← Retour

Un vaincu

16px
100%

UN VAINCU

I

Une habitation pittoresque, posée au milieu du coteau qui domine la Loire et la Vienne, avait résisté aux ravages du temps et à la manie destructive de l’homme. Formée primitivement des débris d’un château, modifiée de siècle en siècle, elle était irrégulière et charmante. Ses plus vieux pignons étaient couverts jusqu’au faîte d’un lierre robuste qui soulevait les ardoises, dégradait les toits pointus, envahissait les cheminées sans qu’on songeât à l’arrêter dans sa course insolente. La partie plus moderne, construite au siècle dernier, faisait face à une terrasse soutenue par d’anciens murs crénelés, dont les airs altiers s’étaient depuis longtemps bénévolement ensevelis sous les plantes qui s’accrochaient aux vieilles pierres avec toute l’extravagance d’un esprit sans frein ni loi. De chaque côté d’un perron aux larges marches un peu basses, un ancien propriétaire avait placé triomphalement des lions taillés dans la pierre molle du pays. Noircis par les années, tout couverts de mousse et de lichen, ils semblaient présider à la succession des générations qui passaient, joyeuses ou tristes, devant leur impassibilité.

Le parc était à contrastes, comme l’habitation. Un côté planté d’ormes, de platanes, de sycomores, avait l’aspect séduisant de la nature abandonnée à elle-même. Mais, dans la partie qui entourait immédiatement le manoir, il y avait quelque cent cinquante ans que la plupart des arbres et des arbustes ne connaissaient plus les caprices de l’indépendance. Les formes les plus bizarres leur avaient été imposées, et cependant, avec ses ifs torturés, ses buis épais, ses charmilles régulières et vieillottes, le jardin était enveloppé de ce charme singulier que le temps jette comme une parure sur les plus étranges manifestations du goût humain.

De sa vie, sans doute, le propriétaire actuel du manoir n’en avait vu le côté artistique. Cette acquisition avait été une bonne aubaine pour sa bourse et sa vanité, et l’admiration exprimée par des gens dont l’appréciation le flattait sauvait la propriété. Une certaine intelligence des affaires, d’heureuses spéculations jointes à des économies sordides, avaient permis à M. Jeuffroy de réaliser une fortune, mais ses facultés s’arrêtaient net à l’endroit où son intérêt n’était plus en jeu.

Il s’était marié très tard avec une jeune fille de vieille souche, remarquablement belle et tombée dans une affreuse misère. Ce mariage l’avait apparenté à d’excellentes familles du pays et placé assez haut dans l’estime publique.

Après une existence morne et comprimée, Mme Jeuffroy mourut presque subitement, un dernier regard désolé fixé sur sa fille. Son mari se hâta de mettre l’enfant pensionnaire dans un couvent aristocratique, malgré les instances de sa sœur, Mlle Constance Jeuffroy, qui désirait garder sa nièce auprès d’elle. Il eût même hésité à la faire sortir de son couvent pendant les vacances, si la crainte de l’opinion publique n’avait été plus forte que l’ennui de toucher à des habitudes dont l’étroitesse s’était encore accentuée depuis la mort de sa femme.

Il était rare que M. Jeuffroy eût pour sa sœur un mot aimable, car, si elle lui était utile, elle ne flattait pas précisément sa vanité ; mais la vieille fille avait pour lui l’amour aveugle qui donne toujours sans recevoir jamais.

Elle était petite et maigre, avec un buste d’une longueur démesurée. Ses yeux ronds, sa bouche grande aux lèvres minces, un nez long et pointu, les contours d’un visage dont aucun terme de la plastique n’eût pu définir exactement la forme constituaient, avec une toilette antique et très personnelle, un ensemble absolument caricatural. Ses cheveux, jadis sa seule beauté, étaient d’une couleur indécise et variable selon la quantité de teinture qu’elle employait. Elle les portait devant en papillotes, rarement attachées assez solidement pour résister aux mouvements fébriles de l’agitation dans laquelle, sans aucune raison pour la motiver, vivait Mlle Constance.

Elle avait sur la vie et sur le monde les aperçus les plus étroits, l’horizon de son intelligence étant aussi borné que l’avait été celui de son observation. Dans un milieu où les idées étaient l’inconnu, elle avait respiré avec l’air la vulgarité d’appréciation et le terre à terre de la pensée. Peut-être que si Mlle Jeuffroy avait eu des sentiments religieux, elle se fût élevée au-dessus d’elle-même, à moins qu’elle n’eût rabaissé la religion à son petit niveau, spectacle extrêmement fréquent ; mais elle était indifférente.

Cette pauvre fille, qui avait amèrement souffert de sa laideur, professait un culte pour la beauté. En contemplation amoureuse devant sa nièce, elle déplorait que le temps fût passé où les princes épousaient de simples pastoures.

« Belle comme tu es, Suzanne, disait-elle quelquefois, tu serais arrivée aux plus grandes destinées. Je me serais cachée dans un coin de ta capitale pour te voir passer de loin, plus belle que toutes les dames de ta cour. Mais, sois tranquille, je n’aurais dit à personne que j’étais ta tante, de peur de te contrarier. »

C’était le seul écart d’imagination de la vieille fille qui, dans son amour pour sa nièce et sa conviction que la beauté mène à tout, eût facilement faussé le jugement de Mlle Suzanne, si elle lui avait été confiée.

Indépendamment de l’admiration que son frère lui inspirait parce qu’il avait su gagner de l’argent, elle l’aimait trop pour n’être pas aveuglée sur ses défauts ; néanmoins elle le blâmait de ne pas satisfaire tous les goûts de sa fille. Comprenant la jeunesse, ses désirs, du moins en ce qui concernait les jouissances matérielles, elle employait une partie de ses économies à pallier les privations qu’eût imposées à Suzanne la ladrerie du bonhomme. Si elle comprenait difficilement un certain genre de générosité, l’aumône par exemple, elle se fût privée du nécessaire pour satisfaire une simple fantaisie de la jeune fille. Un fonds absolu de dévouement pour ceux qu’elle aimait, — et lorsqu’elle aimait, ce n’était pas modérément, mais avec passion, — un oubli complet d’elle-même, formaient un contraste frappant avec les côtés vulgaires de son caractère et de ses pensées.

A l’extrémité de la propriété de M. Jeuffroy, elle avait acheté à vil prix la plus singulière des habitations. Creusée entièrement dans le tuffeau, comme une demeure de paysans, mais creusée à une certaine hauteur du sol, la maison se composait de six pièces, reliées entre elles par un vestibule qui ouvrait sur un perron étroit, caché sous des plantes enchevêtrées. Du haut du coteau, des arbres et des broussailles se penchaient sur cette drôle de maison, comme des amis voulant la protéger de leur ombre et de leur fraîcheur.

Un jardin, dessiné en carrés réguliers remplis de légumes et d’arbres fruitiers, descendait en pente raide jusqu’à un mur de soutènement. Au-dessus de l’habitation, dont les cheminées se trouvaient à fleur de terre, Mlle Constance possédait un clos de vigne qui lui fournissait, dans les bonnes années, une trentaine de barriques d’un vin estimé. Habituée pour elle-même à la parcimonie, elle vivait presque entièrement sur les produits de sa propriété, sans toucher aux rentes d’un petit capital qu’elle augmentait chaque année avec autant de plaisir qu’en mettait son frère à thésauriser.

Elle ne se chauffait jamais, même pendant les grands froids, prétendant que sa maison avait toute la chaleur d’une bonne cave. Au commencement de l’hiver, on dressait le feu dans un salon minuscule, et quand une visite arrivait, Fanchette, la servante, accourait pour l’allumer, mais, d’après les ordres secrets de sa maîtresse, s’arrangeait toujours de façon que le combustible fît preuve d’une mauvaise volonté insurmontable. De sorte que les provisions de bois de Mlle Constance étaient inépuisables et dataient généralement d’une dizaine d’années.

Des légumes, du lait et des fruits étaient le fond de la nourriture ; mais, quand on mangeait de la salade, elle n’était faite qu’au vinaigre, l’huile étant un objet de luxe qui n’apparaissait que lorsque Mlle Suzanne venait déjeuner ou dîner chez sa tante. Ces jours-là, le talent culinaire de Fanchette, talent qui n’allait pas bien loin, devait mettre toute voile dehors, et jamais, au gré de Mlle Constance, qui d’ailleurs n’y entendait rien, les plats n’étaient assez succulents.

Fanchette était sœur de lait de Mlle Jeuffroy. Elle appartenait à un tiers ordre, et, portant un habit moitié religieux, moitié laïque, était généralement connue dans le pays sous le nom de « la bonne sœur ». Très pénétrée de l’idée qu’il est aisé de s’en aller en enfer, elle prêchait le salut à tous ceux qui voulaient bien l’écouter. De stature ordinaire, aussi peu équarrie qu’un bloc de pierre à l’état brut, elle travaillait ferme, mangeait indéfiniment, si on le voulait, de la soupe et du pain frotté d’un peu d’ail, parlait à tout venant avec la plus grande liberté et, à ses moments perdus, se faussait le jugement en dévorant quantité de mauvais bons petits journaux.

Plus d’une fois, il y avait eu conflit entre la servante et la maîtresse, car non seulement Mlle Constance ne pratiquait pas, mais elle avait les plus absurdes préjugés sur les prêtres et les ordres religieux. Fanchette renonçait à combattre les préjugés, mais elle considérait que le ciel lui expédiait tout droit la mission d’amener sa maîtresse à entrer dans un confessionnal.

— Voyons, mademoiselle, lui disait-elle d’un ton persuasif, pourquoi ne voulez-vous pas aller à confesse ? ce n’est pourtant pas difficile.

— A quoi cela me servirait-il maintenant, ma pauvre Fanchette ?

— Est-ce que ça ne sert à rien de se rapprocher du bon Dieu, mademoiselle ? Prenez garde que lui aussi refuse un jour de vous connaître et vous dise d’aller en enfer !

Mlle Constance haussait les épaules et répondait :

— Ne m’ennuie pas, Fanchette. Je t’ai dit que je me confesserai à mon lit de mort, c’est bien suffisant.

— Est-ce que vous savez seulement si vous mourrez dans votre lit, mademoiselle ? répondait Fanchette crûment. Il y en a bien d’autres que vous que la colère du bon Dieu frappe subitement, et c’est bien fait !

Et, en manière de péroraison, elle ajoutait :

— Le curé de notre paroisse est un bien bon prêtre, bien doux et bien prudent.

— Je n’aime guère les prêtres et les religieuses, répondait Mlle Constance d’un ton dédaigneux. J’ai toujours entendu dire à mon père que c’étaient des paresseux.

— Ah ! s’écriait Fanchette outrée, vraiment, mademoiselle, votre papa trouvait que c’étaient des feignants ! Qu’est-ce qu’il a donc fait, lui, si ce n’est de rien faire du tout, de se laisser vivre tranquillement dans son bien dont il a mangé une partie pour se mieux nourrir, car il ne vous en a pas laissé gros !

Et pour ne pas être tancée de parler aussi irrévérencieusement de feu M. Jeuffroy, elle courait dans le jardin qu’elle se mettait à bêcher avec rage, tout en appelant à son aide une multitude de saints pour convertir Mlle Constance.

Mais les années passaient, et, à la fin de chaque carême, Fanchette songeait avec désespoir que sa maîtresse n’avait pas fait un pas dans la voie du salut.

Un après-midi, elles étaient toutes les deux dans le jardin ; Mlle Constance, sa robe antique retroussée, coiffée d’un large chapeau rond dont la forme n’eût point été désavouée par les bergères d’autrefois, arrosait les fleurs rustiques qui croissaient autour de ses légumes. Mais, comme le seul arrosoir qu’elle pût porter était défoncé, et qu’elle avait décrété qu’on ne le remplacerait que si la récolte de vin était bonne, elle se servait d’un plat partagé en deux pour puiser de l’eau dans un petit réservoir.

Fanchette la suivait pas à pas, un tricot à la main et des paroles éloquentes à la bouche. La nuit précédente, elle s’était réveillée en proie à un cauchemar qui lui avait montré sa maîtresse livrée aux démons. Considérant que c’était un avertissement du ciel pour lui ordonner de tenter un nouvel effort, elle y mettait toute son énergie. Mlle Constance, absorbée dans les difficultés toujours renaissantes de son système d’arrosage, l’écoutait d’une oreille distraite ; mais son attention s’éveilla quand, après avoir épuisé ses raisonnements habituels, Fanchette ajouta :

— Enfin, mademoiselle, vous aurez beau faire, ce n’est déjà pas si agréable pour Mlle Suzanne d’avoir une tante… quasi une mère, puisqu’elle n’a plus sa vraie mère, qui ne fait seulement pas ses pâques ! Quand elle revient chez son papa, vous y êtes toujours fourrée naturellement. C’est vous qui êtes censée son conseil, et un joli conseil pour le monde qui s’imagine que vous ne croyez seulement pas au bon Dieu ! car, enfin, vous n’avez pas écrit sur votre figure que vous voulez vous confesser à la mort. On croira que Mlle Suzanne pense comme vous, et si j’étais homme à marier, je sais bien que j’aimerais mieux me percher sur une colonne comme un grand saint que d’épouser une demoiselle qui ne pratique pas sa religion.

Mlle Constance laissa tomber son plat au fond de l’eau et se tourna vers Fanchette en disant d’une voix altérée :

— Que dis-tu là, Fanchette ?

— Pardié, mademoiselle, je dis la vérité, vous le savez bien !

La vieille fille, dont l’esprit, toujours en quête des agissements du prochain, attachait une importance démesurée aux propos des autres, fut complètement bouleversée par le raisonnement de Fanchette que sa bonne étoile, plutôt que sa malice, avait bien dirigée.

Terrifiée à la pensée de nuire à sa nièce, Mlle Constance ne ferma pas l’œil de la nuit, et, se levant avec l’aube, courut arranger tant bien que mal les affaires de sa conscience.

Quand elle revint chez elle, Fanchette, inquiète de ce départ matinal, était sur le seuil de sa cuisine, et, la main en éventail pour se garantir des premiers rayons du soleil qui l’aveuglaient, elle guettait le retour de sa maîtresse.

— Je me demandais ce que vous étiez devenue, mademoiselle, car vous avez beau vous lever avec les poules, vous ne sortez jamais si tôt, puisque vous n’avez seulement pas le cœur d’aller à la messe de temps en temps.

Avant de répondre, Mlle Constance, dans une agitation extrême, ôta le mantelet de soie qu’elle portait depuis vingt-cinq ans et défit les brides de son chapeau qui, confectionné par elle, présentait, aux yeux surpris de l’observateur, un composé d’ingrédients les plus disparates se mariant avec une fantaisie qui n’appartenait qu’à l’art de Mlle Jeuffroy.

— Avant de parler, Fanchette, dit-elle, tu devrais demander où je suis allée. J’arrive de la messe, et j’ai une grande nouvelle à t’annoncer : je suis convertie !

— Il ne faut jamais plaisanter avec les choses saintes, mademoiselle ! répondit Fanchette d’un ton vif.

— Est-ce qu’il s’agit d’une plaisanterie ! s’écria Mlle Constance avec un accent triomphant. Je suis allée à confesse !

Fanchette devint écarlate et, dans son saisissement, laissa choir le café au lait qu’elle venait de préparer et qui courut en petits ruisseaux sur les carreaux rouges de la cuisine.

— Ma foi, tant pis pour votre déjeuner, mademoiselle ! vous m’avez saisie ! Est-ce un bonheur, ça, tout de même, depuis cinquante ans que vous n’étiez entrée dans un confessionnal ! Quand je pense que j’ai mis hier un cierge pour vous devant la statue de votre patronne ! Elle n’a pas été longue à m’exaucer.

— Et maintenant, s’écria Mlle Constance du même ton triomphant qui rendait plus éclatant le timbre métallique de sa voix, maintenant on ne dira pas que je fais tort à Suzanne ; et si les maris veulent venir, ce n’est pas moi qui les effrayerai. J’en connais qui n’attendront pas longtemps pour se prononcer, et je te dis qu’elle se mariera comme elle voudra, car elle est plus belle qu’un ange.

Les poings sur les hanches, Fanchette l’avait écoutée avec indignation :

— Ah bien, si c’est seulement pour ça que vous vous êtes convertie, c’est du joli !

— Comment ! s’écria Mlle Jeuffroy étonnée, tu n’es pas contente ! Puisque je suis allée à confesse, qu’est-ce que tu veux de plus ? Vas-tu maintenant te croire plus sage que le curé qui m’a promis l’absolution quand je retournerai me confesser ?

Fanchette médita un instant, secoua sa grosse tête qu’une légère déclivité du cou inclinait à gauche, et répondit :

— Après tout, le bon Dieu a trente-six moyens d’arriver à ses fins !

Et, balayant avec énergie les traces du désastre, elle commença avec ferveur une neuvaine pour l’âme de sa maîtresse.

Mais Mlle Constance n’était point capable de pénétrer dans l’esprit des choses. Satisfaite de son acte, la conscience en paix, elle ne fut plus troublée dans ses méditations dont le thème invariable était le bonheur et l’avenir de sa nièce.

Cet avenir, M. Jeuffroy eut soin d’en préparer les voies en laissant entendre qu’il n’était point de ces pères égoïstes qui s’imaginent que leurs enfants sont créés uniquement pour moisir, selon le bon plaisir des parents, à l’ombre du toit paternel. En réalité, il désirait avec ardeur se débarrasser de sa fille le plus tôt possible. Il la considérait comme un objet d’art dont la possession flattait sa vanité, mais qui était bien encombrant dans une maison comme la sienne.

S’il l’aimait, c’était fort difficile de s’en apercevoir, car, incapable de deviner par le cœur, ainsi qu’il arrivait à Mlle Constance, ce que son esprit ne comprenait pas, l’idée ne lui venait point d’apporter quelques modifications à sa vie pour rendre agréable celle de Suzanne. Il craignait par-dessus tout que ses habitudes ne fussent dérangées ; or, plus d’une fois, de légers conflits entre ses idées et celles de sa fille avaient développé dans sa cervelle épaisse la pensée qu’il se trouvait dans la situation très pénible de la poule qu’on a trompée sur sa couvée.

M. Jeuffroy passait pour fort riche, et, bien que la dot annoncée fût relativement médiocre, plusieurs prétendants s’étaient prononcés. Mais Mlle Suzanne les avait renvoyés fort loin, au grand déplaisir de son père, qui s’aperçut une fois de plus que le caractère décidé de sa fille ne subirait point les empreintes qu’il voulait lui donner.

Mais les circonstances parurent se liguer avec lui pour servir son égoïsme, car un nouveau projet de mariage ayant souri à la jeune fille, elle sortit du couvent la main dans celle d’un fiancé.

Ce n’était point par une illusion de son affection que Mlle Constance trouvait sa nièce ravissante. Sa mère lui avait légué une beauté qui, mélange de force et de délicatesse, était absolument incontestable et séduisante. Élevée au milieu de femmes intelligentes et distinguées, n’ayant jamais eu le temps de subir l’influence du milieu paternel, ses qualités s’étaient affinées sans contrainte. Avec son beau visage délicat et fier, sa taille souple et sa démarche élégante, elle ressemblait, entre son père et sa tante, à une plante très rare égarée, on ne sait comment, dans un sol pierreux.

Seuls, le vieux manoir et le parc s’harmonisaient avec elle. Quand elle passait au milieu des arbres tailladés à l’ancienne mode, ils semblaient tout rajeunis par la vue de cette jeune beauté qui évoquait leurs souvenirs et des espérances.

Durant un temps fort long, Suzanne avait contemplé l’existence de la maison de son père à travers les impressions heureuses de l’enfant, quoiqu’elle se fût attristée souvent en ne trouvant pas chez M. Jeuffroy la tendresse qu’elle-même avait pour lui. Impression d’abord un peu fugitive, qui avait grandi avec elle, puis refoulé les élans de son affection. Et quand le voile qui empêche d’observer s’était déchiré, maintes fois, pendant les vacances, elle avait été vivement froissée dans ses instincts délicats, dans ses sentiments et ses jeunes idées qui avaient, du reste, l’absolutisme d’une nature généreuse et très droite n’ayant encore ni rien vu ni rien comparé.

Deux jours avant la signature du contrat, après une chaude journée passée à Angers où elle était allée avec sa tante et son fiancé, Suzanne se mit à table si gaiement que M. Jeuffroy lui-même se dégela au contact de cette jeunesse rayonnante. Mais, entre lui et sa fille, il arrivait presque toujours que cette impression était promptement modifiée par quelque dissonance.

— Qu’est-ce que tu attends ? dit-il à Suzanne qui, après avoir pris un petit morceau de bœuf bouilli, ne mangeait plus et pensait à autre chose.

— Mais… le dîner, père, répondit-elle avec un peu de malice. Parce que M. Varedde n’est pas là, je ne sais pourquoi la cuisinière a eu la singulière idée de…

— Elle a bien fait ! interrompit brusquement M. Jeuffroy. C’est précisément parce que je suis obligé de recevoir souvent ton fiancé qu’il faut faire des économies pendant que nous sommes seuls.

— Eh bien, mon cher père, répondit Suzanne gaiement, si je ne m’étais pas mariée, vous m’auriez donné votre maison à conduire, et vous auriez vu que je m’entendrais à faire beaucoup avec peu.

— Je ne t’aurais rien donné du tout ! répliqua M. Jeuffroy avec vivacité. Pour que mes dépenses fussent quatre fois plus fortes qu’il n’est nécessaire… par exemple ! Et tu comprends qu’à mon âge je n’aurais pas changé pour toi ma manière de vivre.

— Mais, mon père, je ne l’aurais pas demandé, répondit Suzanne vivement. Je parlais… pour parler et sans réfléchir.

Décontenancée, elle mangea sans mot dire quelques amandes pendant que sa tante, désolée en remarquant l’assombrissement de son charmant visage et la croyant contrariée parce qu’elle avait mal dîné, passait mentalement en revue, avec l’intention de les lui offrir, les vieilles friandises qu’elle conservait indéfiniment dans une armoire.

— C’est vraiment surprenant, dit Suzanne en relevant la tête tout à coup, que Marc n’ait pas encore daigné me féliciter de vive voix de mon mariage.

— Il a été absent, ma chère enfant, répondit Mlle Constance.

— Oui, mais il est de retour. Mme de Preymont est venue m’embrasser, et il aurait bien pu en faire autant en sa qualité de cousin.

— Mais tu sais comme il est occupé… Il fait bâtir un hospice pour ses ouvriers malades, une école pour les enfants, je ne sais quoi encore. Tout le monde en parle… mais il a toujours fait parler de lui d’une façon ou d’une autre ! il a de si singulières idées !

— En tout cas, ce n’est pas une singulière idée de faire du bien, ma tante, répondit vivement Suzanne.

M. Jeuffroy opérait un calcul rapide sur ses doigts.

— Il va dépenser plus de 130,000 francs, dit-il en haussant les épaules. Et je ne compte pas naturellement le prix que lui demandera par an l’entretien. J’ai beau me creuser la tête, je ne vois pas quel intérêt il peut y avoir pour lui à faire des dépenses aussi extravagantes.

— Quel intérêt ! s’écria Suzanne en prenant feu, mais il ne s’agit pas d’intérêt pour lui, mon père ! Il a toujours été généreux et le prouve, voilà tout ! Que ferait-il de sa fortune s’il ne suivait pas la pente de sa générosité ? Il a mille fois raison, et je suis sûre que M. Varedde serait de mon avis.

M. Jeuffroy ouvrit largement ses petits yeux, mais, avant qu’il eût riposté, Mlle Constance répondit :

— On sait bien qu’il veut être député, et qu’il fait de la populacerie pour arriver à son but.

— De la populacerie ! répéta Suzanne, blessée par l’expression. Ce n’est pas dans son caractère, et je ne crois pas qu’il songe à la députation. Sa difformité l’a toujours éloigné du monde, et je sais qu’il déteste se produire en public.

— Eh bien, il aura changé d’avis, répondit M. Jeuffroy en se levant, car on ne dépense pas tant d’argent pour rien.

Suzanne, étonnée, ne répondit pas et sortit dans le jardin, en songeant avec un soupir de soulagement que le lendemain, son fiancé, à qui elle donnait ses propres qualités, passerait la journée avec elle.

— Ma chère enfant, ma Suzanne, lui dit sa tante en la prenant par le bras, tu as l’air contrarié, mais c’est une distraction de ton père. Tu sais que le samedi on met toujours le pot-au-feu, et il a oublié qu’après une journée fatigante tu avais besoin de mieux dîner. Viens avec moi, j’ai gardé le reste de ces petits gâteaux que tu avais trouvés excellents il y a trois semaines.

— Contrariée parce que j’ai mal dîné ! répondit Suzanne en riant. Ma chère tante, pour quelle enfant me prenez-vous ? Mais je veux bien manger de ces frais petits gâteaux, et, en même temps, je dirai bonjour à Fanchette.

Fanchette bêchait avec ardeur quand Suzanne s’approcha d’elle.

— Quel air de défiance en m’examinant ! lui dit la jeune fille en riant.

— Ah ! mademoiselle, le diable est si fin que j’ai toujours un peu peur pour vous.

— Peur de quoi ?

— Suffit… je m’entends ! répondit Fanchette en plantant vigoureusement sa bêche dans la terre.

— Est-ce que tu parles en énigme maintenant, de peur de commettre des péchés ?

— Voyez-vous, mademoiselle, heureusement que vous vous mariez, car vous avez une figure et une taille à la perdition de votre âme.

— Eh bien ! tu es gracieuse pour mon âme ! répondit la jeune fille en riant. Mariée ou non, je ne crois pas qu’elle se perde si facilement.

— Avec la grâce du bon Dieu, on peut toujours éviter la vanité ! répliqua Fanchette brusquement. Mais voici une visite pour vous, mademoiselle, et c’est quelqu’un que sa beauté ne rendra pas orgueilleux.

Suzanne se retourna et jeta une exclamation de plaisir ; elle tendit les deux mains au visiteur en s’écriant :

— Mon cher Marc, enfin !… Vous mériteriez être accablé de reproches, mais je suis si contente de vous voir que je ne songe plus à vous dire des choses désagréables.

L’homme qu’elle accueillait avec cette familiarité était petit et contrefait, mais son visage sympathique n’avait ni longueur exagérée ni aspect maladif. Complètement rasé, il avait des traits accentués et des yeux noirs dont l’expression intelligente était remarquable, tandis que sa bouche avait cette courbe sévère qui indique la lutte et aussi la souffrance. Cousin éloigné de la mère de Suzanne, il avait, malgré son antipathie secrète pour M. Jeuffroy, entretenu avec lui des relations de parenté et d’intimité.

— Il m’a été impossible de venir plus tôt, ma chère cousine, j’ai dû me contenter de vous écrire. Vous avez su que je m’étais absenté, et j’ai été ensuite complètement débordé par mes occupations. Mais quelle belle mine vous avez ! Les joies de fiancée vous vont bien, cousine.

— Eh bien, je ne puis pas vous faire le même compliment, répondit Suzanne en le regardant avec intérêt. Quel air fatigué, mon pauvre Marc !

— J’ai trop travaillé depuis quelque temps, et je viens de subir une crise industrielle qui m’a vivement inquiété. Maintenant c’est fini, et je vais me reposer.

— Oui, reposez-vous, lui dit-elle affectueusement, je serais désolée de vous voir malade.

Le visage de M. de Preymont se colora, et il répondit légèrement :

— Rassurez-vous… j’ai la force de supporter un peu trop de travail.

— Maintenant que votre filature va si bien, Marc, je ne m’explique pas pourquoi vous vous donnez tant de mal. C’est ce que M. Varedde et moi, nous disions hier.

— C’est bien bon à vous, répondit M. de Preymont avec un peu d’ironie, mais le travail m’est aussi nécessaire que l’air qui fait respirer.

— Savez-vous qu’on prétend que vous visez à la popularité pour arriver à la députation ? J’ai répondu que je n’en croyais rien.

— Et vous avez raison… je ne vise à rien si ce n’est à m’occuper. Mais, continua-t-il avec une tranquillité dédaigneuse, je sais qu’on cherche des motifs cachés derrière tous mes actes, et que je suis passé au crible d’un jugement qu’il est inutile de qualifier.

— Oh ! je sais que vous êtes un indépendant, Marc, et je vous en félicite, répondit la jeune fille avec chaleur.

— Voilà une bonne parole qui me donne une haute opinion de votre jugement, répondit M. de Preymont d’un ton moitié ironique, moitié sérieux. Mais je ne vous accorde pas trois mois pour le modifier.

— Vous êtes aimable ! s’écria Suzanne avec dépit. Est-ce que moi aussi, je ne puis pas être une indépendante ?

— Attendez de connaître le monde pour vous prononcer.

— Et vous, attendez de me connaître avant de me juger !

La connaître ! Si elle avait pu lire dans sa pensée, elle s’y serait vue reflétée comme dans un miroir qui la rendait aussi séduisante par ses défauts que par ses qualités. Il détourna les yeux, sentant qu’il n’était pas maître de son expression, et, après un léger silence, répondit d’un ton affectueux :

— Voici que nous nous battons déjà comme de vieux amis qui en ont tout le droit. Vous vous mariez, Suzanne, et il me semble qu’hier encore je jouais avec vous et que vous veniez bouleverser le salon de ma mère.

— Ce n’est pas cela qui vous donne le droit de me connaître, répondit-elle en riant. J’ai changé, vous comprenez ! Mais vous ne me parlez pas de M. Varedde, Marc, pourquoi ?

— Je vous assure que c’était sans intention, répondit M. de Preymont en souriant. Je ne suis pas un grand complimenteur, Suzanne, et tout ce que je puis vous dire, c’est que si je croyais votre choix mauvais, il y a longtemps que mon amitié serait intervenue pour vous détourner de ce mariage.

— Ah ! vous me faites plaisir, grand plaisir ! répondit Suzanne, dont le beau visage avait rougi de satisfaction. Je tiens à votre appréciation ; vous m’inspirez tant de confiance et d’amitié, mon cher Marc ! ajouta-t-elle avec élan.

— Confiance et amitié… oui, c’est la devise entre nous, répliqua-t-il d’un ton qui frappa désagréablement la jeune fille. Je suis né confident, comme d’autres naissent… poètes ou maçons ! Adieu ; vous ne me reverrez qu’après-demain, à la signature du contrat et à la mairie.

Il se dirigea rapidement vers le parc de M. Jeuffroy qui communiquait, par une grille, au jardin de Mlle Constance, et continua, voyant qu’elle le suivait :

— Vous ne serez pas restée longtemps à l’ombre de vos vieux pignons, ma chère Suzanne.

— C’est vrai… mais ne marchez donc pas si vite, Marc, qu’est-ce qui vous presse ?

— Je vous l’avais bien prédit, reprit M. de Preymont sans répondre. Lorsque l’année dernière vous m’avez parlé des assaillants repoussés, je vous ai dit : Très bien ! mais un beau jour, et jour prochain, Psyché n’allumera pas sa lampe et s’embarquera joyeuse sur la vie. Vous vous êtes récriée en jurant que vous vouliez jouir de votre vie de jeune fille : vous voyez que j’avais raison.

— Excepté sur un point, répliqua Suzanne en souriant, car je ne suis pas Psyché : ma lampe est allumée, et ce qu’elle éclaire me plaît.

Un imperceptible et fin sourire effleura les lèvres de de Preymont. Mais il répondit :

— Tant mieux ! car s’il est un ami qui désire votre bonheur, c’est moi.

Ces mots furent prononcés avec un accent si chaleureux que Suzanne, dans son émotion, ne trouva rien à répondre.

— Ah ! voici votre tante… je me sauve décidément. Faites-lui mes excuses, mais je n’ai plus le temps de causer.

Mlle Constance accourait en effet vers eux, une assiette de gâteaux à la main, pendant que Fanchette, un pied sur sa bêche, le menton posé sur ses mains qu’elle tenait appuyées sur le manche de son outil, les contemplait de loin avec l’attention d’une sibylle rustique qui creuse les plus profonds mystères de la vie.

Preymont prit la main de Mlle Jeuffroy qu’il retint un instant dans les siennes, et lui dit d’une voix émue :

— Au revoir, petite Suzanne… laissez-moi vous donner aujourd’hui encore cette appellation familière ; ce n’est pas la première fois, mais c’est sans doute la dernière.

— Ah ! pourquoi ? murmura la jeune fille les yeux humides.

— Ah ! pourquoi l’enfant devient-elle femme ? répondit-il en riant.

Il s’éloigna après avoir jeté un long regard autour de lui, comme s’il voulait emporter le dernier souvenir d’une image aimée prête à s’effacer.

En traversant les jardins du manoir, il se dit que les vieilles charmilles, fraîches sous les nouvelles feuilles épanouies, paraissaient se réjouir d’abriter une fois encore la jeunesse et l’amour, comme au temps passé quand, à leur ombre, des personnages poudrés venaient se dérober un baiser ou murmurer des paroles de tendresse.

Chargement de la publicité...