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Un vaincu

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VI

Mme de Preymont épiait le cœur de son fils, tremblant avec lui d’anxiété ou d’espoir ; mais l’anxiété dominait et l’espoir s’effaçait graduellement, comme de belles lignes à la nuit tombante.

Elle eut la pensée de révéler à Saverne l’amour de Marc, mais elle recula au moment de parler, voyant tout à coup la folie maternelle qui l’entraînait vers la croyance à une abnégation que, sur le terrain de la passion, les hommes ne connaissent pas. Elle savait bien, du reste, que, lorsqu’il s’agissait d’une femme, Saverne se jouait des obstacles.

Les semaines passaient, et Preymont attendait avec impatience le départ de son ami ou un dénouement dont la pensée l’exaspérait. Didier lui était devenu absolument antipathique ; il s’exagérait ses défauts, traitant de légèreté incurable des qualités superficielles, mais charmantes. Une jalousie intense rendait injuste ce stoïcien si sûr de lui, et de plus il n’admettait pas que, ayant en quelque sorte les mains liées, Saverne allât si loin vis-à-vis de Mlle Jeuffroy. Très excité contre lui, il avait risqué des reproches indirects ; mais, insaisissable, Didier s’était dérobé par une plaisanterie. Il avait à peu près oublié la chaîne qu’il lui fallait briser, ou, si ce souvenir venait le troubler, il l’écartait aussitôt, avec cette facilité des esprits légers qui ne veulent ni voir ni s’attrister. Mais, nonobstant son insouciance, Saverne était capable d’un attachement sérieux. Il commençait à s’inquiéter de sa situation, lorsqu’un matin, en regardant les teintes d’automne qui étendaient sur la campagne leur parure séduisante, il songea que, depuis trois mois, il usait sans discrétion d’une large hospitalité.

« Il est temps de prendre un parti, se dit-il. Je puis me flatter, je crois, d’avoir contribué à dissiper sa peine ; ensuite elle me connaît assez maintenant pour savoir si, oui ou non, elle veut m’épouser. D’ailleurs, je crois que je commence à ennuyer ici ; Marc est plus sombre que le crime. »

Sans plus de réflexion, il courut à la recherche de Preymont.

Déjà à sa filature, occupé, dans son cabinet, à écouter le rapport d’un contremaître, M. de Preymont ne put réprimer un geste de mécontentement quand Saverne entra, car il avait établi pour règle immuable que, à moins de cas exceptionnels, nul ne viendrait le déranger dans son travail du matin.

— J’ai bravé la consigne, lui dit Saverne avec son air de bonne humeur habituel : ne te fâche que contre moi, car j’ai failli assommer le concierge qui ne voulait pas me laisser pénétrer. Ne te dérange pas, je vais bayer à mes pensées en attendant que tu aies terminé.

Preymont, qui entrait ordinairement sans hésiter dans le vif d’une question désagréable, prolongea sa conversation avec le contremaître, afin de reculer l’entrevue dont il devinait le motif.

Seul enfin avec Didier, il se tourna vers lui avec effort :

— Je t’écoute, lui dit-il.

Saverne lança sur le bureau un livre qu’il tenait la tête en bas et répondit :

— Ah ! ce ne sera pas long ! En deux mots, je viens te prier de demander pour moi la main de ta cousine.

— Tu ne l’auras pas ! répondit Preymont en se levant pour dissimuler son trouble.

— Pourquoi ?

— Parce que le père Jeuffroy ne donnera jamais sa fille à un homme qui n’a pour gagne-pain que l’habileté de sa plume et de son crayon.

— Il y aura quelques tiraillements peut-être, répondit Saverne ; mais, d’une part, son histoire avec Varedde n’est pas sans lui avoir fait du tort, car, de quelque façon que le public l’interprète, le bonhomme est toujours fortement égratigné. Ensuite, il faut compter beaucoup avec l’opinion de Mlle Suzanne.

— Tu es aimé ? demanda Preymont en regardant fixement devant lui.

— Je ne dis pas cela, répondit Saverne en hésitant, mais je crois que je puis l’être. Voyons, Marc, toi aussi, tu penses que je ne lui déplais pas ?

Dans l’impossibilité de parler, Preymont fit un léger signe de tête et, le visage contracté, arpenta son cabinet.

— Mais pour vouloir déjà faire ta demande, tu as donc rompu définitivement avec ta liaison ? demanda-t-il en s’arrêtant brusquement.

— Pas tout à fait, répondit Saverne embarrassé, mais ce ne sera pas long, quand je saurai à quoi m’en tenir du côté des Jeuffroy.

Preymont éclata :

— Et tu as cru que je me prêterais à une pareille combinaison !

— Quelle mouche te pique ! dit Saverne étonné. Tu sais que, depuis longtemps, je désire être libre, me marier, et que j’aime sincèrement ta cousine. Tu ne me supposes pas capable d’une infamie, j’imagine ?

— Je ne suppose rien, mais je constate les faits, répondit Preymont qui ne se possédait plus. Depuis des semaines, je trouve incroyable que tu te permettes d’aller si loin avant d’avoir balayé le chemin. Infamie est un gros mot que je ne prononce pas, mais assurément c’est une conduite déloyale.

— Si tu n’étais pas toi, répliqua Saverne en colère, tu ne serais pas allé jusqu’au bout de ta phrase.

— Eh ! que m’importent tes menaces ! répondit Preymont en haussant les épaules. Je refuse de te servir en cette circonstance.

Certains doutes, que Saverne avait toujours écartés parce qu’ils le gênaient, prirent corps tout à coup, et la vérité le frappa ouvertement. Il s’écria :

— Ah ! mordieu !…

Les deux hommes se dévisagèrent sans parler. Preymont luttait pour reconquérir son sang-froid et nier l’évidence, tandis que le bon naturel de Saverne l’emportant sur son ressentiment, il saisit la main de Marc en disant d’un ton qui remuait de vieux, bien vieux souvenirs en ressuscitant le temps où, avec de chaudes paroles, il consolait un enfant désespéré :

— Ah ! mon pauvre vieux, est-ce possible ! toi aussi, tu l’aimes !

Jeté brusquement par cet accent en face d’un passé dont l’amertume, adoucie par une amitié dont il venait d’entendre la voix lointaine, avait été telle qu’il n’y pouvait songer sans une sorte d’effroi, M. de Preymont, calmé par une émotion nouvelle, se reprit un peu lui-même.

— Tu es fou ! répliqua-t-il d’une voix dont il ne pouvait encore dissimuler l’altération. Suis-je fait pour être aimé ? Il y a longtemps que j’ai renoncé à cette chimère. Mais mon amitié pour elle est si vive que je t’en veux, je l’avoue, d’agir avec une pareille insouciance, quand il s’agit d’une femme qui a droit à tous les respects.

Saverne, qui se promenait d’un air préoccupé, s’arrêta pour s’écrier :

— Du respect ! mais, Marc, je la respecte autant que je l’adore. Voyons, mets-toi à ma place. A première vue, je tombe amoureux de cette jeune fille, qui est la femme la plus délicieuse que j’aie jamais rencontrée. Restant ici quelques mois, j’avance mes affaires en lui faisant la cour avec l’espoir de la consoler d’une déception ; quoi de plus naturel ? Mais répète-moi, j’en ai besoin, que je ne marche pas sur tes brisées ?

— Ai-je l’habitude d’affirmer ce qui n’est pas ? répondit Preymont d’un ton glacé.

Saverne, quelle que fût sa conviction secrète, ne demandait qu’à se rassurer ; la surface lui suffisait, et, sans insister sur un sujet pénible, il reprit :

— Alors n’en parlons plus… Quant à moi, je pars pour Paris, je liquide la situation et je reviens quatre à quatre faire ma demande. Vous avez les Jeuffroy à déjeuner, je crois ?

— Oui…

— Très bien !… je leur annoncerai mon départ pour demain.

Preymont, resté seul, se mit à travailler avec rage. S’écartant lui-même de sa pensée, voyant dans quel abîme il allait rouler s’il ne se courbait pas de force sur sa tâche, il apporta plus de minutie que jamais à son travail. Il alla inspecter du haut en bas la filature, et, pris d’une grande pitié pour tous les êtres livrés sans défense à une souffrance quelconque, il pardonna, malgré sa fermeté habituelle, la faute assez grave d’un ouvrier que, dans un autre moment, il eût puni sans hésitation.

« Sévère, se disait-il, pour des gens qui souffrent et sont comme de misérables cirons que les événements puis la mort écraseront un jour… Quelle absurdité ! »

Il quitta l’usine en se répétant qu’il avait assez sacrifié au rêve, que d’insensé il lui fallait redevenir stoïque, réduire à la servitude un cœur qui s’était lamentablement égaré. Il avait le calme, le sang-froid que donne la certitude, même en face du malheur, et dans son orgueil, dans sa domination de lui-même se sentait sûr de lui devant les événements.

Pendant le déjeuner, il écouta en souriant les propos de M. Jeuffroy, qui s’apitoyait sur son sort au sujet d’un incident dont la ville entière de Saint-C… était scandalisée. Il s’agissait d’un homme que M. de Preymont avait secouru jusqu’à ses derniers moments, et qui s’était fait enterrer civilement.

— J’ai répété partout, mon parent, que vous étiez certainement désolé de ce qui est arrivé. On pensait déjà, du reste, que vous deviez être horriblement contrarié d’avoir si mal placé votre argent. A votre place, je m’en voudrais à moi-même toute ma vie. Un homme qui s’est fait enterrer civilement… quel scandale !

— Mon Dieu, répondit Preymont tranquillement, on me plaint à tort ; je me permets de trouver que mon argent était en bonne voie.

— Comment ! si vous aviez su cela, vous auriez agi de la même façon ?

— Assurément !… Je ne secours pas les idées, mais le malheureux. Je ne connais rien de révoltant comme de vouloir imposer sa manière de voir avant de donner le morceau de pain, sans respect de la liberté des autres et, par conséquent, sans souci de la dignité d’autrui. N’ai-je pas raison, Suzanne ? dit-il en se tournant vers elle.

Mais Mlle Jeuffroy, à qui Saverne venait d’apprendre son prochain départ, n’avait pas écouté. Elle essayait de s’expliquer, surtout de dominer l’impression pénible qui lui serrait le cœur. Malgré sa volonté, une ombre, dont Preymont devina la cause, assombrissait légèrement son visage expressif.

Elle répondit :

— Je n’ai pas bien suivi la discussion, Marc.

— Bien légère discussion ! répliqua-t-il. Votre père et moi n’étions pas du même avis sur l’incident qui révolutionne notre bonne ville et dont vous n’êtes pas sans avoir entendu parler. Si on ne donnait pas à de la canaille, à qui donnerait-on ? Les hommes ne sont qu’un ramassis de pantins agités par les mêmes ficelles de la vanité et de l’intérêt. Ce qui n’est pas basé sur l’orgueil, l’égoïsme, la vanité surtout, est entaché à leurs yeux de ridicule et de sottise. Ils ont trois fois raison : le vrai dans la vie, c’est de penser à soi, et de marcher sur les autres par tous les moyens à sa portée.

Mme de Preymont, qui se levait, lui jeta un regard rempli d’inquiétude, car elle savait qu’une pareille infraction à ses habitudes réservées était le commencement d’un orage.

Suzanne prit le bras de Preymont, et l’obligea à faire quelques pas avec elle, pendant qu’on apportait le café devant l’habitation.

— Vous méritez être grondé, cousin. J’espère que vous ne pensez pas un mot de cette belle tirade. Qu’avez-vous depuis quelque temps ?

— Ah ! s’écria-t-il amèrement, il est plaisant de poser pareille question à un homme qui…

Il s’arrêta en se mordant les lèvres.

— Qu’alliez-vous dire, mon cher Marc ? reprit-elle avec un accent amical et une insistance dont l’imprudence lui échappait, confiance pour confiance, je vous prie. Vous exigez quelquefois des confidences, mais pourquoi ne me parlez-vous jamais de vous-même ? Vous êtes malheureux depuis quelque temps, n’est-ce pas ?

Il ne répondit pas, mais, dans son regard, elle crut voir un reproche, et une impression bizarre la fit revivre un instant au bord d’une eau brillante, dans un endroit chargé de senteurs pénétrantes pendant qu’une voix passionnée disait : « L’amour oublie tout et ne voit que lui-même… »

La pensée qu’elle était aimée la frappant de nouveau, mais avec plus de netteté, elle éprouvait subitement un embarras qui ne pouvait échapper aux yeux clairvoyants de Preymont. Il s’en irrita, et répondit d’un ton plein d’une amère ironie :

— Il est ennuyeux de trop s’avancer, n’est-ce pas, Suzanne ? Tranquillisez-vous, je n’ennuie jamais les autres avec de sottes confidences sur moi-même. Pourquoi serais-je malheureux ? quelles singulières idées ont parfois les jeunes filles ! Tout m’a réussi, ne le savez-vous pas ?

Suzanne, mécontente, s’écria avec vivacité :

— Vous avez un ton insupportable, Marc ! lorsqu’on vous manifeste de l’intérêt et de l’affection, vous pourriez être un peu plus aimable ; et vous abusez de votre intimité pour…

— Pour me permettre d’avoir des nerfs, répondit Preymont ironiquement. Pourquoi ne voulez-vous pas que je sois comme tout le monde ?

La jeune fille, déconcertée, fut délivrée d’un entretien désagréable par Saverne qui, impatienté de ce tête-à-tête, vint se jeter dans la conversation avec sa désinvolture habituelle.

— Conspirez-vous ? dit-il gaiement. Quelles singulières figures ! Vous ressemblez à deux têtes de Méduse qui se seraient pétrifiées mutuellement.

— Nous nous querellions, répondit Suzanne avec dépit. Il y a des jours où Marc est d’une humeur singulière.

— Vraiment, tant mieux ! répliqua Saverne légèrement. Si les philosophes sont nerveux, c’est une consolation pour les gens qui ne planent pas. Je propose, pour employer la journée, d’aller jusqu’à ta filature, Marc, mademoiselle Jeuffroy me disait l’autre jour qu’elle ne l’avait jamais visitée.

— Allons ! répondit Preymont d’une voix lassée qui attrista sa cousine et lui fit oublier son mécontentement.

La présence de Didier auprès de Suzanne n’exaspérait pas seulement M. de Preymont, elle le livrait à un découragement contre lequel il n’essayait plus de lutter. Des fermes résolutions prises dans la matinée, il ne restait même pas un souvenir, et c’était la mort dans l’âme qu’il observait la cour de Saverne.

Didier, qui voulait profiter de cette dernière journée, n’avait jamais mis plus de verve séduisante dans ses paroles et plus d’entrain au service de ses secrètes intentions. Sa gaieté et ses boutades faisaient sourire les ouvriers, qui se lançaient des regards d’intelligence en le voyant passer avec la jeune fille dont le visage, malgré la réserve dont elle était toujours enveloppée, avait le rayonnement inconscient d’une joie intime. Rien n’échappait à Preymont, pas plus les impressions de Suzanne que la sensation joyeuse produite sur ses travailleurs par la vue de la jeunesse et de la beauté qui passaient.

Cependant Mlle Jeuffroy suivait avec inquiétude tous les mouvements de Saverne, car il circulait au milieu des machines avec la nonchalance d’un promeneur qui visite un parc. A un moment donné, il l’effraya tellement que, machinalement, elle posa la main sur son bras et le tira vivement en arrière. Preymont vit Didier, l’air radieux, pencher un peu sa haute taille pour contempler de plus près l’effroi et l’expression de muette supplication de la jeune fille.

— Je meurs de peur ici, balbutia-t-elle en retirant précipitamment sa main. Sortons, voulez-vous ?

— Prenez mon bras, mademoiselle, répondit Saverne auquel le mouvement spontané de Suzanne avait fait monter le sang à la tête. Je vais vous faire passer sans aucun danger au milieu de ces monstres qui vous effrayent.

Preymont était resté immobile, la rage dans le cœur et le désespoir dans les yeux. Il se tourna brusquement vers une machine nouvellement installée dont il affecta, pour cacher son émotion, d’observer les mouvements. Il songeait avec une sorte de joie et de vertige qu’il lui suffirait de faire quelques pas et un seul geste pour être emporté dans un accident qui le délivrerait d’une vie détestée.

Mme de Preymont, restée auprès de lui, suivit son regard désespéré et devina sa pensée. Il tressaillit vivement quand, lui saisissant le bras, elle dit d’une voix angoissée :

— Fais-moi sortir… c’est odieux ici !

La mère et le fils se regardèrent en silence, se comprenant mutuellement, et si profondément troublés qu’aucun mot n’eût pu traduire leurs impressions.

— Ma pauvre mère, murmura-t-il à son oreille en l’entraînant au grand air, ce n’était qu’une pensée mauvaise qui ne reviendra plus, je vous l’affirme.

Dans la cour de l’établissement, la terrible angoisse de Mme de Preymont se dissipa, mais Suzanne remarqua avec étonnement sa pâleur et son agitation.

— Comme vous paraissez souffrante ! lui dit-elle en s’approchant vivement.

— Le bruit et la chaleur m’ont fait mal…, répondit-elle. Je rentre chez moi avec Marc, veuillez m’excuser.

— J’ai eu la plus malheureuse des idées en proposant de venir ici ! s’écria Saverne dont l’expression satisfaite démentait les paroles. Mademoiselle, demain matin, avant de partir, j’espère avoir le temps d’aller vous saluer une dernière fois.

Suzanne s’inclina légèrement et s’éloigna avec son père. Malgré la cour que Didier lui avait faite, la journée lui laissait une impression absolument pénible. Elle marchait morne et abattue auprès de M. Jeuffroy qui commentait les paroles et les agissements de Preymont.

— Quel faiseur d’embarras que ce Preymont ! Tu n’as pas bien entendu ce qu’il disait pendant le déjeuner, Suzanne ? Ce qu’il a fait est tout simplement scandaleux. Où allons-nous ? S’il croit qu’on ne voit pas le bout de l’oreille de ses charités, il se trompe. Bonnes manœuvres électorales ! On est là à prôner son intelligence ; moi, je ne le trouve pas si intelligent que cela ! Il y avait longtemps que je n’étais entré dans sa filature, et j’ai vu des choses qui m’ont déplu. Comme il l’a agrandie ! Et tous ces modèles nouveaux de machines qui lui coûtent les yeux de la tête ! C’est par vanité, j’en suis sûr, qu’il donne tant d’extension à son usine.

Bien des fois Mlle Jeuffroy avait senti passer sur ses sentiments le souffle vulgaire et desséchant qui glissait sur elle sans entamer sa croyance au bien. En d’autres circonstances, elle eût défendu énergiquement son cousin, car, avec sa façon de juger les questions morales au compas de sa jeune droiture, elle traitait de lâches tous ceux qui ne s’élèvent pas contre l’injustice. Mais elle était très troublée, et si les sentiments de Preymont à son égard l’inquiétaient de nouveau, le départ de Saverne la déroutait complètement.

Son père la laissa à la porte du parc qu’elle traversa lentement pour aller chez sa tante. Des buissons et des taillis qui commençaient à jaunir, il lui semblait que de tristes, de mélancoliques pensées s’élançaient pour l’entourer et l’abattre. Mais elle leur disait avec résolution :

— Attendez, vous n’êtes pas encore maîtresses de mes espérances.

En l’apercevant, sa tante s’avança vers elle avec autant de précipitation et d’intérêt que si sa nièce revenait d’une contrée lointaine.

— T’es-tu amusée, Suzanne ? Comme tu es pâle ! Est-ce que tu n’as pas bien déjeuné ? Que vous a-t-on donné à manger ? Qu’est-ce qu’on a dit ?

Suzanne alla s’asseoir au bas du perron sur le banc où Fanchette et sa maîtresse devisaient souvent ensemble.

— Ma tante, dit-elle, je voudrais vous parler… à vous seule.

Fanchette, qui était accourue avec curiosité, les lunettes sur le nez, un écheveau de laine à moitié dévidé à la main, s’écria d’un air offensé :

— Eh bien, je m’en vas… ne vous dérangez pas. Mais je sais tenir ma langue quand il le faut, mademoiselle !

Mlle Constance, que son rôle de confidente transportait de joie, se rapprocha de sa nièce avec une physionomie ravie.

— Croyez-vous, ma tante, dit Suzanne en allant droit au but, que mon père me fasse part de toutes les demandes en mariage qui lui sont adressées pour moi ?

— Je ne sais pas, ma chérie, mais il m’en parle toujours à moi, et je promets de ne te rien cacher si tu le désires.

— Et… dernièrement, il n’y a rien eu ?

— Non… je l’aurais su. Ces jeunes filles ! comme c’est sournois !… Tu connais donc quelqu’un qui t’aime ?

— Oh ! je ne dis pas cela ! s’écria Suzanne en rougissant. Mais j’aurais cru que M. Saverne…

— Lui ! interrompit Mlle Constance avec effroi. A quoi penses-tu ? Il t’aurait demandée que tu ne pourrais pas l’épouser. Mais ces hommes qui écrivent, ma nièce, sont tous des mauvais sujets ! Ils ne se marient pas, mais ils font la cour aux femmes pour s’amuser. Et puis, pas le sou.

— Cette question-là est bien secondaire, car je ne vois pas en quoi l’argent donne le bonheur, répliqua Suzanne en regardant tristement dans la direction du manoir.

— Mon Dieu, mon Dieu, s’écria Mlle Constance en prenant les mains de sa nièce, tu ne l’aimes pas, ma mignonne ? Car alors la question serait changée, et s’il te demandait en mariage, je te soutiendrais ; je ne veux pas que tu sois malheureuse. D’ailleurs, ce serait la preuve que je me trompe sur lui. Cependant je voudrais bien que tu fusses riche ! mais je comprends qu’on épouse un homme sans fortune si on l’aime.

— Aimer un homme qui ne pense pas à moi, est-ce possible ? répondit Suzanne en rejetant sa jolie tête en arrière par un mouvement hautain. Je prenais des renseignements, et c’est tout.

— Et pourtant je te trouve triste depuis quelque temps. Tu ne regrettes plus M. Varedde ? Non ? Ne te fâche pas, j’ai eu tort de te poser cette question-là. D’ailleurs, il se marie déjà…, par dépit, je suis sûre ! Et qu’on ne vienne pas me faire l’éloge de sa femme, c’est un affreux laideron comparé à toi… Tu t’ennuies peut-être ? Si tu as envie de quelque chose, dis-le-moi. Une vieille fille n’a besoin de rien, mais une jeune, c’est différent. Et cela te prouverait qu’il ne faut pas dédaigner l’argent. Tiens ! c’est lui qui pourrait te donner cette belle étoffe que tu admirais hier à Saumur et dont tu avais envie, j’en suis sûre ?

Suzanne, d’un air distrait, secoua négativement la tête, mais Mlle Constance reprit :

— Si, si, je vois bien ce que tu penses… Est-ce que je ne connais pas les jeunes filles ? Quand j’étais jeune, ma nièce, et que je voyais passer des amies jolies, bien habillées, je t’assure que j’enviais leur sort. C’est si triste d’être laide ! eh bien, malgré ma laideur, j’aurais beaucoup aimé à me parer ; qu’est-ce que c’est donc quand on est jolie comme toi ? Mais je suis bien plus vieille que ton père, tu sais ; dans ce temps-là il était pauvre lui aussi, et il était bien heureux de trouver mes petites économies. Tu comprends… c’est très dur pour un jeune homme de n’avoir pas un peu d’argent dans sa poche pour s’amuser. Pauvre garçon ! si tu savais comme j’étais contente quand je le voyais partir avec sa bourse bien rebondie ! Alors je me remettais à économiser, et quand il revenait, le petit rusé, je crois qu’il se doutait bien que le sac n’était plus vide. Pourtant il ne me demandait jamais rien, le cher enfant ! et j’étais quelquefois obligée de me fâcher pour le faire accepter. Le vent a tourné, et intelligent comme il l’était, il devait faire son chemin. Il s’entend si bien aux affaires ! Et puis tant d’ordre ! Mais il ne comprend peut-être pas aussi bien que moi les jeunes filles ; les hommes n’ont pas le temps, comme nous, de réfléchir à certaines choses. Tu as ta vieille tante à qui il faut tout demander.

Suzanne passa un bras autour du cou de Mlle Constance et l’embrassa avec force, au grand étonnement de la vieille fille dont le vieux visage ridicule rayonnait de plaisir, car, dans sa tendresse passionnée, sensible à la moindre attention, aussi peu exigeante que possible, l’affection de sa nièce la touchait comme un don gratuit.

Suzanne s’éloigna en courant et alla cacher ses émotions au fond des charmilles. Par les ouvertures en forme de fenêtres cintrées ménagées dans le feuillage, elle voyait fuir des nuées qui entre deux éclaircies laissaient tomber de grosses gouttes d’eau qu’un rayon de soleil rendait soudain brillantes. Au bord de la route, de longues rangées d’hirondelles, toutes prêtes à émigrer, étaient posées sur les fils télégraphiques. La mélancolie des approches de l’hiver attrista encore la jeune fille, qui pencha la tête d’un air fatigué et ouvrit la porte aux pensers découragés.

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