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Un vaincu

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V

Pour se remettre de l’ébranlement moral dans lequel l’avait jetée la rupture de son mariage, Suzanne obtint de son père la permission d’aller passer un temps indéterminé dans le couvent où elle avait été élevée, auprès de la supérieure qui l’aimait d’une forte et tendre affection.

Son absence dura quelques semaines, pendant lesquelles Saverne entra sans difficulté dans l’intimité du manoir. Avec la soudaineté de décision qui lui était propre, il avait pris la résolution de mettre en œuvre tous ses moyens de séduction pour plaire à la jeune fille, oubliant, avec son insouciance et sa légèreté de principes habituelles, que l’honneur lui faisait une loi de reconquérir avant tout sa liberté.

Après avoir manifesté avec vivacité son enthousiasme pour Mlle Jeuffroy, il n’en parla plus, jusqu’au moment où, venant s’asseoir auprès de Mme de Preymont, il lui dit :

— Vous ne me parlez plus de mariage, vous qui sembliez si désireuse de me découvrir une femme !

— Je vous attendais, répondit-elle ; force-t-on la liberté d’un étourdi comme vous ?

— Ah ! répliqua-t-il gaiement, je vis sur ma réputation. Le vieil homme est au fond d’un puits, et le nouveau est disposé à se faire ermite… avec une femme par exemple ! et je l’ai découverte sans l’aide de personne : c’est Mlle Suzanne.

— Elle n’est pas obtenue, répondit Mme de Preymont en pâlissant légèrement. Son entourage attache à l’argent une importance extrême.

— Ah bah ! l’argent !… j’en gagne suffisamment pour donner à ma femme une grande aisance. Cette jeune fille n’est pas une poupée qui ne songera qu’à s’habiller. C’est un caractère, en même temps qu’une beauté exquise.

Preymont se promenait silencieusement, les mains derrière le dos.

— Qu’en pense le philosophe ? cria Saverne. Serait-il content de m’avoir pour cousin ?

— Assurément, répondit Preymont d’un ton bref, mais défie-toi ; il n’y a pas une femme qui ne soit un peu poupée, de même qu’il n’y a pas d’homme qui ne soit un peu polichinelle.

— Singulière profession de foi pour un philanthrope ! répliqua Saverne en riant, car c’est le nom que te donnent tes compatriotes, qui t’accusent avec amertume d’encourager tous les vices par ta générosité socialiste, c’est leur expression. Bien heureux si on ne t’accuse pas de les posséder !

— C’est encore rendre hommage à la vilenie de la nature humaine, répondit Preymont, que de protester par des actes contre l’étroitesse d’idées et de sentiments.

Saverne, s’il était un observateur alerte des ridicules et des détails extérieurs, n’était pas un psychologue. Quelque affection qu’il eût pour Preymont, il n’avait jamais pénétré bien avant dans sa nature profonde et tourmentée. Nullement habitué aux élans misanthropiques, d’ailleurs très rares, de son ami, il le regardait d’un air étonné. Preymont, en effet, avait appris de bonne heure à mesurer ses paroles, sachant bien qu’il n’avait pas le droit de s’exprimer avec amertume sans exciter la moquerie ou la pitié.

Sa tendance naturelle était du reste une grande indulgence, et, au milieu des contradictions de son esprit ou plutôt de ses sentiments, l’influence du cœur élevé qui vivait auprès de lui avait arrêté la destruction complète de ce bon ferment. Par un chemin très opposé à celui que suivait sa mère, il s’était rencontré avec elle dans une pensée généreuse. Sa bienfaisance indépendante plongeait ses racines dans l’idée de l’infinie petitesse et faiblesse de l’homme. Il tendait la main à l’affligé, non parce qu’il l’aimait, mais parce qu’il le plaignait d’être un rien perdu dans l’immensité, et il érigeait en principe qu’il faut suivre l’exemple de la nature, qui donne sa lumière, ses fleurs, ses beautés, sans se soucier des idées sociales ou religieuses que le passant médite en profitant de sa libéralité.

— Je soutiens, reprit Saverne, que ta cousine n’est pas, ne sera jamais une poupée, et je soutiens également qu’elle sera ma femme un jour ou l’autre.

Il se leva vivement, en continuant avec entrain :

— Et, pendant son absence, Dieu sait que j’ai bien manœuvré, en apprivoisant les gardiens farouches de la place ! J’ai enlevé le cœur du père, parce que sa vanité est flattée de recevoir un homme dont il peut crier sur les toits la réputation ; le cœur de la tante, parce qu’elle me trouve beau, ni plus ni moins ; celui de Fanchette, un peu pour la même raison, mais surtout parce qu’elle espère me convertir ; je crois même que cette dernière conquête est la plus sérieuse.

Il se mit à rire joyeusement, et, tout en cherchant son chapeau, qu’il avait jeté dans un coin, de façon à le retrouver difficilement, il reprit :

— Quel type que ce père Jeuffroy !… Il serait à conserver sous globe, s’il n’était bon à pendre. Sur ce, je vais dessiner sa maison pour lui faire ma cour. Peut-être verrai-je aujourd’hui Mlle Suzanne, car on parlait, lundi dernier, d’aller la chercher cette semaine. Qu’a-t-elle pu faire dans son monastère ? Elle n’est pourtant pas femme à pleurer longtemps un cuistre comme ce Varedde…

Il partit en coup de vent, laissant derrière lui des semences funestes.

Mme de Preymont tirait machinalement son aiguille, en regardant à la dérobée son fils, immobile dans la fenêtre, et l’air si sombre qu’elle n’osait rompre le silence. Dans son cœur maternel très passionné, le vieux rêve avait ressaisi tout son empire. Malgré la froideur et les demi-dénégations de Preymont, elle ne doutait pas de son amour pour Suzanne, et, bien qu’elle aimât la jeune fille, lorsque la déception l’avait atteinte, sa première pensée avait volé vers son fils.

« En le comparant à celui qui l’a froissée, se disait-elle, elle l’appréciera au point peut-être de penser un jour à lui donner son affection. Il est tellement supérieur à ce qu’elle voit et connaît !… »

Elle cherchait autour d’elle, dans ses souvenirs et jusque dans l’histoire, des exemples pouvant confirmer son espérance. Mais la présence et la résolution de Saverne détruisaient presque son rêve ; néanmoins elle trouvait que son fils ne devait pas s’abandonner lui-même.

Elle posa sa tapisserie sur une table et s’approcha de lui. Il regardait son ami ; arrêté dans la cour, Didier donnait avec animation au jardinier, qui l’écoutait bouche ouverte, les idées les plus extravagantes sur la culture des jardins.

— Faut-il te dire le fond de ma pensée, Marc ? murmura-t-elle.

Preymont tourna son regard vers elle, regard chargé, malgré lui, d’une tristesse si profonde, qu’elle baissa les yeux, sentant qu’ils se voilaient de larmes. Il se contenta de répondre :

— Regardez-le et… regardez-moi.

Sans ajouter un mot, il sortit et se dirigea vers sa fabrique.

C’était l’heure où les ouvriers rentraient. Il rencontrait des groupes animés qui le saluaient avec déférence, et parfois avec une expression particulière, dans laquelle il démêlait de l’attachement. La prospérité de sa filature était grande ; résultat d’une persévérance infatigable, il avait des raisons pour se féliciter lui-même et jouir de son travail, infiniment plus que le public n’eût pu le supposer, car il avait eu à lutter contre des découragements répétés avant de prendre un goût réel à son œuvre, et voilà qu’elle lui paraissait inutile et lourde à porter. Mme de Preymont avait eu un trait de génie en décidant que son bien-être serait le but proposé à l’activité de son fils ; mais maintenant que ce bien-être était acquis, la vieille idée qu’il n’aurait jamais ni femme à aimer, ni enfants à qui léguer le résultat de ses travaux, le hantait de nouveau pour amollir son courage et asservir sa forte volonté.

Il se raidit contre ses impressions, et, après avoir travaillé, il s’en alla dans les chemins frais et parfumés, écoutant, sans les repousser, les conseils de l’illusion qui lui disait de lutter avec les armes morales qu’il avait entre les mains. Il avait conscience de sa valeur, sans que toutefois une parcelle d’orgueil vint se mêler à cette connaissance de lui-même ; son orgueil, qui était grand, s’était emparé d’un autre côté de sa nature. Avec la sensation d’un naufragé qui aborde à la rive, il se cramponna soudain à l’espoir de vaincre.

Presque à son insu, il s’était dirigé vers le manoir, et il entra en familier dans les jardins. Suzanne venait d’arriver, et Saverne debout, auprès d’elle, lui montrait le commencement de son esquisse, pendant que Mlle Constance affairée, vêtue du plus singulier costume de voyage, s’agitait autour d’eux, et que M. Jeuffroy, les mains dans ses poches, donnait son avis d’un air entendu :

— C’est bien, très bien !… mais je ne m’explique pas comment, avec trois coups de crayon, on peut arriver à représenter aussi exactement une maison. C’est tout à fait ça la forme de la mienne, seulement n’oubliez pas le lierre, on l’admire généralement, et mettez bien toutes les feuilles, mais comment ferez-vous ?

Preymont fut satisfait de la belle mine de sa cousine. Cependant, en observateur expérimenté, il démêla dans son expression une nuance plus grave que par le passé lorsque son franc sourire n’éclairait pas ses beaux traits.

— Mademoiselle Jeuffroy me fait l’honneur de s’intéresser à ce petit dessin, dit Saverne gaiement, et, pour l’en récompenser, si elle me le permet, avant mon départ je crayonnerai son portrait à ma façon, c’est-à-dire en caricature.

— Je serais curieuse de voir cela, répondit-elle en riant.

— Est-ce que vous partez déjà ? demanda M. Jeuffroy.

— Le sais-je ? répondit Saverne avec entrain, en glissant le dessin dans un portefeuille. Demande-t-on au caprice quelle marche il doit suivre ?

— Oh ! avant de partir, mon cher monsieur, dessinez ma maison, s’écria Mlle Constance ; vous me feriez tant de plaisir !

— Le plaisir sera pour moi, répondit-il joyeusement. Demain matin je commencerai.

Son regard, si elle l’avait vu, eût appris à Suzanne qu’il se souciait bien peu, en ce moment, des manifestations de l’art ; mais toute l’attention de la jeune fille était concentrée sur Preymont.

Bien des fois, elle avait réfléchi à la conversation qu’elle avait eue avec son cousin au bord de la Vienne. Cette exclamation : « Grâce au ciel, vous ne l’aimiez pas ! » était pour elle le sujet d’une méditation inquiète.

« Pourquoi en était-il si heureux ? Pourquoi tant d’ardeur dans ses paroles ? M’aimerait-il ? Pauvre homme ! »

Elle observait tous ses mouvements de physionomie, mais Preymont avait son attitude froide de chaque jour, et lorsqu’elle se trouva seule un instant avec lui, il lui manifesta le tendre intérêt de leur vieille amitié sans qu’un mot, sans qu’une expression pût confirmer ses soupçons.

Rassurée, elle respira plus librement et lui dit gaiement :

— Je m’inquiétais un peu de mon retour, et voilà que je trouve pour m’accueillir la gaieté de votre ami et surtout votre bonne affection.

— Ah ! cette dernière chose est à la vie, à la mort, répondit-il sur le ton qu’elle avait pris. Il y a des plantes dont les racines sont si profondes qu’on n’en peut jamais trouver l’extrémité, et je crois que notre amitié est au nombre de ces plantes-là.

— Je le crois également, répondit-elle en lui tendant la main.

De bonne heure, le matin suivant, Saverne s’achemina vers le singulier logis de Mlle Constance. Aux premiers rayons du soleil, les fleurs entr’ouvraient leurs corolles, des lambeaux retardataires de brume s’enfuyaient, et, bien qu’il ne fût pas poète, Saverne songeait que cette fraîche matinée souhaitait la bienvenue à l’idylle dont il voulait être le héros.

Il s’annonça avec fracas, et Fanchette accourut en grondant :

— Enfin, monsieur, si ma maîtresse dormait, voyez un peu comme vous la réveilleriez… à son âge !

— Oui… mais dormait-elle ?

— Ah bien, oui, dormir ! Elle est déjà chez sa nièce.

— Alors ne grognons pas, Fanchette, et apportez-moi deux chaises pour que je m’installe confortablement à dessiner un chef-d’œuvre.

En dépit de son animosité pour les écrivains profanes, Fanchette avait une secrète sympathie pour Saverne, à qui elle adressait des semonces avec la liberté dont elle ne se départait pour personne.

— Devinez, Fanchette, à quoi j’ai passé ma nuit !

— Plus souvent ! répondit-elle d’un ton scandalisé. Est-ce qu’avec vous il ne faut pas toujours se méfier ?

— Vos chastes oreilles peuvent entendre mon récit, répliqua-t-il gaiement. J’ai commencé à écrire une belle histoire, qui sera publiée dans quelque temps.

— Ah ! exclama Fanchette avec curiosité, qu’est-ce qu’elle dit, votre histoire ? Parle-t-elle du bon Dieu, au moins ?

— Je crois bien !… d’une façon très directe, en vantant ses œuvres sous la forme d’une belle jeune fille qu’un beau jeune homme enlève à la barbe de son père.

Fanchette posa les poings sur ses fortes hanches et répondit véhémentement :

— Eh bien, monsieur, à quoi ça sert-il d’écrire des choses pareilles ? Si votre histoire tombe entre les mains d’une jeunesse, elle peut lui donner des idées qui reviendront un tantinet dans sa tête quand elle ferait bien mieux de penser à autre chose. J’ai une nièce, moi aussi, comme ma maîtresse… savez-vous ce que je ferais si je la voyais lire vos histoires ?

— Vous iriez mettre un cierge à l’église, Fanchette.

— Je lui donnerais des coups de trique, monsieur.

— Ma foi… c’est un moyen, répondit Saverne tranquillement.

— On devrait prendre toutes ces écritures-là, en faire un tas, et mettre le feu dedans, reprit Fanchette avec énergie. Voyez-vous, c’est le diable qui vous inspire.

— Le diable ? pauvre diable ! répondit Saverne avec commisération ; on lui en met tant sur le dos, Fanchette, que je me sens un peu de sympathie pour lui.

Fanchette le regarda d’un air inquiet, se demandant s’il parlait ou non sérieusement ; mais Mlle Constance arrivant avec Suzanne, elle n’eut pas le temps d’exprimer son indignation.

Saverne commença l’idylle qu’il rêvait avec la grâce et l’entrain qui le rendaient très séduisant. Sa conversation, mobile et légère comme son esprit, se posait sur un sujet pour y rester l’espace d’une minute, et s’enfuir où le caprice le poussait. La nature qui l’avait gâté, en lui donnant un caractère heureux et insouciant, lui avait appris à butiner sans jamais approfondir. Il avait, aux yeux de Suzanne, le charme de l’inconnu et de la jeunesse heureuse. Encore endolorie, sa tristesse diminuait au contact d’une gaieté communicative, et d’une sympathie dont le moindre mot de Saverne était parfois l’expression.

— Je sais que votre talent vous rapporte de bons revenus, dit M. Jeuffroy, qui était venu regarder par-dessus l’épaule de Saverne la marche du crayon.

— Assez bons ! répondit-il d’un ton insouciant.

— Comme c’est heureux ! dit Mlle Constance ; au moins vous pouvez faire des économies.

— Des économies ! s’écria Saverne en bondissant. Pour qui me prend-on ? A quoi sert l’argent, si on ne le jette pas par toutes les fenêtres ?

Mlle Constance regarda son frère d’un air consterné, et fit un mouvement vers sa nièce, comme pour la protéger contre un danger qu’entrevoyait son imagination. M. Jeuffroy, incapable de comprendre ce que les paroles de Saverne renfermaient d’exagération voulue, se redressa de toute sa hauteur et répondit avec pitié :

— On vous a donné de bien singuliers principes, monsieur !

— Parbleu, je les ai bien trouvés tout seul, et je mets en fait que ce sont les meilleurs du monde. Ne regarder à rien, satisfaire ses fantaisies, capricieuses comme ces jolies mouches bleues qui bourdonnent autour de nous, donner sans compter, se réveiller gueux comme un rat et, quand on a un banquier, courir remplir sa bourse pour la vider le plus vite possible en recommençant cette bonne existence joyeuse et insouciante, voilà le bonheur ! Mais l’argent n’est qu’un abominable tyran s’il faut le fourrer à la Caisse d’épargne. Mademoiselle Jeuffroy n’est-elle pas de mon avis ? ajouta-t-il d’un ton de respect et d’intérêt voilé qui était une flatterie délicate à laquelle la jeune fille fut sensible.

— Oui… jusqu’à un certain point, répondit-elle laconiquement en jetant un regard inquiet sur son père, et en se disant que si Saverne, trompé par les apparences, pouvait se douter de la parcimonie qui présidait à leur vie intime, il n’eût pas parlé aussi librement.

M. Jeuffroy pensa qu’il avait introduit trop légèrement chez lui un ennemi de ses idées, dont l’influence pourrait bien développer les tendances pernicieuses de sa fille. Il se promit de ne plus encourager les visites de Saverne, mais cette détermination tardive ne devait avoir aucun résultat. Le jeune homme se considérait déjà comme un intime de la maison, et ses dessins, auxquels il découvrait toujours quelque imperfection, étaient un prétexte plausible à des visites répétées.

Sa conversation variée reposait Suzanne des platitudes qu’elle entendait exprimer chez elle par des gens uniquement occupés de commérages, et des détails matériels d’une existence étroite. Elle se trouvait sur un terrain sympathique, éprouvant avec lui l’impression qu’elle ressentait quand elle allait chez Mme de Preymont.

Elle vivait captive dans une atmosphère contraire à sa nature, et les reproches que M. Jeuffroy lui adressait au sujet de son mariage manqué, achevaient de lui rendre l’existence pénible ; mais trop fière pour se plaindre, et désireuse surtout de prouver que la blessure faite par M. Varedde était cicatrisée, elle réagissait avec force contre ses tristesses.

Preymont, avec ce don d’observation et d’intuition particulier à ceux qui ont beaucoup souffert, devinait ce qu’elle n’avouait pas et, pour adoucir les rigueurs de la prison morale dans laquelle végétait la jeune fille, employait les nombreuses ressources d’un tact intelligent.

Fidèle à sa résolution, il avait rompu avec ses habitudes de retraite et de silence pour laisser pénétrer dans les replis d’une intelligence étendue et d’un cœur très chaud qui passait pour fort sec. Il recourait à un esprit vif, incisif, connu surtout de ses intimes, pour battre en brèche les idées toutes en surface de Saverne. Sa hardiesse de vues plaisait à Suzanne, dont l’intelligence, ouverte et sérieuse, était d’autant plus portée vers les audaces qu’elle était plus comprimée dans son milieu.

Mais, si son amitié et sa confiance grandissaient, si son sentiment vibrait souvent à l’unisson de celui qu’exprimait M. de Preymont, jamais sa pensée ne condamnait Didier. Elle s’avouait volontiers que la raison, la supériorité intellectuelle et même l’esprit étaient du côté de son cousin, mais elle ne connaissait rien de séduisant comme les défauts de Saverne, sa déraison, le peu de consistance de ses idées qui lui faisait renoncer avec tant de bonne grâce à sa manière de voir.

— Ma foi, mon cher, dit-il en riant un jour à Preymont, il faut venir ici pour apprendre à penser. Je veux bien être emporté par le diable dont parle si souvent Fanchette, si je ne te trouve pas splendide ! Mais pourquoi es-tu resté sur un si petit théâtre ? Il t’en fallait un autre.

Preymont haussa les épaules et répondit tranquillement :

— « Une araignée est fière pour avoir pris une mouche, tel homme pour avoir pris un levraut, tel autre un ours, tel autre des Sarmates. »

— Pas tant de hauteur, Marc, dit Suzanne en souriant. M. Saverne a raison, et j’ai pensé bien des fois que vous étiez fait pour une existence plus brillante.

Preymont eut le fin sourire qui était sa seule réponse quand il ne voulait pas répondre. Longtemps la corde, sur laquelle on venait de poser un doigt indiscret, avait vibré douloureusement. Avec la conscience de ses forces intellectuelles et de son énergie, il eût été ambitieux si toutes ses aspirations vers un large champ d’action n’avaient été écrasées par une invincible timidité et la crainte du ridicule, qui pesait encore sur lui, en dépit de la situation acquise. Il lui était arrivé souvent, comme aux esprits préoccupés de hautes pensées ou de grands desseins, de contempler avec un amer découragement les petits moyens d’action à sa portée. Mais avec son habitude de tout subordonner à des lignes générales, de considérer sans cesse dans quel orbe restreint l’homme s’agite, quelle que soit sa sphère d’activité, il avait détruit un sentiment qui, maître de lui, l’eût conduit à la stérilité.

Suzanne le défendait fréquemment contre les attaques de M. Jeuffroy, qui, tout en se vantant de sa parenté et de son intimité avec l’homme le plus considérable du pays, le détestait à cause de ses supériorités.

— Ce Preymont est exaspérant ! s’écriait-il quelquefois. Il a beau ne pas beaucoup parler, je suis sûr qu’il veut donner des leçons aux autres, avec sa façon d’agir comme personne !

— C’est un original, et c’est bien la faute de sa mère, répondait Mlle Constance, qui n’aimait guère Mme de Preymont. Elle l’a si singulièrement élevé ! et quand on lui adressait, par amitié, quelque observation, elle vous répondait invariablement : « Avant tout, je veux faire de mon fils un homme. » Un homme ! continuait la vieille fille en haussant les épaules, qu’est-ce que cela veut dire ? Elle me faisait rire ! Comme si la seule chose importante quand on a des enfants n’est pas de s’occuper de leur santé.

Suzanne essayait de protester, mais sans résultat, et, se résignant difficilement au silence, elle songeait tout bas que la porte, refermée sur elle par une déception, s’ouvrirait un jour pour lui laisser prendre son vol. Plutôt femme d’action qu’esprit porté à la rêverie, les circonstances, en l’obligeant à se replier sur elle-même, modifiaient sa nature primitive. Solitaire, elle rêvait, et souvent alors l’image de Saverne s’avançait vers elle pour l’emporter dans un monde nouveau et une région aimable.

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