Un vaincu
XI
Preymont passa rapidement entre les vieux arbres de formes singulières qu’il avait toujours aimés, traversa presque en courant les allées bordées de grand buis où il l’avait si souvent regardée passer, et, sans vouloir se donner le temps de réfléchir, il retourna précipitamment chez lui en disant :
« Je vais quitter ce pays à l’instant ! qu’importe où j’irai ! »
En se revoyant, ni lui ni sa mère n’entrèrent dans des explications ; il lui dit seulement :
— Je pars !… sans savoir encore où j’irai, mais je vous l’écrirai de Paris. Je ne veux pas rester même une nuit si près d’elle et au milieu de tous ces objets dont la vue m’est devenue intolérable. Quand reviendrai-je ? je n’en sais rien.
Sous l’empire d’une pensée qui la torturait, Mme de Preymont s’écria :
— Ah ! tu ne peux pas partir seul, Marc ! Je vais avec toi ; laisse-moi t’accompagner.
— Je veux être seul, répondit-il d’un air sombre, votre présence elle-même me ferait du mal.
Mais, comprenant à son regard plein d’effroi quelle était sa pensée, il reprit :
— Rassurez-vous… je vous donne ma parole d’honneur que je vivrai.
Il écrivit rapidement quelques mots à M. Jeuffroy, et s’asseyant ensuite près de Mme de Preymont, il lui dit :
— Je ne reviendrai ici que lorsque je serai sûr de ne pas rencontrer Suzanne. Je vous la confie, ma pauvre mère ; je redoute pour elle la colère de M. Jeuffroy : elle aura besoin de vous.
— C’est trop me demander, répondit Mme de Preymont avec amertume, je ne veux ni la revoir, ni m’occuper d’elle.
Il ne dit rien tout d’abord ; ce ne fut qu’après un silence prolongé pendant lequel, en pensée, il se penchait encore avec irritation, amour, colère et tendresse sur une femme en pleurs, qu’il répondit d’une voix basse et émue :
— C’est que vous ne l’avez pas vue pleurer !…
Au moment de monter en voiture, il revint à ses recommandations.
— Protégez-la ; écoutez plutôt votre jugement que votre cœur froissé, mais, quand vous m’écrirez, ne me parlez jamais d’elle… excepté quand tout sera fini, je veux savoir…
Sans terminer sa phrase, il ouvrit la portière et, un instant après, il partait enveloppé d’une nuit tellement épaisse qu’il avait perdu jusqu’à la faculté de voir en lui-même.
Restée seule, Suzanne, au désespoir du mal qu’elle avait fait, ne parvenait pas à se calmer. Ne songeant ni à elle, ni à la nécessité d’apprendre à son père une rupture qui devait amener une scène dont l’attente l’eût terrifiée dans un autre moment, toutes ses pensées étaient au malheureux qu’elle avait trompé, et tout son courage s’évanouissait devant le remords. Elle regardait avec angoisse autour d’elle, car, se sentant brisée, elle eût voulu que des bras affectueux l’entourassent comme un enfant malade et sans force.
« Je n’aurai plus jamais ni paix ni joie ; comment a-t-il eu le courage de me dire que je serai heureuse de ma délivrance !… »
Ces mots, prononcés tout haut, la frappèrent singulièrement. Jusque-là elle n’avait pas songé à la liberté reconquise, mais une impression, qui ressemblait à de la honte, empourpra subitement son visage, car elle était obligée de convenir que M. de Preymont avait eu raison et que, en dépit de son profond chagrin, ce mot de délivrance allégeait sa pensée d’un grand poids.
Cette découverte ne fit qu’augmenter ses remords et sa surexcitation. Mlle Constance la trouva marchant avec une agitation fébrile et la fièvre dans les yeux.
— Ce que vous désiriez est arrivé, ma tante, lui dit-elle d’une voix brève, mon mariage est rompu.
— Comment !… qu’est-ce que tu veux dire ? Pourquoi as-tu cet air singulier ?
— Je n’épouserai pas Marc de Preymont, répéta Suzanne en criant un peu, c’est fini, il ne reviendra pas. J’ai agi, ma tante, comme une femme sans cœur et sans foi.
Mais Mlle Constance, transportée de joie, se souciant fort peu de la parole jurée, serra sa nièce dans ses bras en s’écriant :
— Oh ! mon enfant, est-ce possible ? que je suis heureuse !… je n’osais plus croire à un pareil bonheur…
Dans un mouvement répulsif, Suzanne s’éloigna d’elle en disant :
— Si vous l’aviez vu, si vous l’aviez entendu, vous ne parleriez pas de bonheur dans ce moment-ci. Ne me répétez pas que vous êtes heureuse, dit-elle en pleurant, vous me faites un mal affreux. Comment ne comprenez-vous pas tout ce que je souffre d’avoir tant fait souffrir !
Partagée entre une joie qu’elle ne pouvait dissimuler et l’inquiétude que lui causait la grande agitation de sa nièce, Mlle Constance répondit en hésitant :
— Il se consolera, ma chère enfant, tous les hommes se consolent.
— Emmenez-moi loin d’ici, ma tante, s’écria Suzanne, partons ensemble ; emmenez-moi n’importe où, loin de ce pays où j’ai été si malheureuse !
— Si malheureuse ! répéta Mlle Constance désolée. Ma chère enfant, si je pouvais te donner tout ce que tu désires… Partons dès demain, si tu veux, nous irons où tu voudras, je…
Mais un pas dans le vestibule l’empêcha de continuer sa phrase.
— C’est ton père, dit-elle agitée ; sait-il ?…
— Rien ! répondit Suzanne, mais qu’importe, tout m’est égal !
Néanmoins elles attendirent, le cœur battant d’anxiété, l’arrivée de M. Jeuffroy.
Il entra le chapeau sur la tête et l’air de bonne humeur. Depuis qu’il avait découvert l’esprit pratique de sa fille, il l’avait en grande considération et lui manifestait plus d’affection.
— Eh bien, Suzanne, dit-il gaiement, et cette querelle d’amoureux, où en êtes-vous ?
— Comment… vous savez ? dit Mlle Jeuffroy hésitante.
— J’ai rencontré Preymont qui avait la plus drôle de figure et qui voulait être seul avec toi, d’où j’ai conclu que vous alliez vous quereller… pour n’en être que mieux ensemble un instant après.
Mlle Constance regarda sa nièce avec inquiétude, mais Suzanne, que son ébranlement moral poussait à ne reculer devant rien, répondit :
— Ce n’est pas une querelle, mon père, mais une séparation.
— Oui, connu !… séparation de quelques heures.
Il chercha tranquillement son journal et s’installa à sa place favorite ; puis, étonné du silence qui l’accueillait, il leva les yeux, et remarquant alors l’agitation de sa fille qu’il avait à peine regardée en entrant, il dit brusquement :
— Ah çà… ce n’est pas sérieux, j’imagine ?
— Rien n’est plus sérieux, mon père, c’est une rupture, une séparation définitive.
Mais M. Jeuffroy, s’obstinant à ne pas la croire, répondit :
— Je n’aime pas qu’on plaisante avec moi… Si c’était vrai, tu ne parlerais pas aussi tranquillement, à moins d’être archifolle. A quel propos auriez-vous…
Il fut interrompu par l’arrivée d’une servante qui lui remit le billet de Preymont.
« Monsieur, écrivait Marc, j’ai rendu aujourd’hui à Suzanne la parole qu’elle m’avait donnée, ayant acquis la conviction que notre mariage n’était plus possible. Votre fille vous donnera les explications que vous jugerez nécessaire de demander. »
Obligé de croire au témoignage de ses yeux, M. Jeuffroy suffoquait ; il se tourna vers sa sœur et bégaya :
— C’est toi… toi… évidemment, c’est toi qui as fait le coup.
— Ma tante n’y est pour rien, répondit Suzanne brièvement. L’explication… la voilà ! Je me trompais en croyant aimer Marc ; il l’a su, et nous avons rompu de bon accord.
M. Jeuffroy leva les bras au ciel et, dans sa fureur, se mit à marcher en frappant sur les meubles et en balbutiant des paroles décousues. Puis reprenant haleine, il s’écria :
— Et cette sotte fille qui me dit bêtement : Je ne l’aimais pas ! Est-ce qu’il s’agissait de l’aimer ? Était-il ruiné pour le laisser là ?
Suzanne n’avait jamais répondu un mot vif aux propos cyniques ou brutaux de son père, mais les émotions violentes de la journée l’avaient jetée dans une si grande surexcitation qu’elle répliqua avec vivacité :
— Ah ! n’allez pas plus loin, mon père, je vous en prie. J’ai supporté assez de choses pénibles dans cette triste et affreuse maison pour qu’on me les épargne aujourd’hui.
M. Jeuffroy s’arrêta brusquement devant elle :
— Ma maison affreuse et triste !… ayez donc des enfants ! on fait tout pour eux, et ils vous remercient par de l’ingratitude. Et moi, qu’est-ce que je dois dire de ma fille qui ne fait que sottises sur sottises !
— Si j’avais trouvé ici un peu plus de tendresse, répondit Suzanne d’une voix défaillante, si vous m’aviez aimée, mon père, croyez-vous…
— Va-t’en ! interrompit M. Jeuffroy en frappant du pied. Va habiter avec ta tante si tu veux. Je vous chasse toutes les deux ; vous vous êtes entendues pour me couvrir de ridicule.
Suzanne sortit sans un mot ; prise d’un tremblement nerveux, elle se laissa emmener passivement par Mlle Constance et entourer des petits soins auxquels pour elle-même la vieille fille n’avait jamais songé.
Quand sa nièce fut un peu calmée, elle courut dans la cuisine chercher Fanchette.
— Seigneur ! qu’est-ce qu’il y a ? Vous n’avez plus votre figure d’enterrement, mademoiselle !
— Ce que j’ai !… le mariage est rompu, répondit Mlle Constance qui se laissait aller enfin à toute son allégresse. Jamais, non, jamais je n’ai été plus heureuse. Je te pardonne tout, Fanchette.
Fanchette jeta sur la table les oignons qu’elle épluchait et, les poings sur les hanches, prit sa pose favorite quand elle était impressionnée :
— Est-ce possible ? Comment, mademoiselle, le bon Dieu vous a écoutée ? Eh bien, je n’en aurais pas fait autant !
— Ne commence pas à dire des bêtises, Fanchette. Viens avec moi faire un lit pour ma nièce, car mon frère s’est mis en si grande colère qu’il nous a chassées toutes les deux, et Suzanne est ici presque malade.
— Je n’y comprends rien, répondit Fanchette en s’empressant d’obéir. Expliquez-moi pourquoi ils ne s’épousent pas, mademoiselle.
— Je t’ai toujours dit que c’était impossible, répondit Mlle Constance en apportant ses draps les plus fins. Je n’ai pas de détails, mais ma nièce est trop agitée pour qu’on lui pose des questions.
La jeune fille éprouvait une sorte de bien-être à s’abandonner comme un enfant aux soins matériels d’une affection qui, malgré des froissements quotidiens, l’avait tant de fois touchée.
Servante et maîtresse restèrent debout une partie de la nuit et charmèrent la longueur de la veille en se querellant sur l’événement.
— Ce pauvre M. de Preymont ! je suis désolée pour lui, mademoiselle, car enfin il aimait Mlle Suzanne de tout son cœur.
— Bah ! bah ! il se consolera, répondit la vieille fille. Mais M. Saverne doit être derrière tout ça !
— Eh bien, si c’est vrai, qu’est-ce que vous ferez, mademoiselle, vous qui prétendiez que…
— J’ai changé d’avis, interrompit vivement Mlle Constance, et surtout je ne veux pas que ma nièce soit contrariée. Si elle aime M. Saverne, elle l’aura.
— M’est avis, d’ailleurs, suggéra Fanchette, qu’il se convertira facilement, car il m’écoutait toujours bien gentiment, mademoiselle !
Le matin, les incertitudes furent dissipées par un billet de Mme de Preymont.
« Mademoiselle, je vous envoie la lettre que la supérieure a cru devoir m’écrire pour nous éclairer sur les sentiments de Suzanne. Elle vous dira ce que vous ne savez peut-être pas encore d’une façon positive et ce que je considère comme un devoir de vous apprendre. Je suis certaine que vous agirez ensuite d’après l’impulsion de l’affection dévouée que vous portez à votre nièce. Vous avez trop de cœur pour ne pas comprendre mes sentiments devant la douleur qui accable mon fils, et vous admettrez facilement que je perde momentanément le courage de continuer les relations de nos deux familles.
« J. de Preymont. »
« Pauvre femme ! je le crois bien, pensa Mlle Constance. Maintenant il faut que j’aille trouver mon frère. »
M. Jeuffroy, n’ayant pas fermé l’œil de la nuit, avait médité les innombrables désagréments que l’événement allait lui attirer. Néanmoins, il regrettait son emportement sur lequel il redoutait les jugements de son entourage ; ensuite les reproches et l’air désolé de sa fille avaient remué une fibre qui n’était pas entièrement détruite. Il accueillit sa sœur sans colère, mais après avoir lu les deux lettres qu’elle lui apportait, il s’emporta de nouveau, et les salutaires impressions de la nuit s’évanouirent.
— Trompée sur elle-même… mobile généreux. On ne comprend rien au galimatias de la supérieure, s’écria-t-il. Un autre ! comment, il y a un autre homme derrière toutes ces extravagances ?
— C’est M. Saverne… Comment ne l’as-tu pas deviné, mon frère ?
— Décidément elle est folle… absolument folle ! répondit M. Jeuffroy furieux. Mais elle peut l’aimer tant qu’elle voudra ! Ce n’est pas moi qui donnerai jamais mon consentement à son mariage avec un va-nu-pieds qui m’a traité il y a quatre jours de…
Mais il jugea inutile de répéter le mot de Saverne.
— Mon frère, répondit Mlle Constance qui ne manquait ni de jugement ni d’initiative quand son cœur la guidait, nous ne pouvons plus rien en face des circonstances. Tout se sait… et la rupture du mariage ayant eu lieu après la dernière visite de M. Saverne, tu vois ce qu’on dira. Comment feras-tu pour marier Suzanne si on croit qu’elle a au fond du cœur un amour contrarié ?
Le raisonnement frappa M. Jeuffroy, mais dans un sens particulier.
— C’est vraiment une chose épouvantable que d’avoir une fille ! s’écria-t-il. Tout cela va me retomber sur le dos. Je suis le plus malheureux des hommes. Qu’elle aille au diable ! j’ai d’elle par-dessus la tête. Mais si elle s’obstine à épouser ce drôle qui n’a pas le sou et m’a dit que… Enfin non seulement je ne donnerai pas mon consentement, mais je refuserai de la doter.
— Nous n’en sommes pas là, répondit prudemment Mlle Constance. En attendant, je pars avec elle, car il faut absolument la distraire ; elle est dans un état affreux, mon frère ; je l’ai entendue pleurer toute la nuit.
— Si elle a tant de chagrin, il ne fallait pas rompre… M’expliquera-t-on pourquoi elle a voulu épouser son cousin ? Je suis fâché malgré tout de l’avoir mise à la porte ; qu’elle revienne dans ma maison si elle veut, mais elle se consolera ici, car je ne payerai pas de voyage.
— Je m’en charge, répondit Mlle Constance avec empressement, et tu me laisseras libre de l’emmener.
Après quelque hésitation, il répondit :
— Fais ce que tu voudras !… pourvu que dans ce moment-ci je sois débarrassé de vous, je serai content !
Mlle Constance ne perdit pas une minute et, en quelques jours, à la grande surprise de Fanchette, elle avait pris ses renseignements et retenu un logement à Cannes.
— Nous y passerons l’hiver, Fanchette, quand je devrais entamer mon capital. Mais comme j’ai déplacé presque toutes mes économies, je pense que ce sera suffisant.
— Pardié, mademoiselle, vous n’allez pas dépenser en une fois des économies de vingt ans, je suppose ! Et partir comme ça à votre âge… ça fait pitié !
— Je me porte comme un charme, et je dépenserai tout ce qu’il faudra pour distraire Suzanne, la pauvre enfant !… Et puis, arrivée là-bas, j’écrirai à M. Saverne, car mon frère finira bien un jour par consentir. Quand elle le verra, Suzanne ne me dira plus que si on lui parle de lui seulement une fois, elle ira s’enfermer dans son couvent… car c’est ce qu’elle m’a dit hier, Fanchette, quand j’ai eu le malheur de prononcer le nom de M. Saverne.
— Ma foi, mademoiselle, elle ne doit avoir l’idée à rien ! Moi aussi, hier, j’ai causé avec elle, et je lui ai bien dit que tout ça, c’est la preuve qu’il ne faut pas s’occuper des hommes et qu’il faut donner son cœur au bon Dieu, au moins on est toujours sûre de son affaire.
Suzanne, dans une affreuse tristesse, laissait agir sa tante et n’aspirait qu’au moment de partir ; mais elle ne put se résoudre à s’éloigner sans avoir eu des nouvelles de Marc.
En la voyant entrer chez elle, Mme de Preymont fut effrayée de son amaigrissement et de sa pâleur ; cette impression et surtout le souvenir du dernier mot de son fils l’empêchèrent d’exprimer les sentiments amers qui la dominaient.
Elle la fit asseoir sans lui tendre la main.
— Me pardonnerez-vous jamais ? murmura la jeune fille sans oser la regarder.
— Nous avons tous erré, Suzanne, répondit Mme de Preymont d’un ton froid, moi la première, hélas !… Maintenant il faut penser à toi… c’est son dernier mot en partant.
— Parti… si seul ! reprit Suzanne avec anxiété.
— Tu as la même pensée que moi-même… Mais il m’a donné sa parole d’honneur qu’il vivrait, et on peut avoir confiance en sa parole, Suzanne.
— Oui, répondit Mlle Jeuffroy amèrement, plus de confiance que dans la mienne.
L’âme débordante d’émotions que l’une et l’autre voulaient contenir, les deux femmes restèrent silencieuses jusqu’au moment où Mme de Preymont dit avec un peu d’irritation :
— Tu aurais dû m’éviter cette épreuve, Suzanne, elle était inutile.
— Ah ! s’écria la jeune fille en fondant en larmes, pouvais-je m’éloigner sans vous exprimer mes remords et mon chagrin, sans entendre un mot sur lui !
— Le fait est accompli, reprit Mme de Preymont plus doucement. Si nous pleurons sur la destruction d’un bonheur qu’il avait cru certain, ce n’est pas une raison, mon enfant, pour que ta vie soit brisée.
Elle ajouta d’un ton qui rappelait l’ironie de son fils :
— M. Saverne t’aime… et toi, tu connais maintenant tes sentiments.
— Ah ! madame, s’écria Suzanne, vous ne pouviez trouver un mot plus cruel et qui me fût plus pénible. Vous me mettez donc bien bas si vous croyez que je suis capable de penser à moi quand je vous sais accablés tous les deux !… Oh ! que ne suis-je déjà loin de ce pays où je n’ai trouvé que des douleurs et des blessures de toutes sortes !
Son beau visage était altéré par une angoisse si vive que la vieille tendresse de Mme de Preymont se réveilla.
— Calme-toi, lui dit-elle doucement, je n’ai pas voulu te blesser. Les convenances et ta délicatesse ne permettent pas évidemment que tu songes à un projet formel, mais cette crise aiguë passera, ma pauvre enfant, c’est ce que lui et moi avons déjà prévu.
Et au regard suppliant de Suzanne, elle répondit :
— Pars avec la conviction que nous trouvons les circonstances plus coupables que toi.
Mais de longs mois devaient s’écouler avant que Suzanne voulût accepter l’idée de recevoir Saverne, qui, prévenu par Mlle Constance, était accouru dans le Midi et avait dû s’éloigner pour ne pas perdre sa cause.
Néanmoins la vieille fille, convaincue que les résolutions de sa nièce fléchiraient plus tard, sapait, dans toutes ses lettres, l’obstination de M. Jeuffroy. Après une très longue résistance, il lui écrivit que n’étant pas un père dénaturé, il consentirait au mariage si sa fille le voulait absolument, mais qu’il ne donnerait que trente mille francs de dot, n’ayant pas envie que sa fortune fût jetée aux quatre vents du ciel par un dissipateur, « ce qui est d’un père prudent et prévoyant, ajoutait-il ; Suzanne le verra peut-être plus tard ».
« Mon frère agit mal, pensa Mlle Constance ; mais quand on a fait soi-même sa fortune, il est naturel d’y tenir beaucoup. Je comblerai la différence avec mes capitaux. »
L’hiver, le printemps et une partie de l’été étaient passés. Preymont avait longtemps erré de pays en pays, éprouvant une sorte d’étonnement stupide en observant l’air affairé des foules.
« Pourquoi s’agitent-ils ? se disait-il. Ne savent-ils pas que cette agitation est vaine ? qu’une circonstance peut-être insignifiante fera échouer les efforts de leur volonté et détruira leur bonheur !… »
Tombé dans un morne désespoir, son esprit se fût affaissé dans la sombre nuit qui l’environnait, si le ressort puissant de son énergie ne l’eût sauvé d’une chute complète. Mais en se reconquérant peu à peu lui-même, il reprit l’activité de pensée qui lui était propre, et, tournée dans ses solitudes vers la contemplation du profond mystère de la vie, cette activité, sous les impressions funestes de la douleur et du découragement, fit sombrer un spiritualisme déjà chancelant dans un scepticisme désespéré. Ses idées générales, de forme un peu vague, se précisèrent et devinrent une croyance déterminée en une force aveugle dont les lois sont les mêmes pour les êtres pensants ou inconscients.
Aux pays qui fuyaient et lui disaient : « Quel est donc cet homme malheureux qui passe ? » une voix désolée s’élevait de lui-même pour répondre : « Rien ! ce n’est rien qu’un de ces atomes qui se perdent, puis se renouvellent dans la marche incessante du temps et l’oubli du passé… »
L’excès même de son découragement calma son irritation, et sa pitié pour l’homme, passée aux creusets de ses pensées, de ses impressions désespérées, grandit encore et s’étendit comme l’arbre vivace dont les branches s’enracinent elles-mêmes dans la terre.
Longtemps il avait pensé à Suzanne avec des transports de colère et d’amertume, puis ces sentiments s’étaient perdus dans l’immensité de sa douleur et de ses regrets. Jamais, dans les lettres brèves qu’il écrivait à sa mère, il n’avait prononcé le nom de Suzanne, et Mme de Preymont, respectant scrupuleusement sa défense, évitait toute allusion à la jeune fille. Il se décida enfin à poser une question directe, et il apprit que Mlle Jeuffroy, après avoir refusé péremptoirement de recevoir Saverne, s’était laissé fléchir, mais que, toujours enfouie dans sa tristesse et son remords, elle repoussait l’idée de se marier.
« Peut-être qu’un mot de toi, Marc, ajoutait Mme de Preymont, mettrait fin à une situation qu’il est regrettable pour elle de voir se prolonger. Mais je ne conseille rien, car moi-même je ne puis surmonter l’amertume que le temps n’a pas encore adoucie. Cependant j’ai cru devoir te dire qu’elle redoute pour toi un redoublement de tristesse et qu’elle voudrait un mot de pardon avant de consentir au dernier pas. »
En lisant ces lignes, Preymont eut un sourire dédaigneux, bien qu’il sentît les battements de son cœur s’accélérer.
« De l’amertume !… se dit-il, mon âme en déborde peut-être, mais ce n’est pas contre elle. »
D’abord il ne voulait envoyer qu’un mot, mais se laissant entraîner, il lui dit une partie des pensées au milieu desquelles il vivait et qu’il considérait comme une victoire remportée sur lui-même alors qu’elles étaient le signe de sa défaite.
« Est-ce à moi, Suzanne, à vous consoler ? Est-ce donc moi qui dois donner la liberté à ce bonheur que, par délicatesse, vous tenez éloigné de vous ? Soyez heureuse sans arrière-pensée : vous avez été la circonstance fortuite et non le malheur qui veut mon isolement. Un jour vous consentirez, c’est nécessaire, et il serait puéril de ma part de retarder la joie qui vous attend. La vie, cette vie incompréhensible que l’on dit être un bienfait, vous fait signe d’approcher plus près d’elle et de boire ses séductions : écoutez-la dès maintenant, car elle est cruelle et trompeuse comme le Dieu qui l’a imaginée et que vous adorez. En tenant trop longtemps la coupe entre vos doigts, craignez, enfant, qu’elle ne se brise avant que vous ayez pu la porter à vos lèvres. Ne vous attristez plus à mon sujet, la plus vive angoisse est surmontée.
« Au milieu des lois qui constituent l’harmonie de la nature, vous et moi ne tenons pas plus de place que la plante qui meurt et se renouvelle. Pourquoi vous ferais-je souffrir ? Il est des sages, Suzanne, qui, songeant souvent à tous les êtres qui ont passé et passeront, perdent dans cette contemplation l’idée de leur propre importance, dominent, appuyés sur cette grande pensée, les plus fortes passions et apprennent sous son empire à sourire avec bonté et compassion au douloureux tumulte humain. Si je n’arrive jamais à un certain degré de leur sagesse, je puise cependant dans ma pitié pour les agitations stupides et la misérable impuissance de l’homme, le courage de vouloir votre bonheur. Voyez ! une dernière fois je vous initie tranquillement à mes pensées ; vous les dire me paraît bon, et sachez qu’elles me font du bien. Peut-être vous en étonnerez-vous : elles ne sont pas celles de vos croyances, mais, en élargissant mon jugement, elles me donnent la force de vous demander d’être heureuse… vous qui avez été un instant ma joie et ma vie !… J’ai pardonné, ma chérie, ne vous tourmentez plus. L’homme, l’ami qui vous a tenue enfant dans ses bras est celui qui vous envoie ces derniers mots.
« Preymont. »
Dans cette lettre, Suzanne vit le commencement d’un apaisement qui la remplit de joie. Il lui sembla que la tournure philosophique de l’esprit de Preymont, tout en la froissant dans ses propres idées, était le gage d’une reprise à la vie qu’elle désirait avec ardeur. Avec un mot plein d’émotion elle envoya la lettre à Mme de Preymont. Mais ce que l’inexpérience de la jeune fille n’avait pas vu, l’amour de la mère devait en sonder toute la profondeur et pleurer sur l’anéantissement moral d’un homme pour lequel il n’y avait plus rien.
Deux mois après, quand elle fut obligée de lui apprendre que Suzanne était définitivement partie, elle lui écrivit :
« Ce matin, mon cher Marc, lorsque je suis revenue de l’église, des femmes et des ouvriers m’ont entourée pour me demander s’ils te reverraient bientôt. Il y avait dans leur ton un intérêt dont j’aurais voulu t’envoyer l’écho, car il m’a fait du bien. Tout le monde te réclame, et des enfants se sont approchés de moi pour me dire timidement qu’ils voudraient te revoir. Ils savent tous que la faiblesse t’attire, et ils t’aiment…
« Tu vas sourire des faiblesses de ta vieille mère, mais ces questions m’ont donné la croyance presque superstitieuse que tu allais arriver subitement ; car maintenant, Marc, tu peux revenir. Alors je suis montée dans ta chambre pour voir si elle était comme tu l’aimes. J’ai regardé un peu partout avec une ancienne et nouvelle tristesse, puis je me suis assise à ta fenêtre où j’ai réfléchi longuement. Tu sais où allait ma pensée ? Elle te suivait dans tes solitudes, et mon cœur attristé écoutait le tien murmurer : tout vit, tout respire excepté moi. Je comprenais l’affreux découragement que recouvrent les pensées de ta philosophie, car j’ai lu la lettre que tu as écrite à Suzanne. Je te voyais, creusant cette idée désespérante que l’homme n’est qu’une ombre n’ayant pas plus d’importance que la plante qui se dissout. Mais la plante, elle, n’a ni larmes ni chagrin, et rien n’est plus grand, mon fils, que ta douleur. Elle élève dans une sphère spéciale, elle empêche de sombrer entièrement dans la bassesse de la vie, elle est cette haute dignité qui ne permet pas de croire que nous sommes semblables à la feuille qui disparaît. Les pensées tournent dans les mêmes cercles décourageants, des générations entières s’inclinent devant des idées, des mœurs qui s’effondrent avec elles, mais la douleur reste et, dans tous les temps, relève l’homme au-dessus du niveau où ses découragements, en face de sa petitesse, tendent à le ravaler. Je crois, vois-tu, je crois fermement que tous nos sanglots sont comptés et que cette mystérieuse souffrance est le portique d’une autre existence. Un jour, j’en ai l’espoir, tu croiras que ta pitié pour l’humanité n’est pas seulement le résultat pratique d’une haute spéculation, mais une goutte égarée de la source divine que tu refuses de reconnaître.
« Peut-être vas-tu sourire en lisant la philosophie d’une vieille femme qui la puiserait dans son instinct si elle n’était celle de sa foi, mais j’avais besoin de t’envoyer ces pensées ; il y a si longtemps que je n’ai vu ton cher visage et que je n’ai épié les signes du désespoir auquel je voudrais ouvrir une espérance.
« Adieu, mon fils ; que peut pour toi ma tendresse ? hélas ! simplement te comprendre et t’aimer. »
Preymont laissa tomber la lettre de sa mère, s’étonnant du souffle doux qui avait glissé un instant sur l’aridité de ses pensées. Un doute léger combattait pour la première fois depuis longtemps les certitudes désolées auxquelles son intelligence s’était arrêtée, et le mot peut-être ! passait devant son regard fatigué comme une lumière vague et tremblante derrière un épais brouillard.
FIN
IMPRIMERIE NELSON, ÉDIMBOURG, ÉCOSSE
PRINTED IN GREAT BRITAIN