Un vaincu
IV
Après une nuit d’insomnie, Preymont, quand il ouvrit sa fenêtre, salua le jour et respira l’air parfumé du matin avec l’enthousiasme d’un être qui, par miracle, a reconquis le droit de vivre.
Il finissait de s’habiller quand Saverne entra dans sa chambre.
— Mon cher, lui dit-il, figure-toi que l’ex-fiancé est en bas et demande à te parler immédiatement.
— Je m’y attendais, répondit Preymont avec ennui.
— Est-ce que tu consens à recevoir un pareil pied-plat ?
— Il est évident que je ne puis pas m’en dispenser, et d’ailleurs ton expression est bien exagérée.
— Ah bien, tu es indulgent ! s’écria Saverne. J’aime à croire que tu ne prêteras pas la main à un rapprochement ? Elle serait malheureuse comme les pierres avec ce butor ! J’ai pensé toute la nuit à cette admirable fille. Quelle femme, mon cher ! Ah ! il parlait de la planter là ! eh bien, elle l’a chassé comme un valet avec une présence d’esprit merveilleuse. Je n’ai jamais rien vu de plus empoignant que cette jeune fille en colère tenant tête à tout le monde, son beau visage renversé en arrière. Comprend-on qu’elle est la fille de ce gros bonhomme, qui ressemble à une omelette soufflée avec sa face rouge et bouffie !
— Voyons, laisse-moi descendre, répondit Preymont, en s’efforçant de sourire et de dissimuler son inquiétude devant l’enthousiasme de Saverne.
— Crois-tu qu’elle consente à renouer avec l’animal qui t’attend ?
— Tout est possible dans ce domaine-là, répondit froidement Preymont.
Il écouta, avec sa mine impassible et un peu dédaigneuse, la longue justification de M. Varedde, qui lui raconta ses impressions dans les plus grands détails.
— Permettez-moi une question, monsieur, lui dit Preymont. Vous n’aviez donc pas lu le contrat ?
— Si, monsieur ; mais, dans le projet que j’avais approuvé, il n’était question que de la totalité des chiffres, et je m’étais fié à M. Jeuffroy pour les détails. De là ma colère… bien légitime, vous l’avouerez.
— Enfin vous n’aviez pas lu l’acte dans sa forme définitive ? insista Preymont.
— Non… et je déplore aujourd’hui ma négligence. Mais je n’ai pas perdu l’espoir de renouer. Puis-je espérer, monsieur, que vous voudrez bien être mon interprète auprès de Mlle Jeuffroy ? Votre parenté, votre intimité dans la maison, surtout la confiance que vous inspirez à Mlle Suzanne, et que je lui ai souvent entendu exprimer, vous donnent auprès d’elle une autorité unique. Dites-lui, je vous en prie, mes amers regrets et mon ardent désir que sa décision ne soit pas irrévocable. Il est impossible qu’elle reste froide devant une démarche qui lui prouve mon attachement, en mettant à ses pieds mon orgueil et mon juste ressentiment.
Preymont éprouvait une extrême répugnance à répondre affirmativement. Il était si las des luttes passées, si anxieux de l’avenir, si révolté secrètement du rôle mondain que les circonstances lui imposaient vis-à-vis d’une femme qu’il adorait, qu’il eût voulu rejeter loin de lui, comme une misérable défroque, les obligations de sa situation. Mais il s’était toujours traité comme un coursier rétif dont la soumission était pour lui une question d’amour-propre. A chaque pas, fait dans la possession de lui-même, il avait éprouvé un âpre plaisir à sentir qu’il devenait le maître dans sa maison. Aussi, quels que fussent ses dégoûts, un effort de son énergie orgueilleuse le soumettait presque toujours aux exigences du devoir qui se présentait à lui. De plus, dans la circonstance présente, il craignait de se trahir, car ce philosophe redoutait le ridicule.
— Je consens, monsieur, répondit-il froidement, à répéter textuellement vos paroles à ma cousine.
— Mais ne les approuverez-vous pas d’un mot en ma faveur ?
Preymont hésita, puis répondit nettement :
— Non… étant convaincu maintenant que ce mariage ne ferait plus son bonheur.
— Enfin, monsieur, reprit Varedde avec impatience, puis-je espérer que vous resterez neutre et n’influencerez pas contre moi Mlle Suzanne ?
— Si j’accepte la mission que vous me faites l’honneur de me confier, évidemment ce n’est pas avec l’intention de vous desservir, répondit Preymont ironiquement. Je commencerai par exprimer bonnement à ma cousine ce que vous-même m’avez dit, mais ensuite mon attitude dépendra de sa réponse.
— Vos paroles ne manquent pas de sous-entendus, répondit Varedde irrité.
— Remarquez, monsieur, que vous me demandez un service, répliqua Preymont d’un ton sec ; je consens à vous le rendre, mais c’est tout.
M. Varedde fut sur le point de s’emporter, mais il savait qu’une démarche de Preymont pourrait avoir la plus heureuse influence sur la décision de Suzanne, et il reprit avec plus de calme :
— Je ne puis, monsieur, forcer plus avant votre bienveillance. Tarderez-vous à faire cette démarche ?
— J’y vais à l’instant, répondit Preymont avec résolution.
Ils sortirent ensemble et, à la porte de la cour, rencontrèrent Saverne, qui voulait se donner la satisfaction de dévisager avec impertinence M. Varedde ; mais, une autre idée lui étant venue, il prit à part Preymont pour lui dire :
— Est-ce que tu vas en ambassadeur chez Mlle Jeuffroy ?
— Oui…
— Si j’allais avec toi ?
— En vérité, répondit Preymont impatienté, ton enthousiasme te fait perdre toute notion des convenances. Est-ce le jour et l’heure de lui faire une visite ?
Mais Saverne avait en tête de revoir la jeune fille le matin même, et, après avoir déclaré que son idée n’avait pas le sens commun, il suivit de loin son ami qui traversa rapidement la petite ville à l’extrémité de laquelle était située la propriété de M. Jeuffroy.
Preymont espérait un peu trouver Suzanne sous les charmilles ; mais, en approchant du parc, il la vit sortir par la porte qui donnait accès sur la route. Elle la traversa pour descendre au bord de la rivière, dans un endroit ombragé qui appartenait à M. Jeuffroy.
Ce fut d’un air tranquille qu’elle accueillit Preymont, bien que son visage fatigué portât des traces de larmes récentes.
— Comment m’avez-vous découverte ici ? demanda-t-elle.
— Je vous ai vue sortir du parc au moment où moi-même j’arrivais. Je suis content de vous trouver seule, chère Suzanne ; M. Varedde sort de chez moi…
Elle fit un geste d’indifférence.
— Il m’a prié d’être son ambassadeur auprès de vous et…
— Que réclame-t-il ? interrompit Suzanne d’un ton ironique. Manque-t-il quelque chose dans les cadeaux renvoyés ? J’ai cependant surveillé moi-même l’envoi. Je ne crois pas que nous l’ayons lésé d’une perle ou d’un chiffon.
— Ne le mettez pas si bas, répondit Preymont doucement ; il ne pense qu’à vous, qu’à son amour perdu, et m’a prié instamment de vous exprimer ses regrets et l’ardent espoir que vous consentirez à renouer avec lui.
Suzanne regarda M. de Preymont d’un air étonné et s’écria :
— Quoi, Marc ! est-ce bien vous qui vous êtes chargé d’une pareille mission, et croyez-vous à son amour ?
— Il y a différentes façons d’aimer, répliqua Preymont évasivement.
— Eh bien, la sienne me déplaît, dit Suzanne d’un ton résolu. Ma réponse… je la lui ai donnée hier, elle est la même ce matin. Il est inutile d’insister plus longtemps.
M. de Preymont éprouvait une immense joie, car, quelles que fussent les agitations douloureuses de la jeune fille, il songeait que, au point de vue du cœur, la blessure serait légère. Il la regardait s’appuyer avec un air de fatigue sur le haut dossier d’un banc rustique, et, dans son attitude affaissée, elle lui semblait plus délicieuse que dans les transports de sa fière révolte.
De grands peupliers répandaient autour d’elle une ombre que le soleil perçait de place en place, marquant le sol de taches lumineuses, sur lesquelles on voyait remuer la silhouette des feuilles, qui s’agitaient avec un bruissement léger sous le souffle très doux du vent. Le flot de la Vienne mourait sans bruit sur le bord un peu vaseux, des loriots manifestaient bruyamment leur joie de vivre, et les effluves de tilleuls en fleur imprégnaient l’air d’un parfum pénétrant. Mais Mlle Jeuffroy, indifférente aux détails qui l’entouraient, regardait devant elle l’eau miroitante avec la fixité d’un esprit captif de ses pensées.
— Vous vous rappelez, Marc, ce que vous me disiez il y a trois jours, reprit-elle avec tristesse. Vous avez dû me trouver bien naïve quand je vous ai déclaré que ma lampe était allumée. A peine l’a-t-elle été que l’amour s’est enfui à tire-d’aile.
— Ce n’était pas de l’amour… Grâce au ciel, vous ne l’aimiez pas réellement ! répondit Preymont avec chaleur.
— Je ne sais ce que vous voulez dire, répliqua Suzanne d’une voix tremblante. N’est-ce pas aimer que de songer avec joie qu’on donnera sa vie à un homme, qu’on s’appuiera avec confiance sur lui, que les épreuves ne feront que cimenter une mutuelle affection, et que cette affection aura pour soutien mon entier dévouement ? Si ce n’est pas là aimer, qu’est-ce donc ? C’est ce que je pensais, ce que j’éprouvais, car j’avais confiance ; mais, la confiance envolée, tout a disparu.
Le cœur et les tempes de Preymont battaient avec force.
— L’amour pardonne, répondit-il d’un ton bas et bientôt passionné. Il prend dans ses bras le coupable comme un blessé adoré et le couvre si bien de son indulgence que la blessure disparaît. Mieux encore, il refuse de croire à la culpabilité, il ne voit que lui-même dans le coupable qu’il aime mille fois plus encore parce qu’il le croit calomnié. L’amour intense entraîne irrésistiblement, et chasse devant lui tous les obstacles qui entravent sa marche. Il ne les voit même pas ; il les franchit avec sa proie dans ses bras et son ivresse pour conduire très haut son vol. Il veut se perdre, se confondre avec celle qu’il aime, et n’admet pas qu’un seul soupçon vienne la lui disputer. Il aime… il aime avec toutes ses forces, toute son énergie, au point de tout oublier, de se donner si complètement, d’adorer avec une telle puissance que l’univers entier disparaît pour lui…
Preymont, ayant perdu tout empire sur lui-même, parlait avec une passion qui frappa d’étonnement la jeune fille et lui fit oublier momentanément ses chagrins. Elle le regardait avec une extrême surprise et, pour la première fois, perçait le masque froid qui cachait des sentiments profonds. Jamais elle n’avait entendu une parole aussi ardente, et, bien qu’elle ne soupçonnât pas encore la vérité, un trouble l’enveloppa, mais si fugace qu’elle eut à peine le temps de le remarquer. Malheureusement, au milieu de ses différentes impressions, trop rapides pour qu’elle pût, dans le moment, les bien saisir, elle s’écria sans réflexion :
— Comme vous parlez, Marc, et comme vous auriez aimé si vous aviez pu… si vous aviez voulu vous marier !
Brusquement elle avait changé sa phrase en rougissant de sa maladresse ; mais Preymont avait compris, et une douleur affreuse l’étreignait.
Après un silence de quelques secondes, il répondit d’un ton froid :
— Laissons cela… je ne suis pas venu ici pour parler de moi. Vous êtes décidée, Suzanne, à ne pas revenir sur votre décision ? Ne craignez-vous pas que votre inexpérience vous fasse agir d’une façon trop absolue ?
— Qu’appelez-vous mon inexpérience dans ce cas-là ? s’écria-t-elle avec un retour de colère. Suis-je ou non aimée ? Vous qui prétendez me connaître, ne me mettez-vous pas au-dessus d’un homme qui, quoi qu’il puisse dire maintenant, me sacrifiait à son intérêt ? Mon inexpérience, dites-vous ? Je me félicite de l’avoir pour guide, car elle me montre clairement ce qu’une expérience mondaine cacherait sous ses compromis. Je ne suis pas une enfant, Marc, croyez-le ; telles circonstances apprennent vite à penser, et je sens que ma droiture ne me trompe pas. Mais… me blâmez-vous ? ajouta-t-elle d’un ton tout à coup hésitant et timide qui la rendait si séduisante que M. de Preymont fit quelques pas en avant pour cacher son trouble.
— Vous blâmer ! répondit-il avec un sourire affectueux, vous ne le pensez pas. Je devais vous parler comme je l’ai fait, mais maintenant je puis vous dire que ma mère et moi, nous vous approuvons complètement.
— Enfin voici un mot d’approbation ! Ah ! quelle nuit j’ai passée au milieu de mes inquiétudes ! Il y a quelque chose de plus affreux…
Effrayée de ce qu’elle allait dire, elle s’arrêta en détournant son ravissant visage rouge de honte.
Mais Preymont, lui aussi, avait passé la nuit à réfléchir, et il avait analysé les différents sentiments qui devaient être pour la nature de la jeune fille une souffrance intolérable. Voyant que M. Varedde était décidément au fond de la mer, il n’hésita pas, pour la rassurer, à l’y enfouir encore plus profondément.
Afin de s’expliquer d’une façon plus délicate, il suivit d’abord un chemin de traverse, et, prenant dans ses mains celles de sa cousine, il lui dit d’un ton calme :
— J’ai peur, petite Suzanne, que vous ne vous exagériez l’épreuve. Ne croyez pas tout perdu, car ce qu’emporte un flot en passant, la nature le fait renaître promptement. Je crains que vous ne vous abandonniez à des sentiments extrêmes comme tous les jeunes en face d’une première déception. Ne prenez pas les hommes en horreur parce que l’un a trahi votre confiance. Assurément Varedde a agi bien inconsidérément, car il devait lire le contrat avant le jour de la signature et faire ses observations à M. Jeuffroy, qui ne l’a pas pris en traître, puisqu’il ne tenait qu’à lui de connaître la teneur du document et d’éviter ce malentendu qui vous a tous entraînés si loin.
Depuis un instant, il voyait que Suzanne écoutait avec une attention si vive qu’elle ne respirait plus ; un long soupir s’échappa de sa poitrine, car l’explication ambiguë de son cousin et surtout la persuasion qu’il ne croyait pas à la culpabilité de M. Jeuffroy suffisaient pour la rassurer. Preymont vit que le but était atteint, et qu’elle était délivrée d’une obsession auprès de laquelle le reste lui semblerait un joug léger.
— Vous riez lorsque j’affirme que je vous connais, reprit-il en souriant, et pourtant je crois que vous serez courageuse, même lorsque le sentiment un peu exalté de l’heure présente aura disparu.
— Courageuse ! répondit-elle avec vivacité. Ah ! je vous assure que je n’ai plus besoin de courage en ce qui concerne M. Varedde : il est déjà oublié.
Elle quitta sa pose abandonnée pour se redresser avec fermeté, et prit avec M. de Preymont le sentier qui remontait à la route.
— Et votre tante ? lui dit-il. Est-elle un peu remise ?
— Je ne crois pas… et nous ne voyons pas l’événement de la même façon. Mais, Marc, continua-t-elle avec un changement de ton si marqué qu’il en fut tout étonné, il faut que mon père connaisse le plus tôt possible votre démarche et ma réponse ; voulez-vous lui parler maintenant ? je vais avec vous.
Preymont répondit affirmativement, en se retraçant à part lui la scène qui avait dû se passer la veille entre le père et la fille.
En arrivant sur la route, ils trouvèrent M. Saverne qui flânait. La veille, Suzanne l’avait examiné un instant avec attention et curiosité. Elle se rappelait vaguement l’avoir vu autrefois ; son nom, prononcé souvent par Preymont, ne lui était pas inconnu, et M. Jeuffroy, ayant appris que la plume et le crayon de Saverne lui rapportaient de bons revenus, parlait avec emphase de son talent. Le physique du jeune homme n’était pas fait pour diminuer son prestige, et Suzanne, lorsqu’elle repassait les phases de la triste journée, se rappelait, avec une satisfaction inconsciente bien féminine, des regards pleins d’une admiration sincère.
Preymont le présenta de nouveau.
— Mademoiselle, lui dit Saverne avec sa spontanéité chaleureuse, c’est à peine si je puis me flatter de n’être pas pour vous un inconnu ; pourtant permettez-moi de vous dire que les circonstances m’ont déjà mis au rang de vos amis et de vos plus chauds admirateurs.
Par un instinct pudique et un peu hautain, plutôt que par expérience du monde, Mlle Jeuffroy n’admettait pas qu’on lui témoignât trop promptement de la bienveillance, et encore moins qu’on lui adressât des compliments ; mais elle était dans une de ces dispositions d’esprit qui font fléchir les lignes habituelles du caractère. La brusque déclaration de Saverne ne lui causa pas seulement un plaisir d’amour-propre, elle lui fit du bien en mettant sur ses blessures le baume adoucissant d’une approbation qu’elle sentait être enthousiaste.
En échangeant quelques mots avec lui, elle remarqua la mobilité de sa physionomie, l’expression vive et gaie de ses yeux gris, qui se fixaient sur les siens avec une hardiesse dont elle ne songea pas à s’offusquer. Saverne avait conquis du premier coup sa sympathie, et Preymont, observant l’harmonie de leur beauté élégante, s’aperçut que sa résurrection à lui n’était qu’une chimère.
Pendant que Saverne se promenait dans les jardins, Suzanne et son cousin se dirigèrent vers le cabinet de M. Jeuffroy. En face de son père, la physionomie de la jeune fille changeait complètement ; Preymont remarqua que, saisie de contrainte, d’une sorte d’angoisse qu’elle voulait dissimuler, elle n’était plus elle-même.
M. Jeuffroy, après réflexion, avait généreusement pardonné à sa sœur le mariage manqué. Il causait avec elle de la possibilité de revenir sur le fait accompli quand M. de Preymont, par sa démarche, vint raviver un espoir qui dura le temps d’une pensée passagère.
Après l’avoir écouté avec attention, M. Jeuffroy, jetant un regard de travers à sa fille, demanda :
— Est-ce que Suzanne était déjà au courant ?
— Oui, répondit Preymont ; j’ai rencontré ma cousine, et je me suis permis de lui exposer le motif de ma visite.
— Ma réponse est naturellement celle que j’ai faite hier, dit Suzanne à voix basse.
M. Jeuffroy se leva brusquement. Il arpenta son salon la mine renfrognée, le verbe haut et sa robe de chambre ouverte ballottant au gré de ses mouvements impatients.
— Oh ! je sais que tu ne te soucies guère de me contrarier, d’agir en dehors de toutes mes idées, sans même me consulter. C’est triste d’avoir une fille comme toi, indépendante et orgueilleuse !
— C’est une tristesse que beaucoup de gens voudraient partager avec vous, monsieur ! répondit Preymont d’un ton qui imposait toujours au bonhomme et l’exaspérait en même temps.
Mécontent de s’être laissé aller devant Preymont à sa méchante humeur, il répondit d’un ton plaintif :
— Est-ce que je dis le contraire ? mais un père a bien le droit de perdre un peu la tête devant un événement si malheureux, devant un entêtement extraor…
— Au reste, interrompit tranquillement Preymont qui ne voulait pas le laisser s’enferrer, toute la ville, m’a-t-on dit, approuve la conduite de Suzanne.
— Ah !… dit M. Jeuffroy en dressant l’oreille.
— Je regrette d’être cause d’une contrariété en m’étant d’abord adressé à ma cousine, mais enfin le malheur est petit, car, évidemment, elle n’a fait que devancer votre réponse. Comme on le dit dans le monde, d’après certains échos qui sont arrivés jusqu’à moi dès hier soir, il est certain que vous ne pouvez plus désirer pour gendre un homme qui vous a insulté, quels que soient d’ailleurs les regrets et l’insistance de celui-ci.
M. Jeuffroy, adossé à la cheminée, ouvrait et fermait alternativement sa grande robe de chambre, clignait ses petits yeux, soupirait comme un homme essoufflé, mais ne perdait pas une seule des paroles de Preymont.
Il répondit d’un ton rogue :
— On n’en a pas douté, j’espère !… Qui vous a dit cela ?
— Mais… c’est l’opinion générale.
— Parbleu !… ça ne peut pas être autrement. Du diable si j’aurais supposé à Varedde un caractère aussi intéressé ! Dites-lui quels gens nous sommes, et qu’il n’a plus rien à espérer. Après tout, c’est un goujat, vous pouvez lui servir ce petit plat de ma part si vous voulez.
— Avant tout, Marc, prenez souci de notre dignité ! s’écria Suzanne impétueusement.
Preymont, la rassurant d’un regard, se leva pour partir. Il fut reconduit par M. Jeuffroy et sa sœur, et, dans le parc, ils trouvèrent Saverne, qui, très désappointé en ne revoyant pas la jeune fille, s’occupa cependant immédiatement de faire la conquête de M. Jeuffroy.
Il fit une allusion aux événements de la veille, en vantant d’une façon délicate la beauté et le caractère de Mlle Suzanne, puis, changeant de sujet, s’extasia avec enthousiasme sur l’aspect suranné des jardins et l’irrégularité du manoir.
— Vous avez là, monsieur, une propriété ravissante pour un artiste.
— Pas mal ! répondit M. Jeuffroy négligemment. Et je l’ai eue pour un morceau de pain.
— Oh ! c’est le point capital, répliqua Saverne, mis en gaieté par la réponse et l’accoutrement du propriétaire. Mais ce doit être un rêve de vivre ici ! Je vous demanderai peut-être la permission d’emporter un croquis de votre vieille maison, monsieur !
M. Jeuffroy, flatté, et songeant aux provisions de son garde-manger, l’invita à dîner pour le lendemain, pendant que Mlle Constance, de retour chez elle, après avoir raconté en gémissant à Fanchette qu’il n’y avait plus une ombre d’espoir du côté de M. Varedde, lui parla de Saverne en termes admiratifs.
— Il est de taille superbe, avec une belle et bonne figure, lui confia-t-elle. Et il parle absolument comme tout le monde, lui qui écrit !
— Qu’est-ce qu’il écrit ? demanda Fanchette de son ton brusque. Des choses pour la perdition de la jeunesse, je suis sûre !… Si je le vois, ce monsieur, je lui dirai son fait.