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Un vaincu

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IX

Il suivit le lendemain matin un étroit sentier qui le conduisit à cet endroit frais, parfumé et ombragé où Suzanne, une première fois, avait pressenti son amour. C’était l’heure à laquelle la jeune fille descendait souvent dans cette solitude ; il l’aperçut debout, les bras allongés et les mains croisées dans une attitude méditative. Son ombrelle ouverte avait roulé dans l’herbe ; elle avait jeté son chapeau sur le banc, et un rayon de soleil faisait étinceler ses cheveux légers.

Preymont, qui marchait rapidement, s’arrêta tout à coup, saisi d’une hésitation troublante. Il contemplait le charme exquis de la beauté, et, en proie à cette défiance de lui-même que le terrible cauchemar de sa vie avait déposée comme un ver rongeant dans toutes ses pensées, il était complètement paralysé. Un doute mordant se dressait devant lui, ressuscitait ses premières impressions en leur donnant une telle vivacité qu’il songea à se retirer.

Mais Suzanne, ayant tourné la tête, l’aperçut ; son charmant visage s’éclaira, et un sourire fit disparaître toutes les hésitations de Preymont. Il s’approcha d’elle, prit la main qu’elle lui tendait, essaya de parler et ne put prononcer un mot.

Mais les phrases les plus passionnées n’eussent pas impressionné Suzanne comme la vue de cet homme énergique, toujours maître de lui, qui, parfois, dans des crises ouvrières, avait sauvé une situation dangereuse par sa parole éloquente et virile, mais qu’en cet instant une émotion, trop puissante pour qu’il pût la dominer, tenait sans voix sous le regard de la jeune fille.

— Eh bien, Marc, dit-elle avec émotion, est-ce là tout ce que vous avez à me dire ?

— Suzanne… c’est donc vrai ?

— Vous doutez encore de moi, répondit-elle à demi-voix, vous ne croyez pas au dévouement, à l’affection que je veux vous donner entièrement ? Marc, ayez confiance, je serai pour vous la femme aimante que vous rêvez. Me croyez-vous ?

— Oui… je crois ! dit-il en l’attirant sur le banc et en s’asseyant près d’elle.

Délivré des entraves qui le paralysaient, il baisa avec une sorte de violence la main de Suzanne, et tout à coup, avec une éloquence fougueuse, il lui dit son amour fidèle, ardent, ses doutes, ses jalousies et ses angoisses. Pour la première fois de sa vie peut-être il dépouillait son écorce orgueilleuse et, avec toutes ses fiertés, se mettait aux pieds de celle qu’il aimait.

— Pour bien comprendre mon ivresse, sachez ce qu’était ma vie, lui disait-il.

Suzanne écoutait, vaguement étonnée de rester presque froide aux accents mâles et passionnés d’un amour que, depuis six semaines, son imagination enveloppait d’un prestige idéal.

Les baisers de Preymont lui déplurent ; elle retira sa main, puis chercha en vain des mots pour dire ce qu’un instant avant de le voir elle eût voulu lui exprimer.

Mais lorsqu’en termes brefs, énergiques, il parla des douleurs d’un isolement sans espoir, elle s’émut, et, replacée au milieu des sentiments qui, depuis quelque temps, étaient sa vie et son mobile, elle s’écria avec vivacité :

— Vous ne souffrirez plus jamais, mon cher Marc, je vous le jure ! Ne songez pas au passé, regardez devant vous. Si vous saviez combien je suis heureuse de vous donner le bonheur !

Inquiet, il la regarda attentivement et répliqua :

— Ce n’est pas assez, Suzanne… il faut que vous aussi vous soyez heureuse… heureuse d’un autre bonheur que celui puisé dans la pensée de consoler.

— Ceci, dit-elle en souriant, regardera mon mari.

Preymont, le cœur gonflé d’émotions, regardait devant lui l’eau rutilante, les grands peupliers déjà jaunissants dont quelques feuilles au moindre frémissement tombaient avec un bruit furtif, et, songeant à cette matinée de printemps où, obligé de parler pour un autre, il avait failli se trahir, il lui demanda :

— Qui vous a appris mon secret, Suzanne ?

— Vous-même plus d’une fois… Ici même votre émotion, en me disant ce que vous entendiez par aimer, a été un premier éveil. La brave Fanchette a brisé les vitres.

Elle se leva, et, acceptant son bras, ils remontèrent au manoir, s’arrêtant souvent pour échanger un mot en apparence banal, mais qu’une émotion secrète rendait expressif. Trompée sur elle-même par la joie de le sentir si profondément heureux, elle lui parlait avec une tendresse qui achevait de convaincre un homme follement épris et ne demandant plus qu’à s’aveugler.

Lorsque Mlle Constance les vit arriver, elle n’eut pas le courage d’adresser un mot aimable à Preymont, et, quand ils s’éloignèrent, elle les montra à Fanchette en disant :

— Trouves-tu qu’ils soient assortis ? Je ne puis pas me débarrasser de toi, puisque tu ne veux pas partir ; mais je ne te pardonnerai jamais !

— Ce n’est pourtant pas moi qui ai créé l’amour, mademoiselle, répondit Fanchette paisiblement. C’est le bon Dieu qui a voulu que les choses soient comme ça, aussi bien pour ses créatures un peu détériorées que pour les autres. Si vous croyez que Mlle Suzanne le regarde seulement, son cousin !… elle est bien habituée à lui, pardié !

— Tu n’es qu’une sotte ! répondit Mlle Constance mettant son chapeau et attachant les brides d’une main fébrile. Je n’ai encore jamais mis de cierge à l’église, mais j’y vais à l’instant, et j’en ferai brûler un maintenant tous les jours pour que le mariage manque.

— A la place du bon Dieu, je ne vous écouterais pas, mademoiselle, répondit Fanchette avec indignation, vous qui vous occupez si peu de Lui !… Vous feriez mieux toujours de demander la conversion de M. de Preymont : son âme doit vous intéresser, puisqu’il va devenir votre neveu.

— Son âme ! je me moque bien de son âme ! répondit Mlle Constance en haussant les épaules.

M. Jeuffroy avait médité la façon dont il recevrait le nouveau fiancé de sa fille. Preymont lui imposait, et, seul avec lui, il essaya par une familiarité exagérée de surmonter un embarras qu’il trouvait fort humiliant pour un beau-père.

— Peste ! mon cher, dit-il en lui frappant sur l’épaule, vous n’êtes pas un homme malheureux ! Ma fille n’est pas la première venue, savez-vous ?

— Je crois l’avoir découvert avant vous, répliqua Preymont avec un regard et d’un ton qui, remettant M. Jeuffroy à sa place, détruisirent toutes ses velléités de familiarité.

— Hum !… Je suis heureux, très heureux de l’événement, reprit-il. C’est un honneur pour moi certainement… mais je suis votre parent, vous savez ?

— Je sais, répondit Preymont négligemment, et je vous en félicite.

Les petits yeux de M. Jeuffroy clignotèrent ; il eut bien envie de se fâcher, mais il savait qu’on n’avait pas facilement le dernier mot avec Preymont ; ensuite il voulait profiter de la situation exceptionnelle pour diminuer la dot de sa fille et obtenir plus tard une donation par contrat.

— Vous savez, dit-il brusquement, Suzanne n’a plus que cinquante mille francs de dot. Les temps sont durs : les revenus diminuent tous les jours.

— Il importe peu, répondit Preymont dédaigneusement, et vous rédigerez le contrat à votre guise.

— Voilà qui est parlé ! s’écria M. Jeuffroy. En effet, pour vous, qu’est-ce que cela fait ? Le contrat ? je n’y ai même pas songé, vous comprenez… cependant, puisque vous m’en parlez le premier, je vous dirai, mon cher Preymont, que vous ferez bien de ne pas vous désintéresser de la question. Il faut tout prévoir, n’est-ce pas ? Supposez que Suzanne reste veuve, sans enfants, ce ne sont pas les revenus de sa dot qui la feraient vivre. Je serais obligé de l’avoir chez moi au cas où vous n’auriez pas pris vos précautions.

— Tranquillisez-vous, répondit Preymont du ton sec et hautain qui exaspérait M. Jeuffroy, je saurai éviter à la pauvre enfant la catastrophe de revenir ici.

Suzanne, le soir même, écrivit à sa confidente habituelle une lettre débordante de ses sentiments exaltés. L’impression singulière de la matinée s’était évanouie ; seule, en face de son dévouement enthousiaste, elle n’en voyait plus que les côtés qui séduisaient sa générosité.

« C’est ce matin, Madame, que nous nous sommes fiancés. De nous deux, c’est peut-être moi la plus heureuse ; il est si bon de donner tant de bonheur ! N’ayez plus aucune inquiétude. Si vous saviez comme j’ai le cœur plein de joie en voyant que, avec un mot, j’ai sauvé un homme de cette valeur du malheur qui l’accablait ! Ne craignez rien : je suis heureuse, bien heureuse, croyez-le, et, de même que sa vie est transformée, la mienne va se dilater dans sa tendresse et celle que je veux lui donner. »

Preymont était en effet délivré du poids étouffant qui l’avait oppressé toute sa vie. La paix, une paix qu’il n’avait jamais connue, remplaçait la sourde irritation qui l’avait si longtemps rongé, et il oubliait, dans l’ivresse présente, les amertumes du passé. La joie du cœur, ce baume de vie, décuplait son activité, ses énergies, toutes les nobles facultés d’une nature comprimée qui s’épanouissait tout d’un coup à une lumière éclatante.

La force, la lucidité de son intelligence paraissaient doublées, et, dans cette phase de sa vie, en discutant des questions spéculatives ou pratiques, il étonna par ses aperçus nets, originaux et profonds les quelques hommes supérieurs avec lesquels il était soit en relations directes, soit en correspondance.

A Suzanne, il soumettait de larges projets humanitaires, associant à la moindre de ses idées l’esprit ouvert et généreux de la jeune fille. Il l’entraînait dans une sphère intelligente qu’elle aimait ; il la conduisait dans les hautes terres de la pensée et du cœur afin qu’elle oubliât jusqu’à l’ombre des vulgarités qui l’entouraient ; il la mettait sans cesse devant une vie nouvelle qui devait s’harmoniser avec sa nature et ses goûts distingués. Enfin, pour lui exprimer les sentiments dont son cœur débordait, il avait un langage plein d’infinies délicatesses qui touchait Suzanne, mais qui, après l’avoir maintenue pendant quelque temps dans ses illusions, la fit pleurer dans le secret de sa solitude.

Car, à mesure que les jours passaient, une tristesse indéfinissable l’enveloppait comme un fin réseau dont les mailles, lorsqu’elle les brisait, se reformaient aussitôt.

A l’amour ardent de Preymont, elle eût voulu répondre par le don de tout son cœur, mais un étrange malaise pesait sur ses sentiments qu’elle ne savait plus définir. Quand il lui parlait comme autrefois, sans qu’un mot rappelât leurs rapports nouveaux, elle était calme ; mais lorsque, dans un élan de passion, il la plaçait en face de l’amant et du fiancé, elle se troublait, puis tombait dans une pénible obscurité.

Ce trouble fut d’abord semblable à la sensation fugitive causée par le froid d’une goutte d’eau. Mais la goutte d’eau, par sa chute répétée, traçait, creusait un sillon ; elle détruisait l’exaltation un peu romanesque qui avait inspiré la décision de la jeune fille, elle altérait sa pitié pour Preymont, elle corrompait enfin jusqu’à cette affection d’enfance qui devait, croyait-elle, grandir et se développer.

Un fait contribuait à augmenter son trouble : c’est que, depuis ses fiançailles, des comparaisons involontaires se formaient dans son esprit, et le souvenir de Saverne traversait plus souvent sa vie intime. Elle l’écartait comme une pensée détestable, étudiant avec un vague effroi les mouvements qui l’emportaient dans des courants contraires. Peu à peu, dans sa correspondance, elle évita les allusions au bonheur et parla des douceurs austères d’un devoir bien rempli. Parfois elle exprimait son étonnement qu’il fût si difficile de se bien connaître soi-même et déplorait que les intentions les plus droites se heurtassent à tant de contradictions.

Au milieu de son bonheur, Preymont ne voyait rien ; mais si, dans sa quiétude, son don d’observation s’émoussait, Mme de Preymont s’inquiétait. Elle adorait trop son fils pour que, après un premier moment d’aveuglement, sa clairvoyance ne fût pas éveillée par la physionomie pensive et parfois triste de Mlle Jeuffroy.

« Il n’est pas aimé ! pensait-elle. Suzanne n’a pas le visage heureux de la femme qui aime. »

Néanmoins, tout en sentant que le terrain sonnait creux, elle essayait d’écarter ses appréhensions grandissantes.

Preymont avait écrit à Saverne pour lui annoncer son mariage, mais le billet, envoyé à l’étranger, ne devait jamais parvenir au destinataire. Didier, après avoir écrit qu’il séjournerait quelque temps à Édimbourg où la lettre lui avait été expédiée, était parti brusquement en négligeant de laisser derrière lui sa nouvelle adresse.

— Tu devrais écrire de nouveau à Didier, dit Mme de Preymont à son fils. S’il avait reçu ta lettre, il t’aurait répondu.

— Je suis obligé d’aller passer quelques jours à Paris, répondit-il. Il est possible que je l’y rencontre ; dans le cas contraire, ses amis pourront sans doute me donner son adresse exacte.

Preymont partit après avoir fixé avec M. Jeuffroy la date du mariage. Malgré le trouble extrême avec lequel Suzanne envisageait maintenant le dénouement nécessaire, elle avait dû céder aux instances de Marc et accepter une date rapprochée.

Le lendemain du départ de son fils, Mme de Preymont, qui décachetait le courrier, trouva une lettre de Saverne. Son premier mouvement fut de l’envoyer à Marc ; mais, remarquant qu’elle était timbrée de Paris, elle se ravisa et l’ouvrit.

« Mon cher Marc, disait Saverne, si tu n’as jamais connu le supplice d’être enchaîné, tu ne pourras imaginer ce que sont pour moi les délices de l’heure actuelle. Je suis libre, mon cher ! et tu ignores certainement ce que ce simple mot contient d’allégresse. Depuis l’année dernière, mes sentiments n’ont pas varié une minute, une seconde ; or, si ta cousine était mariée, tu me l’aurais évidemment appris. J’arrive donc comme la foudre pour l’enlever, quelque résistance que voudra m’opposer son affreux bonhomme de père. Qu’a-t-elle pensé de ma fuite et de mon silence ? Elle m’aura mal jugé évidemment, et le diable m’emporte si cent fois je n’ai pas été sur le point de lui écrire !… J’ai heureusement confiance dans sa sympathie, et si, comme je le crois, elle m’eût écouté favorablement, je saurai bien me disculper et faire revivre ses bonnes impressions. J’espère qu’elle n’a pas oublié mon émotion d’enfant en lui disant adieu ; pour moi, je sens bien qu’en la revoyant je suis capable de toutes les sottises. Je suivrai de très près ce griffonnage, mon vieux, et je t’embrasse d’un cœur tout ravi.

« Saverne. »

— Il ne sait rien et il arrive ! pensa Mme de Preymont. Comme il a l’air sûr de lui ! Par-dessus tout, il ne faut pas qu’il voie Suzanne avant de m’avoir parlé. Mais il est bien capable d’aller directement chez elle.

Ce soir même et le lendemain, elle envoya sa voiture attendre Saverne à l’heure des trains, mais il n’était pas dans la tournure d’esprit du jeune homme de choisir la voie normale, et, pendant que le valet de chambre de Preymont guettait le voyageur à la gare, Didier arrivait pédestrement au manoir, très décidé à ne pas attendre une seconde pour voir Suzanne. Mais il était résolu également à se contenter de la saluer et à marcher dans une voie très correcte en priant Mme de Preymont de faire la demande en mariage.

Suzanne était assise sur la terrasse. Triste et perplexe, elle regardait vaguement le grand perron du manoir, songeant à ceux qui, depuis des siècles, avaient descendu les vieux degrés pour venir rêver à l’endroit où elle-même s’abandonnait à de pénibles réflexions.

« Ont-ils été aussi inconséquents que moi-même ? se disait-elle. Ont-ils vu clair en eux et autour d’eux ? Ont-ils su se diriger sans erreur dans les tournants compliqués de leurs sentiments ?… »

Puis elle les plaignait parce qu’elle se plaignait elle-même, ce qui est rationnel. Elle eût voulu savoir si une des femmes qui avaient habité jadis ce vieux logis pittoresque s’était trouvée dans une position identique à la sienne, suivant les mêmes pensées à la place qu’elle occupait, désirant le bonheur d’un homme malheureux qui l’adorait, voulant se dévouer et puisant dans cette idée le courage d’agir en dépit de doutes douloureux.

Le bruit d’un pas ferme, qui résonnait sur le sol caillouteux du chemin, la tira de sa rêverie. En reconnaissant Saverne, une émotion extraordinaire lui inspira l’idée folle de s’enfuir pour ne pas le recevoir. Elle se leva précipitamment et courut vers les charmilles, craignant de n’avoir pas le temps d’arriver jusqu’à la maison, mais elle s’arrêta tout à coup pour penser :

« Est-ce que je deviens complètement absurde ! Eh bien, c’est M. Saverne, voilà tout !… et c’est la fiancée de M. de Preymont qui va le recevoir. »

Néanmoins elle se réfugia sous les charmes, mais elle avait repris en apparence sa tranquillité quand Didier qui, du chemin, l’avait aperçue dans les jardins, s’approcha d’elle.

— Je ne vous savais pas ici ? dit-elle en l’accueillant d’un air calme.

— J’arrive ! dit-il tout haletant, la dévorant des yeux et oubliant le plus complètement du monde toutes ses résolutions d’homme correct.

— C’est vraiment aimable à vous d’être entré ici en passant, répondit Suzanne que le regard de Didier troublait jusqu’au fond de l’âme. Venez voir mon père.

— Pour Dieu, que voulez-vous que j’en fasse ? s’écria Saverne.

Il jeta son chapeau loin de lui, prit la main de la jeune fille et dit avec cette maladresse émue qui a près d’une femme une éloquence plus persuasive que des mots expressifs :

— Je suis si content, si content !… Je désirais tant… mais je ne sais pas comment m’exprimer ! L’atroce année que j’ai passée là !… et impossible de vous dire que je vous aimais comme un fou !…

Suzanne avait inutilement cherché à retirer sa main, mais, aux derniers mots, elle l’arracha vivement :

— Taisez-vous !… je suis fiancée.

— Fiancée !…

Le mot l’étourdit au point qu’il n’en comprit pas tout le sens.

— Fiancée ! répéta-t-il d’un air stupéfait. A qui, à quoi ? Fiancée par votre père, à quelque gredin de mollusque qui vous rendra malheureuse et vous enfouira dans un trou abominable !… Allons donc ! c’est impossible !…

Suzanne, les yeux dilatés par une secrète angoisse, répondit posément :

— Rien ne vous donne le droit de me parler ainsi, monsieur. Je suis fiancée à votre ami, M. de Preymont.

— Ah ! c’est Preymont !… ah ! sacrédié !!…

L’étourdissement du premier moment avait disparu, et il voyait devant lui un malheur auquel il n’avait même pas pensé.

Sa grande taille légèrement inclinée, les traits altérés par une souffrance réelle, il contemplait silencieusement la jeune fille à laquelle il n’avait jamais paru plus séduisant. Elle vit ses yeux s’emplir de larmes et ses lèvres trembler comme celles d’un enfant qui retient ses sanglots.

Elle détourna son regard et, pour calmer sa propre émotion, voulut songer à la déloyauté dont il lui avait donné la preuve, mais elle ne put ressusciter sa colère.

— Vous n’aviez donc pas vu que je vous aimais ? dit-il d’une voix entrecoupée et sans penser à la fatuité naïve de sa question. En vous quittant, je croyais cependant vous avoir prouvé ce que je ne pouvais encore avouer ouvertement.

— Je sais, répondit Suzanne froidement, que vous m’avez fait une cour déloyale, c’est le seul souvenir que j’aie gardé de nos relations.

— Vous savez ?… comment, vous savez ! Ah ! on vous a instruite de certaine particularité… Écoutez, continua Saverne de ce ton de franchise qui lui attirait toujours la sympathie, ne me jugez pas, je vous en conjure ! J’ai eu des torts, sans doute ; je ne suis pas un saint, oh ! Dieu, non ! mais, mademoiselle, laissez-moi vous le dire : vous connaissez si peu la vie et les hommes que votre jugement risque de s’égarer, car il passe toujours à travers votre adorable nature.

Suzanne n’avait pas besoin pour pardonner de sollicitations bien pressantes ; mais, au milieu de l’étrange désolation qui s’emparait d’elle, le souci de sa dignité et de celle de Preymont dominait tous ses sentiments.

Elle répondit avec un peu de hauteur :

— Vos actions, monsieur, ne me regardent pas ; je me reproche déjà d’avoir écouté votre déclaration quand les circonstances vous interdisaient de parler. Veuillez vous retirer.

— Ah ! pourquoi suis-je arrivé trop tard ! s’écria Saverne.

— Trop tard ! releva Suzanne, tremblant qu’il n’emportât un doute sur ses sentiments. Le mot est au moins impertinent.

— Impertinent, insolent, tout ce que vous voudrez ! répliqua Didier. Mais je sais bien qu’un homme qui n’est ni caduc, ni imbécile, ni méchant, pouvait vous plaire. Sans cette diable de fatalité qui… Et vous l’aimez, lui ? dit-il avec un sourire incrédule.

— La question est offensante, monsieur, répondit-elle les yeux brillants de colère.

Elle voulut s’éloigner, mais Saverne, pris d’un accès de désespoir et de passion, sans se soucier de la froisser, sans s’occuper de sa fierté ombrageuse, lui saisit les mains et reprit d’un ton passionné :

— Traitez-moi comme vous le voudrez, dites que je joue un rôle misérable, mais il ne sera pas dit que je ne vous aurai pas exprimé, comme je veux le faire, l’amour que j’ai pour vous. La première fois que je vous ai vue, je vous ai aimée, et, depuis cet instant, vous n’êtes pas sortie de mon cœur. Si vous saviez ce que vous êtes ! vous êtes la beauté qui ravit les yeux, la femme qui est la joie, l’honneur d’un foyer. Vous êtes… celle que j’aime enfin !

Après avoir vainement essayé de l’interrompre et de fuir, elle parvint à se dégager, pâle de ressentiment et d’une émotion que, malheureusement pour sa tranquillité, elle devait analyser plus tard.

— Avec qui vous croyez-vous donc ? s’écria-t-elle. Je vous défends, entendez-vous ? je vous défends de remettre jamais les pieds ici.

Didier, tout confus de son entraînement, fixait cependant sur elle son regard hardi rempli d’admiration.

— Je vous demande pardon, je ne suis qu’un fou… Je pars… soyez tranquille. Je savais bien qu’en vous voyant j’étais capable de toutes les sottises. Mais vous êtes si… Ah ! morbleu ! que je suis malheureux !

Il s’éloigna à grands pas et faillit renverser M. Jeuffroy qui entrait sous la charmille.

— Tiens ! vous ici !

— Oui ! cria Saverne, j’étais venu pour enlever votre fille malgré vous, ne sachant pas qu’elle était fiancée.

— Pourquoi criez-vous si fort ? Je ne suis pas sourd. Enlever ma fille ! répondit M. Jeuffroy offensé et gagné par l’agitation de Didier ; l’enlever malgré moi !… pour qui nous prenez-vous ?

— Elle, pour une femme adorable ! tonna Saverne en secouant la main du bonhomme de façon à le faire crier, et vous, pour un imbécile sans cœur !

Il disparut, pendant que M. Jeuffroy, abasourdi, disait :

— Eh bien, il est gentil !

Il chercha sa fille des yeux, mais Suzanne s’était enfuie et enfermée à double tour dans sa chambre.

Il rentra chez lui en grondant et trouva sa sœur dans le vestibule.

— As-tu vu Suzanne ? demanda-t-il.

— Pas encore ; qu’est-ce qu’il y a ? Elle n’est pas malade ?

— Non, mais elle était dans le jardin en tête à tête avec Saverne, que je ne savais pas arrivé dans le pays. Il avait l’air d’un fou, je ne sais pas ce qui s’est passé entre eux, tâche de le savoir.

Tous les sentiments de Suzanne étaient dominés par une sensation de terreur désolée, car une lumière trop soudaine avait dissipé l’obscurité dans laquelle les replis de son âme se dérobaient. Elle regardait avec consternation l’engagement pris sous l’influence d’un sentiment romanesque, puis se reprochait comme une faute grave, elle si fière, si droite, si entière dans ses jugements, de n’éprouver aucune colère contre Didier. Il avait agi de façon à froisser sa droiture, blesser sa délicatesse, et elle était obligée de s’avouer que sa colère se perdait dans une joie inconnue et que, libre, elle lui eût donné sa vie avec élan.

« De quel droit maintenant, pensait-elle, oserais-je blâmer les inconséquences des autres ? Il a raison : je ne dois pas le juger sévèrement quand je vois par moi-même combien il est facile de faire des faux pas. »

Elle marchait avec agitation en se répétant :

« Il m’aime ! et je ne suis plus libre ! »

Un coup frappé à la porte la fit trembler, mais, en reconnaissant la voix de Mlle Constance, elle alla ouvrir.

— Tu pleures !… ma chérie, qu’as-tu ? Tu viens de voir M. Saverne ; qu’est-ce qu’il t’a dit ?

— Il revenait pour demander ma main, répondit Suzanne en essayant de parler tranquillement.

— Et tu le regrettes pour mari… Alors tu vas rompre avec M. de Preymont ? s’écria Mlle Constance qui, dans son aversion pour le projet arrêté, eût prêté les deux mains au mariage de sa nièce avec Saverne.

— Rompre !… répéta Suzanne d’une voix indistincte.

Un instant, ce mot fit battre son cœur d’une joie extraordinaire.

— Oui, rompre ! répéta Mlle Constance avec énergie. Veux-tu que j’aille trouver tout de suite Mme de Preymont ? Ton cousin se consolera et en épousera une autre, et toi, ma chère nièce, ma chérie, je te verrai faire un mariage qui, sans me plaire complètement, aura du moins…

Mais elle fut interrompue par une exclamation indignée de Suzanne que les paroles de Mlle Constance avaient replacée en face de la réalité :

— Y pensez-vous ? et ma parole, et la foi jurée, ma tante ?

— Ta, ta, ta, la foi jurée !… c’est un mot, ma chère enfant, surtout quand il s’agit de ton avenir. Laisse-moi faire, continua-t-elle, je vais arranger les choses. Ce sera facile avec M. de Preymont ; avec ton père nous aurons plus de mal, mais nous arriverons.

Suzanne, maintenant de sang-froid, l’écoutait avec indignation.

— Pourquoi me donnez-vous un pareil conseil ? s’écria-t-elle. Je ferais là une action lâche et déloyale ! Abandonner Marc, quand c’est moi-même… Tenez, à mes yeux, ce serait déshonorant !… J’ai été émotionnée, il est vrai, trop émotionnée par la scène que M. Saverne m’a faite, mais c’est tout.

— Cependant tu pleurais, mon enfant ? dit Mlle Constance déconcertée.

— Vous m’avez surprise au milieu d’impressions vives, mais passagères, répondit Suzanne. Il est toujours pénible d’être la cause d’un chagrin, et j’ai vu que M. Saverne en avait beaucoup. Quant à Marc, il a ma parole, et pas un instant je n’ai eu la pensée de rompre avec lui…

Pendant ce temps, Didier avait couru chez Mme de Preymont, qui comprit immédiatement à son air bouleversé que ses craintes étaient réalisées et qu’il avait vu Suzanne.

— Pourquoi, s’écria-t-il, pourquoi ne m’avoir pas prévenu ?

— Mais on vous a écrit, répondit-elle, et Marc comptait vous écrire de nouveau s’il ne vous rencontrait pas à Paris.

— Je ne serais pas venu alors, et surtout…

— Surtout quoi ? demanda-t-elle avec inquiétude.

— Je n’aurais pas parlé ! répondit-il, marchant à grands pas dans le salon. Que ce Marc est heureux !… Elle est si séduisante ! Quand je pense que depuis un an j’attendais ce moment comme on…

Il se jeta sur une chaise, cacha sa tête dans ses bras et pleura comme un enfant.

Mme de Preymont, émue, s’approcha de lui et posa la main sur son épaule.

— Voyons, Didier !

— C’est fini ! dit-il en se redressant vivement. Et à présent je n’ai plus qu’à m’en aller.

Mme de Preymont, trop absorbée dans ses propres inquiétudes pour s’arrêter longtemps sur le chagrin de Saverne, dit en hésitant :

— Vous dites que vous avez parlé… mais Suzanne ? Vous l’aurez troublée bien inutilement.

— Troublée… je ne sais pas si elle l’était, répondit Saverne ; tout ce que je sais, c’est qu’elle s’est mise en colère, qu’elle m’a flanqué à la porte et que jamais je ne l’ai tant aimée…

— Et que jamais aussi vous n’avez si mal agi : la fiancée de votre ami !

— Oh ! ça, c’est vrai, répondit Saverne, j’ai agi comme un butor. Maintenant, vous dire que je le regrette absolument, ce serait mentir. Mais je crois qu’il est urgent que je parte.

— Absolument urgent, répliqua Mme de Preymont d’un ton grave, et, au cas où vous hésiteriez, j’exigerais votre départ par égard pour moi et au nom d’une amitié qui ne peut pas être entièrement effacée par cette rivalité.

— Oh ! Dieu, je n’en veux pas à Marc, répondit Saverne. Il a gagné la partie, tant mieux pour lui !

Le soir même il reprenait le chemin de Paris sans avoir rien dit qui pût confirmer ou détruire les doutes de Mme de Preymont.

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