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Un vaincu

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VIII

Mais quel que fût le désir de Mlle Jeuffroy de se convaincre qu’un entraînement très passager l’avait attirée vers Saverne, que sa dignité devait à tout prix écarter son souvenir, il lui fallut plusieurs mois d’efforts incessants pour dissiper la fatigue morale et le découragement qui lui donnaient du dégoût pour tout.

Quand elle se crut guérie, il lui resta une défiance insurmontable contre les hommes, particulièrement contre ceux qui l’entouraient et recherchaient sa main.

Dans le monde où, par vanité et avec l’espoir de l’établir, son père la conduisit, elle étonna par sa froideur ou ses ironies qui déroutaient ses plus fervents admirateurs. Nullement coquette, car elle prétendait que la coquetterie est un compromis avec le respect qu’on se doit à soi-même, elle s’amusait des succès que sa beauté lui attirait, mais ne cherchait pas à plaire.

M. Jeuffroy, en lui reprochant de ne rien tenter pour trouver un mari, la rendait plus froide, plus silencieuse, et, d’un mot, détruisait son plaisir. Il se mettait en grande colère quand elle répondait :

— Je n’ai nulle envie de me marier… Je ne sais même si je me marierai jamais.

Mlle Constance la raisonnait ; mais si son affection était un appui pour la jeune fille, il y avait entre elles une trop grande différence de nature, elle la faisait trop souvent souffrir par ses idées étroites et ses sentiments bornés pour avoir sur son esprit une véritable influence. A ses raisonnements terre à terre, Suzanne répondait avec fermeté :

— Quand je trouverai sur mon chemin un homme dont je ne puisse mettre en doute ni l’amour ni la loyauté, alors nous verrons ! mais c’est l’impossible !

— Impossible ! répétait Mlle Constance avec consternation. Mais, mon enfant, regarde-toi dans la glace ! comment veux-tu qu’on ne t’aime pas ?

— Vous savez bien qu’on aime encore mieux mon argent, disait Suzanne avec amertume.

— Mais ta dot n’est pas énorme, ma chérie.

— Alors ils escomptent l’avenir.

Preymont, après l’avoir inquiétée, l’étonna par son attitude pleine de réserve. Elle l’attribua d’abord à la cause réelle, ce qui lui fit plaindre, aimer de plus en plus son cousin. Mais mise en défiance contre sa propre clairvoyance, disposée à mal interpréter les sentiments qu’elle pouvait inspirer, son impression se modifia, et la nouvelle attitude de Preymont la blessa.

« Il me convient bien de croire qu’il m’aime, moi qui passe ma vie à me tromper ! se disait-elle. Marc est comme les autres peut-être ! rien n’est profond, rien n’est sincère autour de moi, pas plus l’amitié que l’amour. »

Elle ne savait pas que Preymont lisait dans sa pensée, et que si, affectant d’être plus absorbé dans ses travaux, il venait rarement au manoir, c’était uniquement dans la crainte de se trahir inutilement. Au printemps, il reçut un mot bref et assez mélancolique de Saverne, qui n’annonçait aucun changement dans sa vie, mais parlait de voyager. Le champ était entièrement libre pour Preymont ; mais bien qu’il se dévorât, il repoussait tous les conseils de sa mère qui le pressait de tenter une démarche.

— Saverne, j’en suis certain, lui dit-il, a fait une profonde impression sur elle.

— Cette impression est appelée à s’effacer, répondit Mme de Preymont. Elle l’est déjà en partie, car, avec son caractère, elle a dû écarter un souvenir qu’elle considère certainement comme une atteinte à sa dignité. Pendant quelque temps sa tristesse m’a inquiétée, mais voici plusieurs mois déjà que je la trouve bien. Des intérêts nouveaux achèveraient l’œuvre commencée.

— Oui… je sais. Mais je vous l’ai déjà dit : si je parlais, je ne ferais que rompre notre amitié. Je veux conserver le droit de la voir et aussi de la soutenir, car, bien qu’elle ne se plaigne pas, elle est absolument malheureuse chez son père.

La vie, en effet, devenait de plus en plus désagréable pour Suzanne. M. Jeuffroy, qui trouvait fort humiliant de ne pas établir sa fille très jeune, ne lui pardonnait pas de n’être pas encore mariée. Il ne lui pardonnait pas plus ses silences significatifs devant des idées mesquines et une existence sordide qu’il sentait lui être odieuse.

— Mademoiselle ma fille est une princesse égarée, disait-il quelquefois ; il est facile de voir à sa figure qu’elle n’est contente de rien.

— Je ne me plains pas, mon père, répondait-elle tristement.

— Je voudrais bien voir cela !… te plaindre ? à quel propos ? De quoi manques-tu ? D’un mari ? mais à qui la faute ?

Cependant il n’osait plus l’attaquer de cette façon brutale devant sa sœur. L’affection passionnée que la vieille fille avait pour lui l’aveuglait lorsqu’il s’agissait d’elle-même, mais ses yeux s’ouvraient et son indignation s’éveillait quand il était question de Suzanne. Elle s’était fâchée un jour de telle sorte que M. Jeuffroy avait eu peur, car quand il était dans son intérêt de ne pas se brouiller avec les gens, il suffisait souvent de lui parler avec raideur pour qu’il modifiât aussitôt son attitude. Il était, du reste, tombé des nues quand Mlle Constance, au milieu de sa colère, lui avait reproché de n’être pas assez bon père.

— Mauvais père, moi ! s’écria-t-il. De quoi ma fille manque-t-elle ? Est-ce que je ne suis pas toujours préoccupé de son avenir ? Si je suis ferme souvent, c’est pour réagir contre des idées fausses qui feront son malheur. Elle ne pense jamais comme moi, c’est agaçant ! J’agis dans son intérêt en l’habituant à une vie pratique et en combattant son caractère entêté.

Un après-midi, Suzanne était assise dans le jardin de sa tante, quand Preymont, qui l’avait vainement cherchée au manoir, s’approcha d’elle.

— Je viens vous dire adieu, chère Suzanne ; je pars pour quelques semaines.

— Ah ! vous ne m’aviez pas dit cela, Marc ! Mais on vous voit si rarement maintenant !… puis, sans vous faire de reproches, vous devenez d’une taciturnité désolante. Et où allez-vous ?

— En Autriche, je pense… J’ai grand besoin de changer d’air et de milieu.

Suzanne regarda le visage énergique de son cousin, en s’affligeant intérieurement de le trouver si vieilli et si fatigué. Mais elle ne fit aucune remarque, car, par une sorte d’accord tacite, ils évitaient depuis quelque temps les effusions très amicales. Néanmoins elle lui dit presque involontairement :

— L’année dernière, Marc, il me semble que nous étions meilleurs amis. Vous ai-je contrarié sans le vouloir ?

— Allons donc ! dit-il en souriant, vous ne le pensez pas.

Ces mots furent suivis du silence embarrassé qui, sans motif apparent, rompait souvent maintenant leurs entretiens. Suzanne songeait aux impressions la portant à croire que Preymont l’aimait, et aux raisons qui mettaient en doute sa perspicacité.

— Au revoir, dit-il en lui tendant la main ; je reviendrai dans le milieu d’octobre, à moins que des affaires imprévues ne me rappellent chez moi.

Elle le regarda s’éloigner avec tristesse, en déplorant, s’il l’aimait, d’être cause pour lui d’une souffrance qu’elle ne pouvait guérir, car la pensée de l’épouser ne se présentait pas encore à son esprit.

Fanchette, qui les avait observés de loin et que M. de Preymont avait rencontrée en s’éloignant, s’approcha de Suzanne.

— Eh bien, mademoiselle, commença-t-elle de son ton brusque, il ne se décidera donc jamais à parler, votre cousin ?

— A parler ? dit Suzanne étonnée.

— Pardié ! à vous dire qu’il raffole de vous voilà déjà un bon bout de temps. Mais je sais qu’il n’osera jamais vous le dire, parce qu’il n’est pas bâti comme un autre.

— Qui t’a appris cela ? comment le sais-tu ? Pourquoi n’en as-tu pas parlé plus tôt ? demanda Suzanne.

— Je sais que vous ne me trouvez pas plus fine qu’une autre, mademoiselle, répondit Fanchette ; mais on a ses deux yeux tout de même et ses oreilles aussi… Seulement ma maîtresse m’avait défendu de vous en parler.

— Pauvre, pauvre Marc ! murmura Suzanne avec pitié.

— Ma foi, mademoiselle, il ne tient qu’à vous qu’il ne soit plus pauvre ; on peut tout aussi bien faire son salut avec un mari mal fichu qu’avec un autre !

Cette remarque échappa à la jeune fille, qui reprit avec anxiété :

— Raconte-moi tout ce que tu sais, Fanchette.

— C’est pas malin, allez ! répondit Fanchette en se posant carrément devant elle, les poings sur les hanches. D’abord faut vous dire que je l’avais vu plus d’une fois de moi-même. Mais, il y a quelque temps, je causais avec la vieille Marion ; et voilà qu’elle me dit : « Ma bonne sœur Fanchette, j’ai un secret à vous confier, parce que c’est tout de même triste de voir mon maître se dévorer comme ça pour Mlle Suzanne, car, voyez-vous, il l’aime à en perdre la tête, ni plus ni moins. — Comment le savez-vous, mamselle Marion ? que je lui dis. — On a des yeux, ma bonne sœur Fanchette, et puis les murs ont des oreilles. J’ai entendu monsieur dire à madame qu’il avait beau aimer Mlle Suzanne comme un fou, il n’oserait jamais lui avouer ses sentiments. — Il a tort, que je dis ; on peut bien n’être pas droit comme un I et se faire aimer tout de même, à preuve que j’ai eu un galant et que je lui ai cassé mon sabot sur la figure, car c’était trop effronté de mettre le pied dans le champ du bon Dieu ; mais ce n’est pas la même chose pour votre monsieur. — Eh bien, vous pourriez en parler à votre maîtresse, sœur Fanchette, nous ferions peut-être une bonne action, quoique nous ne soyons pas autre chose que des servantes. — Pardié, mamselle Marion, que j’ai répondu, un vermisseau a tout aussi bien le droit de parler qu’un bœuf. » Mais j’ai cru que votre tante allait m’avaler.

— Et pourtant tu m’en parles aujourd’hui ?

— J’ai bien hésité parce qu’il faut obéir à ses maîtres, mademoiselle Suzanne. Mais si ça doit être une bonne action, j’ai réfléchi que c’était peut-être la volonté du bon Dieu que je mette la main là dedans ; et quand j’ai vu tout à l’heure ce pauvre homme s’en aller avec une mine de chien battu, lui qui a toujours l’air si froid et si fier, ma foi, je n’y ai plus tenu, voilà !

— Merci, répondit Suzanne ; moi aussi, je réfléchirai.

Son premier mouvement fut de croire qu’un mariage entre elle et son cousin était impossible ; mais, après quelques jours de réflexions, elle mit en doute la question en songeant aux qualités éminentes de M. de Preymont, à sa supériorité incontestable sur tous les hommes qu’elle voyait ou avait connus, à l’accord mutuel de leurs sentiments et de leurs idées. Mais surtout elle médita cet attachement profond, sans espoir, qu’elle compara à l’amour éphémère de ceux qui l’avaient trompée, ou s’étaient joués d’elle, au point qu’à ce souvenir elle pâlissait encore de honte et de colère. Du moins, quand, par hasard, elle permettait à sa pensée de s’arrêter sur Saverne, elle attribuait à l’indignation et au mépris le sentiment pénible qui l’envahissait. Peu à peu, à mesure que les semaines passèrent, elle s’exalta à l’idée de métamorphoser la vie de Preymont. Depuis que la souffrance avait développé chez elle la faculté de comprendre et de deviner, elle avait pénétré plus profondément dans la nature de son cousin, et mieux saisi les douleurs cachées d’une existence anormale. Elle se passionna à la pensée d’être pour lui la consolation, le désir réalisé, le bonheur enfin qu’il croyait insaisissable. Bientôt, elle ne le vit qu’à travers le mirage de la plus tendre pitié et d’un amour qui la remuait.

« Quelle meilleure destinée pourrais-je désirer ? écrivit-elle à la supérieure qui avait répondu à ses confidences par une lettre alarmée et pleine de sens. Vous me dites, Madame, que la tristesse de ma vie agit inconsciemment sur mon désir et me pousse vers un changement d’existence : peut-être ! mais je ne crois pas me tromper en affirmant que je serai heureuse avec lui. N’est-ce pas grande pitié qu’un homme aussi remarquable ne puisse trouver sur sa route une femme pour l’aimer et le comprendre ! La pensée d’être cette femme m’élève à mes propres yeux. J’ai toujours eu pitié de lui, même avant de savoir ce que je sais aujourd’hui. Vous connaissez notre vieille, notre tendre amitié et la confiance que son caractère, depuis que j’ai l’âge de comprendre, m’a inspirée. Eh bien, mon affection se modifiera, elle deviendra de plus en plus vive à mesure que je me sentirai si aimée et que tant d’intérêts uniront nos deux existences. »

Le soir du jour où elle envoyait cette lettre, elle était assise dans le salon près d’une fenêtre ouverte. C’était une chaude soirée du mois d’août ; le ciel pur, lumineux, attirait ses regards, et, bien qu’elle ne fût pas une contemplative, son esprit montait vers de nobles aspirations qui couvraient d’un voile idéal ses sentiments pour Preymont. Au fond de l’appartement son père lisait un journal et sa tante tricotait, éclairés tous les deux par une seule bougie de dernière qualité qui, dans l’immense pièce, ressemblait au plus misérable des lumignons.

Tout à coup Suzanne, sans aucune préparation, éleva la voix :

— Mon père, que diriez-vous si Marc me demandant en mariage, je consentais à l’épouser ?

Pris à l’improviste, M. Jeuffroy répondit :

— Pourquoi cette question ? est-ce qu’il t’a parlé ? Qu’est-ce que cela veut dire ?

Mais Mlle Constance se leva dans la plus vive agitation et s’écria d’un ton tragique :

— Épouser un bossu, toi !

— Épouser un homme remarquable et qui m’aime, lui ! répondit la jeune fille d’un ton dans lequel il eût été facile de découvrir une nuance d’amertume.

— Est-ce Fanchette, demanda Mlle Constance hors d’elle-même, qui a été te conter ses sottes histoires ?

— Voyons, voyons, dit M. Jeuffroy, qu’on s’explique. Est-ce que Preymont ou sa mère auraient fait une démarche auprès de toi, ma sœur, sans que j’en aie été prévenu ?

— Non, répondit Suzanne, et ils n’en feront pas. Mais je sais que Marc m’aime depuis longtemps et que, sans sa difformité, il vous demanderait ma main. Jamais, pour aucun homme, je ne pourrai avoir une plus profonde estime, et, si vous y consentez, je serai sa femme.

Mlle Constance, dans sa consternation, ne put que balbutier :

— Sa femme ! belle, charmante comme tu es !… c’est impossible, impossible !

— Voyons, tais-toi un peu, interrompit M. Jeuffroy, et toi, Suzanne, laisse-moi causer avec ta tante.

A peine la porte fut-elle refermée qu’il commença à peser tous les côtés de la question.

— Grande situation, belle fortune ! mais je ne croyais pas que Preymont eût l’idée de se marier. Hum ! le seul ennui, c’est qu’on dira que Suzanne, à cause de son mariage manqué, ne peut pas trouver mieux que son cousin ; on jasera, on s’en prendra peut-être à moi.

— C’est un mariage impossible, impossible ! Il faut refuser ton consentement, mon frère, tu ne dois pas sacrifier ta fille.

— Est-ce que je lui demande de se sacrifier, moi ! c’est elle qui vient me jeter cette histoire à la tête… Ma foi ! ce n’est déjà pas si bête, cette idée ! elle me prouve que mademoiselle ma fille a l’esprit plus pratique que je ne le supposais. Preymont a dans le pays une situation exceptionnelle ; je ne m’étonne pas que la fortune et une grande position plaisent à une jeune fille.

— Ah ! s’écria Mlle Constance, je ferai tout pour empêcher une pareille chose !

— Tu me feras le plaisir de te taire, répondit M. Jeuffroy. La question est importante et demande de la réflexion. Si Suzanne nous en a parlé, c’est qu’elle est décidée, et elle a une tête, ma fille ! mais cent fois meilleure que je ne croyais. Peste ! elle aura une existence un peu plus luxueuse qu’avec Varedde… et puis elle s’appellera Mme de Preymont. Oh ! quant à cela, continua-t-il en se reprenant vivement, Preymont est de petite noblesse ; peuh !… il ne faut pas qu’il croie être plus que moi. D’ailleurs, j’avais épousé sa cousine.

— Sais-tu, mon frère, s’écria la vieille fille à qui son cœur donnait des illuminations soudaines, sais-tu pourquoi Suzanne veut faire ce mariage ? C’est parce qu’elle est malheureuse ici et qu’elle a eu deux déceptions coup sur coup, car je crois que M. Saverne lui plaisait.

— Laisse-moi tranquille ! répondit M. Jeuffroy. La vérité, c’est que ma fille est ma fille, et que j’ai réussi à lui faire comprendre la vie d’une façon pratique et raisonnable.

Mlle Constance, en colère, empoigna son chapeau, qu’elle ne se donna même pas la peine de mettre sur sa tête, et, courant d’un trait chez elle, tomba sur Fanchette, qui, à la lueur d’une chandelle, lisait paisiblement dans ses petits journaux quelque histoire de diable ou quelques réflexions judicieuses sur les hommes épouvantables du siècle et le malheureux siècle lui-même.

Mlle Constance lui fit une scène affreuse à laquelle Fanchette répondit tranquillement :

— Il en sera ce que le bon Dieu voudra, mademoiselle : ce n’est pas la peine de vous mettre dans des états pareils.

— Pas la peine !… je t’avais défendu de parler de ces bêtises-là à ma nièce qui se monte la tête maintenant. Si le mariage a lieu, je te mettrai à la porte.

— Pardié, mademoiselle, si cela vous fait plaisir, mettez-moi à la porte tant que vous voudrez, mais vous pouvez bien être sûre que je ne m’en irai pas. C’est le mauvais esprit qui vous inspire cette idée-là, car le bon Dieu ne peut pas vouloir que je vous laisse à votre âge après vous avoir servie trente-cinq ans.

— Le bon Dieu ne s’occupe pas de tout ça, répondit Mlle Constance, et on n’a pas besoin de lui pour savoir qu’une beauté comme ma nièce n’est pas faite pour un homme bâti comme quatre sous.

Elle passa une nuit agitée par les rêves les plus tristes et, le lendemain matin, ne fit aucune apparition chez son frère, refusa de parler à Fanchette et, allant s’asseoir au bas de son perron, s’abandonna à toute sa désolation. C’est à cette place préférée que Suzanne la trouva quand, après avoir causé avec son père, elle vint lui apprendre que sa résolution d’agir était arrêtée.

— Ma bonne, ma chère tante, dit-elle en lui prenant la main avec affection, comment pouvez-vous envisager ce mariage d’une façon si défavorable ! Tous les jours vous me pressez de me marier.

— Pas avec lui ! gémit-elle. Je veux que tu aies un mari assorti à toi. La beauté est une des conditions de bonheur, ma nièce.

— Je m’en aperçois, répondit Suzanne avec ironie. Marc n’a que des qualités, mais vous avez vu ce qu’étaient M. Varedde et M. Saverne, ajouta-t-elle avec hésitation.

— Qui m’aurait dit, s’écria la vieille fille, qu’avec ta beauté tu aboutirais à cela ! Tu ne l’aimeras pas, et tu seras malheureuse.

— Vous devriez me connaître assez, ma tante, dit Suzanne avec un accent indigné, pour savoir que si je croyais ne pas pouvoir l’aimer, je ne l’épouserais pas. Songez combien il a été malheureux, continua-t-elle avec chaleur, et quelle joie ce sera pour moi de le consoler.

Mlle Constance haussa les épaules et ne répondit rien. Suzanne, la croyant ébranlée, lui dit :

— Voulez-vous, ma tante, vous charger de faire auprès de Mme de Preymont la démarche nécessaire ?

— Jamais ! répondit la vieille fille avec énergie, jamais, jamais !

— Alors j’y vais moi-même, dit Suzanne résolument.

Mme de Preymont lisait une lettre de son fils quand on lui annonça la jeune fille.

— Te voilà, mignonne, lui dit-elle avec le sourire aimable qui atténuait la tristesse de son regard. Quel air animé, et comme tu es en beauté ! c’est un plaisir de te regarder.

Suzanne poussa un tabouret et, d’après une vieille habitude d’enfance, s’assit tout près de Mme de Preymont.

— C’est une lettre de Marc que vous avez reçue ?

— Oui, mignonne, il est en Suisse.

— Que vous dit-il ? parle-t-il de moi ?

— Non, répondit-elle étonnée de la question et la regardant attentivement, il ne m’en parle jamais.

Suzanne sourit, prit la main de sa cousine qu’elle baisa tendrement, et lui dit à voix basse :

— Alors c’est qu’il y pense toujours…

Mme de Preymont se pencha vers elle et s’écria anxieuse :

— Tu sais tout, Suzanne ?

— Oui… tout ! répondit-elle d’une voix émue. Écrivez-lui que je connais son amour, qu’il a tort de se désespérer, que je l’apprécie assez pour être fière et heureuse de devenir sa femme.

Mme de Preymont l’attira plus près d’elle ; aussi jeune par sa passion maternelle que Suzanne l’était par son inexpérience, elle trouvait absolument naturel que son fils pût être aimé, et, quand l’émotion lui permit de parler, elle dit simplement :

— Mon enfant chérie ! si tu savais de quelle joie tu remplis le cœur d’une vieille femme, tu serais encore plus heureuse. Tu lui donneras le bonheur que j’ai tant demandé pour lui, mais tu sauras ce que c’est que d’être aimée par un homme aussi supérieur par son cœur que par son intelligence.

M. de Preymont était à Andermatt quand il reçut la lettre de sa mère. Mais à un sentiment rapide, fugitif de joie délirante succédèrent immédiatement le doute et l’inquiétude. Livré au plus douloureux combat, il erra longtemps au bord des eaux bouillonnantes de la Reuss, essayant de dominer l’entraînement de la passion pour laisser parler la raison et le bon sens.

Maître de ses premières impressions, il rentra à son hôtel pour envoyer un refus à Suzanne dans une lettre qui n’était que le plaidoyer ému de son amour.

« Si je pouvais vous aimer plus, chère Suzanne, si mon cœur plein de vous pouvait contenir des sentiments plus passionnés, votre pensée généreuse eût accompli cette œuvre. Mais rien, depuis longtemps, ne peut faire que je vous aime plus ardemment. Il n’y a pas une de mes pensées, pas un des battements de mon cœur qui ne soient à vous. Je suis venu ici pour essayer par la vue d’objets nouveaux de calmer une angoisse que mon énergie voudrait dominer, mais c’est vous que je vois dans les beautés naturelles qui passent devant mes yeux ; je ne les aperçois que voilées par votre image tant aimée. Elle peuple les chemins d’un monde d’impressions et de sentiments dont vous êtes le centre et qui, après m’avoir emporté dans un rêve ineffable, me laissent retomber dans la douleur. Je vous aime trop, Suzanne, pour supporter l’idée de vous devoir à la pitié. En voulant m’épouser, vous cédez à un mouvement généreux, à ce besoin de dévouement qui est l’âme d’une femme comme vous. Puis aussi, pauvre enfant, vous souffrez et cherchez un chemin moins aride. Que ne puis-je, ma bien-aimée, vous donner le bonheur ! Il y a des êtres condamnés au plus amer isolement, et celui qui vous aime comme vous ne serez jamais aimée, est au nombre de ces déshérités.

« Preymont. »

Suzanne pleura en lisant cette lettre et envoya à la hâte sa réponse :

« Revenez, il faut que je vous voie. Je ne sais, Marc, si nous comprenons le mot aimer de la même façon ; mais si l’estime, la confiance et une tendre affection vous suffisent, je suis à vous. »

Ce billet parvint à Preymont au moment où, revenant sur sa première décision, cédant non plus à la raison, mais à la passion, il songeait avec désespoir à la lettre qu’il avait écrite. En lisant les quelques mots de Suzanne, il vit que l’âme de la vie, qui lui avait été jusqu’alors refusée, était entrée dans son existence pour la transformer, et, partant hâtivement, il arriva un soir chez lui sans s’être annoncé.

Au milieu des sentiments qui le bouleversaient, il lui paraissait que les objets si familiers à son regard n’étaient plus les mêmes, ou du moins qu’ils avaient repris une physionomie adorée autrefois quand l’espoir et l’illusion le tenaient par la main. Il lui semblait que, revenu au seuil de l’existence, il écoutait de nouveau la voix ravissante d’espérances fortes, douces et enthousiastes. Il s’était cru vieux par le chagrin, par la pensée ; mais voilà que, le cœur rempli d’une émotion juvénile, dans ce soir, dont il avait toujours aimé les phases de silence et de bruit, il retrouvait tous les échos du matin de la vie. Des phalènes tremblaient comme autrefois sur les roseaux, la même lumière transparente l’entourait, partout un grand silence au milieu de la sève universelle, et, du fond de lui-même, la jeunesse s’élançait fraîche comme une fleur, sa lèvre toujours pure murmurait au vieil homme des rythmes oubliés.

Quand il entra chez Mme de Preymont, elle fut frappée de son expression, mélange d’inquiétude et d’un bonheur qui n’osait croire encore à sa propre existence.

— Comme je désirais ton retour ! s’écria-t-elle. Marc, tu as changé d’avis, n’est-ce pas ? Enfin je vais donc te voir heureux !

— N’allons pas si vite, dit-il en hésitant. Êtes-vous sûre que nous ne nous trompions pas ?

— Pourquoi nous tromperions-nous ? répondit-elle avec tendresse. Comment veux-tu qu’une femme, et une femme comme elle, soit insensible à un amour comme le tien ? Comment veux-tu qu’elle ne t’aime pas ?

— Ah ! si c’était !… murmura Preymont, oppressé par des sentiments dont la violence l’étouffait.

— Tu doutes, tu hésites encore, mais… tu la verras demain, elle t’attend avec impatience, répondit Mme de Preymont avec un sourire dans lequel il vit la confirmation de ses espérances.

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