devaient plus revenir: le voyage de la cour fut troublé par les sinistres nouvelles qui arrivaient de toutes parts au cardinal, et les amis du roi durent s'apprêter à reprendre les armes. Les deux Frondes, que Mazarin n'avait pu contenir momentanément qu'en divisant leurs chefs, ne tardèrent pas à sentir le besoin de s'unir, et le refus qu'éprouva Gondi lorsqu'il réclama le chapeau rouge que la cour lui avait promis, servit de prétexte à la rupture que méditait le remuant coadjuteur. La défection du duc d'Orléans et les démonstrations audacieuses du parlement intimidèrent la reine, tandis que la mise en liberté des princes rendait la guerre presque inévitable: l'exil de Mazarin et la faiblesse d'Anne d'Autriche, qui accordait à Condé le gouvernement de la Guyenne, ne firent qu'augmenter la confiance des Frondeurs: après quelques hésitations, les princes se décidaient à traiter avec l'Espagne, et le 22 septembre Condé faisait son entrée dans Bordeaux, où il arborait l'étendard de la rébellion. La guerre aux consciences précéda toutefois de quelque temps la lutte à main armée, et la résistance loyale de Montausier fut d'autant plus magnanime que tout à fait désintéressé dans le triomphe de la cour, il se voyait en butte du côté des princes à d'effroyables menaces, qui alternaient, du reste, avec de magnifiques promesses. Vainement les émissaires de la Fronde le pressaient-ils de prendre parti pour l'insurrection, vainement ses amis s'efforçaient-ils de lui inspirer des craintes pour la sûreté de sa fille, qui, restée à Paris, pouvait être retenue comme otage entre les mains des ennemis de Mazarin: l'enlèvement de cette enfant eût été un coup terrible pour Montausier, qui venait de perdre son second fils [62]; l'amour paternel ne put vaincre pourtant son opiniâtre attachement à ses devoirs, et il répondit qu'il était prêt à sacrifier sa famille tout entière pour le service de l'État.

Le contre-coup de l'insurrection de Bordeaux n'avait pas tardé à se faire sentir en Angoumois et surtout dans la Saintonge, où la plupart des seigneurs s'étaient empressés de se rallier sous les drapeaux de Condé, à qui ils avaient livré un grand nombre de places. Quoique réduit à ses seules ressources que de fréquentes défections venaient chaque jour amoindrir, Montausier ne perdit pas courage et sut tenir tête aux insurgés dans les deux provinces que le roi lui avait confiées. Le cardinal de Mazarin songea alors à lui envoyer des renforts; mais il eut soin de les faire partir sous la conduite d'un homme à qui Montausier devait obéir et dont la présence ne pouvait que lui être souverainement désagréable, car c'était ce même comte d'Harcourt qu'il s'était vu préférer lorsqu'il s'était agi de nommer un gouverneur d'Alsace. D'Harcourt, après avoir fait sa jonction avec le marquis, se hâta de marcher contre les rebelles, qui, maîtres de Saintes et de Taillebourg, venaient d'investir Cognac. D'Harcourt et Montausier arrivèrent heureusement à temps, enlevèrent sous les yeux de Condé un des quartiers des assiégeants, et dégagèrent la place [63]. La prise de la Rochelle fut moins glorieuse, car la trahison s'en mêla, et la garnison livra son commandant, qui fut mis à mort par ordre du comte d'Harcourt. Les succès des armes royales ne s'arrêtèrent pas là: l'île de Ré fut soumise, et le prince de Condé, réduit à se replier devant des forces supérieures, fut harcelé dans sa retraite et éprouva plusieurs échecs. L'année suivante ne fut pas plus heureuse pour les factieux. Pendant que d'Harcourt envahissait la Guyenne [64], surprenait Condé et le rejetait sur Agen, Montausier, renforcé par les troupes de du Plessis-Bellièvre, forma le dessein de reprendre Saintes et Taillebourg, encore occupées par les rebelles, et de chasser de Talmont les Espagnols, à qui on avait livré cette place. La faiblesse relative de son armée rendait cette entreprise très-hasardeuse; mais grâce à sa constance, à sa vigilance et à sa valeur, il en vint glorieusement à bout. La garnison de Saintes était considérable, et la défense fut des plus vigoureuse: une fois entre autres les troupes des princes tentèrent une sortie générale et mirent les assiégeants dans le plus grand désordre. C'était une de ces circonstances où l'intrépidité calme de Montausier brillait de tout son éclat: accouru des premiers dans la tranchée, il réunit quelques officiers dispersés, rallia ses soldats en retraite, et chargeant l'ennemi avec vigueur le ramena jusque dans la contrescarpe, non sans lui avoir fait subir des pertes sensibles. Le mauvais succès de cet effort suprême jeta le découragement dans les rangs des assiégés, et dès le onzième jour de l'investissement, Saintes se rendit à Montausier à d'honorables conditions, qu'il fut plus facile d'accorder que de maintenir. Les soldats victorieux s'étaient en effet jetés dans la ville; le pillage commençait déjà et tous les efforts du marquis n'eussent pas suffi à la préserver du sort qui la menaçait, si pour calmer une soldatesque effrénée et cupide il ne se fût décidé à d'énormes sacrifices pécuniaires, donnant ainsi un exemple magnanime qui ne fut imité de personne dans cette triste guerre. La prise de Saintes fut décisive pour le rétablissement de l'autorité royale dans la province: bientôt après Taillebourg fut rasé, et les Espagnols, réduits à l'impuissance, furent contraints d'abandonner Talmont. Autant Montausier avait déployé d'énergie contre les rebelles, autant il montra de modération à l'égard des vaincus. C'était vainement que la cour lui expédiait des ordres impitoyables, il trouvait moyen de les annuler dans l'exécution, et lorsqu'on lui enjoignit de couper les forêts et d'abattre les châteaux des familles de Tarente et de la Rochefoucauld, il se contenta d'une démonstration symbolique et se borna à faire briser quelques tuiles et couper au pied une trentaine d'arbres.

Pendant que son mari se couvrait de gloire sur le champ de bataille, la marquise apprenait la mort de M. de Rambouillet, son père, qui s'était éteint le 25 février, âgé de soixante-quinze ans. Ses facultés avaient baissé depuis quelque temps déjà, et sa mort fit assez peu de sensation; Mme de Rambouillet seule sentit vivement cette perte, et dut regretter de n'avoir pas auprès d'elle en ces douloureux instants celle de ses filles qu'elle chérissait le plus; mais dans les circonstances critiques où se trouvait la France, Mme de Montausier ne pouvait songer à s'éloigner de son mari, qui allait affronter de nouveaux dangers.

Las d'une guerre d'escarmouches et peu satisfait des troupes dont il pouvait disposer dans le Midi, Condé résolut de regagner le Nord, et il parvint en effet à rejoindre les troupes de Nemours et de Beaufort; les forces du roi refluèrent immédiatement vers la partie menacée, et Montausier se trouva de nouveau réduit à ses seules ressources. Il ne lui restait plus que six à sept cents hommes de cavalerie régulière, environ autant de gentilshommes du pays et trois à quatre mille fantassins, lorsqu'un gentilhomme du Périgord, le marquis d'Argens, lui fit savoir qu'il était bloqué dans son château de Montançais par les troupes du prince de Conti, et que s'il n'était promptement secouru, il se verrait dans peu contraint de se rendre. Quoiqu'il attendît un renfort de cinq cents chevaux et deux régiments d'infanterie que devait lui amener le comte de Brassac, Montausier n'hésita pas à se mettre en marche. A peine était-il arrivé sur les bords de l'Isle, rivière qui coulait entre lui et Montançais, qu'il apprit que d'Argens ne pouvait plus tenir. Sa résolution fut prise sur-le-champ, et il ordonna à une partie de sa cavalerie de traverser la rivière par un gué inconnu à l'ennemi: chaque cavalier portant en croupe un fantassin et plusieurs jours de vivres. Le secours entra heureusement dans la place, et l'ennemi, découragé, se retira après avoir brûlé le village.

La petite armée du marquis était campée sur l'autre bord de l'Isle: dès le lendemain [65] il songea à se retirer afin d'aller à la rencontre des renforts que conduisait Brassac, et il se mit en marche après avoir fait prendre les devants à ses bagages. Mais les ennemis ayant trouvé un gué commode et croyant les forces du marquis fort inférieures aux leurs, résolurent de franchir la rivière et de se mettre à sa poursuite. Montausier ne se troubla point, continua sa marche comme si de rien n'était, et lorsqu'il sut que l'armée ennemie était à demi-passée, il fit volte-face, tomba sur l'avant-garde, la défit, et renouvelant ses exploits de Brisach, il l'eût jetée à l'eau s'il eût été soutenu par des troupes plus solides; mais la fin de l'action ne répondit malheureusement pas à ce brillant début. Montausier avait affaire à un vigoureux adversaire, le colonel Balthazar, qui, dans ses mémoires, nous a donné un récit détaillé de sa victoire de Montançais [66]. Les troupes de ce dernier étaient fort aguerries et ne se laissèrent pas abattre par le premier succès de l'ennemi. Malgré les efforts de Montausier, elles réussirent à prendre pied sur l'autre rive, et ses propres soldats commencèrent à faiblir. Apercevant quelque hésitation dans l'escadron des gendarmes d'Harcourt, il se mit à sa tête et voulut le conduire au feu: ces cavaliers le suivirent jusqu'à portée de pistolet, puis à la vue des soldats de Balthazar ils tournèrent bride honteusement, laissant leur général exposé aux coups des ennemis. Il fut bientôt enveloppé, et malgré des prodiges de valeur il n'aurait pu éviter d'être pris, sans une espèce de miracle qui le préserva de cette humiliation. La chaleur l'avait obligé de quitter sa casaque en broderie, et de prendre celle d'un de ses gens, dont l'étoffe simple, en sauvegardant sa liberté, pensa lui coûter la vie. Les soldats de Balthazar, qui le voyaient mal vêtu et sans suite, le prirent pour un officier subalterne, et sans s'amuser à le faire prisonnier ne songèrent qu'à le tuer. On tirait sur lui de toutes parts et de si près que ses habits étaient percés, déchirés et brûlés en plus de vingt endroits. Chacun cherchait à le frapper, et dix épées étaient levées sur sa tête en même temps: son cheval fut tué, un page qui l'accompagnait tomba mort à ses côtés, et il allait succomber lui-même lorsqu'il fut dégagé par quelques gentilshommes accourus à son aide. Ses blessures étaient graves: il avait eu le bras gauche traversé de deux balles, et le bras droit labouré profondément par le tranchant d'une épée; il ne perdit pourtant pas connaissance, et il ne voulut pas quitter le champ de bataille avant d'avoir rallié les fuyards, qu'il laissa sous le commandement du maréchal de camp de Folleville [67]. Montausier, quoique fort souffrant de ses blessures, partit à cheval et ne s'arrêta que sur les limites de son gouvernement. Après s'être reposé la nuit chez un gentilhomme de sa connaissance, il se fit transporter le lendemain à Angoulême, et ce fut là qu'il apprit la dispersion de son armée, qui, saisie d'une terreur panique, laissait par sa fuite le Périgord ouvert à l'invasion des princes, et rendait à leurs armes un prestige quelles n'espéraient plus retrouver.

A aucune époque de sa vie, Montausier n'avait été gâté par la fortune, et il accepta ce nouveau malheur avec le plus grand calme. Étendu sur un lit de douleur, languissant et sans force, il accueillit d'un front serein les députations du clergé et de la noblesse qui venaient lui offrir leurs compliments de condoléance; puis, croyant son état plus grave qu'il ne l'était réellement, il reçut les sacrements de l'Église et prit des dispositions pour qu'aucun de ses créanciers n'eût à souffrir de sa mort. Il poussa même les égards dus à l'amitié au point d'écrire à M. de Saint-Maigrin afin qu'il sût la situation fâcheuse où il se trouvait, et pût, en prévenant les démarches de ses concurrents, s'assurer le gouvernement de l'Angoumois. «Après que M. de Montausier eut rempli de la sorte tous les devoirs de fervent chrétien, de fidelle sujet et de bon ami; il fit venir ses chirurgiens, et leur dit, que comme il étoit persuadé qu'on ne pouvoit lui sauver la vie, il les prioit de le laisser mourir en repos, et de ne lui point couper le bras; que cependant, si cette opération leur paroissoit salutaire, il s'abandonnoit à eux de bon cœur. Son bras étoit extraordinairement enflé, une fièvre ardente le consumoit; tous les matins et tous les soirs on employoit deux heures à panser ses playes; on y appliqua plus de vingt fois tantôt le fer et tantôt le feu; le malade fut deux mois entiers couché sur le dos sans pouvoir changer de situation; jamais souffrance ne fut ni plus cruelle ni plus longue. Mais la patience et la fermeté du marquis fut plus grande que son mal; et l'on a sçu de M. l'évêque d'Angoulême, qui ne le quitta point pendant tout le cours de sa maladie, que jamais il ne l'avoit entendu pousser la moindre plainte; seulement que quand on lui devoit faire quelque incision, il souhaitoit qu'on l'en avertît ainsi que du nombre des coups de ciseaux, afin qu'il pût d'avance se préparer à les souffrir. Au reste, s'il souffroit en héros, c'étoit en héros chrétien, il regardoit ses maux comme des châtiments du ciel qui vouloit lui faire expier ses péchez dès cette vie, et dans cette pensée, il remercioit le Dieu des vengeances qui le punissoit dans ses miséricordes, et baisoit humblement la main qui le frappoit pour le sauver. Ces dispositions édifiantes soutenoient Mme de Montausier dans la douleur qui l'accabloit, et les personnes qui l'assistoient pour le spirituel, en étoient si touchées qu'en pleurant sa perte prochaine par un sentiment d'amitié, elles souhaitoient presque par christianisme, de le voir mourir de la mort des saints. Mais enfin Dieu le réservant pour le bonheur des provinces et pour le service du roy à qui il vouloit prodiguer ses faveurs, M. de Montausier après avoir été pendant deux mois aux portes de la mort, se vit rappeler à la vie par la voix de ses chirurgiens qui lui répondirent de sa guérison [68]

De toutes ces effrayantes blessures, Montausier garda seulement quelques incommodités, dont une entre autres, eût paru fort légère partout ailleurs que chez Julie d'Angennes. Mais la marquise détestait les bonnets de coton, et l'une des conséquences du combat de Montançais fut de rendre au héros vaincu l'usage de cet ornement nocturne, auquel il s'était cru obligé de renoncer à l'époque de son mariage.

Pendant les quelques mois que se prolongea la convalescence du marquis, la Fronde achevait de mourir dans le Nord où Paris ouvrait ses portes à la reine et à son fils. En Guienne, les affaires des rebelles allaient de mal en pis, depuis le jour où quittant la province, Condé avait remis son autorité aux mains impuissantes d'un frère, qui bientôt devait le trahir et s'accommoder avec la cour. Dans le Périgord, Balthazar, malgré son triomphe de Montançais, avait prudemment renoncé à pousser son succès plus avant, le petit nombre de ses soldats ne lui permettant pas d'envahir l'Angoumois que défendaient les troupes royales ralliées sous Folleville, tandis que par sa prudence et son énergie la marquise de Montausier déjouait les tentatives des factieux découragés déjà par le retour de la reine à Paris. Ce dernier événement présageait la rentrée de Mazarin, qui dès le 3 février 1653, reprenait le pouvoir après deux ans d'exil. Le cardinal paya sa bienvenue en rétablissant un certain nombre de pensions et en faisant solder aux rentiers une partie des sommes qui leur étaient dues. Quant à la province, elle fut oubliée, suivant la coutume, dans la répartition des largesses, et Montausier, à qui dès l'abord Mazarin fit parvenir le témoignage de sa satisfaction, dut s'estimer heureux d'arracher aux mains du fisc une faible portion des arrérages auxquels il avoit droit sur des pensions que jamais, à vrai dire, il n'avait touchées avec beaucoup de régularité. Fort coulant dans les affaires d'argent, le marquis prit facilement son parti de ces injustices, et continua de servir avec autant de fidélité que s'il eût eu à se louer du gouvernement [69]. Plus opiniâtre lorsqu'il s'agissait de soutenir les intérêts de sa famille, Mme de Montausier résolut d'aller trouver le cardinal, aux yeux duquel les absents avaient généralement tort et qui faisait peu de cas des demandes indirectes [70].

«Mazarin la reçut avec tous les dehors d'une estime particulière; mais il évitoit autant qu'il pouvoit les occasions de se trouver seul avec elle. La marquise, de son côté, ne cherchoit que le moment de lui parler sans témoins, et elle le trouva. Elle se plaignit au ministre de l'oubli où il sembloit mettre un des plus fidelles serviteurs du roy, et lui ajouta avec une noble liberté, que M. de Montausier trouvoit le prix de sa fidélité dans sa fidélité même, mais que tout le monde n'étant pas de ce caractère, il étoit étonnant qu'un ministre dont la politique passoit pour être si rafinée, donnât dans le marquis un exemple qui paroissoit autoriser la révolte, et pouvoit ébranler ceux qui avoient été soumis jusqu'alors; que la vertu de M. de Montausier ne devoit point empêcher qu'on ne lui rendît justice, et que moins il paroissoit avide des honneurs qu'on lui refusoit, plus il s'en montroit digne. Le cardinal sentit toute la force de cette remontrance, mais elle n'attira de lui que des excuses et des compliments, qui étoit tout ce que la marquise en avoit attendu. M. de Montausier apprit ces nouvelles peu agréables sans en être étonné, et continua avec sa tranquillité ordinaire à remplir son devoir, jusqu'à ce que voyant le feu de la guerre civile heureusement éteint par le traité de paix que signa M. le prince de Conty le 30 juillet 1653, il quitta l'Angoumois où tout étoit tranquille, et vint joindre la marquise, son épouse, à Paris [71]

Après avoir payé largement sa dette à la monarchie dans la lutte désastreuse que le traité de Bordeaux avait à la fin terminée, Montausier, dont les blessures étaient à peine fermées, se crut dispensé de prendre part à la guerre étrangère qui ne devait se clore qu'à la paix des Pyrénées. Intime ami du prince de Condé, c'était avec douleur qu'il s'était vu forcé d'embrasser un parti opposé au sien dans la campagne de Guienne, et maintenant que le héros exilé combattait sous les drapeaux espagnols, il en eût trop coûté au marquis d'avoir à se mesurer avec lui dans ces mêmes lieux où, à ses côtés, il s'était illustré, lors de ces premiers combats qui entourèrent d'un glorieux prestige les débuts du règne de Louis XIV et de la régence de Mazarin. Ses affaires domestiques négligées depuis si longtemps, réclamaient d'ailleurs sa présence, et tout d'abord, il eut à s'occuper du règlement de la succession de son beau-père ouverte depuis un an. Dès la mort de M. de Rambouillet, Chaveroche, intendant de la marquise, avait écrit à Angoulême pour connaître les intentions de M. et de Mme de Montausier, lesquels avaient immédiatement répondu que leur mère pouvait disposer de tout, et que durant sa vie, ils n'élèveraient aucune prétention sur la fortune du marquis; en sorte qu'il n'y eut point de scellés et que les choses restèrent dans le même état jusqu'à l'arrivée de Montausier à Paris. Mme de Rambouillet voulut alors profiter de la présence de son gendre pour régulariser sa position, mais tout ce qu'elle put arracher au désintéressement de ses enfants, fut qu'ils vivraient en commun avec elle dans son hôtel de la rue Saint-Thomas du Louvre. Cette splendide demeure avait été bien négligée pendant les dernières années de la vie de M. de Rambouillet. En y entrant, Julie pourvut à tout, lui rendit son ancienne magnificence [72], et dans ce palais transformé, on vit de nouveau affluer les personnes de distinction que l'orage de la Fronde avait momentanément dispersées.

Toujours assidu chez le calviniste Conrart, qu'il eût bien voulu convertir; grand ami de Chapelain, dont la Pucelle était alors dans toute sa vogue [73], Montausier était ingénieux à découvrir et à soulager la misère des gens de lettres, et ce fut à sa requête que le poëte Gombaud obtint une ordonnance de 400 écus, dont il fut payé, plus heureux en cela que beaucoup de ses confrères qui touchaient avec difficulté les quartiers de leurs pensions. Si Montausier eût été libre, l'hôtel de Rambouillet fût devenu l'hôpital de la littérature après en avoir été le sanctuaire; mais tous les protégés du marquis n'avaient pas la patience de Ménage [74], et l'impertinence de Mlle de Rambouillet était la terreur des faméliques écrivains qu'on voyait vainement aspirer à la place que Voiture avait laissée libre à la table d'Arthénice. Aussi Montausier avait-il fini par leur donner des subventions secrètes, qui leur étaient beaucoup plus profitables que l'aumône déguisée et tant soit peu dégradante qu'ils recevaient à l'hôtel de Rambouillet. Non content d'assister les poëtes, il travaillait lui-même à différents ouvrages, qui ne virent heureusement pas le jour, et dont il est assez fréquemment question dans la Correspondance de Balzac [75]. Montausier mettait tant de zèle à polir ses écrits et à revoir ceux des autres, que la nuit s'écoulait parfois tout entière dans cette occupation, et cet excès des plus nuisibles à une santé déjà affaiblie, lui attirait de bienveillants reproches de la part de sa femme et de sa belle-mère, reproches qu'il n'acceptait qu'en grondant, car il avait lui-même ses petits griefs qu'il opposait avec plus d'aigreur que de justice aux deux charmantes personnes avec lesquelles il lui était donné de vivre. C'est ainsi que le jeu, si à la mode à cette époque, lui était antipathique au dernier point, et il le voyait non sans colère prendre pied à l'hôtel de Rambouillet où les deux marquises l'accueillaient quoiqu'à regret, sentant le besoin de faire des concessions pour ne pas réduire leurs habitués à chercher ailleurs des plaisirs défendus. Mais Montausier, peu accessible à ce genre de considérations, était prompt comme toujours à blâmer dans autrui des défauts qui souvent étaient moins condamnables et surtout moins invétérés que les siens; car ni l'âge, ni les suites de ses blessures, n'avaient pu le guérir de son penchant pour les femmes, et c'est à cette époque de sa vie que se rapportent ses amours avec Pelloquin, jeune et jolie camériste de la marquise, qui, tout en la surveillant de près, n'osait, par égard pour son mari, la chasser de chez elle. Lorsque Montausier fut las de ses relations avec cette fille, il lui fit épouser un lieutenant du roi de la ville de Saintes; elle restait toujours ainsi à sa disposition. Par une contradiction singulière, et dont il y a de nombreux exemples au XVIIe siècle, le marquis conservait au milieu de ses écarts un grand fonds de religion, et il observait scrupuleusement les moindres prescriptions du dogme catholique. Son zèle sur cet article était tel, que trouvant le salut de sa fille compromis entre les mains de Mme de Montausier la mère et de Mme de Rambouillet, il voulut se charger exclusivement du soin de lui donner une éducation moins mondaine et rigoureusement orthodoxe: ce à quoi il était plus propre que personne, si l'on fait abstraction de son extrême vivacité de caractère. Mais sa fille joignait au naturel le plus aimable, l'intelligence la plus prompte [76], aussi se plia-t-elle sans effort à toutes les exigences de son père, qui ne tarda pas à voir ses efforts couronnés des plus heureux succès: «A l'âge de dix ans, dit le P. Petit, elle avait lu l'Ancien et le Nouveau Testament, et répondoit à tout ce qu'on pouvoit lui proposer de plus difficile sur cette matière.» C'étaient là des études bien délicates, et ce choix de lecture semble déceler dans le précepteur un vieux reste de levain calviniste.

Montausier, qui par la force des choses était devenu le chef de la maison de Rambouillet, put se convaincre en diverses circonstances que la mission qu'il tenait de la Providence, n'était rien moins qu'une sinécure. Comme on l'a vu plus haut, deux de ses belles-sœurs, Mme de Saint-Étienne et Mme de Pisani, étaient religieuses, et déjà, pendant les derniers troubles, elles avaient dû à plusieurs reprises quitter leur couvent d'Yères pour se réfugier à l'hôtel de Rambouillet. Le retour de la paix publique ne fit point sentir son influence dans l'humble monastère, et cette année même, il se vit agité de nouvelles tempêtes. Fatiguée des désordres qui depuis longtemps régnaient dans la maison, l'abbesse avait obtenu, par l'intermédiaire de la princesse palatine, Anne de Gonzague, qu'il lui fût donné une coadjutrice, et le choix de la reine était tombé sur Mme de Saint-Étienne. Cette nomination fut le signal d'une nouvelle révolte: les religieuses enfermèrent leur abbesse, lui envoyèrent des poupées comme si elle fût tombée en enfance, et se pourvurent contre la nomination du roi. L'affaire fut solennellement jugée au grand conseil et le débat s'étant terminé au gré de la coadjutrice, la reine mère vint l'installer elle-même le 7 juin, le lendemain du sacre de Louis XIV. Mme de Saint-Étienne se trouva dès l'abord en présence de difficultés nombreuses: beaucoup de ses subordonnées se retirèrent chez leurs parents et la plupart des autres lui firent une sourde opposition. Il appartenait au marquis et à la marquise de Montausier de terminer cette désagréable affaire, et dans une visite qu'ils firent à Yères l'année suivante, ils réussirent au delà de toute espérance dans leur conciliante tentative. Montausier était dans un de ses jours de bonne humeur, et les habitantes du couvent, charmées de la rondeur et de la franchise de ses manières, consentirent pour l'amour de lui à obéir à sa belle-sœur. Il eut, du reste, à déplorer plus tard ce petit succès d'amour-propre, car les rebelles de la veille le considérant désormais comme l'arbitre obligé de toutes leurs querelles, lui exposaient leurs plus petits griefs dans le plus grand détail, et l'eussent certainement réduit au désespoir, s'il n'eût pris le parti héroïque de couper court à cette correspondance monacale.

Quoique toujours en froid avec le cardinal qui, disait-il, ne vouloit pas des amis, mais des esclaves, Montausier n'en était pas moins assidu au Louvre, où il était bien vu de la reine mère et où l'appelaient d'ailleurs fréquemment les affaires de l'État, les ministres faisant grand cas de son expérience et réclamant volontiers ses conseils dans les circonstances difficiles. Respecté de tous, il imposait à ses ennemis mêmes, et ce fut alors que le jeune roi conçut pour lui ces sentiments de sympathie et d'estime dont il ne lui donna toutefois des preuves qu'après la mort de Mazarin, qui seul disposait encore des faveurs et des emplois.

Les trois années qui suivirent s'écoulèrent dans un tranquille bonheur, et ne furent signalées par aucun autre événement que le mariage de Mlle de Rambouillet, qui le 27 avril 1658, épousait le comte de Grignan. Cette alliance était convenable sous tous les rapports, et grâce au caractère facile de son mari, Claire d'Angennes put se livrer sans contrainte à ses excentriques allures, et se faire déclarer présidente en titre de cette coterie de précieuses que Molière allait bientôt couvrir d'un ridicule immortel. Ce n'était plus le temps de Voiture, où la société en grande partie féminine de l'hôtel de Rambouillet polissait une langue encore grossière, et faisait accepter ses arrêts par les esprits les plus distingués du XVIIe siècle [77]. La seconde génération était complétement dégénérée et ses écarts firent malheureusement retomber un peu du discrédit que méritaient à juste titre les fausses précieuses, sur les précieuses illustres que Malherbe et Corneille écoutaient avec respect et consultaient avec fruit.

Quoi qu'il en soit, ce mariage était un événement heureux pour Montausier, qui se voyait délivré des incartades de sa belle-sœur et déchargé de l'administration de biens considérables dont il eut hâte de rendre compte à M. de Grignan.

Quelques mois plus tard eurent lieu les premiers pourparlers de la paix avec l'Espagne, qui accablée de revers songeait à terminer une lutte inégale. Les bruits d'accommodement prirent plus de consistance au printemps de 1659, et bientôt les deux puissances fixèrent l'époque des négociations qui devaient aboutir au traité de la Bidassoa. Informé des projets de la cour, Montausier partit pour Angoulême où il comptait recevoir à leur passage le cardinal, le roi et la reine: ces deux derniers devant séjourner dans le Midi pendant toute la durée des conférences qui allaient commencer sur la frontière espagnole.

Le retour du marquis et de la marquise [78] fut une fête pour la noblesse de l'Angoumois, province reculée où leur présence apportait comme un reflet de la cour, et tous les membres de l'aristocratie s'empressèrent à l'envi aux réceptions de leur gouverneur. Les grands seigneurs que n'avait point encore aplatis le brillant despotisme de Louis XIV, comprenaient largement leurs obligations envers le pays, et les emplois qu'on leur voyait briguer étaient souvent pour eux une cause d'appauvrissement et de ruine. Aussi dans cette circonstance exceptionnelle du mariage de son souverain, Montausier voulut-il se surpasser.

Après avoir rompu sans pitié les tendres liens qui unissaient Marie Mancini au jeune roi et relégué sa nièce à la Rochelle, Mazarin partit le premier vers la fin de juin. Lorsqu'il fut arrivé à cinq lieues d'Angoulême, il trouva le gouverneur qui l'attendait à la tête de deux mille gentilshommes et qui le traita magnifiquement, lui et les gens de l'ambassade, dans un site rustique, le cardinal s'étant refusé à visiter la capitale de l'Angoumois, pressé qu'il était d'arriver à sa destination [79]. Cette réception préliminaire une fois terminée, le marquis et la marquise partirent pour Saintes, où le roi et sa mère devaient passer bientôt. Ils arrivèrent en effet vers le milieu du mois d'août, et s'y arrêtèrent trois jours. Montausier n'oublia rien de ce qui pouvait contribuer au bien-être de tels hôtes, et le goût que la marquise sut mêler à cet excessif déploiement de luxe dut plaire au jeune Louis XIV, tout préoccupé qu'il était en ce moment de ses amours avec Marie Mancini, avec laquelle il venait d'avoir à Saint-Jean-d'Angely une courte et dernière entrevue. La reine témoigna au gouverneur la satisfaction qu'elle éprouvait de cette brillante réception que la pauvreté de la Saintonge faisait ressortir par contraste, et le roi prit le plus grand intérêt au récit du siége de Saintes, qu'il voulut recueillir de la bouche du vainqueur, tandis que celui-ci lui faisait visiter les fortifications, où les ruines amoncelées par la dernière guerre n'avaient pas encore été réparées. La reine, avant de poursuivre sa route, combla d'éloges et de remerciements le marquis et la marquise, prodigua les caresses à leur fille, et les engagea tous à suivre la cour pour assister au mariage du roi, qu'on supposait devoir se faire incessamment; Louis joignit ses invitations à celles de sa mère, et le marquis, passant par-dessus quelques difficultés qu'il avait d'abord alléguées avec respect, hâta ses préparatifs de voyage et se mit bientôt en route pour Bordeaux, suivi de sa famille.

Alors que la superbe capitale de la Guyenne gémissait sous la tyrannie sanglante de l'ormée, le gouvernement de Montausier avait été comme un asile naturel ouvert aux proscrits de la cause royale; on comptait parmi eux un grand nombre de Bordelais de distinction, qui, heureux de rendre au marquis l'hospitalité généreuse qu'ils avaient reçue dans la ville d'Angoulême, lui firent à son entrée une véritable ovation. Pendant les premiers jours qui suivirent son arrivée, la splendide habitation qu'on l'avait forcé d'accepter ne désemplissait pas plus que s'il eût été l'arbitre et le dispensateur de toutes les grâces, au lieu d'être un simple lieutenant général payé jusque-là d'ingratitude par ceux pour lesquels il s'était dévoué. Sa mauvaise fortune commençait pourtant à se lasser, et à défaut de démonstrations plus positives, il devait au moins recueillir dans ce voyage quelques indices d'une faveur prochaine. Il fut extrêmement fêté par le roi, qui semblait aussi prendre le plus vif plaisir aux entretiens de la marquise de Montausier, et Julie, toujours éprise de l'idéal, fut elle-même séduite par les nobles et gracieuses manières de son jeune souverain.

Le séjour des deux époux à Bordeaux se fût prolongé indéfiniment, s'ils eussent voulu y attendre la signature du contrat de mariage, qui n'eut lieu que le 7 novembre, en même temps que celle du traité des Pyrénées; mais la reine voyant que les négociations traînaient en longueur, résolut de quitter cette ville pour aller passer l'hiver dans le Languedoc, où l'on espérait, la présence du roi aidant, obtenir des états de la province un don gratuit plus fort que d'habitude [80]. M. et Mme de Montausier ne pouvant songer à accompagner Leurs Majestés dans cette longue excursion, revinrent à Angoulême, où ils retrouvèrent avec bonheur un peu de calme après tant d'agitations.

Alléchée par les premiers succès qu'elle avait obtenus en Languedoc, la cour visita successivement toutes les provinces méridionales de la France, la Provence en particulier, où l'autorité royale n'était reconnue qu'à demi. L'hiver et le printemps s'écoulèrent ainsi, et ce ne fut qu'au mois de juin 1660, que le mariage espagnol fut célébré et consommé à Saint-Jean-de-Luz. Le marquis et la marquise ne purent assister à cette intéressante cérémonie, Mlle de Montausier, leur fille, ayant été atteinte de la petite vérole, cette cruelle maladie qui fit tant de ravages au XVIIe siècle, et quoiqu'elle commençât déjà à se rétablir, ses parents ne purent se résoudre à la faire paraître encore souffrante et défigurée au sein de cette cour brillante dont plus tard elle devint l'ornement. Ils prolongèrent en conséquence leur séjour à Angoulême, et ne partirent pour Paris qu'à la fin du mois d'août, pour assister à l'entrée triomphale de la nouvelle reine dans sa splendide capitale [81].

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