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Un Misanthrope à la Cour de Louis XIV: Montausier, sa vie et son temps

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LIVRE V.
1668-1674.

Montausier est nommé gouverneur du dauphin.—Le marquis de Montespan insulte la duchesse de Montausier.—Maladie et mort de la duchesse.—Fléchier.—Travaux de Montausier, de Bossuet et de Huet.—Campagne de Hollande.—Montausier présente au Dauphin ses maximes chrétiennes et politiques.

«Le roy après avoir mûrement réfléchi sur le choix important qu'il avait à faire d'un gouverneur pour monseigneur le dauphin, après avoir balancé le mérite et les talents des différentes personnes qui se présentoient à son esprit ou qui lui étoient recommandées, se fixa enfin sur le duc de Montausier. Il n'ignoroit pas ce qu'en pensoient la plûpart des courtisans; mais leurs discours malins ne purent offusquer les lumières ni diminuer en rien l'estime qu'il avoit conçuë d'un homme que l'expérience lui avoit fait connoître pour un des plus fidelles, des plus zélez et des plus vertueux serviteurs de sa cour.» Outre ces motifs allégués par le P. Petit, il en était un autre plus déterminant, quoique infiniment moins honorable pour la mémoire du roi Louis XIV. Déjà las de ses amours avec Mlle de La Vallière, ce prince qui une première fois avait exploité la faiblesse de la duchesse de Montausier, ne l'avait pas trouvé moins complaisante lorsqu'il s'était agi de favoriser ses relations adultères avec Mme de Montespan [105], et cette funeste condescendance avait valu à l'infortunée duchesse un outrage scandaleux de la part du mari de la favorite. Le roi devait une réparation solennelle à une personne qui s'était compromise à ce point à son service, et pour imposer silence aux propos insolents des courtisans, il n'hésita pas à accorder au duc une marque éclatante de son estime en lui donnant un poste de confiance [106]. «Il l'envoya donc chercher [107], et l'ayant fait entrer secrètement dans son cabinet, il lui dit qu'il le faisoit gouverneur de son fils, parce qu'il croyoit ne le pouvoir mettre en de meilleures mains. Le duc se jetta dans le moment aux pieds du roy, le remercia avec un profond respect, et dit en lui embrassant les genoux: «Qu'il ne s'arrêteroit pas à représenter à Sa Majesté son peu de capacité pour remplir dignement l'emploi dont elle l'honoroit, puisqu'en le choisissant, elle avoit eu sans doute des raisons qu'il ne lui appartenoit pas de combattre, mais qu'il l'assuroit au moins qu'il étoit disposé à se rendre moins indigne de ses bontez, par un zèle et une fidélité inébranlable, qu'au reste, il supplioit Sa Majesté de songer que la bonne éducation de monseigneur le dauphin ne dépendoit pas uniquement des soins d'un gouverneur, que les attentions de Sa Majesté seroient infiniment plus efficaces, et qu'il la conjuroit de ne les lui pas refuser.—Soyez tranquille, reprit le prince, je vous seconderai sur cela de façon que vous n'aurez rien à désirer.» Ensuite il fit relever le duc, et après s'être entretenu quelque temps avec lui des différents moyens dont il faudroit faire usage pour former la jeunesse du dauphin, il le renvoya en lui défendant de découvrir à d'autres qu'à Mme de Montausier et à la comtesse de Crussol, ce qui venoit de se passer. Le roy pour quelques raisons, vouloit différer de quelques jours à déclarer son choix, mais le secret qu'il en fit ayant renouvellé les sollicitations et les intrigues des prétendants, il s'en trouva tellement importuné que pour s'en délivrer, il déclara plutôt qu'il n'avoit résolu, que vainement on briguoit une place qui n'étoit plus à donner, et que celui en faveur de qui il en avoit disposé, étoit le duc de Montausier. Il ne restoit plus qu'à installer le nouveau gouverneur; le roy le fit de la manière la plus obligeante. Le duc étant venu par son ordre, Sa Majesté le présenta à la reine et à monseigneur, à qui il adressa ces paroles bien dignes de cet incomparable monarque, et bien glorieuses pour le duc de Montausier: «Voilà, mon fils, un homme que j'ai choisi pour avoir soin de votre éducation. Je n'ai pas cru pouvoir rien faire de meilleur pour vous et pour mon royaume. Si vous suivez ses instructions et ses exemples, vous serez tel que je vous désire; si vous n'en profitez pas, vous serez moins excusable que la plûpart des princes dont on néglige ordinairement les premières années; et moi, je serai quitte envers tout le monde, le choix que j'ai fait me mettant à couvert de tout reproche.» M. de Montausier également touché des bontez de son roy et de la présence du jeune prince qu'il lui confioit d'une manière si honorable, mit un genou en terre, et dit au dauphin en lui baisant tendrement la main: «Recevez, Monseigneur, cette marque de soumission et de respect d'un homme qui pendant plusieurs années ne vous en donnera pas de pareilles, mais qui en devenant en quelque sorte votre maître, n'oubliera jamais que vous devez être un jour le sien, et qui sera toujours prêt à sacrifier son repos, ses intérêts et sa vie pour votre utilité [108]

Le choix du roi obtint l'approbation générale [109], et si Montausier eut quelques envieux, les difficultés qu'il rencontra dans l'exercice de ses fonctions ne tardèrent pas à diminuer les regrets qu'éprouvèrent d'abord ses concurrents évincés. Le début s'annonça pourtant de la façon la plus favorable. Le roi «déclara au duc que son intention étoit que le dauphin fût accoutumé de bonne heure au travail et non à l'oisiveté et à la mollesse; que la peine qu'il ressentoit d'avoir été trop ménagé dans son enfance, le rendroit moins indulgent pour celle de son fils; qu'il souhaitoit qu'on le fît non-seulement honnête homme, mais encore sçavant s'il étoit possible, et que pour y réussir, il permettoit qu'on employât les réprimandes, les reproches, les punitions même au besoin; qu'au reste, il entendoit que le gouverneur eût une pleine autorité sur les études, les exercices, les divertissements, les compagnies et le choix des personnes qui approcheroient du prince; que tous les autres officiers de sa maison fussent subordonnez au gouverneur, et que rien ne se fît en ce qui concerneroit l'éducation de monseigneur le dauphin, que par ses ordres ou de concert avec lui.»

Revêtu de tous ces pouvoirs, le duc de Montausier prêta serment pour les charges de gouverneur de monseigneur le dauphin, de premier gentilhomme de la chambre et de grand maître de la garde-robe, et se décida à commencer les fonctions de son principal emploi. Le président de Périgny était précepteur du jeune prince depuis un an; M. Millet fut nommé sous-gouverneur, et Joyeux premier valet de chambre. On nomma aussi trois jeunes enfants d'une naissance distinguée pour être habituellement auprès de monseigneur, étudier avec lui, et exciter dans son cœur cette émulation sans laquelle il est rare qu'on fasse de grands efforts [110].

Ces dispositions arrêtées, Montausier se trouva face à face avec un élève qui devait faire peu d'honneur à son instituteur, mais l'incapacité et l'entêtement du dauphin paraissaient beaucoup moins choquants au début de son éducation, et son gouverneur attribua d'abord ces défauts à la mauvaise direction qu'il avait reçue jusqu'à ce jour. Les succès apparents qu'obtinrent les premières mesures prises par le duc contribuèrent à l'entretenir dans cette agréable illusion, et pendant un séjour de six semaines que la cour fit au château de Chambord, la discipline rigoureuse à laquelle l'enfant fut assujetti opéra sur lui une influence des plus heureuses. Le roi, charmé de ce changement, trop prompt pour être sérieux, prodigua à Montausier les plus vives félicitations, et celui-ci songea à s'en rendre digne par un redoublement de zèle: «Le plan qu'il se traça rouloit sur deux principes, qui, malgré leur simplicité, contiennent tout ce que demande l'éducation des enfants, surtout ceux que leur naissance met au-dessus des autres hommes. Il faut éclairer leur esprit par des connoissances utiles et agréables; il faut encore plus former leur cœur, soit en y faisant naître, soit en y entretenant des sentiments de religion, d'honneur et de probité. M. de Montausier ne perdit jamais ces deux points de vuë; et l'on ne sçauroit dire à quels assujettissements il se captiva pour arriver au but qu'il s'étoit proposé. Toujours occupé du désir d'y atteindre, c'étoit là l'unique objet de ses réflexions, persuadé que les maximes générales sont d'un faible secours pour se préserver des vices, si on ne prend soin de les appliquer dans les occasions, à mesure qu'elles se présentent. Il fut inséparable de monseigneur le dauphin, et le suivoit en tous ses mouvements pour étudier son caractère et connoître ses inclinations; il couchoit dans la chambre du prince, et c'est un devoir dont il ne se dispensa jamais que pour les raisons les plus fortes; il assistoit à son lever et à ses prières, il le suivoit à la messe; pendant l'étude, il redevenoit écolier avec son disciple; il ne le quittoit pas plus dans les temps destinez au divertissement et au jeu, parce qu'il n'ignoroit pas que c'est alors que les enfants moins retenus montrent ordinairement ce qu'ils sont. La manière dont ils prennent le plaisir, les sentiment qu'excite en eux le gain ou la perte, les réflexions et les discours que l'un ou l'autre fait naître, décèlent leur âme sans qu'ils y pensent, et instruisent parfaitement un homme attentif de ce qu'il doit cultiver ou retrancher dans son élève [111]

Au milieu des occupations assujettissantes que lui imposait la charge de gouverneur, Montausier n'avait pu s'empêcher d'observer le douloureux changement qui s'était opéré dans la santé de la duchesse. Pleine d'amour-propre, Julie avait été cruellement humiliée des insultes de Montespan: à partir de cette époque sa constitution, déjà affaiblie, avait paru complétement ébranlée; et en même temps que ses forces physiques allaient diminuant chaque jour, son intelligence, autrefois si ferme, était obscurcie par des visions funestes. S'inspirant de son énergie habituelle, elle avait réussi d'abord à dissimuler ses maux; mais bientôt son état de prostration devint tel, qu'elle se vit contrainte de chercher la solitude et de se confiner dans ses appartements. C'est vers le début de cette crise, au printemps de 1670, que le duc fut obligé de quitter sa femme, pour accompagner le dauphin, que le roi avait désiré amener en Flandre avec lui. «Après le voyage, la comtesse de Crussol, qui étoit demeurée auprès de sa mère, ne la crut pas en état de paroître davantage à la cour. Le duc, surpris de ne les y pas trouver à son retour de Flandre, vint promptement à Paris pour en sçavoir la cause. Alors on fut obligé de lui parler sans réserve, et de lever le voile qui lui cachoit toute la grandeur du péril où se trouvoit son épouse. Il en fut consterné, et dans l'affliction extrême qu'il en conçut, il n'auroit pas balancé à rompre les liens qui l'attachoient à monseigneur le dauphin, pour demeurer incessamment attaché au lit de la malade; mais il crut que Dieu demandoit de lui qu'il sacrifiât tout aux devoirs d'une charge à laquelle il avoit été appellé, plus pour le bonheur des autres que pour lui-même. D'ailleurs la comtesse de Crussol lui promit de ne point quitter sa mère, et il connoissoit trop le bon cœur de sa fille pour ne pas se reposer sur ses soins; il retourna donc à la cour, et seulement une fois par semaine il venoit voir par lui-même l'état de la malade, dont la comtesse de Crussol lui mandoit exactement des nouvelles tous les autres jours. La maladie se tourna en langueur, et dans le cours de près de deux années, elle causa à la duchesse de fréquentes défaillances, qui faisoient chaque fois trembler pour sa vie. M. de Montausier, toujours instruit ou témoin de ces espèces d'agonies et de ces vicissitudes de mieux ou de pire, étoit sans cesse entre l'espérance et la crainte. Il est plus facile de sentir que d'exprimer combien cette situation est douloureuse; il y auroit sans doute succombé, si sa foi et sa religion ne l'eussent soutenu; mais il trouva toujours dans ces sources les forces nécessaires pour supporter en héros chrétien le poids de son affliction. Elle ne put ralentir le zèle dont il étoit en quelque sorte dévoré pour l'avancement de son auguste élève, et il en donna vers ce temps-là une preuve bien signalée [112]

Le président de Périgny, précepteur du dauphin, était mort le 1er septembre. Dès 1668, avant que le roi ne l'eût désigné pour cette charge [113], la voix publique y avait appelé Bossuet, et des amis puissants avaient agi à l'insu de ce dernier pour fixer le choix de Louis XIV sur un homme dont la vertu égalait le génie, et qu'une existence sage, tranquille et retirée défendait suffisamment contre tout soupçon d'ambition. Péréfixe, archevêque de Paris, qui avait élevé le roi, désirait ardemment voir le dauphin confié aux soins d'un instituteur qui serait probablement plus libre qu'il ne l'avait été lui-même, de donner à l'héritier du trône l'instruction et les connaissances convenables à son rang; le ministre le Tellier favorisait aussi de tout son pouvoir cette candidature, mais elle échoua, Montausier ayant préféré à Bossuet le président de Périgny, et le roi ayant donné son adhésion à ce choix, au moins singulier. Mais dans l'intervalle de deux ans qui s'était écoulé entre la nomination et la mort de Périgny, la renommée de Bossuet avait beaucoup grandi: on l'avait vu déployer dans l'oraison funèbre de la reine d'Angleterre ces vastes conceptions, ce génie profond et observateur, qui découvre dans le caractère des rois et des peuples les causes de la grandeur et de la décadence des empires et de la chute des trônes. Plus récemment il venait de faire couler les larmes de toute la France, en déplorant la mort d'Henriette d'Angleterre; tous les cœurs étaient pleins encore de la douleur qu'il avait répandue sur cette pompe funèbre, et Bossuet était peut-être en ce moment l'homme qui occupait le plus l'attention publique. Louis XIV jugea qu'un tel homme était seul digne d'élever son fils. Aussi dès le jour même où le président de Périgny mourut, le choix de son successeur fut arrêté dans sa pensée; et si ce prince mit un intervalle de quelques jours à rendre son choix public, ce ne fut que par ce sentiment des égards et des convenances dont il ne s'écartait jamais. Il pouvait craindre que le choix d'un évêque ne donnât quelque ombrage au duc de Montausier, accoutumé depuis deux ans à exercer une influence exclusive sur toutes les parties de l'éducation du dauphin. Il savait, par l'expérience qu'il avait des hommes et du gouvernement, combien ces petites jalousies de place et d'amour-propre nuisent au succès des affaires. Cet inconvénient était surtout à redouter dans le système d'une éducation aussi importante, et qui demandait le concours de tous les cœurs, de tous les esprits et de toutes les volontés appelées à remplir les vœux et les espérances de sa tendresse paternelle. Un exemple récent venait de l'avertir encore combien ces petites susceptibilités de l'amour-propre sont communes dans les cours, et c'était parmi les personnes mêmes attachées à l'éducation de son fils qu'il avait rencontré cette opposition de caractères, et cette jalousie du pouvoir.

Louis XIV, en associant à l'éducation du dauphin tous les hommes de mérite que la voix publique lui avait indiqués, avait voulu l'accoutumer de bonne heure à ne voir autour de lui que des exemples de vertu, et à n'entendre que des leçons présentées par une raison éclairée, inspirées par un goût pur et délicat. La réputation du célèbre Huet, depuis évêque d'Avranches, était venue jusqu'à ce prince, et il avait annoncé au duc de Montausier l'intention de l'attacher à l'éducation de son fils. Montausier avait applaudi à la pensée du roi, et il prenait les mesures nécessaires pour s'y conformer, lorsque Périgny, qui avait appris cette nouvelle indirectement, vint en porter ses plaintes au duc lui-même; il prétendit qu'on allait le dégrader en quelque sorte de ses fonctions, et que c'était moins lui donner un coopérateur qu'un surveillant inquiet et dangereux. Montausier crut devoir instruire le roi de la répugnance, et même de l'opposition si animée qu'il avait trouvée dans le président de Périgny, et il ne lui dissimula pas qu'il valait encore mieux se priver des avantages que les talents et les connaissances de Huet pouvaient apporter dans l'éducation du dauphin, que d'y introduire ce sujet ou ce prétexte de division.

La mort de Périgny suivit de près ce bizarre incident; et cette expérience si récente encore, dut être un motif de plus pour Louis XIV de ne nommer Bossuet précepteur qu'après avoir connu les dispositions de Montausier, et s'être assuré de sa volonté sincère d'agir toujours dans un parfait concert avec ce prélat. Montausier, qui avait autant d'élévation dans l'âme que d'austérité dans les principes, voulait préférablement à tout que le dauphin fût élevé par tout ce que la France avait de plus vertueux et de plus éclairé; et aussitôt que le roi lui eut témoigné, avec une délicatesse obligeante, qu'il craignait que le choix d'un évêque pour la place de précepteur ne pût le contrarier ou le blesser, il répondit avec autant de candeur que de dignité: «Sire, ce n'est ni de moi ni des honneurs ou des prérogatives de ma place que Votre Majesté doit s'occuper; c'est uniquement du succès de l'éducation de monseigneur le dauphin. Dès que Votre Majesté est dans l'intention de nommer précepteur un évêque, elle ne peut faire un choix plus honorable pour elle et plus utile pour monseigneur le dauphin que M. l'évêque de Condom. J'ose répondre au roi du parfait accord de nos vues et de nos sentiments pour justifier la confiance dont Votre Majesté daigne nous honorer [114]

Louis XIV déclara Bossuet précepteur le 13 septembre 1670, et ce fut Péréfixe, archevêque de Paris, qui vint lui en apporter la nouvelle au doyenné de Saint-Thomas-du-Louvre, où il logeait constamment depuis tant d'années.

Touché de l'abnégation qu'avait montrée Montausier en cette circonstance, le roi lui laissa toute latitude pour le choix du sous-précepteur et le duc proposa Huet, qu'il avait vu souvent autrefois chez Mme de Rambouillet, qu'il avait retrouvé plus tard en Normandie et dont il admirait l'étonnante érudition non moins que la délicatesse avec laquelle il maniait les idiomes de Rome et de la Grèce, dont il avait fait une étude particulière et approfondie. Bossuet lié depuis longues années avec le futur évêque d'Avranches ne se montra pas hostile à sa nomination, et le prince après avoir sanctionné ce dernier choix, put se flatter d'avoir mis son fils en des mains excellentes. Chacun de ces trois hommes remarquables, était en effet employé de la façon qui convenait le mieux à sa spécialité. Montausier, austère et même un peu rude, offrait des garanties surabondantes pour le maintien de la discipline; l'esprit élevé de Bossuet était merveilleusement approprié à la direction morale de celui qui devait occuper le premier trône de l'univers, tandis que l'érudition patiente et minutieuse de Huet devenait d'un prix inestimable pour le détail des études, alors qu'un génie supérieur en surveillait l'ensemble. Mais les efforts de ces trois hommes incomparables devaient échouer devant l'apathie profonde d'un enfant peu intelligent et que l'ennui de deux années de travail avait déjà complétement rebuté [115]. Ses précepteurs, surtout Bossuet et Montausier, lui inspiraient une sorte d'horreur, et les châtiments fréquents que lui attirait son incurable paresse, ne faisaient que l'aigrir sans le corriger [116]. Ces deux personnages illustres apportaient pourtant à leur tâche un zèle surhumain: le duc et l'évêque s'étaient remis l'un et l'autre à leurs études classiques, et ce dernier avec tant de goût, qu'il lui arrivait de réciter en dormant des vers d'Homère [117], qu'il préférait à tous les autres écrivains de l'antiquité. Du reste, la poésie ne l'absorbait pas tellement qu'il dédaignât les travaux même les plus arides lorsqu'il s'agissait de l'intérêt de son élève, et l'abbé Ledieu affirme qu'il avait composé une grammaire latine à l'usage du dauphin. Bien qu'occupé spécialement de l'éducation religieuse du jeune prince pour lequel il avait rédigé un catéchisme particulier et le recueil connu sous le titre de: Prières ecclésiastiques du diocèse de Meaux, il n'en surveillait pas moins les autres travaux du dauphin sur la géographie, l'histoire et la littérature latine, travaux confiés à la direction spéciale de Huet et de M. de Cordemoy, lecteur du prince. Rien ne se faisait toutefois sans l'aveu de Montausier, qui, libre de s'en rapporter aux lumières de ses coopérateurs, ne s'occupait pas moins activement de l'éducation de son élève que si le roi n'en eût chargé que lui. Huet nous apprend que le duc eut le premier l'idée des célèbres éditions Ad usum Delphini. Comme on l'a vu, Montausier avait été passionné dès sa jeunesse pour les grands écrivains des beaux siècles de la littérature latine. Mais souvent il s'était vu arrêté dans leur explication par l'obscurité de quelques mots, et par le défaut d'une connaissance suffisante des mœurs, des usages et des détails de la vie habituelle des anciens. Les devoirs du service militaire l'appelant souvent aux armées, il lui était impossible d'avoir toujours à sa disposition tous les ouvrages des commentateurs qui s'étaient livrés à ces utiles recherches d'érudition et de critique. A peine fut-il nommé gouverneur du dauphin, qu'il conçut le projet d'un monument utile et honorable à la gloire de l'éducation qui lui était confiée. Il crut devoir inviter les hommes de son temps les plus familiarisés avec les beautés et les difficultés de la langue latine, à donner des éditions des principaux auteurs classiques, qui pussent réunir le mérite d'offrir l'explication littérale du texte original, d'éclaircir les difficultés qu'il peut souvent présenter, et de faire connaître, dans des notes critiques et historiques, les usages et les détails domestiques auxquels les anciens font souvent allusion dans leurs écrits. Montausier fit part de cette idée à Huet. Il était peu d'hommes qui possédassent au même degré toutes les connaissances nécessaires pour diriger avec succès une pareille entreprise. Ce fut Huet qui en choisit tous les collaborateurs, et qui distribua à chacun d'eux les auteurs latins qui devaient être l'objet de leur travail particulier. Huet venait tous les quinze jours de Saint-Germain à Paris pour examiner leur travail, en accélérer les progrès et leur communiquer ses observations. Mais ce fut Huet seul qui eut l'heureuse pensée de placer à la fin des ouvrages de chaque auteur, le vocabulaire de tous les mots employés dans chaque ouvrage. A la faveur de ce vocabulaire, il suffit au lecteur de se rappeler un seul mot d'un vers ou d'une phrase, pour retrouver par une simple indication toutes les parties du texte original où l'auteur l'a employé. Un travail du même genre avait déjà été entrepris et exécuté avec succès par des savants étrangers sur les principaux écrivains de l'antiquité grecque et latine. L'expérience de tous les avantages que l'on recueillait des célèbres Concordances de la Vulgate et des bibles grecque et hébraïque, justifiait suffisamment l'utilité du plan de Huet; et tous les amateurs de la latinité lui doivent de la reconnaissance pour le service qu'il a rendu à la république des lettres, en faisant participer la France à la gloire d'un genre d'érudition dont les écrivains étrangers paraissaient s'être emparés exclusivement. Huet avait même voulu donner à sa première pensée une exécution bien plus vaste, et dont les avantages auraient été incalculables. Il s'était proposé de composer de tous les vocabulaires particuliers un vocabulaire général, où l'on aurait trouvé, pour ainsi dire, l'histoire de la naissance, de la faveur et de la disgrâce de chaque mot latin, depuis l'époque où la langue latine avait commencé à se former, jusqu'à celle où elle avait atteint toute sa perfection. Ce vocabulaire aurait pu servir à préserver la langue latine d'une nouvelle décadence, semblable à celle qu'elle éprouva successivement dans les siècles qui suivirent celui d'Auguste. Mais les collaborateurs de Huet furent effrayés de la grandeur de l'entreprise et des dépenses qu'elle exigeait. Cependant, il est à croire qu'une pareille difficulté n'aurait pas arrêté Louis XIV, toujours porté à favoriser avec sa magnificence accoutumée tout ce qui pouvait accroître la prospérité des sciences et des lettres. Huet nous apprend, en effet, que les éditions ad usum delphini avec de simples vocabulaires particuliers, coûtèrent à ce prince plus de deux cent mille francs. Ces éditions parurent successivement pendant toute la durée de l'éducation du dauphin, et dès l'année 1671, peu après que Bossuet eut été nommé précepteur du jeune prince. On en a publié plusieurs sous le même titre longtemps après que le dauphin fut sorti des mains de ses instituteurs. Huet ne dissimule pas que, malgré toute l'attention qu'il apporta dans le choix des gens de lettres qui concoururent à ce travail, tous ne répondirent pas aux intentions qu'on s'était proposées; quelques-uns par lassitude, d'autres par légèreté, plusieurs même par le défaut d'une connaissance assez approfondie des beautés et des difficultés de la langue latine. Ce fut peut-être aussi par une négligence inexcusable qu'ils ne remplirent point ce que l'on attendait de cette noble association. Il ne craint pas en effet d'avouer que quelques jeunes présomptueux, trop confiants en leurs lumières et leurs talents, ne firent que montrer d'une manière affligeante qu'ils s'étaient trop pressés de vouloir apprendre aux autres ce qu'ils ne savaient pas eux-mêmes. Le jugement de la postérité a été plus sévère encore que celui de Huet sur le résultat défectueux de cette intéressante tentative, mais si l'exécution fut mauvaise, le plan du moins était excellent, et l'honneur de l'idée première en revient à Montausier seul.

L'entreprise était encore à ses débuts lorsque le gouverneur «eut à essuyer les plus rudes coups dont un cœur comme le sien pût être frappé. La maladie de Mme de Montausier, après plus de deux années de langueur et de défaillances presque continuelles, l'avoit enfin tellement épuisée de forces, que l'on vit approcher de bien près le moment qui termineroit sa belle vie. Le danger prochain de perdre ce qu'il avoit de plus cher au monde, fit frémir le duc de Montausier; il quitta la cour pour quelque temps, et accourut auprès de la malade, résolu de ne s'en plus éloigner qu'il n'eût recueilli ses derniers soupirs. En effet, il se tint constamment attaché auprès de son lit, moins encore pour lui procurer tous les soulagements dont il étoit capable, que pour nourrir sa piété et entretenir sa foi par des discours ou des lectures édifiantes. La duchesse dont la patience ne se démentit jamais au milieu de ses souffrances, n'écoutoit personne plus volontiers que son époux lui parler de Dieu et de l'éternité, parce que personne ne lui en parloit mieux que lui; mais ces entretiens qui consoloient la malade, renouvelloient les alarmes du duc et le mettoient souvent dans un état qui le rendoit aussi digne de compassion que la malade même. Il faisoit réflexion qu'il préparoit à la mort une personne dont il eût de bon cœur racheté la vie au prix de la sienne; cette pensée l'attendrissoit de telle sorte qu'il étoit obligé de se faire violence pour retenir ses larmes, et cette contrainte lui ôtoit quelquefois la respiration et le sentiment. Si cependant quelque chose est capable d'adoucir l'amertume qu'il est si naturel de ressentir, quand on voit une personne chérie prête à nous quitter pour jamais, c'est une assurance bien fondée qu'en nous quittant, elle va entrer en possession d'une éternelle félicité. Une assurance si consolante pour un chrétien ne manquoit pas à M. de Montausier; son illustre épouse n'étoit pas moins distinguée par ses vertus que par les agréments du corps et les talents de l'esprit; sa piété, toujours égale, fut pour elle un antidote invincible contre le poison flatteur des passions, et l'air contagieux de la cour et du grand monde; dans la rude épreuve où le Seigneur la voulut mettre, sa vertu devint encore plus pure et la rendit enfin mûre pour le ciel. Dieu content de sa patience inaltérable, l'appella pour lui en donner la récompense et pour lui mettre sur la tête une couronne bien plus précieuse que la fameuse guirlande dont elle avoit été couronnée pendant sa vie. Elle mourut le quinzième de novembre 1671, âgée de soixante-quatre ans, quittant le monde sans regret, et laissant sa famille dans la plus accablante affliction. En effet, le duc fut frappé de cette mort comme s'il ne s'y fut pas attendu. Dès que la duchesse eut expiré, il fut presque impossible de le détacher de ce douloureux objet pour lui faire prendre un peu de repos. Bientôt, il se déroba à la vigilance de ceux qui l'avoient pour ainsi dire forcé de s'en séparer pour quelque temps; il alla malgré eux jetter de l'eau bénite sur le corps de la défunte, et cette cérémonie ayant renouvellé sa douleur, il se jetta à genoux, les bras et la tête appuyés contre le cercueil, et resta plus de deux heures dans cette touchante situation. Le triste appareil des obsèques fit encore plus éclater les sentiments de son cœur; plus d'une fois il mêla des sanglots aux chants funèbres des prêtres, et lorsqu'on déposa le corps de la duchesse dans le lieu destiné à sa sépulture [118], il eut besoin que sa raison, ou plutôt celle des personnes qui l'accompagnoient, l'arrêtât et l'empêchât de suivre jusques dans le tombeau cette chère partie de lui-même. A ces premiers transports succéda une tristesse plus modérée en apparence; son courage et sa résignation aux volontez du ciel le calmèrent un peu; mais son silence, ses soupirs et les larmes qui lui échappoient, cette soumission même aux ordres divins dont il s'armoit sans cesse pour se consoler, ne laissoient pas ignorer combien sa blessure étoit profonde. Il porta tout le reste de sa vie le trait dont il fut percé en ce funeste jour; la duchesse fut toujours présente à son esprit, et pour s'en retracer incessamment la mémoire, ses domestiques ne parurent plus qu'avec une livrée triste et lugubre, faible indice de la douleur toujours récente dont leur maître étoit pénétré.

«Deux sœurs de la duchesse de Montausier, dont l'une étoit abbesse de Saint-Estienne de Reims, et l'autre abbesse d'Hière, lui rendirent des honneurs funèbres conformes à la dignité de la personne qu'elles pleuroient, et à la vive douleur que leur causoit cette perte. L'église d'Hière fut choisie pour cette triste cérémonie [119], et au milieu des saints mystères l'éloge de l'illustre morte fut prononcé par cet orateur fameux [120], que sa douce éloquence rendit un des plus beaux ornements de son siècle, que son rare mérite éleva au rang sacré des premiers pasteurs, et que le ciel avoit favorisé d'un talent admirable pour louer les grands du monde dans la chaire de vérité, sans rien devoir à la flatterie, et sans intéresser la sainteté de son ministère. Au moins dans cette rencontre il eut la consolation d'être à couvert des plus légers soupçons, et il n'eut pas de peine à donner des preuves de la sagesse, de la modération et de la patience chrétienne que la duchesse avoit fait constamment paroître dans les différents états de sa vie. On prévenoit l'orateur, et en suivant l'ordre de son discours, on admiroit, sans surprise, cette femme forte, qui, toujours fidèle à sa religion, avoit résisté aux foiblesses de son sexe dès son enfance, à l'orgueil, dans sa plus grande élévation, et au milieu des applaudissements les plus flatteurs, enfin à la douleur dans le temps de son abattement et de sa mort même [121]. Le roi, les princes, les seigneurs, toute la cour prit part à l'affliction de la famille désolée [122]; et la célèbre Julie fut regrettée aussi universellement après sa mort, qu'elle avoit été généralement estimée pendant sa vie. Ces regrets publics ne servoient qu'à perpétuer ceux de M. de Montausier, et à entretenir sa douleur; mais il la surmonta en héros, et après avoir rendu à son épouse les derniers devoirs, il reprit l'exercice de son emploi et travailla à l'éducation de Monseigneur le Dauphin, avec cette sérénité et cette tranquillité d'esprit que rien ne fut jamais capable d'altérer [123]

Tandis que Bossuet, Huet et Cordemoi enseignaient au dauphin la théorie de la morale, Montausier se chargeait de son éducation pratique: une parole bien ou mal dite, une action louable ou irrégulière, un emportement, un caprice, une saillie d'humeur, la prière, l'étude, les repas: rien n'échappait à ce maître habile, qui savait alterner à propos le blâme et la louange, et ne laissait passer aucune occasion qui pût tourner au perfectionnement moral de son élève. Malheureusement l'entourage du prince contrariait souvent les efforts du gouverneur. «L'autre jour, dit Mme de Sévigné, M. le dauphin tiroit au blanc; il tira fort loin du but: M. de Montausier se moqua de lui, et dit tout de suite au marquis de Créqui, qui est fort adroit, de tirer, et à M. le dauphin: «Voyez comme celui-ci tire droit; le petit pendard tire un pied plus loin que M. le dauphin. Ah! petit corrompu, s'écria M. de Montausier, il faudroit vous étrangler.»

«La première fois que M. le dauphin monta à cheval, étant sorti du parc de Versailles, il demanda ce que c'étoit que des chaumines qui se présentoient à ses yeux; on lui répondit que c'étoient des maisons de païsans, et comme il témoignoit avoir peine à le croire, M. de Montausier le fit descendre de cheval, et l'ayant fait entrer dans la première cabane qui se rencontra: «Voyez, dit-il, monseigneur, c'est sous ce chaume et dans cette misérable retraite que logent le père, la mère et les enfans, qui travaillent sans cesse pour payer l'or dont vos palais sont ornez, et qui meurent de faim pour subvenir aux frais de votre table.»

«La piété étant la première règle de conduite du gouverneur, il vouloit aussi qu'elle fût la base de toutes les vertus qu'il inspiroit au dauphin, et il eut toujours le courage de lui en faire pratiquer les devoirs avec toute l'exactitude que pouvoit comporter son âge et son tempérament. Les médecins du prince, plus attachez aux maximes de leur art qu'aux loix de la religion et de l'Église, décidèrent qu'il devoit être dispensé du carême pendant sa jeunesse; mais le gouverneur s'opposa à l'ordonnance, et dit que le dauphin étoit d'un âge assez avancé et d'une santé assez forte pour observer l'abstinence prescrite. En vain, pour le gagner, on allégua la qualité d'héritier présomptif de la couronne; le duc, inébranlable sur son principe, répliqua que les enfants des rois et les rois eux-mêmes étoient assujettis aux loix de l'Église, et qu'ils devoient y être encore plus soumis que les autres par l'obligation que leur impose leur rang, de donner l'exemple aux peuples. Pour terminer le différend, on proposa de s'en rapporter au jugement d'un prélat. Je le veux bien, répondit le gouverneur, mais s'il décide contre moi, on ne trouvera pas mauvais que je m'en tienne à la parole de Jésus-Christ qui dit que si un aveugle mène un autre aveugle, ils tomberont tous deux dans le précipice. On crut l'ébranler en lui remontrant que si le prince tomboit malade on ne manqueroit pas de s'en prendre à lui; mais il représenta à son tour qu'on auroit tort de le faire responsable des accidents qu'il ne lui étoit pas possible de prévoir, et qu'une crainte fondée sur un avenir incertain, ne l'engageroit jamais à parler contre la justice et contre sa conscience; il fallut plier enfin et abandonner l'affaire à la discrétion du zélé gouverneur, et l'on n'eut pas sujet de s'en repentir. Le dauphin, sous sa conduite, fut élevé sans délicatesse; il alloit souvent à la chasse, sans avoir trop égard ni au froid ni au chaud; il étoit occupé les journées presqu'entières à des exercices qui se succédoient les uns aux autres; ses repas étoient sobres, les divertissemens ordinaires étoient courts, et ne tardoient pas à être remplacez par le travail; il observoit toutes les abstinences de l'Église, et tout cela ne servit qu'à confirmer sa santé, et à le rendre plus robuste à quinze ans qu'on ne l'est communément à vingt-cinq. Il ne tomba que deux fois malade pendant tout le temps qu'il fut entre les mains de M. de Montausier, et le duc lui-même, que le zèle pour le bien de son disciple avoit rendu plus éclairé que personne sur le tempérament du dauphin, contribua aussi plus que les médecins de profession au prompt rétablissement d'une santé si précieuse. Quelques gens trompez ou mal intentionnez voulurent profiter de ces petites maladies pour décrier le gouverneur dans l'esprit du roy; la reine prévenuë par la tendresse maternelle, se laissa aisément persuader, et prêta l'oreille aux discours de ceux qui pour la flatter attribuoient les incommoditez du jeune prince, tantôt à une étude outrée, tantôt à des exercices trop violents, toujours à la sévérité excessive dont ils prétendoient que le duc de Montausier usoit envers son élève. Le roy étoit père, mais l'amour paternel ne l'aveugla jamais; il méprisa ces plaintes frivoles, et pour en arrêter le cours il dit une parole bien digne de sa grandeur d'âme et de sa piété: Je n'ai qu'un fils, mais j'aimerois mieux qu'il mourût, que s'il n'étoit pas honnête homme, et qu'il devînt par là nuisible à ses peuples [124]

Montausier ne faisait pourtant rien pour se concilier la faveur d'un monarque habitué à la flatterie, et l'anecdote suivante, que rapporte Mme de Sévigné, atteste qu'après douze ans de résidence à la cour le duc n'avait rien perdu de sa roideur de caractère: «Dès que le vieux Bourdeille fut mort, M. de Montausier écrivit au roi pour lui demander la charge de sénéchal du Poitou pour M. de Laurière son beau-frère. Le roi la lui accorda. Un peu après le jeune Matha la demanda, et dit au roi qu'il y avoit très-long-temps que cette charge étoit dans leur maison. Le roi écrivit à M. de Montausier, et le pria de la lui rendre, en l'assurant qu'il donneroit autre chose à M. de Laurière. M. de Montausier répondit que pour lui il seroit ravi de le pouvoir faire; mais que son beau-frère en ayant reçu les compliments dans la province, il étoit impossible, et que Sa Majesté pouvoit faire d'autres biens au petit Matha. Le roi en parut piqué, et, se mordant les lèvres: Hé bien! dit-il, je lui laisse la charge pour trois ans; mais je la donne ensuite pour toujours au petit Matha. Ce contre-temps a été fâcheux pour M. de Montausier.» Ceci se passait dans le courant de mai; à la fin du même mois, le roi partant pour la guerre de Hollande, Montausier alla en Normandie pour garantir cette province d'une attaque, sinon probable, du moins possible, des forces maritimes hollandaises qui sous Ruyter et malgré le développement de notre flotte étaient encore en état de tenir la mer. Il inspecta soigneusement les côtes et fit exécuter des travaux de défense, qui ne furent pas même insultés; les armements formidables de Louis XIV ayant déjoué toute tentative de diversion de la part de l'ennemi, qui pendant cette campagne et celle de 1673, se vit obligé de consacrer toutes ses ressources à la défense de sa frontière maritime attaquée par les forces combinées de France et d'Angleterre.

Au retour du roi, qui, secondé par Vauban, avait tenu à diriger lui-même les opérations de la seconde campagne de Hollande, les ennemis de Montausier recommencèrent leurs intrigues pour ébranler l'immense crédit dont jouissait le duc, et pour en arriver à leurs fins ils saisirent avec empressement le prétexte qu'il leur offrit, en présentant au dauphin la première partie d'un recueil de sa composition, qui sous forme de maximes morales et politiques, contenait comme un résumé des instructions que le prince avait reçues jusque-là de la bouche de son gouverneur. Ce livre irréprochable dans le fond, portait partout l'empreinte de cette sincérité intrépide, qui après avoir fait la fortune de l'auteur fut souvent sur le point de la compromettre: «Cette instruction est divisée en trois parties. La première traite des devoirs d'un prince à l'égard de Dieu, la seconde comprend ses obligations à l'égard de ses sujets, et la troisième prescrit les règles de sa conduite à l'égard des princes et des États voisins. Les réflexions qui font tout le corps de l'ouvrage sont simples, courtes et naturelles; un grand sens, un fonds de raison admirable, une longue expérience dont on voit qu'elles sont le fruit, un désir sincère d'être utile aux peuples en instruisant celui qui doit les gouverner, en font tout l'éloge et tout le prix. Sans faire le prédicateur ou le prophète, le duc ne touche ce qui regarde la religion et la conscience que par rapport à la politique: «Un prince qui a des chrétiens pour sujets, doit, dit-il, par cette seule raison vivre chrétiennement. Quand la piété ne devroit pas par elle-même tenir le premier rang, il ne seroit pas moins obligé par intérêt d'en faire profession; tant il est impossible de gouverner sagement et heureusement sans elle.» De ce principe une fois établi, suivent naturellement tous les devoirs d'un souverain à l'égard de Dieu. «Ce Maître suprême exige les hommages et la soumission des rois de la terre, comme ils ont droit eux-mêmes d'exiger des peuples l'obéissance et le respect. Comment un prince trouve-t-il mauvais qu'on ose violer ses ordres, tandis qu'il ose lui-même violer les loix de son Dieu? Qu'il sçache que s'il est au-dessus des loix par l'élévation de son rang, il doit y être soumis par piété et par raison; que les loix divines assujettissent également le berger dans sa cabane, et le monarque sur le trône; que quant aux loix humaines, si elles sont mauvaises, il ne doit pas forcer ses sujets à les observer, et que si elles sont bonnes, il doit s'y conformer le premier; qu'il doit employer l'autorité qu'il a sur elles à les corriger et à les redresser, mais non pas à les enfreindre. Qu'il n'oublie jamais que son indépendance ne l'exempte pas de rendre compte un jour de son administration au Roy des rois, et que ce compte sera d'autant plus rigoureux, que pendant sa vie il n'aura rendu compte à personne. Quelqu'absolu que soit le pouvoir des souverains, ils sont pourtant forcés de subir le jugement de deux tribunaux incorruptibles qui ne leur passeront rien, celui de Dieu, et celui de la renommée. Dieu punira leurs mauvaises actions avec la dernière rigueur dans l'autre monde, et la renommée qui en publiera la honte dans celui-ci, imprimera sur leur mémoire une tache que la suite des siècles ne pourra jamais effacer. Pour éviter ce malheur, les rois doivent étudier leur religion, s'instruire de ce qui est proposé à leur foy, acquérir quelqu'intelligence des divines écritures et une connoissance raisonnable de l'histoire ecclésiastique: par là, ils seront en état de juger de la capacité de ceux qu'ils consultent; ils sçauront consulter comme il faut, et discerner les jugements et les juges. Il doivent se persuader que ce n'est point le sceptre et la couronne, mais la vigilance, l'activité, la justice, l'amour des peuples qui font les rois; que comme Dieu a produit les campagnes, les arbres, et les plantes pour fournir aux hommes par leur fertilité, de quoi subvenir à leurs différens besoins, il a de même établi les rois pour le bien des peuples, pour maintenir la vigueur des loix, châtier les méchans, récompenser les bons, protéger les innocens et soulager les malheureux; que semblables à l'astre du jour qui ne refuse à personne sa chaleur et sa lumière bienfaisante, ils doivent aussi répandre partout leurs grâces et leurs bienfaits, plus sensibles au nom aimable de pères du peuple et de bien-aimé, qu'aux titres pompeux d'invincible et de conquérant. Images vivantes de la Divinité sur la terre, c'est par une application constante à procurer le repos, la tranquilité, l'abondance et la régularité des mœurs dans leurs États, que les princes peuvent approcher de leur adorable modèle. Un roy est mis sur le trône de la main de Dieu, pour être le premier chef de la justice, le premier directeur des finances, le premier général des armées, le gouverneur de toutes les provinces, le tuteur de tous les pupilles, le protecteur de toutes les veuves, le père de toutes les familles, le défenseur de tous les opprimez, le refuge de tous les misérables, le vengeur de tous les crimes. Sous le fardeau de tant d'affaires dont il est incontestablement responsable, pourroit-il, sans offenser le Seigneur dont il est le ministre, se laisser endormir dans le sein de la mollesse et d'une honteuse oisiveté?»

Après ces réflexions, M. de Montausier examine en quoi précisément doit consister la piété d'un prince sur le trône: «Ce n'est point, dit-il excellemment, par une scrupuleuse observance de certaines pratiques de dévotion usitées dans les cloîtres, qu'un roy doit montrer sa religion et sa foy. Assister chaque jour avec respect à la célébration des divins mystères, se jetter de tems en tems aux pieds du Roy des rois, et implorer son secours par des prières courtes, mais ferventes; maintenir l'honneur des autels, contribuer par ses libéralitez à la décoration des temples, et à faire subsister honorablement les ministres du Dieu vivant; ne donner les bénéfices ecclésiastiques qu'à des sujets d'une vertu et d'une capacité éprouvée; avoir soin que ceux qu'il en aura pourvûs s'acquittent exactement des devoirs qui y sont attachez, et qu'ils ne deshonorent pas leur ministère par une vie scandaleuse ou par un usage prophane du patrimoine des pauvres; respecter cependant leur caractère, et par son exemple inspirer aux peuples la vénération qui leur est dûë; se servir de tout son pouvoir pour réprimer les novateurs en matière de religion; les regarder comme des ennemis dangereux qui, animez par l'esprit de cabale, sont toujours prêts à secoüer aussi-bien le joug de l'autorité royale, que celui des pasteurs du troupeau de Jésus-Christ; se souvenir pourtant que ce n'est point par le glaive, mais par la persuasion, et si cette voye ne réüssit point, par la privation de toutes charges [125], distinctions, graces et prérogatives, qu'il doit ramener à la vérité ceux qui l'on abandonnée, et punir ceux qui demeurent opiniâtrément attachez à l'erreur; vaincre ses passions; se défendre contre les amorces de la volupté, et, pour exciter son courage dans ce genre de combat, se remettre sans cesse devant les yeux le funeste exemple d'un David, d'un Salomon et de tant d'autres princes, qui distinguez par une sagesse et une valeur extraordinaire, sont tombez, faute de constance, dans les plus honteux excès; se déclarer hautement contre les impies et les libertins; faire une guerre ouverte aux hypocrites et aux flatteurs; bannir de la cour la corruption et les scandales; servir Dieu dans la sincérité de son cœur, et ne rien omettre pour le faire servir de même par tous ses sujets; voilà ce qui fait un roy vrayement chrétien, et c'est ainsi qu'un saint Louis, sans rien perdre de sa grandeur et de son courage héroïque, a sçu se rendre sur le trône aussi respectable par sa piété, que terrible par ses armes.»

«Telle est l'idée des maximes contenuës dans le recüeil dont nous venons de parler; ce n'est que la première partie du dessein que le duc de Montausier s'étoit proposé d'exécuter pour l'instruction de son auguste élève; mais le temps et sa santé ne lui permirent pas de mettre la main aux deux dernières parties d'un ouvrage dont il ne s'est trouvé dans ses papiers que des lambeaux détachez et mal assortis [126]

Comme tous les ouvrages écrits au milieu d'une cour envieuse [127], le livre de Montausier pouvait prêter matière à de fâcheuses interprétations, et il fournit un prétexte spécieux à de nouvelles cabales qui faillirent ruiner le duc dans l'esprit du roi, ainsi qu'on le verra dans le livre suivant.

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