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Un Misanthrope à la Cour de Louis XIV: Montausier, sa vie et son temps

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LIVRE IV.
1660-1668.

Mme de Montausier est nommée gouvernante des enfants de France.—Mort de la comtesse de Maure.—Montausier obtient le gouvernement de Normandie.—Mlle de Montausier épouse le comte de Crussol.—Louis XIV accorde à Montausier des lettres de duc et pair.—La duchesse de Montausier succède à Mme de Navailles comme dame d'honneur.—Mort de Mme de Rambouillet.—Campagne de Franche-Comté.—La peste à Rouen.

Avec le mariage de Louis XIV s'ouvre une ère nouvelle dans l'histoire de France, et une phase intéressante, mais difficile à étudier, dans la vie du marquis et de la marquise de Montausier. La France, victorieuse au dehors, tranquille à l'intérieur, se sentait renaître dans son jeune souverain, et les partis vaincus contemplaient, dans le saisissement, les premiers rayons de cet astre radieux qui, pendant quarante ans, devait éblouir l'Europe de son incomparable éclat. L'aristocratie, si remuante encore la veille, semblait vouloir faire oublier par l'étendue de son abaissement le scandale de sa dernière levée de boucliers, et les regards mourants de Mazarin n'apercevaient plus que des fronts humiliés et des courtisans obséquieux. Les caractères les plus superbes durent alors fléchir, et ceux qui ne purent se plier assez vite aux habitudes du nouveau régime: les la Rochefoucauld, les Bussy, les Saint-Évremont durent chercher dans la retraite, ou même demander à l'exil, un asile où pussent se manifester à l'aise des aspirations qu'à tout prix il fallait refouler. La faveur du prince, surtout aux débuts de son règne, n'était pas incompatible sans doute avec le principe d'honneur qu'on ne doit jamais abdiquer; mais tout, jusqu'aux élans de la conscience, dut subir dans l'apparence une transformation radicale, et c'est un fait dont les historiens du XVIIe siècle n'ont pas, pour la plupart, tenu un compte suffisant. Je crois quant à moi avoir fait une part assez équitable au blâme comme à la louange dans mes appréciations sur la conduite et le caractère du marquis et de la marquise de Montausier; après comme avant 1660, j'aurai à mentionner il est vrai des faiblesses et des imperfections morales, mais rien pourtant qui ressemble à cette surprenante et tardive apostasie dont, au dire de l'indulgent biographe des belles pécheresses de la Fronde, l'illustre Julie d'Angennes se serait rendue coupable.

Ainsi qu'on l'a vu dans le dernier livre, le voyage de la cour à Bordeaux avait été l'occasion de relations des plus sympathiques entre le roi et le gouverneur de Saintonge. De retour à Paris, le marquis et la marquise ne voulurent pas laisser à ces favorables dispositions du jeune monarque le temps de se refroidir, et ils se montrèrent fort assidus aux brillantes fêtes qui eurent lieu à la cour pendant tout l'hiver, et où pour la première fois ils produisirent leur gracieuse héritière. Triomphant de vieilles antipathies, ils ne manquaient pas non plus de visiter le cardinal, et allaient plus fréquemment encore chez sa charmante nièce à l'hôtel de Soissons. «Au printemps la cour alla à Fontainebleau, et M. de Montausier l'y suivit avec la marquise, son épouse, et mademoiselle sa fille, qui n'en était pas un des moindres ornements; mais au bout de quelque temps les plaisirs qu'ils y goûtoient furent troublez par la maladie dont la marquise fut attaquée alors, et qui la mit dans une extrême danger. On ne sçauroit exprimer la douleur que cet accident causa au marquis, dont la tendresse fut mise à la plus cruelle épreuve. On commençoit à employer l'émétique; mais suivant le sort ordinaire des nouveaux remèdes, celui-ci avoit plus d'ennemis que de partisans; bien des gens le redoutoient comme un poison, et Mme de Montausier, qui étoit dans cette opinion, avoit conjuré son mari, dès qu'elle tomba malade, de ne pas permettre que les médecins en fissent usage pour elle. Le marquis, sans prévoir les conséquences, le lui promit, d'autant plus qu'il regardoit cette répugnance comme un instinct de la nature, qui se déclaroit contre une chose qui lui pourroit être nuisible. Cependant les médecins ayant épuisé tous les secrets de leur art, ne trouvèrent plus de ressource pour tirer la malade du péril où elle étoit, que dans le remède fatal dont l'usage leur étoit interdit; ils s'en expliquèrent avec M. de Montausier, qui, ne pouvant se résoudre ni à manquer de parole à la marquise ni à la priver du secours dont elle avoit besoin, prit enfin le parti de leur dire qu'ils n'avoient qu'à faire ce qu'il convenoit sans lui en parler. Du reste, comptant plus sur l'assistance du ciel que sur la force des remèdes, il se mit en prières et demeura près de vingt-quatre heures dans un état capable de toucher les plus insensibles.

«Ses vœux furent exaucez, la malade prit de l'émétique, et il fit si bien qu'on commença à espérer une prompte guérison. Elle se rétablit en effet peu à peu; mais le chagrin et les fatigues que sa maladie avoit causées au marquis le firent tomber malade à son tour, quoique moins dangereusement; le roy, qui ne les perdoit pas de vue, s'informa souvent de leur santé, et paroissoit affligé lorsqu'il en apprenoit de mauvaises nouvelles. Une faveur signalée qu'il leur accorda en ce temps-là même, ne contribua pas peu à les consoler des afflictions que Dieu leur envoyoit. Toute la cour étoit en mouvement sur le choix qui se devoit faire bientôt d'une gouvernante des enfants de France. La mort du cardinal Mazarin avoit fait changer la face des affaires; mais quoique le roy montrât déjà cette supériorité de lumières qui l'a rendu depuis l'admiration de l'Europe, on ne pouvoit croire que dans ces premiers commencements les charges se pussent obtenir sans intrigues, et fussent données au seul mérite. Cependant Mme de Montausier, presque mourante encore et n'ayant vu que ses médecins durant le cours de sa maladie, fut nommée gouvernante des enfants de France; elle avoit actuellement la fièvre [82] lorsque M. le Tellier vint de la part du roy lui apprendre cette agréable nouvelle. Le marquis, tout languissant lui-même, se traîna au pied de Sa Majesté pour lui témoigner les vifs sentiments de reconnoissance dont lui et son épouse étoient pénétrez. Le roy reçut leurs remercîments avec cet air aimable qui donnoit un nouveau prix à ses bienfaits, et qui faisoit moins estimer ses grâces que la manière avec laquelle il les accordoit [83]

Mme de Montausier n'était pas encore parfaitement rétablie qu'il lui fallut prendre possession de sa charge, la jeune reine ayant mis au monde, le 1er novembre, ce triste personnage destiné à végéter à l'ombre sous le titre de grand dauphin. Quoi qu'aient pu dire des contemporains envieux, Mme de Montausier s'acquitta, à la satisfaction générale, des importantes fonctions que le roi lui avait spontanément confiées, et si elle usa d'un crédit qui était déjà fort grand, ce fut de la façon la plus généreuse et en faveur de personnes dignes à tous égards de l'intérêt de la cour, telles entre autres que Mlle de Vertus, dont elle fit rétablir la pension [84]. Quant à Montausier, on le vit au Louvre austère et simple comme au fond de sa province; et son libre langage, dont il lui était impossible de réprimer les saillies, éclatant comme une dissonance au milieu des fades adulations des courtisans, semblait être un attrait de plus pour un souverain plein de tact et dont les bonnes qualités naturelles n'avaient point encore été gâtées par une longue prospérité.

Débarrassé de la gênante tutelle de Mazarin, mort au mois de mars, Louis pouvait disposer librement de ses grâces, aussi ne manqua-t-il pas de comprendre le marquis dans la promotion de soixante-trois chevaliers de l'ordre du Saint-Esprit, qui eut lieu le 1er décembre 1661.

Moins occupé que la marquise, Montausier, qui jusque-là n'avait reçu que des distinctions honorifiques, trouvait le temps de visiter ses amis et paraissait fréquemment à l'hôtel de Rambouillet, qui dans cette période prospère, au lendemain de la paix des Pyrénées, avait retrouvé lui aussi quelque animation. On touchait alors au point culminant du grand siècle, et il semblait que chacun se hâtât de mettre à profit ces beaux jours qui devaient trop peu durer, jours de concorde universelle où l'on voyait l'évêque de Vence, Godeau, inviter à sa table les protestants Pellisson et Conrart, et vivre dans l'intimité du vieux Gombauld, fils de calviniste et lui-même à demi-huguenot [85], sans qu'une arrière-pensée de prosélytisme vînt jeter ses ombres sur ces cordiales relations. Les débris de la vieille cour d'Arthénice se pressaient fidèlement autour d'elle comme au temps de Richelieu, et le matamore Scudéry accourait lui-même de Marseille pour lui rendre hommage à la suite de sa sœur Madelaine. Cette vieille demoiselle, établie depuis peu d'années à Paris, et qui malgré ses succès littéraires vivait dans un état voisin de la gêne, était une des protégées de Mme de Rambouillet, et Montausier voulut être au nombre de ses bienfaiteurs [86]; il fût même rentré dans la littérature active si un événement inattendu ne l'eût arraché à ses occupations favorites. Dans le courant de cette année «le prince fut malade de la rougeole jusqu'à faire trembler pour une vie si précieuse. Le marquis en fut plus allarmé que personne, et le roy instruit de la crainte et de l'affliction de ce fidèle serviteur, l'ayant fait appeler: vous avez eu raison, lui dit-il avec bonté, de craindre de me perdre; vous auriez perdu votre meilleur ami; je connois votre mérite mieux qu'aucun autre, et je veux le mettre en sa place [87]

En prononçant ces paroles, le roi avait en vue le gouvernement de Normandie que la santé chancelante du duc de Longueville semblait devoir rendre bientôt vacant. Ce prince succombait en effet le 11 mai 1663 [88]. Quoique son fils aîné eût la survivance de sa charge, il n'était pas encore en âge d'en remplir les fonctions, et Louis, élevé au milieu des orages de la Fronde et qui n'avait pas oublié la récente rébellion du feu duc, était bien aise de déposer provisoirement entre des mains fidèles le commandement de l'une de nos plus importantes provinces maritimes. Parmi les hommes dont il eût pu faire choix, le marquis de Montausier était incontestablement celui qui avait donné à la monarchie les gages les plus éclatants de dévouement et de loyauté; d'autre part, son intimité avec le prince de Condé, frère de Mme de Longueville, laquelle ne voyait que par ses yeux, faisait supposer que ce choix plus qu'un autre pourrait la satisfaire, et il en fut ainsi dans les premiers temps [89]. Montausier à peine nommé, s'empressa de lui rendre visite, et l'accueil qu'il reçut d'elle et de son frère fut si favorable, qu'il put espérer un instant l'aplanissement de toutes les difficultés que semblait devoir soulever d'abord sa prise de possession. Après avoir accompli ces premières et indispensables démarches, il fit ses préparatifs de départ et s'apprêta à paraître aux yeux des Normands avec l'éclat et la pompe qui convenait au successeur intérimaire du plus grand seigneur du royaume. En arrivant à Rouen, Montausier trouva les esprits fort partagés à son sujet. Pendant sa longue administration, le duc de Longueville avait laissé s'enraciner un grand nombre d'abus, et le caractère bien connu du marquis faisait appréhender des réformes, qui pour être indispensables, n'en devaient pas moins blesser une multitude d'intérêts. Quelles que fussent pourtant les résistances et le mauvais vouloir auxquels il se trouva en butte dès le commencement, il est probable que son invincible opiniâtreté eût suffi pour en triompher, si l'opposition du parlement de Normandie ne fût venue se joindre à celle de la plupart de ses subordonnés. La situation de Montausier comme gouverneur provisoire était naturellement assez difficile: si aux yeux du roi il était le véritable chef de la province; le parlement de Rouen poussé sous main par les émissaires de la maison de Longueville [90] s'obstinait à ne voir en lui que le représentant d'un prince mineur, et lui refusait comme tel, le rang et les honneurs dont avait joui le feu duc de Longueville, et qui au dire du parlement n'étaient dus qu'à un prince du sang royal. La querelle s'envenimait sans résultat, et semblait devoir être interminable; Montausier n'hésita pas alors à faire appel à la seule autorité temporelle qu'il reconnût, et l'intervention royale, à Rouen comme à Paris, se manifesta d'une façon tant soit peu despotique, mais qui coupait court à toute chicane. Le roi irrité ordonna que non-seulement le marquis de Montausier fût traité comme l'avait été son prédécesseur, mais qu'en outre on lui accordât certaines prérogatives dont le duc de Longueville n'avait jamais joui. Cette décision était peu faite pour plaire en Normandie, mais elle était sanctionnée par la force, et tout dut plier devant la fermeté du gouverneur, qui, satisfait d'ailleurs de la haute approbation de son souverain, usa de son pouvoir avec beaucoup de discrétion. Cette modération lui ramena beaucoup d'adhérents jaloux de se concilier la faveur d'un homme aussi bien en cour, tandis que d'autres se laissaient prendre à de plus vulgaires amorces: «Sa table toujours magnifiquement servie, et où tous les honnestes gens étoient bien reçus; son désintéressement qu'il avoit fait passer jusques dans ses domestiques, en leur défendant de rien prendre de ceux qui croiroient pouvoir se frayer par l'argent un accès plus facile auprès du maître; la familiarité avec laquelle il alloit manger chez les particuliers qui l'invitoient, l'affection et la cordialité qu'il témoignoit à quiconque avoit recours à lui, en partageant leurs peines, épousant leurs intérests, écoutant leurs raisons, pacifiant leurs différens, se consacrant tout entier à leur utilité, et s'employant avec autant de succès que de zèle, pour servir les personnes mêmes qui lui étoient le plus opposées; tout cela fit dans la province un changement prodigieux à son égard; ce n'étoit plus un homme fier, dur, impitoyable; c'étoit un père bon et tendre; en un mot, il vint à bout de se faire aimer à un point qu'il ne l'étoit pas davantage, je ne dis pas dans sa propre patrie, mais dans sa famille même. Cet amour, fondé sur la vertu constante du marquis, ne fit que croître avec le temps; parce que le marquis s'en montroit plus digne de jour en jour [91].» Au mois d'avril 1663, avant le départ de son mari, Mme de Montausier avait eu la douleur de perdre une de ses amies les plus chères, la comtesse de Maure [92]. Douce et obligeante, cette aimable personne faisait oublier à ceux qui la voyaient le caractère fâcheux de son mari, honnête homme, mais déplaisant et tracassier, qui avait tous les défauts de Montausier sans avoir ses grandes qualités, et que l'abbé de la Victoire appelait le bon par antiphrase. Mme de Maure n'était pas non plus sans quelques petits travers, et le peu de soins qu'elle prenait de ses affaires l'avait fait surnommer la folle par son entourage. Mais ces torts ne nuisaient qu'à elle-même et sa mort laissa dans son cercle habituel un vide réel, qui fut surtout sensible à Mmes de Montausier et de Sablé à l'égard desquelles elle faisait profession d'un dévouement à toute épreuve [93]. Les nombreuses occupations de la marquise firent diversion à son chagrin; à la fin du mois de janvier de l'année suivante Montausier revint à Paris, après un séjour de huit mois dans son gouvernement, et dès son arrivée, il lui fallut s'occuper de l'établissement de sa fille dont les plus brillants partis se disputaient la main. Après avoir refusé plusieurs propositions fort séduisantes, le marquis crut avoir enfin trouvé dans le comte de Crussol un gendre tel qu'il le souhaitait. La famille d'Uzès était sans contredit une des plus considérables du royaume, et la nullité profonde de ses derniers représentants, les doutes même qu'on élevait généralement sur leur bravoure, n'avaient pu effacer le prestige dont cette illustre maison était entourée [94]. Il faut dire à la louange du comte de Crussol, qu'il ne ressemblait en rien à son père et à son grand-père: spirituel et bien tourné, plein de vaillance [95] et de mérite, il avait un seul défaut dont les parties intéressées ne s'aperçoivent jamais à temps, et qui consistait dans une roideur de caractère, laquelle mise en contact avec la violence du marquis devait causer plus tard d'inévitables et fâcheux froissements. Mais alors tout semblait sourire à Montausier, qui n'apercevait dans ce mariage que l'éclat nouveau qu'allait répandre sur sa famille une alliance avec un duc et pair. La cérémonie nuptiale eut lieu le 6 mars [96] avec une magnificence digne de la qualité des deux époux, et que relevait encore la présence de tout ce que la cour comptait de personnes illustres à commencer par les princes du sang.

Peu de mois après, le comte de Crussol, se dérobant aux charmes d'une si douce union, demandait à partir pour la Hongrie, où l'invasion turque menaçait les possessions de l'empereur d'Allemagne, auquel le roi de France envoyait un corps de six mille auxiliaires, sous le commandement de Coligni. Montausier, qui se reconnaissait à ces nobles transports, leur accorda toutes les louanges qu'ils méritaient, fit trouver au jeune comte l'argent nécessaire à sa lointaine expédition, et lui donna pour l'accompagner dans ce voyage le lieutenant de ses gardes, officier dont il n'estimait pas moins la probité que la capacité militaire.

Aussitôt qu'il eut pourvu à l'établissement de sa fille, Montausier, fidèle à des habitudes d'activité qu'il suspendait à regret, songea à quitter la cour et s'empressa de demander son congé au roi pour retourner dans la province confiée à ses soins. Mais ce prince lui destinait provisoirement une autre mission. Le gouvernement français était depuis quelques années en mauvaise intelligence avec la cour de Rome, par suite de l'élection au souverain pontificat de Fabio Chigi, qu'on avait vu autrefois à Münster soutenir contre la France les intérêts de la maison d'Autriche. Les relations avec Rome, fort tendues à la fin du ministère de Mazarin, devinrent plus difficiles encore par suite des insultes faites au duc de Créqui, et dont le cardinal Imperiali refusait de donner satisfaction. La colère de Louis XIV éclata par une lettre foudroyante [97] adressée au pontife et que suivit de près l'occupation d'Avignon, à la grande joie des habitants de cette ville, qui, dès avant l'arrivée des troupes royales, avaient brisé les armoiries du pape pour les remplacer par les armes de France. Menacé d'une invasion en Italie, Alexandre VII se plia enfin à des concessions qui, pour être tardives, n'en furent que plus humiliantes. Il consentit, en effet, à des réparations fort pénibles à son orgueil, celle surtout aux termes de laquelle son neveu, le cardinal Chigi, accompagné du cardinal Imperiali, devait aller porter en personne au roi ses très-humbles justifications. «Ce fut, dit Voltaire, le premier légat de la cour de Rome qui fût jamais envoyé pour demander pardon.» Dès la fin de mai, Chigi était en route pour Marseille, et Montausier [98] fut chargé d'aller à sa rencontre et de le ramener ensuite à Paris. Il partit à la tête d'un détachement de la maison du roi, et rencontra les deux cardinaux à Lyon, d'où il les amena par la Loire à Fontainebleau où se trouvait la cour. En arrivant, le légat eut une audience secrète du roi, après laquelle il trouva dans la galerie des Cerfs un repas superbe préparé aux frais de Montausier, qui, l'ayant accompagné aux audiences publiques, et à son entrée dans la capitale du royaume, le reconduisit jusqu'au lieu d'où il l'avait amené. Catholique fervent, il avait traité avec des égards infinis les envoyés du saint-père, qui ne le quittèrent pas sans lui donner des témoignages de la reconnaissante satisfaction que leur avaient inspirée des procédés aussi délicats que généreux. A son retour à Paris, il reçut des preuves significatives de la bienveillance du roi à son égard: Louis XIV lui accorda des lettres de duc et pair, et quelques jours après, le 1er août, la nouvelle duchesse de Montausier remplaçait comme dame d'honneur une de ses proches parentes, Mme de Navailles. La duchesse eût peut-être bien fait de refuser des fonctions que les circonstances rendaient extrêmement délicates, et sur lesquelles la retraite pleine de dignité de Mme de Navailles jetait un immense discrédit. Quelque graves qu'aient pu être les motifs qui poussèrent Mme de Montausier à franchir ce pas difficile, il est certain qu'ils furent défavorablement appréciés par les contemporains, ainsi qu'en témoignent les extraits suivants des mémoires de la bonne Mme de Motteville: «Cette dame ne haïssoit pas la cour. Elle désiroit l'approbation générale, et plus ardemment encore de ceux qui avoient du crédit, car naturellement elle avoit de l'âpreté pour tout ce qui s'appelle la faveur...... Il est aisé de juger qu'elle devoit estre agréable au roy, non-seulement parce qu'elle avoit de belles qualités, mais à cause que le mérite qui estoit en elle estoit entièrement tourné à la mode du monde, et que son esprit estoit plus occupé du désir de plaire et de jouir ici-bas de la faveur que des austères douceurs qui, par des maximes chrétiennes, nous promettent des félicités éternelles [99]

On ne peut nier la gravité de ces allégations [100], et tout en faisant une large part à la prévention ou à l'exagération dans le récit de Mme de Motteville, on n'en est pas moins obligé d'admettre que la duchesse de Montausier montra beaucoup de faiblesse dans l'accomplissement de ses fonctions, et qu'à dater de la retraite de Mme de Navailles, les relations du roi et de Mlle de La Vallière furent singulièrement facilitées. Quant aux cyniques propos que Mme de Motteville attribue à Montausier, il n'est guère possible d'y ajouter foi si l'on songe aux principes religieux du duc et à la régularité de sa vie, qui, depuis quelque temps déjà, avait cessé de donner prise à la critique, alors que le débordement général eût été une excuse plus que suffisante aux yeux d'un jeune prince, qui voyait dans les faiblesses d'autrui la justification des siennes. Sa piété était restée entière au milieu du relâchement de la cour; il assistait tous les jours à la messe, priait à certaines heures marquées, observait rigoureusement les jeûnes prescrits par l'Église, et prenait soin de nourrir sa dévotion par de pieuses lectures. On le vit même lorsqu'il reçut l'ordre du Saint-Esprit, s'acquitter avec une scrupuleuse exactitude de certains exercices religieux auxquels les statuts de l'ordre assujettissaient les chevaliers, «et pour justifier une conduite qui, quoique édifiante, ne laissoit pas d'être quelquefois censurée, il disoit que peut-être il n'auroit pas choisi ces sortes d'exercices, si la chose eût dépendu de lui; mais qu'il s'étoit engagé solennellement à les pratiquer, et qu'il falloit tenir ce qu'on promettoit, encore plus à Dieu qu'aux hommes [101]

En acceptant la charge de dame d'honneur, la duchesse de Montausier avait voulu renoncer à celle qu'elle exerçait auprès du dauphin; mais elle dut se plier d'abord à la volonté du roi, qui désira lui voir cumuler ces fonctions si différentes. Il fallut pourtant revenir sur cette détermination; car l'obligation où était la duchesse de se trouver souvent dans la chambre de la reine, l'empêchait de veiller aussi assidûment que par le passé sur le dauphin, dont le service était en conséquence fort négligé: un jour, pendant l'absence de la gouvernante, le petit prince tomba de son berceau par suite du défaut de vigilance des femmes auxquelles on l'avait confié, et quoiqu'il n'eût pas été blessé, Mme de Montausier profita de cette circonstance pour renouveler l'offre de sa démission, qui cette fois fut acceptée, et la maréchale de La Mothe fut nommée gouvernante des enfants de France.

La fin de cette année fut attristée par la mort d'Angélique d'Angennes, qui laissait deux filles de son mariage avec le comte de Grignan [102]. Mme de Rambouillet survécut peu à sa fille, et s'éteignit le 27 décembre 1665, à l'âge de soixante-dix-huit ans. Cette femme illustre avait conservé jusqu'à la fin l'usage de ses facultés, et son salon, quoique bien moins fréquenté qu'autrefois, était resté un point de ralliement pour des personnes qui ne se voyaient point ailleurs, pour ceux-là mêmes qui s'étaient vu froisser par la subite élévation du duc et de la duchesse de Montausier [103]. Mais cette mort fut surtout sensible aux derniers survivants d'un autre âge littéraire, que l'éclat radieux d'une nouvelle et glorieuse pléiade allait rejeter dans l'ombre. Montausier avait une espèce de culte pour sa belle-mère, et la douleur que la duchesse et lui ressentirent de sa perte fut d'autant plus amère, que leur résidence forcée à la cour les obligeait d'en contenir l'expression.

Les deux années suivantes ne furent signalées par aucun événement digne d'être rapporté: la duchesse continuait de subir les inconvénients de la situation fausse dans laquelle elle avait eu le tort de s'engager; quant à Montausier, il était du moins libre de ses mouvements, et faisait de fréquentes excursions à Rambouillet et en Normandie, où le mauvais vouloir du parlement de Rouen ne se trahissait plus au dehors, contenu qu'il était par la crainte du jeune souverain qui avait su réduire au silence la première cour judiciaire du royaume. Montausier rendit d'ailleurs à la province des services réels, et ses habitants lui durent la création d'un grand nombre d'établissements utiles, celle notamment de plusieurs hôpitaux, qui furent en partie élevés à ses frais. La guerre de 1668 le surprit au milieu de ces bienfaisantes occupations: au premier bruit qui en courut, il sentit se ranimer ses vieux instincts, et quoiqu'une campagne entreprise au cœur de l'hiver fût peu faite pour tenter un homme de son âge, il sollicita et obtint la permission de faire partie de cette expédition improvisée, qui, en quelques semaines, allait donner à la France une riche province. Le duc partit pour Dijon au commencement de février: il devait y attendre le roi, qui s'y rendit peu de jours après. Condé avait déjà commencé les opérations de la manière la plus brillante; entré le 4 dans la province ennemie, suivi de Luxembourg et de Chamilli, il se saisissait tout d'abord des portes de Rochefort, de Pesmes-sur-Oignon et du château de Marnai, coupant ainsi les communications entre Besançon, Dôle, Salins et Grai, qu'il tenait investis; puis détachant Luxembourg sur la route de Salins, il courait à Besançon sans bagages et sans artillerie, vu le mauvais état des chemins qu'il lui fallait suivre. Besançon parut d'abord disposé à vendre cher sa vieille indépendance: on vit l'archevêque lui-même, la pique à la main, monter la garde à la tête de son clergé. Mais les bourgeois, cédant à la frayeur qu'inspiraient le nom et la présence de Condé, consentirent à perdre la liberté pourvu qu'on leur laissât le saint-suaire. Condé entrait dans cette place le 7 février, et le même jour Luxembourg enlevait Salins. Encouragé par ces premiers succès, le roi, qui avait d'abord songé à renvoyer au printemps le reste de la campagne, résolut de tout terminer d'un seul coup, et, joignant ses forces à celles de Condé, il s'avança sur Dôle. Les habitants de cette capitale se rappelaient avoir bravé pendant trois mois tous les efforts des Français, et ils répondirent fièrement qu'ils étaient disposés à s'ensevelir sous les ruines de leur ville. Le parlement, qui allait perdre l'empire en changeant de maître, et les agents espagnols, Saint-Martin et Messimieu, les entretenaient dans ces dispositions magnanimes. D'accord en cela avec le roi et Montausier, Condé voulait avant tout préserver ses troupes des fatigues d'un siége qui, dans cette saison rigoureuse, aurait pu les détruire: il résolut donc de brusquer ses attaques. Tous les officiers rivalisèrent d'ardeur en cette circonstance, et le roi, voulant reconnaître la place, s'exposa tellement lui-même, qu'un boulet ennemi, labourant le sol à ses côtés, vint le couvrir de poussière ainsi que Montausier, qui ne le quittait pas. Au bout de vingt-quatre heures les dehors étaient emportés l'épée à la main; le marquis de Villeroi pénétrait à la tête du régiment du Lyonnais jusque dans la demi-lune, où il enlevait un drapeau, tandis que Condé, dirigeant et modérant la valeur de ses troupes, tenait son fils par la main et lui donnait des leçons au milieu du feu le plus terrible. Les défenseurs de la ville ne tardèrent pas à s'apercevoir de l'inutilité d'une plus longue résistance: ils se rendirent le 13, après deux jours d'investissement, et en dépit des protestations de Saint-Martin et de Messimieu. Quant au parlement, il s'humilia bassement devant son vainqueur, et s'empressa de lancer un arrêt contre les rebelles qui refuseraient de se soumettre au roi très-chrétien. Presque en même temps le fort de Joux était emporté, Grai se rendait le 19, et la province était conquise tout entière au bout d'une campagne de quinze jours.

Dans cette courte et foudroyante expédition, Montausier n'avait eu qu'un rôle assez effacé; il allait maintenant affronter un péril d'un nouveau genre, devant lequel reculent souvent les hommes les plus braves. Dès son retour à Paris, il apprit en effet que la peste faisait à Rouen des ravages affreux, et que tous les quartiers de cette grande ville en étaient infectés. Plus attentif que personne aux intérêts d'une province qui lui était confiée, il n'hésita pas un moment à voler à son secours. «L'honneur que lui avoit fait sa dernière campagne, la faveur du prince, l'attachement que cette faveur même sembloit lui attirer de la part des courtisans, rien ne put l'arrêter. On lui représentoit qu'il étoit contre la sagesse de s'exposer de sang-froid à un péril certain; mais il répondoit à ces conseils timides, que pour lui il croyoit les gouverneurs obligez à la résidence comme les évêques, et que si l'obligation n'en étoit pas si étroite en toutes circonstances, elle étoit du moins égale dans les calamitez publiques. La duchesse, son épouse, fut effrayée de sa résolution, et sans oser l'attaquer ouvertement, elle ne lui fit connoître que ce que son cœur ne pouvoit cacher, les cruelles alarmes où elle alloit être réduite pendant son absence. Mais le duc surmonta généreusement cet obstacle, et plus touché de l'exemple héroïque de la duchesse dans une pareille rencontre, que des larmes qu'il lui voyoit répandre, il aima mieux l'imiter que de céder à sa tendresse. Il partit pour Roüen, et s'étant enfermé dans cette ville infortunée, il s'appliqua tout entier au soulagement de ceux que la peste avoit déjà attaquez, et à préserver ceux qu'elle avoit épargnez jusqu'alors. Le bon ordre qu'il établit pour cela, les soins continuels qu'il prit, les visites journalières qu'il faisoit dans les lieux destinez à retirer les malades, les aumônes qu'il faisoit distribuer de tous côtez, les exemples de courage et de charité qu'il donnoit aux ministres spirituels et aux magistrats, produisirent les plus salutaires effets. La fureur du mal se ralentit peu à peu, plusieurs malades furent sauvez, le cours de la contagion fut arrêté; dans l'espace de deux mois, l'air fut parfaitement purifié, et tout un grand peuple reconnut devoir principalement son salut au zèle et à l'intrépidité de son gouverneur. Quand il seroit encore resté dans les esprits quelques traces des anciennes préventions, ce seul trait auroit pu les effacer. Aussi depuis ces temps malheureux, M. de Montausier fut regardé par les habitants comme le père de la patrie, et le souvenir de ses bienfaits vivra aussi long-temps à Roüen qu'on y conservera la mémoire du terrible fléau, qui en fut l'occasion. Les éloges dont il fut comblé dans la capitale de son gouvernement retentirent jusques dans la capitale du royaume, et parvinrent bientôt jusqu'aux oreilles du roy. Ce grand prince joignit ses applaudissements à ceux du public, et impatient de marquer sa satisfaction à un homme aussi utile à son État, il le fit revenir à la cour, et l'admit en sa présence sans avoir pris aucune des précautions qui sont en usage contre la malignité d'un mal qui se communique même souvent, malgré les plus sages préservatifs. Le roy ne crut pas que les louanges sincères qu'il donnoit au duc de Montausier fussent suffisantes pour un mérite si rare; il lui avoit déjà donné, il est vrai, des preuves plus solides de l'estime qu'il en faisoit; mais il vouloit lui marquer d'une manière encore plus éclatante la confiance que lui inspiroit sa vertu, en remettant dans des mains si fidelles ce qu'il avoit de plus cher au monde [104].» Le dauphin, âgé de huit ans, ne pouvait en effet rester plus longtemps entre les mains des femmes. Il était urgent de l'initier à des études sérieuses auxquelles son père attachait d'autant plus de prix que sa propre éducation avait été complétement négligée: circonstance fâcheuse et qui, dans un rang moins élevé, l'eût exposé à de fréquentes et légitimes railleries. Le roi n'était plus arrêté que par une seule considération, celle du choix d'un gouverneur qui convînt de tous points, et les courtisans étaient dans l'attente de la décision. Mme de Montausier ayant été pendant quelque temps gouvernante du petit prince, le duc se trouvait tout naturellement classé parmi ceux que leurs antécédents désignaient à l'attention du souverain, et nul parmi eux ne jouissait d'un renom plus mérité; mais les efforts de la cabale n'en furent que plus actifs à écarter une candidature trop en vue pour ne pas inquiéter toutes les autres. On profitait de toutes les occasions pour affaiblir les bonnes dispositions du roi envers ce vieux serviteur de sa famille: la noble franchise de Montausier était taxée d'impudence et de rudesse, on allait même jusqu'à lui reprocher d'anciennes croyances religieuses qu'il avait pourtant abjurées depuis si longtemps et de si bonne foi, et l'on représentait hypocritement l'orthodoxie comme une qualité qui devait primer toutes les autres dans le gouverneur de l'héritier du trône. Ces menées effrayèrent les amis de Montausier, et ils le pressèrent vivement de parler au roi sinon pour se justifier, du moins pour contre-miner les attaques de ses concurrents. Le duc se refusa obstinément à faire la moindre démarche dans ce sens: sa position était assez belle pour qu'il n'eût rien à envier, et d'ailleurs la charge de gouverneur lui semblait être d'une nature tellement délicate, elle engageait si étroitement à ses yeux la responsabilité de celui qui en était revêtu, qu'on ne pouvait, selon lui, la solliciter sans déshonneur, ni l'accepter sans une extrême appréhension. Cette manière de voir était parfaitement juste, et ses craintes ne furent que trop justifiées par l'événement.

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