Un vaincu
X
Trois jours plus tard, Preymont, impatient de revenir en Anjou, quitta Paris par un train de nuit et descendit le matin à Saumur, où il devait régler quelques affaires. Puis, séduit par la matinée ravissante, il prit à pied la route de Saint-C…
Il marchait joyeusement, le cœur léger et l’esprit dispos, savourant les impressions fortes que le charme puissant et pénétrant de la nature donnait à sa pensée libre.
La campagne, très estompée dans ses lointains, était voilée dans les plans les plus rapprochés d’une vapeur aussi légère qu’un tulle de soie tissé par un génie merveilleux. Sur les herbes, les buissons, un peu partout, des toiles d’araignée étaient tendues et des gouttes scintillantes de rosée reposaient sur leur fin tissu. Des fils de la Vierge volaient lentement dans l’air si calme que des trembles, près desquels passait Preymont, ne chuchotaient même pas leur hymne habituel.
Il suivit un sentier, tout au bord de l’eau, passant entre des saules trapus et creux dont la vieille écorce laissait encore échapper des jets vivaces. De grandes fleurs mauves, aux tons doux et pâlis de l’arrière-saison, envoyaient, avant de s’effeuiller, un dernier sourire à la lumière, et, en foulant les mousses fraîches remplies de tant de vies imperceptibles, il songeait :
« Vous ne m’attristez plus, vous tous qui vivez libres et heureux dans votre inconscience. Vieux amis, témoins discrets auxquels l’homme a confié si souvent ses rêves et ses tristesses… Bientôt je viendrai avec elle vous dire que je prends part avec vous au grand banquet divin. »
En arrivant chez lui, il demanda à un domestique si Mme de Preymont était sortie.
— Non, monsieur ; madame est dans le salon, où j’ai porté le courrier il y a une demi-heure.
Preymont fit le tour de la maison et s’arrêta pour admirer des asters variés qui s’étaient épanouis pendant son absence.
« Aujourd’hui, se dit-il, je lui enverrai un buisson de ces petites étoiles qu’elle aime. »
Une des portes-fenêtres du salon, largement ouverte sur le perron dont les rampes étaient recouvertes de capucines grimpantes, laissait pénétrer dans l’appartement l’air encore très chaud de l’automne. Des mouches bourdonnaient comme au printemps, tout avait l’aspect séduisant de la beauté souriante et de la vie heureuse.
« Pourquoi n’entre-t-elle pas aujourd’hui dans sa nouvelle demeure ? pensa-t-il. Les choses elles-mêmes lui feraient un accueil féerique. »
Il monta tranquillement les degrés du perron et, à sa profonde surprise, aperçut sa mère qui pleurait, le visage caché dans ses mains.
« Suzanne ! il lui est arrivé un accident… »
Il entra vivement ; en l’apercevant, Mme de Preymont eut un air effrayé qui acheva de confondre son fils. Instinctivement, elle fit un mouvement rapide pour cacher des lettres qui, ayant glissé de ses genoux sur le tapis, avaient frappé les yeux de Marc quand il était entré. Mais, avant qu’elle ait pu l’en empêcher, il s’était baissé machinalement et les avait ramassées.
— Ne lis pas ! c’est pour moi ! s’écria-t-elle.
Mais il était trop tard, car Preymont avait reconnu l’écriture de Suzanne. Il écarta doucement sa mère :
— Laissez, dit-il, je dois savoir tout ce qui la concerne.
Les premières pages qui tombèrent sous ses yeux furent une lettre de la supérieure qui écrivait à Mme de Preymont.
« Madame, disait la religieuse, j’ai longtemps hésité à vous écrire, et pourtant je suivais pas à pas la marche des sentiments d’une enfant dont le bonheur m’est trop cher pour que j’hésite plus longtemps. J’avais d’abord songé à vous expliquer moi-même la situation, sans vous imposer la douleur de lire les lettres de ma pauvre Suzanne, mais j’ai pensé que vous croiriez difficilement à ma clairvoyance, et j’ai le courage, que vous allez trouver bien cruel, de vous envoyer toutes les confidences de Mlle Jeuffroy. Dans sa naïve inexpérience, dirigée par un mobile généreux, elle s’est trompée sur elle-même ; je laisse à votre jugement, Madame, le soin de décider si une rupture ne sera pas moins douloureuse pour monsieur votre fils que le malheur d’épouser une femme qui ne l’aime pas et qui, je le crains, a donné inconsciemment toute sa sympathie à un autre. Votre tendresse saura du moins amortir le choc que les circonstances, malheureusement, ne me permettent pas d’adoucir pour vous. »
La dernière lettre de Suzanne, écrite sans ordre, à la hâte, était l’explosion de son âme bouleversée :
« Madame et amie, depuis ce matin je suis tellement troublée, désolée, que je ne sais si je pourrai vous dire tout ce que je pense, tout ce que je sens. M. Saverne, dont je vous ai parlé l’année dernière sans vous rien dissimuler de mes sentiments, est venu me voir. Si j’ignorais complètement son arrivée, j’ignorais encore plus pourquoi il venait. Il m’aime, il me l’a dit ! comment dire ce que j’ai éprouvé ?… Un sentiment désolé dominait mes autres sentiments, et une lumière subite dissipait l’obscurité dans laquelle je me débats depuis quelque temps. Ces mots d’amour, ces mots charmants… malgré moi ils me ravissaient prononcés par lui, tandis qu’ils m’attristent et m’effrayent prononcés par un autre. Pourquoi, lorsque je compare, me semble-t-il presque ridicule d’écouter Marc me dire des paroles de tendresse passionnée ? Pourquoi, pourquoi ne puis-je aimer celui qui m’aime tant ?… Son intelligence est remarquable, son cœur si bon que le mien est navré quand je pense que jamais plus, il me semble, je ne pourrai croire à la sincérité de ma propre affection. Que faire ? que devenir ? Pour rien au monde je ne voudrais le tromper, et, en même temps, je n’ai ni le droit ni le désir de détruire le bonheur que j’ai promis. Mon espoir, c’est que, une fois encore, je me trompe sur mes nouveaux sentiments, car, au début de nos fiançailles, je n’étais pas la même. Et moi, Madame, qui croyais si facile d’agir toujours dans la vie d’après la règle inflexible de ma droiture, voilà où j’en suis ! Dites un mot qui me rassure sur moi-même. Mon imagination de jeune fille m’a tant de fois égarée… tant de fois je me suis trompée que je me remets entre vos mains. Ici personne ne peut ni me comprendre ni me diriger. Et cependant ne croyez pas que j’aie l’idée de revenir sur un engagement que je considère comme définitif : ma parole est donnée et bien donnée. Hélas ! que de contradictions ! Dites-moi que le trouble actuel n’est rien ; dites, je vous en conjure, qu’il est impossible que je prenne en aversion un homme qui m’aime si ardemment. C’est impossible, n’est-ce pas ? S’il n’était encore que mon ami, comme cette sorte d’antipathie, que j’aperçois depuis quelque temps avec effroi, disparaîtrait promptement ! Démêlez le vrai et le faux, Madame, tendez la main à l’enfant que vous avez toujours tant affectionnée.
« Suzanne. »
Un morne, un pesant silence régnait dans le salon. Une guêpe le rompit un instant par son bourdonnement aigu, puis s’échappa après un vol capricieux que les yeux de Preymont suivirent machinalement.
Mme de Preymont, terrifiée, regardait son fils. De grosses gouttes de sueur roulaient sur son visage, et sa main tremblante avait laissé échapper la dernière lettre. Il semblait terrassé, et son cœur écrasé ne trouvait même pas un cri.
Elle lui parla, mais il ne l’entendit pas. Alors, s’approchant de lui, elle l’entoura de ses bras en murmurant :
— Marc, dis un mot, je t’en supplie !
Cette caresse brisa son impassibilité, et il répondit d’une voix faible :
— Qui parle ? que dit-on ?… qu’elle m’aimait peut-être !…
Et, au son de sa voix, revenant complètement à lui, il pressa son front de ses deux mains en s’écriant :
— Oh ! que je hais la vie !…
Le même profond silence succéda à ce cri qui, dans une douleur suprême, était le résumé de toutes les douleurs cachées d’une existence.
Mme de Preymont, sans force pour parler, était, avec son visage angoissé, la personnification de la souffrance. Pour la première fois, peut-être, un sentiment de révolte altérait sa foi robuste. Mais ce fut une ride sur une eau profonde et calme, et, devant sa profonde impuissance, une prière ardente s’échappa secrètement de son cœur pour le fils frappé.
Devina-t-il une pensée qui, malgré lui, avait souvent avivé son irritation ? Mais, tout à coup, il laissa déborder la fougue de son amertume.
— Oh ! cette affreuse fatalité de la vie ! s’écria-t-il. Où est donc la bonté qui en régit les lois ? Quand, enfant, on vous dit que Dieu est bon, vous croyez cela… mais vous croyez parce que vous êtes heureux ! Amère dérision des mots et des choses !…
Il avait retrouvé soudain toute l’amertume de son adolescence et de sa jeunesse. Elle n’était qu’à l’état latent dans une âme que le travail et l’énergie avaient maintenue dans l’ordre, du moins extérieurement. Des phrases emportées se pressaient rapides sur ses lèvres ; jamais il n’avait laissé parler aussi ouvertement les sentiments secrets qui l’avaient souvent étouffé, et il éprouvait un âpre soulagement à briser dans ses transports les digues que sa volonté avait construites.
Mme de Preymont, sentant que cette violence était un bien, n’essayait pas d’arrêter les paroles révoltées de son fils ; mais, abîmée dans sa douleur, elle pleurait autant sur le passé dont elle sondait les misères devinées ou entrevues que sur le malheur qui balayait brutalement tant d’espérances.
Cédant à un nouveau mouvement, il s’approcha d’elle et dit en lui prenant la main :
— Pauvre mère… pardonne, mais je suis si malheureux !
Il prononça ces mots d’une voix brisée et très bas, humilié de son aveu ou craignant de ne plus se dominer. C’est ce qui arriva, et des sanglots déchirèrent sa poitrine. D’un bras caressant, elle le retint près d’elle, comme autrefois quand, dans son enfance, alors que l’expérience et l’énergie ne lui avaient pas encore appris à maîtriser son premier mouvement, il venait lui raconter, en pleurant d’angoisse et de colère, les humiliations qu’il avait subies.
Mais ce moment d’abandon fut court, et il recouvra une sorte de sang-froid pour relever la lettre de Suzanne et dire d’un ton saccadé :
— Elle est sur le point de me prendre en horreur !… si le mot n’est pas écrit, il est pensé… A quoi sert de se donner tout entier ! L’homme le plus misérable connaît la douceur d’être aimé… moi, ce n’est même pas de la pitié que j’inspire, c’est de l’aversion…
— Donne-moi cette lettre, dit Mme de Preymont en cherchant à la lui prendre.
— Croyez-vous donc, répondit-il avec emportement, qu’elle n’est pas pour toujours gravée dans ma mémoire ? Laissez-la-moi… j’en aurai peut-être besoin.
Il alla s’asseoir à l’extrémité du salon et, pendant des heures, ne desserra pas les lèvres. De temps en temps il se levait pour marcher fébrilement, puis, revenant se jeter sur sa chaise, il regardait vaguement devant lui. Inquiète de son mutisme, sa mère essaya de le faire parler, mais il agita la main avec impatience et ne répondit pas.
Ses sourcils contractés, l’altération de ses traits, disaient dans quelle lutte il se débattait. Mme de Preymont, qui avait repris assez possession d’elle-même pour voir nettement la marche à suivre, attendait avec anxiété qu’il abordât le terrain brûlant.
— Je vais aller la trouver ! dit-il enfin d’une voix brève.
Inquiète, elle répondit vivement :
— C’est moi qui dois faire la démarche ; c’est moi qui dois lui dire qu’elle est libre.
Mais elle s’était trompée sur les sentiments qui agitaient son fils, car, au mot de libre, il s’écria avec colère :
— Libre ! de quelle liberté parlez-vous ? Elle est à moi ! Elle-même le dit : elle ne reviendra pas sur la parole donnée, et moi, je ne la lui rendrai jamais, jamais !
— La passion t’égare, répondit Mme de Preymont doucement, mais avec la fermeté qu’elle avait toujours en face d’un devoir nécessaire. Tu dois lui rendre sa parole.
— Et donner Suzanne à Saverne ! s’écria-t-il violemment. Quoi ! ma mère, vous qui avez tout fait pour que mon amour se développe, vous qui avez encouragé mes espérances, vous enfin qui savez que cette passion est ma vie, vous venez me dire qu’il faut renoncer au bonheur sur un caprice d’imagination !… car ce n’est qu’un caprice, qu’une imagination de jeune fille un peu romanesque. Les brouillards qui obscurcissent son esprit et son cœur se dissiperont au premier pas qu’elle fera dans la vie réelle…
Mais sa voix devenait hésitante, car il parlait contre une conviction secrète qui lui répétait que, de part et d’autre, le roman avait été dans l’étrange croyance qu’il pouvait être aimé, et il lisait sur le visage de Mme de Preymont que les mêmes pensées l’agitaient.
Elle se disait en effet que son amour pour son fils avait altéré son jugement, et qu’elle avait cherché dans les exceptions un encouragement à ses désirs.
Elle posa la main sur les bras de Preymont et lui dit :
— Je t’en prie, Marc, laisse-moi agir… ce sera mieux pour toi et pour elle.
— Elle !… répliqua-t-il en frappant du pied. Qu’importe, elle ! Il est bon qu’elle souffre de la douleur d’un homme que son caprice réduit au désespoir.
— Du moins, attends à demain… tu ne te possèdes pas.
— L’attente m’exaspère ! répondit-il brièvement.
Il partit brusquement et marcha comme un fou jusqu’au manoir. Mais, au lieu d’entrer immédiatement, il descendit au bord du fleuve, comprenant la nécessité de recouvrer un calme relatif.
Où était le moment béni où, d’une voix tendre, elle lui avait promis sa foi ? Où était l’homme enivré qu’il avait un instant connu ? Repoussé violemment en arrière, les semaines heureuses n’étaient plus pour lui qu’un mirage. Joie, paix, bonheur, tout était fini, et il était rejeté brutalement dans le pays solitaire d’où il s’était enfui. Pourquoi avait-il cru ? Pourquoi n’avait-il pas cédé à la raison qui lui avait fait entrevoir la vérité ? Questions et pensées tourbillonnaient sans qu’il pût s’arrêter sur un point principal. Ses efforts tendaient à chercher la façon dont il allait aborder Suzanne. Il préparait des phrases, mais les abandonnait aussitôt pour se laisser envahir par une torpeur qu’il ne pouvait secouer. Au milieu du vide de sa pensée, il se surprit à songer à des faits insignifiants ou à examiner avec un intérêt puéril les mouvements lents d’un bateau dont la voile refusait de se gonfler sous la brise trop faible.
Mais tout à coup il remonta en courant au manoir, et à la porte du parc il rencontra M. Jeuffroy.
— Quelle singulière figure, Preymont ! Est-ce que vous êtes malade ?
— Ce n’est rien… Où est Suzanne ? J’ai besoin de lui parler, de la voir seule.
— En partant, je l’ai aperçue assise à la fenêtre du salon… Qu’avez-vous, mon cher ? Vous avez l’air… Mais j’y pense, s’écria-t-il avec effroi, vous étiez à Paris pour affaires, est-ce que vous êtes ruiné ?
— Pis que cela ! répondit Preymont qui passa rapidement devant lui et s’élança dans les jardins.
— Pis que cela ! répéta M. Jeuffroy. Il est bon !… Pourquoi tient-il tant à être seul avec ma fille ? Parbleu ! quelque querelle d’amoureux ! son air et sa grande phrase le prouvent.
Les quelques mots échangés avec M. Jeuffroy avaient fait du bien à Preymont en rompant le charme qui, paralysant sa pensée, le tenait en quelque sorte éloigné du moment présent.
La lettre de Suzanne à la main, il entra avec calme dans le salon où la jeune fille était assise d’un air abattu. L’attention de Preymont étant maintenant éveillée, il vit combien elle avait maigri depuis le jour où ils s’étaient fiancés, et que son visage portait les signes d’une extrême lassitude morale. Mais cette remarque et la tristesse de Suzanne ne firent que l’exaspérer.
Il s’avança vers elle, la regarda un instant sans parler et, brusquement, lui mit la lettre dans la main.
Elle se leva lentement en le regardant d’un air éperdu.
— Comment !… balbutia-t-elle.
— Envoyée à ma mère, répondit-il laconiquement.
Suzanne crut pendant un moment qu’elle allait s’évanouir. Tous les objets tournaient autour d’elle, et, pour ne pas tomber, elle s’appuya lourdement au dossier d’une chaise.
— Quel affreux abus de confiance ! murmura-t-elle avec consternation.
— Abus de confiance ! répéta-t-il d’un ton acerbe. A quoi pensez-vous ? Cette femme ne veut pas que vous soyez malheureuse en épousant l’homme à qui vous avez promis tant d’affection… Elle est logique.
L’expression de Preymont épouvanta Suzanne, qui, remise de son étourdissement, mais n’osant parler, attendit avec une angoisse indicible ce qu’il allait dire.
Il était debout, en face d’elle, respirant difficilement et cherchant des mots pour s’exprimer.
— Cette lettre… cette lettre odieuse, commença-t-il. Non, ce n’est pas ce que je veux dire… Enfin que s’est-il passé ? que vous a-t-il dit ? je veux le savoir de vous-même.
— Qu’il m’aimait, répondit-elle avec effort et très bas. Mais il ne savait pas d’abord que j’étais fiancée.
— Le bel obstacle pour lui ! s’écria Preymont. Suis-je un enfant pour croire que c’est tout ? Après vous avoir ravie par ces paroles qui vous ont semblé si douces à entendre, il vous aura dit, sans doute, que vous couriez au-devant du malheur, qu’on n’aimait pas un homme comme moi, que ce mariage vous couvrait de ridicule et que votre pitié vous égarait ?
— Pour qui me prenez-vous ? répondit Mlle Jeuffroy en faisant un pas vers lui. Marc, vous vous méprenez et sur lui et sur moi.
— Il ne me manque plus, s’écria Preymont en fureur, que de vous entendre le défendre !
Suzanne, effrayée, se tut devant cet homme hors de lui dont la colère était avivée par le moindre mot. Et, bouleversée elle-même, c’était bien inutilement qu’elle essayait de reprendre du sang-froid. Mais elle avait toujours l’attitude pleine de grâce, de dignité qui lui était habituelle, et Preymont la contemplait avec désespoir.
— Qui sait ? dit-il ironiquement, vous avez peut-être écrit cette lettre avec l’espoir de ce qui arrive maintenant ! Peut-être avez-vous cru que j’allais être assez imbécile pour vous jeter dans les bras d’un autre ?
A ces mots, Mlle Jeuffroy, dans un transport d’indignation, s’écria :
— Prenez garde à ce que vous dites, Marc, et sachez bien que ni la colère ni la douleur n’excusent à mes yeux une lâche insulte.
— Ah ! s’écria Preymont en lui saisissant le poignet, il vous sied bien de prendre un air offensé !… relisez votre lettre.
Suzanne se dégagea doucement. Elle savait bien qu’il avait le droit de l’accabler, qu’elle ne pouvait se défendre, et, cachant son visage dans une de ses mains, elle pleura.
Ses larmes et son attitude humiliée troublèrent Preymont. Longtemps il resta silencieux, puis il dit d’une voix si changée qu’elle leva les yeux pour voir si c’était bien lui qui parlait :
— C’est vous qui êtes venue à moi. C’est vous qui m’avez promis ce que je n’osais même pas désirer… Qu’est-ce que j’osais ? Rien ! Je vous aimais seulement… je vous aimais, je vous admirais tant, Suzanne ! Et quand j’ai été assez insensé pour croire à vos paroles, j’ai mis à vos pieds toutes les pensées d’un esprit qui ne vivait que pour vous, un cœur passionné, dévoué jusqu’à la mort s’il le fallait, et vous n’avez pas compris, pas aimé… Qu’a été cet homme dans votre vie ! un passant !… et vous l’aimez.
— De grâce, Marc, s’écria Suzanne d’un ton suppliant, ne croyez pas que je vous aie trompé. Je vous jure que je ne m’en doutais pas.
— Ah ! vous l’avouez donc ! dit-il en faisant violemment un pas vers elle.
Mais il s’arrêta et reprit avec accablement :
— Non… ne parlez pas… que me diriez-vous ? Il était un passant peut-être ! mais ce passant était le charme, la jeunesse, la beauté, ce que vous êtes vous-même : la séduction… Qu’étais-je pour lutter ? Une intelligence vivante et un cœur qui bat fortement dans une enveloppe misérable… O douleur, douleur inexprimable !
Brisée par l’expression de cette angoisse virile, Suzanne s’approcha de lui et, d’une voix entrecoupée par l’émotion, mais avec fermeté, elle lui dit :
— Je vous en conjure, Marc, oubliez cette lettre que vous n’auriez jamais dû lire ; oubliez un moment d’égarement. Regardez-moi et voyez si mon expression n’atteste pas la sincérité de mes paroles. Prenez ma main, mon ami, je serai votre femme si vous le voulez.
Il secoua la tête d’un air découragé.
— Aujourd’hui, Suzanne, dans ce moment d’émotion… mais demain ! Ce n’est plus possible ! dit-il d’une voix brisée.
Il la regarda quelque temps en silence, puis reprit avec irritation :
— Ne sais-je pas que ce mot : Ce n’est plus possible ! vous ravit au fond de vous-même, qu’il vous délivre d’un poids trop lourd pour vos forces ? Oh ! ne protestez pas ! N’ai-je pas lu toutes vos lettres… La dernière n’est pas un moment d’égarement, elle est l’affirmation de la vérité ; et je sais, je sens si bien, voyez-vous, ce que vous éprouvez… c’est le sentiment inconscient encore peut-être, mais certain d’une immense délivrance !… Et puis, dit-il en changeant de ton et en détournant la tête, vous êtes à un autre !…
Ces derniers mots furent prononcés avec l’expression d’une douleur contenue si déchirante que Suzanne en trembla d’émotion. Emportée par une pensée généreuse, elle répondit d’un ton résolu :
— Écoutez-moi, Marc ! si, comme vous le dites, notre mariage est désormais impossible, voulez-vous du moins que je ne sois jamais à un autre ? Je vous dois une réparation, et je saurai tenir ma promesse, je vous le jure !…
Elle s’était reculée de quelques pas ; sa taille souple très droite et son visage pâli tout animé d’une résolution enthousiaste, elle n’avait jamais été ni plus belle ni plus séduisante.
— Pauvre, pauvre enfant romanesque ! répondit Preymont d’une voix altérée. Vous ne savez ce que vous proposez, et, lors même que cette promesse pût être sérieuse, je ne vous aime pas de cet amour cruel qui voudrait vous vouer au malheur… Dieu veuille que je ne le revoie jamais, lui ! continua-t-il avec colère, mais je ne serais qu’un misérable si j’abusais de votre naïveté pour approuver, même à titre d’épreuve passagère, cette absurde et généreuse idée de jeune fille…
Cette réponse fut suivie d’un long silence.
Suzanne s’était assise, et, les coudes sur une table, la tête dans ses mains, elle pleurait amèrement. Lui regardait comme dans un rêve les vieux jardins où, quelques jours auparavant, il lui disait encore sa folle tendresse.
Il reprit d’un ton bref et légèrement ironique :
— Vous êtes libre, enfant… et un avenir heureux est devant vous.
— Oh ! Marc, pardonnez-moi ! s’écria Suzanne en tendant les mains vers lui. J’étais sincère dans mes désirs, je voulais vous rendre heureux, je vous aimais depuis mon enfance de la plus tendre affection… J’avais cru que c’était bien, que c’était possible… Je vous ai fait tant de mal ! Comment voulez-vous que je sois heureuse avec un tel remords dans ma vie !…
Elle pencha la tête et se remit à sangloter.
Preymont s’approcha, effleura de ses lèvres les cheveux de la jeune fille en disant d’une voix faible comme un souffle, car il ne se sentait plus maître de lui :
— Ma bien-aimée… vous avez vingt ans ! adieu.
Quand Suzanne leva les yeux, elle était seule et délivrée de tout engagement.