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Un vaincu

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III

Le lendemain, il écrivit à M. Jeuffroy pour lui demander s’il pouvait, sans indiscrétion, lui présenter Saverne au contrat, car il savait que M. Varedde, en grand deuil de ses parents, désirait que le mariage se fît dans la plus complète intimité, à la très vive satisfaction de son beau-père, dont les dépenses se trouvaient ainsi forcément limitées.

— Saverne, Saverne ! répéta M. Jeuffroy en lisant le billet devant sa sœur. Je connais ce nom-là… Il y a longtemps qu’il n’est venu ici, mais je me rappelle l’avoir vu une fois. Parbleu, j’y suis ! c’est un dessinateur et un écrivain. Je ne sais pas ce qu’il écrit, mais il est connu.

Mlle Constance n’ouvrait jamais un livre, et considérait qu’un auteur est un phénomène que les simples particuliers, heureusement pour eux, ne sont pas appelés à rencontrer dans leur chemin.

— Un homme qui écrit ! s’écria-t-elle ; et Mme de Preymont l’a chez elle !… Pauvre femme ! que va-t-elle lui donner à manger ?

— Hum ! je n’aime guère ces gens-là ! reprit M. Jeuffroy, dont la large face exprimait cependant une certaine satisfaction. Des viveurs, des paniers percés !

— Que vas-tu faire, mon frère ?

— Parbleu ! je vais dire à Preymont de l’amener ; Varedde ne pourra pas en être contrarié. D’ailleurs, c’est flatteur d’avoir à sa table un homme dont le nom est souvent dans le journal.

Ce fut avec un visage impassible que Preymont, habitué à cacher ses impressions, partit avec sa mère et Saverne pour aller remplir son rôle de témoin.

Lorsqu’ils entrèrent dans le salon, Suzanne, dont la beauté était mise en relief par une toilette élégante donnée par Mlle Constance, causait avec son fiancé, un grand garçon bien planté, mais que Saverne, stupéfait de la rare beauté de Mlle Jeuffroy, jugea absolument indigne de baiser même le bout des doigts de la jeune fille.

Assise bien droite dans un fauteuil, ses papillotes un peu jaunes arrangées avec ordre sous un bonnet de dentelle, vêtue d’une robe de soie noire qu’elle avait eue pour le mariage de son frère et que quelques ornements de sa façon essayaient de rajeunir, Mlle Constance, un sourire de béatitude sur les lèvres, ressemblait à une apparition étrange et surannée. Si parfois elle avait rêvé qu’en des temps différents la beauté de sa nièce l’eût fait aimer d’un prince, elle songeait que les mœurs actuelles ne sont point à dédaigner, et qu’il est bien doux de conserver le droit de manifester son amour à ceux qu’on aime.

Quand le notaire commença la lecture du contrat, Suzanne, étouffant un soupir d’ennui, se tourna vers le jardin et s’abandonna à ses pensées heureuses.

La chaleur, cette année-là très tardive, était apparue subitement, plongeant dans un délire joyeux tous les êtres qui tiennent d’elle ou la vie ou la joie. Comme des fous ravis, ils s’agitaient en masse avec un bruit assourdissant, s’acheminant affairés vers on ne sait quel but mystérieux. Les feuilles tremblaient d’ivresse sous la caresse d’un souffle parfumé ; un fin duvet, échappé de grands peupliers, suivait tous les caprices de la brise pour venir tomber en si grande quantité dans les allées que le sol, par endroits, semblait enfoui sous une neige blonde. Ce duvet léger s’aventurait dans les rayons de vive lumière qui pénétrait dans les appartements ouverts ; il s’y précipitait avec elle, effleurant en passant le visage de la jeune fille sans réussir à la distraire de sa rêverie.

A quelques pas d’elle, Preymont contemplait, avec des pensées bien différentes, la joyeuse folie de la vie qui parait de sa jeunesse jusqu’aux vieux et sombres ifs, dressant dans le jardin les formes laides et bizarres qu’on leur avait données. Il sentait sourdre dans son âme une vieille, une ardente colère contre tout ce qui est vie et joie. Il savait que, dans d’autres circonstances, il eût pu se faire aimer de cette femme ravissante et mettre à ses pieds les trésors d’un cœur affamé qu’il avait cru mort aux rêves de bonheur.

Les visages et les objets qui l’entouraient lui étaient odieux ; il se demandait avec irritation quel était son rôle au milieu des rouages éternels de la nature, lui auquel les joies et les devoirs les plus légitimes étaient refusés. Ancienne et dévorante pensée qui, lorsque la passion n’en était pas comme aujourd’hui l’inspiratrice, avait cependant étendu son ombre épaisse sur ses efforts et ses travaux dans les moments les plus brillants de leur réussite.

Il tressaillit, comme un homme réveillé brusquement, quand Saverne, absorbé jusque-là dans la contemplation de Suzanne, se pencha à son oreille pour lui dire :

— Quelle ravissante créature !… mais comprend-on pourquoi elle épouse un grand gaillard aussi banal ! je le trouve vulgaire.

— Elle le voit sous un autre jour, répondit Preymont d’un ton bref, et la réputation de M. Varedde est celle d’un très brave garçon.

— Je pense bien qu’on ne la donne pas à un repris de justice ! répliqua Saverne. Un brave garçon ! bel argument, ma foi, pour marier une femme qui, si elle le voulait, bouleverserait la cervelle de tous les hommes.

Une interruption dans la lecture du contrat l’obligea au silence. Suzanne, n’entendant plus la voix forte et monotone du lecteur, tourna la tête et vit que M. Varedde discutait à voix basse avec le notaire.

— Je crois, monsieur, qu’il y a là une erreur.

— Aucune erreur !… M. Jeuffroy m’a donné écrite l’énumération des titres qui devaient être portés sur le contrat, et je n’ai eu qu’à copier exactement.

— Eh bien, reprit Varedde, M. Jeuffroy a eu une distraction ; ce sera facile de rectifier.

Le notaire toussa d’une façon significative, et lui dit tout bas précipitamment :

— Prenez garde ! ce n’est pas l’habitude de mon client de se tromper sur des chiffres.

— Raison de plus pour m’expliquer, répondit-il.

Il se tourna vers M. Jeuffroy, qui attendait d’un air tranquille la fin du colloque.

— Je disais à monsieur qu’il y a une erreur, reprit-il. Voulez-vous bien examiner avec moi ?

— Une erreur !… quelle erreur ? répondit M. Jeuffroy en se levant.

— Voulez-vous que nous passions dans votre cabinet pour nous expliquer, monsieur ? Nous serons plus libres, et nous n’ennuierons personne de ces détails.

Suzanne, surprise en les voyant s’éloigner, interrogea Preymont, qui répondit d’un ton insouciant :

— Un malentendu, je crois, que ces messieurs vont éclaircir en quelques mots.

— C’est la faute du notaire, dit Mlle Constance, vaguement inquiète. Il aura mal compris les idées de mon frère.

Mais l’explication se prolongeait et dégénérait en altercation. M. Varedde ayant élevé la voix, on l’entendit s’écrier avec colère :

— Ce n’est qu’une duperie, monsieur ! et si vous avez cru que je n’étais pas assez expérimenté en affaires pour m’en apercevoir, vous vous étiez trompé. J’ai toujours entendu épouser une femme qui m’apportât 100,000 francs de dot parfaitement liquides ; mais vous vous êtes arrangé de façon que la dot promise se trouve réduite à 60 ou 70,000 francs au plus… Je refuse de signer le contrat si vous ne le rectifiez pas.

Suzanne n’entendit pas la réponse de son père ; elle s’était levée pâle d’émotion et les yeux indignés.

Sa tante entra précipitamment dans le cabinet de M. Jeuffroy.

— Qu’y a-t-il ? pourquoi vous fâchez-vous ? demanda-t-elle d’une voix étranglée par l’inquiétude.

— Mademoiselle, répondit M. Varedde qui paraissait très excité, monsieur votre frère a bien promis une dot de 100,000 francs, mais il en a représenté un bon tiers en valeurs à peu près fictives, car il sait aussi bien que moi qu’elles n’auront plus cours dans un temps très rapproché, et que le taux en est du reste absolument illusoire. Peut-être avait-on espéré que la fraude passerait inaperçue, ou que, si près du mariage, je n’oserais pas protester.

— Vous pourriez ménager vos expressions ! s’écria M. Jeuffroy furieux. Un père est bien libre de constituer la dot de sa fille comme il lui convient, sans pour cela commettre de fraude.

— Certainement, monsieur, vous êtes très libre, mais je le suis également de me retirer si vous me poussez à bout.

Le notaire se tenait coi, voyant que la bourrasque était trop forte pour qu’il pût intervenir. Il en observait les différentes phases avec la mine placide d’un homme dont l’expérience est grande.

Mlle Constance, épouvantée, prit son frère à part et lui dit :

— Il faut céder, mon frère. Un mariage manqué fait un tort considérable à une jeune fille. Et puis, il faut penser avant tout à Suzanne, au chagrin qu’elle aurait… Change vite les valeurs.

— Je ne changerai rien, répondit M. Jeuffroy en frappant du pied. Je ne vois pas pourquoi ma fille et mon gendre n’auraient pas aussi bien que moi quelques valeurs médiocres. Varedde aime Suzanne ou ne l’aime pas. Quelques sous de plus ou de moins ne font rien à l’affaire.

— Mais il peut bien l’aimer et tenir à la dot, répondit Mlle Constance au désespoir. Mon frère, pense à Suzanne et fais un sacrifice.

— Sacrifice, sacrifice !… propos de femme ! répondit M. Jeuffroy dont les petits yeux, sous l’empire de la colère, avaient découvert le moyen de devenir expressifs. Vais-je me mettre sur la paille sous prétexte que Suzanne est ma fille ? Je ne changerai rien, rien aux dispositions prises.

Son avarice, dans le moment, dominait sa vanité et toutes les considérations qui le pressaient de marier sa fille. L’entêtement d’un esprit borné s’en mêlait, mais, au milieu de ces différents sentiments, il n’oubliait pas que, en méditant de duper M. Varedde, il avait songé à la générosité de sa sœur si un conflit se produisait. Le parti de la vieille fille fut en effet pris immédiatement. La somme en discussion représentait à peu près la moitié du petit capital que, chaque année, elle augmentait avec délices par ses économies, mais elle n’hésita pas à s’en dépouiller.

— J’en aurai toujours assez, dit-elle à son frère ; il nous faut si peu de chose pour vivre, à Fanchette et à moi !

— Ma foi, répondit M. Jeuffroy d’un ton maussade, si tu veux faire un cadeau à ta nièce, tu es bien libre. Pour moi, je ne puis rien de plus.

Mlle Constance courut à M. Varedde et lui dit :

— Tout est arrangé, mon cher monsieur, je prends pour moi les valeurs qui ne vous plaisent pas, et je les remplace par une partie des miennes. Elles sont, au reste, à Suzanne, puisque toute ma fortune doit lui revenir un jour.

Varedde respira ; il craignait d’être allé trop loin et d’avoir amené une rupture. Il aimait réellement Suzanne, mais il était de ceux qui, après avoir pesé tous les avantages d’un mariage, n’entendent pas qu’une parcelle leur en soit enlevée. Cependant ce fut en hésitant qu’il répondit à Mlle Constance :

— Mais, mademoiselle, c’est une affaire entre moi et M. Jeuffroy. Je ne vous demande rien, et je ne sais si je dois accepter.

— Pourquoi n’accepteriez-vous pas, monsieur, si moi j’accepte ?

Varedde se retourna vivement et se trouva en face de Suzanne, dont les grands yeux bleus brillaient de colère. Il resta tout interdit, se demandant avec une terrible inquiétude si elle avait entendu les propos exaspérés que, dans son emportement, il n’avait pu retenir. Il crut habile de traiter légèrement l’incident :

— Ma chère enfant, lui dit-il en souriant, les questions d’argent ne vous regardent pas ; que venez-vous faire ici ?

— Ce que je crois devoir faire, monsieur, répondit-elle d’un ton dédaigneux.

— C’est me répondre d’un ton un peu désobligeant, chère Suzanne. Je vous en prie, rentrez dans le salon, l’affaire sera réglée dans une minute, et nous vous rejoignons.

— L’affaire, comme vous l’appelez, est toute réglée, répliqua Suzanne. Ma chère, ma bonne tante, j’accepte votre aumône.

— Mademoiselle ! s’écria Varedde en rougissant de colère.

— Quoi ?… le mot vous déplaît ?… mettez don si vous voulez, et qu’on termine au plus vite.

La jeune fille, très pâle, était si belle que le notaire, malgré ses cheveux gris, faillit tomber amoureux d’elle. Elle parlait d’un ton décidé qui frappait de surprise M. Jeuffroy et produisait sur Varedde une impression extrêmement pénible, car il avait été convaincu jusque-là qu’une jeune fille de dix-neuf ans est une enfant sans initiative et maniable comme de la cire molle.

— Suzanne, ma chère Suzanne, lui dit-il en l’attirant malgré elle dans l’embrasure de la fenêtre, cette scène est déplorable, je la regrette amèrement. Pourquoi cet air en colère ? Que supposez-vous ? N’allez pas imaginer que je ne vous aime pas parce que je refuse d’être dupe.

— Est-ce que mon père est capable de duper qui que ce soit, monsieur ? répondit Suzanne avec véhémence.

Furieux contre lui-même, Varedde répliqua :

— Je suis trop ému en vous voyant cet air mécontent, Suzanne, pour peser mes mots. Si je vous ai blessée par certaines expressions, j’en suis sincèrement désolé. Faites la part de la surexcitation du moment. C’est fini, n’est-ce pas ?

— Mais le malentendu n’existe plus, monsieur, répondit Suzanne à haute voix. Ma tante a levé toutes les difficultés ; vous vouliez cent mille francs, vous les aurez !… et, comme vous le disiez, n’en parlons plus.

Puis elle ajouta plus bas, d’un ton ironique :

— Quant à votre amour, je n’ai évidemment aucune raison d’en douter. J’y crois, oh ! très fermement.

Le malheureux Varedde, interdit, sentait qu’il jouait un rôle pitoyable, qu’elle le tenait sous ses pieds et que, devant cette colère de femme offensée, le plus sage parti était de ne rien dire.

Mlle Constance, qui avait fait rectifier le contrat, s’approcha d’eux et enleva la position.

— Tout est en règle maintenant, mes chers enfants : terminons vite. Que doivent penser les Preymont et les témoins ?

— Ma tante a raison, monsieur, reprit Suzanne, ce malheureux incident n’a que trop duré. Par égard pour moi, veuillez ne plus discuter.

Lorsque, malgré un mouvement de Preymont pour l’arrêter, Suzanne était entrée dans le cabinet de son père, elle en avait refermé la porte, et les invités, réduits aux conjectures, échangeaient leurs suppositions.

— Ah ! s’écria Saverne avec indignation, je crois, en vérité, qu’il marchande… c’est dégoûtant !

— L’expression est un peu vive, monsieur, releva un des témoins de M. Varedde. En quoi est-ce dégoûtant de penser à ses intérêts et de ne pas vouloir être attrapé ?

— Attrapé !… ah ! le mot est joli ! répliqua Saverne avec chaleur. Attrapé ! quand il devrait mendier à genoux la main de Mlle Suzanne, et ne penser qu’à son infériorité devant tant de grâce et tant de beauté… La belle affaire que trente mille francs ! A la place de Mlle Jeuffroy, je flanquerais votre ami à la porte !

— Mais taisez-vous donc ! lui dit tout bas Mme de Preymont en posant la main sur son bras pour calmer son exaltation. De quoi vous mêlez-vous ? Devenez-vous fou ?

Preymont écoutait silencieusement. Pour lui qui aimait passionnément Suzanne dont il connaissait le caractère fier et entier, il se demandait, avec angoisse, ce que deviendrait une vie commencée par une blessure qui devait révolter la jeune fille.

Il l’examina avec attention quand elle rentra dans le salon. Sans rien dire, elle alla reprendre la place qu’elle occupait précédemment.

« Que pense-t-elle ? » se demandait Preymont en remarquant qu’elle pâlissait et rougissait alternativement sous l’excitation de ses sentiments intimes.

— Un léger malentendu, expliqua le notaire, tout est réglé maintenant. Je crois que nous pouvons procéder aux signatures… Mademoiselle Suzanne, voulez-vous venir signer ?

Mais il répéta deux fois la question sans qu’elle entendît sa voix.

— Ma chère Suzanne, dit Marc en lui prenant la main, on demande votre signature.

Elle se leva aussitôt et s’approcha de la table en disant :

— M. Varedde a-t-il signé ?

— C’est vous, mademoiselle, qui devez commencer, lui dit le notaire ; c’est un usage courtois.

— Non… je ne signerai qu’après lui. Monsieur, signez, je vous prie.

Devant le ton impérieux de la jeune fille, M. Varedde eut quelque peine à retenir un geste de colère ; mais il se contint, et, après avoir signé d’une main nerveuse, il lui passa la plume. Elle la jeta devant elle, prit vivement le contrat et le déchira.

A cet acte imprévu, Mlle Constance, stupéfaite, poussa un cri ; M. Jeuffroy, furieux, s’avança vers sa fille et lui saisit le poignet en disant :

— Sotte !… deviens-tu folle ?

M. Varedde la regardait sans pouvoir prononcer un mot.

— Monsieur, lui dit Suzanne, qui, par un énergique effort de volonté, parlait avec calme, je n’épouserai jamais un homme qui m’a marchandée. Voici la bague de fiançailles, on vous renverra le reste aujourd’hui même.

— De quel droit te permets-tu…, commença M. Jeuffroy.

Mais M. Varedde l’interrompit d’un geste et, tout tremblant de colère, s’écria :

— Comment ! pour une simple discussion d’argent, vous renoncez à m’épouser ?… Pourtant, mademoiselle, si vous êtes loyale, il me semble que vous devez avoir un peu d’affection pour l’homme à qui vous donniez votre main !

— Osez, s’écria Suzanne avec impétuosité, osez affirmer que, si ma tante n’avait pas eu la générosité de se dépouiller pour compléter ma dot, vous n’auriez pas rompu !… Vous vous permettez de mettre en doute ma loyauté monsieur, continua-t-elle les yeux étincelants ; mais votre amour si souvent affirmé, où est-il ? Dans l’offense faite à votre fiancée, ou dans l’insulte jetée à mon père ?

— Je sais que je vous ai donné prise sur moi, répondit M. Varedde, et il est difficile de raisonner avec une femme en colère ; mais si vous m’aimiez réellement, vous pardonneriez facilement quelques mots trop vifs.

— Il y a autre chose que des mots trop vifs, répliqua Suzanne d’une voix tremblante, et la sympathie ne résiste pas à certaines épreuves ; j’avais donné la mienne à quelqu’un qui n’était pas vous.

Elle lui tourna le dos et quitta le salon.

Son départ fut suivi d’un moment de stupeur. Saverne, transporté d’enthousiasme, eût voulu précipiter par la fenêtre le père et le fiancé, puis s’élancer sur les pas de la jeune fille, lui exprimer son ardente admiration, s’en faire aimer en deux temps et l’emmener très loin dans les régions de l’amour chevaleresque.

Bouleversé et pâle comme un mort, Preymont se pencha vers sa mère et lui dit :

— Vous seule pouvez trouver le mot qui lui fera du bien. Suivez-la, je vous en prie, et, si c’est possible, que Mlle Constance ne l’accable pas de ses consolations.

Ensuite il s’efforça d’empêcher que les esprits surexcités n’allassent trop loin.

Après quelques paroles vives échangées avec M. Jeuffroy, Varedde se retira, suivi immédiatement de Preymont et des quelques personnes présentes.

L’événement avait été si rapide que M. Jeuffroy, resté seul, se demandait s’il était bien éveillé. Sa rage, son dépit et son chagrin se résumaient dans cette pensée :

« La triple sotte ! où a-t-elle pris un pareil caractère ? Nous verrons si je ne le fais pas plier… Elle me payera ce scandale ! »

Il s’était dit, en cédant au désir de diminuer la dot promise, qu’un homme amoureux écouterait d’une oreille distraite l’énumération ennuyeuse des valeurs sur lesquelles il pouvait bien, du reste, avoir des aperçus très superficiels, mais que, dans le cas contraire, il céderait facilement. Il voyait maintenant que Varedde était de la race des intéressés, et, malgré sa colère, il le jugeait favorablement.

Mais il ne trouvait aucune circonstance atténuante à la conduite de sa fille, dont il avait complètement oublié de faire entrer la dignité et la fierté blessées dans les éventualités prévues. Enfin il enveloppait Mlle Constance dans son ressentiment :

« Une autre sotte !… puisqu’elle voulait bien faire un cadeau à sa nièce, elle aurait pu le dire plus tôt. Et encore ça parle de sacrifice !… Nous voilà dans de beaux draps, grâce à elle ! »

Sa première pensée avait été de céder à la colère et de monter immédiatement chez sa fille ; mais la nécessité de prendre certaines mesures l’obligea à sortir, et il ne rentra que pour le dîner.

Pendant ce temps, Suzanne, très surexcitée, n’éprouvait aucune défaillance et s’efforçait de consoler Mlle Constance désespérée.

— Comment pouvez-vous pleurer ! disait-elle avec animation. Vaut-il un regret ? N’avez-vous pas entendu qu’il parlait de se retirer ? Mettez-moi un peu plus haut, ma chère vieille tante ; vous qui êtes si généreuse, vous devriez le mépriser.

— Mon Dieu, mon Dieu ! répétait la pauvre fille, il est si naturel de penser à ses intérêts, ma Suzanne ! mais tu es une enfant, tu ne sais rien de la vie ; on a besoin d’argent. Un si bon parti !

— Vous l’appelez encore un bon mariage quand vous venez de voir ce qu’était l’homme ! s’écria la jeune fille.

Elle n’essaya plus de discuter, et pendant que Mlle Constance allait quitter ses vieux atours et narrer à Fanchette son désespoir, elle s’abandonna à ses pensées sans chercher à calmer leur surexcitation.

Cependant, elle se disait avec inquiétude :

« Que pense mon père ? pourquoi ne l’ai-je pas encore vu ? »

Ce ne fut pas sans quelque appréhension que, décidée à réagir immédiatement contre elle-même, elle descendit pour le dîner, songeant qu’elle délivrerait M. Jeuffroy de son plus grave souci en lui prouvant, par son air calme, que la blessure se cicatriserait aisément.

Il entrait dans la salle à manger lorsque Suzanne arrivait. Elle fit précipitamment quelques pas vers lui, espérant un peu que, pour la consoler, il allait la prendre dans ses bras comme un père aimant ; mais elle s’arrêta court devant la mine rogue de M. Jeuffroy qui s’assit à table sans parler. Il ne rompit le silence que pour se plaindre amèrement des dépenses inutiles qu’un dîner manqué de quinze couverts lui avait imposées. Il fit comparaître la cuisinière, et lui donna des ordres minutieux pour conserver le plus longtemps possible une partie des mets dont la vue l’horripilait.

— Nous pouvons vivre là-dessus au moins huit jours, lui dit-il. Je n’entends pas vous donner un sou avant la fin de la semaine prochaine.

La surexcitation de Suzanne s’abattait plus rapidement qu’un vent vif sous une pluie fine. Elle luttait contre un accès de désolation. Jusque-là sa colère contre M. Varedde l’avait soutenue et ne lui avait pas permis de réfléchir à la conduite de son père ; mais soudain un doute, qu’elle se reprochait comme une faute énorme, lui serrait le cœur.

Après le dîner, il lui ordonna d’un ton brusque de passer avec lui dans le salon.

— Je ne vous ai pas encore dit ma pensée sur votre conduite, mademoiselle ; je voudrais bien savoir dans quels romans vous avez pu trouver l’idée qu’une jeune fille avait le droit de mettre à la porte un fiancé honorable choisi par son père.

— Honorable ! s’écria Suzanne. Mon père, vous trouvez honorable qu’il songeât à m’abandonner pour une question d’argent ?

— Voilà déjà de grands mots. T’abandonner ! est-ce qu’il en était seulement question ? Les affaires te regardent-elles ? Est-ce qu’à chaque instant il n’y a pas quelque discussion sur la forme d’un contrat ? Ta conduite a été ridicule, inepte, inqualifiable !

Suzanne avait une de ces intelligences nettes et un de ces caractères bien trempés qui ne se laissent pas démonter par des reproches injustes ou des idées froissant leur droiture.

— Si c’était à refaire, mon père, et bien que désolée de vous causer quelque peine, je n’agirais pas autrement, répondit-elle avec fermeté.

— Quelque peine ! voyez-vous cela, quelque peine ! C’est parler légèrement de la situation dans laquelle je me trouve, grâce à toi… Toute la ville glose déjà. On est capable de me jeter la pierre, quoique j’aie agi selon mon droit.

— Puisque vous avez agi selon votre droit, mon père, comment pouvez-vous me reprocher d’avoir rompu avec un homme qui vous accusait d’une chose déshonorante ?

M. Jeuffroy, devant un raisonnement qui défiait la contradiction, employa, pour avoir raison, un moyen connu et apprécié de bien des gens :

— Tais-toi… tu n’ouvres la bouche que pour dire des sottises. Je suis vraiment bien malheureux. J’arrange pour toi un mariage excellent avec un charmant garçon, je me réjouissais de penser que ma fille allait être heureuse, et, par caprice, elle détruit mon ouvrage. Elle me met à dos la meute des malveillants, elle m’attire une scène désagréable, elle nous donne tous en risée à un tas de gens dépités de te voir faire un excellent mariage…

Excité par ses paroles, il se tourna vers Mlle Constance qui essayait de le calmer et de défendre Suzanne :

— Quant à toi, tu as agi comme une imbécile. Puisque tu voulais faire un cadeau, il fallait le dire tout de suite ; nous aurions ainsi évité le scandale de mademoiselle ma fille.

Suzanne s’avança vers sa tante et l’embrassa, en disant d’une voix entrecoupée :

— Je vous serai éternellement reconnaissante de ce que vous avez fait, ma tante. Vous avez agi d’une façon admirable, je ne l’oublierai jamais ; mon affection pour vous est, si c’est possible, encore plus vive qu’elle ne l’était auparavant.

— Ma chère enfant, j’aurais tout donné pour que ce malheur ne fût pas arrivé. Il ne faut pas en vouloir à ton père, lui dit-elle tout bas, il a tant de chagrin qu’il est tout hors de lui. Mais, continua-t-elle plus haut avec une lueur d’espoir, M. Varedde reviendra peut-être, et vous vous raccommoderez.

Suzanne, découragée, s’éloigna de quelques pas et répondit :

— Une pareille démarche serait loin de lui rendre mon estime.

— C’est un entêtement inouï ! s’écria M. Jeuffroy exaspéré, et un monstrueux égoïsme quand je viens de te montrer tous les désagréments que ta conduite va m’attirer. Si, après ta scène ridicule, Varedde te faisait l’honneur de revenir à toi, tu devrais t’estimer bien heureuse.

La jeune fille se mit à pleurer à chaudes larmes. Elle éprouvait l’impression désolée d’un voyageur exténué, qui a passé brusquement d’un pays charmant dans une contrée aride dont il ne voit pas la fin. Elle était prise de vertige devant l’abîme qui la séparait de son père, et, dans sa double déception, celle que lui causait M. Jeuffroy était peut-être la plus cuisante. Quels que soient les liens du sang, il est contre nature d’aimer ardemment ceux qui ne répondent ni à votre affection ni à votre intérêt, et la tendresse de Mlle Jeuffroy s’était refroidie en face de l’indifférence ou de l’attitude désagréable de son père. Mais du moins, quels que fussent ses étonnements et sa peine devant certains propos, malgré son aversion secrète pour une existence parcimonieuse et les idées qu’elle entendait émettre, jamais le plus léger soupçon n’avait altéré sa confiance dans l’honorabilité de M. Jeuffroy.

Emportée par son angoisse, elle s’approcha de lui et dit d’un ton suppliant :

— Mon père, dites-moi que M. Varedde vous a… je vous en prie, dites que…

Mais retenue par sa pudeur filiale, épouvantée d’une pensée qui la troublait déjà comme un remords, elle s’interrompit et s’enfuit.

— Qu’est-ce qu’il lui prend ? s’écria M. Jeuffroy au comble de l’étonnement. Que veut-elle dire, ma sœur ?

— Je n’en sais rien ; mais ce que je sais, mon frère, répondit la vieille fille avec énergie, c’est que tu as été dur pour elle, que tu l’as fait pleurer, et que je ne veux pas de ça !

Et, sans attendre la réponse de M. Jeuffroy, elle partit, le laissant chercher seul la solution du problème. Mais il pouvait d’autant moins la découvrir que, devant la colère de sa fille contre M. Varedde, il était resté fort convaincu qu’elle ne soupçonnait pas ses agissements paternels.

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