Un vaincu
II
« Confident et ami !… » répétait-il en marchant rapidement, tout en regardant les ombres du soir qui s’étendaient comme des lambeaux funèbres dans le chemin et sur son esprit.
Un instant il s’arrêta au bord de la Vienne, écoutant machinalement le chant joyeux d’un oiseau qu’il vit partir près de lui pour regagner son nid, et la pensée qu’un homme, dans d’heureuses dispositions morales, eût associé ce fait insignifiant à son contentement intime le fit sourire de dédain.
« O folie de l’imagination ! pensait-il en se remettant en marche, qui m’en délivrera ? Messagère menteuse qui ne m’a jamais parlé que pour me tromper… Est-ce qu’une fois encore je l’avais écoutée ? »
Il haussa les épaules dans un mouvement de pitié pour sa propre faiblesse, et chercha à détourner ses idées en s’absorbant dans d’autres préoccupations ; mais, entre elles et sa volonté, un visage fin et fier s’interposait, et, dans sa chute, le rêve caressé pesait sur son cœur d’un poids insupportable.
M. de Preymont avait trente-six ans. Dans son enfance, un accident de voiture l’avait cloué sur son lit pendant de longs mois, et, malgré les soins des meilleurs chirurgiens, malgré les appareils les plus perfectionnés, on ne put empêcher sa taille de dévier. Il était fils unique, et jusqu’alors ses parents avaient été aussi fiers de sa beauté que de son intelligence très précoce. Son père, enlevé brusquement par une fièvre pernicieuse, n’eut pas la douleur d’assister aux souffrances morales de l’enfant, dont la nature se modifia rapidement aux premiers contacts d’une existence anormale. De vif, expansif et hardi, il devint taciturne, hésitant et réservé. A l’âge où l’on ignore la vie et le chagrin, dans ce temps radieux de fols espoirs, de naïves croyances, il perdit, en lui-même et en l’avenir, la confiance qui est l’essence même de la jeunesse.
Heureusement pour lui, il était doué d’une grande aptitude au travail, et, soutenu par sa mère, il s’absorba dans ses études et s’endormit dans les rêves juvéniles d’un esprit qui désirait passionnément une vie d’action.
Le réveil fut atroce. Quand, après des études brillantes, il se vit rejeté bien loin des carrières vers lesquelles ses goûts l’entraînaient, il passa par une crise morale terrible. Avec l’absolutisme de l’inexpérience devant l’irréalisation des premiers ardents désirs, il crut que nulle issue ne s’ouvrirait pour son intelligence très vivante ; avec l’exagération de la jeunesse qui souffre cruellement, il prit en haine les hommes et la vie, et son esprit tourmenté eut alors toute l’âpreté d’un révolté contre la destinée.
Mais, auprès de lui, un cœur suivait avec l’angoisse d’un amour maternel poussé jusqu’à la passion les moindres phases d’une douleur qui, concentrée en elle-même, n’en était que plus dangereuse.
Mme de Preymont, cherchant le moyen de donner un travail actif à l’intelligence qui se dévorait auprès d’elle, acheta, à quelque distance de sa propriété, une filature qu’une direction nouvelle pouvait rendre prospère. Elle compromettait ainsi la plus grande partie de ses capitaux ; mais, en faisant dépendre du succès de l’entreprise le repos et l’aisance de sa vieillesse, elle donnait aux efforts de son fils un but déterminé. C’était bien le connaître, et sa généreuse imprudence provenait d’une rare sagacité.
Preymont avait alors vingt-deux ans. Enfoncé dans un noir découragement, il marchait à grands pas vers le désespoir qui porte aux résolutions extrêmes. Il touchait à l’abîme quand le dévouement et l’initiative de sa mère le sauvèrent.
Ses énergies et son intelligence ne demandant qu’à se manifester, il se lança avec ardeur dans une entreprise qui exigeait le travail le plus persévérant. Cependant, avant de toucher au succès, bien des années s’écoulèrent au milieu d’alternatives de réussites et de défaites ; mais, dans cette existence de lutte, qui, sous plus d’un rapport, convenait à son tempérament, tant par l’activité qu’il fallait déployer que par l’action directe qu’il pouvait avoir sur les autres, il ne connut plus la souffrance intolérable de facultés vivaces refoulées sur elles-mêmes et cherchant, sans le trouver, un centre d’activité.
Malgré l’antipathie qui s’attache aux êtres disgraciés, M. de Preymont s’était imposé dans le pays par la supériorité incontestable de son intelligence. Elle lui valait, il est vrai, des ennemis, mais sans entamer son autorité. Néanmoins, si ses facultés intellectuelles n’étaient pas discutées, on se dédommageait par des suppositions malveillantes sur son caractère, très diversement jugé. On répétait volontiers que l’intelligence avait empiété sur le cœur, qu’il avait, disait-on, sec et sans chaleur. Sa générosité, fort magnifique et libérale, se métamorphosait en moyens électoraux pour parvenir à la députation. Jamais, sur ce point, il n’avait laissé entrevoir ses intentions ; mais tant de gens n’admettent pas le bien désintéressé qu’il fut convenu, malgré toutes les apparences contraires, que M. de Preymont était un ambitieux. Une coterie, dont il effarouchait les idées reçues par l’indépendance des siennes, l’accusait de socialisme et s’inquiétait déjà de l’attitude qu’il prendrait en entrant au Parlement. Il heurtait de front la médiocrité générale ; aussi épiait-elle tous ses mouvements, afin d’en tirer des déductions défavorables. Quelques-uns, plus perspicaces peut-être, avaient une haute opinion d’un caractère dont les côtés très intimes étaient du reste murés soigneusement aux yeux des indifférents.
La vérité, en tout cas, c’est que M. de Preymont avait beaucoup d’envergure de pensée ; qu’il possédait un de ces rares esprits que leurs tendances naturelles et leur savoir portent à aimer les grandes lignes, à généraliser les idées de telle sorte que leur jugement, quittant les sentiers battus, est peu ou point compris. Il avait puisé dans ses lectures et dans ses voyages une tolérance qui passe aux yeux de bien des gens pour une absence de principes, tandis qu’elle est en réalité le signe d’une intelligence développée par la comparaison et l’étude de la vie.
En rentrant chez lui, il monta dans sa chambre, et, s’installant résolument à une table chargée de papiers, il se dit qu’il allait échapper à lui-même en travaillant. Mais, le travail refusant son secours habituel, il l’abandonna pour achever une lettre qu’il avait commencée dans l’après-midi.
« … Du reste, mon cher ami, rien n’est changé depuis ta dernière apparition dans nos contrées, bien que cette apparition soit déjà lointaine. Il y a sept ans que tu n’es venu ici, et quinze mois que je ne t’ai serré la main ; c’est long. Peut-être me découvriras-tu quelques cheveux grisonnants, quelques rides nouvelles ; mais ces signes de déclin se remarquent à peine chez un homme qui n’a jamais eu le droit d’être jeune. La chambre qui porte ton nom t’attend, et je compte sur ta promesse d’y rester, comme autrefois, plusieurs mois. Tes goûts seront satisfaits ; car cette année, malgré notre hiver prolongé, la végétation des coteaux est aussi folle que la plus folle de tes idées. Le fleuve et la Vienne en beauté souriront à ton incompréhensible amour de l’existence. Cependant, de ton donjon, tu entendras comme moi la cloche d’une vieille église qui, au moment même où j’écris, tinte avec allégresse parce qu’un homme est né pour souffrir. Demain elle sonnera pour nous apprendre qu’il a traversé la vie et s’en est allé vers des rivages inconnus. C’est ce qu’on appelle la joie de vivre, et c’est là, vraiment, une bien grande ironie ! Après cela, il est heureux que nous bâtissions notre manière de voir sur des mots et sur des phrases. Mais toi qui crois aux réalités heureuses, tes pensées prendront un autre cours que les miennes, bien qu’il m’arrive parfois de rêver et de croire comme un mortel ordinaire. C’est la première nature qui revient à la surface, et le rêveur que les circonstances ont métamorphosé en industriel épris de son métier suit, à ses moments perdus, la fantaisie de sa pensée et de ses impressions. Il écoute les voix qui chantent autour de lui et s’étonne de leur éloquence. Il va même jusqu’à oublier, pauvre insensé ! qu’elles ne chantent pas pour ses rêves, et que le misérable en haillons qui passe dans le chemin a plus que lui le droit d’écouter leur harmonie. Quelle misère qu’un cœur indiscipliné ! et que… »
M. de Preymont s’interrompit brusquement, jeta sa plume avec impatience, déchira sa lettre en morceaux menus et les lança par la fenêtre. Il se pencha un peu pour les regarder voltiger dans le crépuscule et tomber en tournoyant sur le sol.
« En vérité, dit-il avec un sourire ironique, je suis fou d’écrire sur ce ton à cet heureux, à ce joyeux vivant qui s’appelle Didier Saverne… et fou encore plus de ne pas arriver à écraser mes rêves et dominer mes sentiments. »
Sur son visage énergique passa une sombre irritation qui se modifia en amère tristesse, et il resta longtemps près de la fenêtre ouverte, le regard perdu et la pensée distraite.
Un attouchement léger le rendit à la réalité. Sa mère, entrée sans bruit, le regardait d’un air inquiet.
Mme de Preymont était petite ; sa mise de vieille femme, élégante et sobre, ajoutait sa grâce à la distinction que les années ne détruisent pas. Ses traits étaient fins ; ses yeux bleus, petits, mais charmants, avaient une expression intelligente et calme. Des cheveux encore épais, que la poudre achevait de blanchir, étaient relevés à racine droite sur un front un peu bas, et augmentaient la ressemblance de Mme de Preymont avec un portrait du dix-huitième siècle.
— A quoi penses-tu donc, Marc ? lui dit-elle en souriant. J’ai dû te toucher pour te faire revenir sur la terre.
— C’est cependant la terre qui m’occupait, ma chère mère, dit-il gaiement. Je songeais à Saverne d’abord. Ensuite, j’ai reçu le dessin d’une nouvelle machine qui me préoccupe. Elle me paraît ingénieuse, et il est possible que je me décide à l’expérimenter.
Il parlait d’un ton naturel, mais savait parfaitement qu’elle n’était pas dupe de sa tranquillité apparente. Il y avait entre eux une affection appuyée sur une confiance sans bornes et une admiration mutuelle, affection profonde, quoique peu démonstrative. Mais ils étaient identifiés l’un à l’autre, bien qu’il y eût, sur beaucoup de points, une divergence à peu près complète dans leur manière de penser et de sentir.
Douée d’une foi très vive, Mme de Preymont avait essayé de la donner à son fils ; mais il l’avait promptement perdue dans les écarts d’un cerveau vigoureux et indépendant, et surtout dans la misanthropie secrète, dans le pessimisme de ses pensées. Mais il admirait, il aimait la vertu sereine de sa mère, et savait qu’il n’y avait pas une de ses qualités qu’elle n’eût acquise ou développée par l’influence mystérieuse de ses croyances. Peut-être devait-il à cet exemple de rester spiritualiste, à défaut de religion positive, et d’avoir une notion non seulement exacte, mais délicate, du bien et du mal.
Mme de Preymont l’écouta d’un air incrédule et lui dit :
— Aujourd’hui, Marc, tu as eu enfin le courage d’aller voir Suzanne !
Cette attaque subite déplut à Preymont, et ses sourcils se froncèrent.
— Si tu souffres, reprit-elle vivement, avoue-le-moi. Je suis là pour te tendre une main amie.
Elle avait parlé avec la hâte d’une résolution arrêtée qu’il paraît très difficile d’exécuter. Preymont, en effet, même avec elle, n’était pas d’un abord facile sur le terrain des sentiments intimes. Il recula dans l’embrasure de la fenêtre et s’adossa les bras croisés contre un des battants ouverts.
— Je n’ai rien à avouer, dit-il avec calme. Oui… je suis allé voir Suzanne. Elle paraît très heureuse, et comment pourrait-il en être autrement ? Pourtant je ne suis pas sans inquiétude.
— Pourquoi ? demanda Mme de Preymont. Crains-tu que son père n’ait trop pesé sur sa détermination ? Mais si M. Varedde ne lui était pas sympathique, elle ne l’accepterait pas.
— Je ne lui fais pas l’injure de croire le contraire, dit-il avec vivacité. Varedde est, sous tous les rapports, dans une bonne moyenne, il n’a rien de déplaisant, mais elle est certainement supérieure à lui. Il est vrai qu’elle ne s’en doute pas, et d’ailleurs, quels points de comparaison a-t-elle pour le juger ?
— Je ne partage pas tes inquiétudes, ou, pour mieux dire, tes préventions, répondit Mme de Preymont. Elle se marie avec un honnête garçon qui l’aime, et, bien que ce mariage ne soit pas celui que j’eusse désiré pour elle, il y a beaucoup de chances de bonheur dans la balance.
— Sans doute ! sans cela vous et moi serions intervenus. Mais, continua Preymont avec irritation, vous avouerez du moins qu’il ne la sort pas complètement d’un milieu pour lequel assurément elle n’est point faite, surtout après avoir reçu une éducation qui a développé sa distinction naturelle. Personnellement je ne connais pas beaucoup Varedde, mais certains propos me font craindre qu’il ne soit assez vulgaire, et que son mariage ne soit pour lui une bonne affaire. Cependant, s’il l’aime vraiment, et comment ne l’aimerait-il pas ? Bien du temps passera avant qu’elle voie juste, et, si ce moment arrive, les enfants seront là pour compenser les mécomptes. D’ailleurs, que sait-on ? Elle ne sera pas ce qu’elle pourrait devenir dans des conditions différentes, elle est trop jeune encore pour ne pas subir l’influence de l’entourage. Je ne sais si Varedde la connaît bien, mais elle est adorable avec l’exagération de ses qualités, sa décision et la fougue de ses jeunes appréciations.
Preymont se parlait à lui-même. Il avait oublié la présence de sa mère qui l’écoutait le cœur serré. Quand il s’agissait de son fils, elle perdait la rectitude d’un jugement ordinairement très droit, et, fière de son intelligence, de son énergie, ne voyant en lui que l’homme supérieur, elle rêvait toujours qu’il bût à la source sur laquelle chaque passant de la vie se penche avec avidité.
— Ah ! Marc, dit-elle, si tu avais laissé entrevoir…
— Entrevoir quoi, ma pauvre mère ? interrompit-il vivement. Je ne pouvais être pour elle qu’un ami, que le vieux compagnon qui la faisait sauter sur ses genoux lorsqu’elle avait cinq ans. Croyez bien, continua-t-il avec une amertume qu’il ne pouvait réprimer, que je ne suis pas un homme à ses yeux, mais un être à part. Il n’y a pas une de ses paroles confiantes, de ses familiarités naïves, de ses confidences qui ne m’en soient une preuve.
— Un mot aurait pu tout changer, Marc.
— Tout changer… vous le dites bien. Notre amitié se fût à tout jamais évanouie, et je ne serais plus dans son souvenir qu’un grotesque personnage.
— Grotesque !… un homme de ta valeur !
Il se mit à rire.
— Les mères sont incorrigibles, dit-il en portant à ses lèvres la main de Mme de Preymont ; elles s’obstinent à rêver alors que le rêve devrait être enseveli sous les saisons passées. Souvenez-vous d’anciennes déceptions, et croyez que j’ai enterré, bien enterré la jeunesse et ses désirs.
Il les avait enfouis en effet au fond de lui-même, en se jurant de n’y plus jamais songer ; mais ils s’échappaient de leur prison, ils renaissaient si vigoureux qu’il lui fallait une volonté de fer pour les obliger à rentrer sous les verrous.
— Pour en finir avec ce sujet, reprit-il, si je m’étais trouvé dans des circonstances normales, je ne dis pas que vos rêves ne se fussent pas rencontrés avec mes sentiments. Maintenant n’en parlons plus jamais. Le sort de Suzanne est fixé désormais, et le mien l’est depuis longtemps. C’est celui d’un solitaire, mais d’un solitaire qui a bien des compensations aux épreuves de sa vie.
Et il ajouta avec un sourire qui donnait de la séduction à son visage ordinairement trop sérieux :
— Suis-je donc bien à plaindre de vivre auprès de vous ? Beaucoup d’hommes n’ont pas choisi d’autre sort. C’est à vous que je dois l’orientation de mon intelligence, ma situation, et je suis bien heureux de vous devoir même les joies du foyer. Vous m’avez ainsi tout donné.
— Oui…, répondit machinalement Mme de Preymont, tout !… excepté la goutte de bonheur que chacun demande à la vie.
Preymont se mordit les lèvres et ne répondit pas. Il détestait qu’on ouvrît la porte de sa cellule intime, lui-même n’y entrait qu’en tremblant, car il en sortait toujours meurtri. Sa mère le savait et regrettait les mots qu’elle avait prononcés involontairement.
Preymont regardait devant lui ; les lèvres serrées énergiquement, il luttait pour contenir l’orage qui voulait éclater. Il y avait des mois que, se débattant vainement, il ne pouvait plus remonter la pente au bas de laquelle il avait glissé. Mais, depuis longtemps, sa vie morale était assise sur un orgueil hautain et philosophique, et il entendait que ce compagnon, gardien fidèle de son énergie, le soutînt dans la crise qu’il traversait.
Des chiens de garde qui aboyèrent firent diversion à leurs pensées ; en même temps une voix mâle et sympathique criait gaiement :
— Pourquoi ouvrez-vous de si grands yeux, vieille Marion ? Ai-je l’air d’un fantôme ? Après tout, je puis bien avoir la figure hâve d’un affamé. Il y a huit heures que je n’ai mangé, grâce à ma brute de voiturier qui a failli me verser trois fois dans le fossé avec son maudit cheval.
— Mais c’est Saverne ! s’écria M. de Preymont en se dirigeant vivement vers la porte.
Quand il entra dans la cour plantée sur laquelle ouvrait la façade de l’habitation, le nouveau venu tenait son voiturier par la nuque, et le secouait avec un entrain que l’arrivée de Preymont ne réussit point à calmer.
— Je te dirai bonjour dans un instant, Marc, cria-t-il ; il faut d’abord que j’en finisse avec ce gredin qui me réclame vingt francs quand je ne lui en ai promis que quinze ; et encore si je t’arrive intact, ce n’est pas de sa faute. En vérité, continua-t-il avec un redoublement de vigueur, j’aimerais mieux me jeter au fond d’un puits avec ma bourse que de lui céder… Là ! je crois que nous sommes plus sage.
Il recula de quelques pas pour contempler son œuvre dans la personne du cocher qui, rouge, essoufflé et furieux, était partagé entre le désir de se jeter sur Saverne et celui de prendre la fuite. Les formes athlétiques du jeune homme et l’impétuosité de caractère dont il venait d’avoir une preuve pénible, le décidèrent pour la fuite. Il empocha en jurant l’argent que Saverne lui tendait et se sauva.
— Très bien, dit Saverne d’un ton satisfait, la victoire me reste.
— Mais elle te fût restée sans tant d’énergie, répondit Marc en riant.
— Bah ! c’eût été plus long, et j’aime les moyens expéditifs. L’animal était en train de discuter.
Il s’approcha de Mme de Preymont qui avait assisté en souriant à la fin de la scène.
— Il me semble que j’arrive comme un intrus, lui dit-il. Je n’y comprends rien, car j’ai écrit pour m’annoncer.
— La lettre ne nous est pas parvenue, répondit-elle, mais vous savez, mon cher enfant, que votre chambre est toujours prête.
— Ces imbéciles de la poste n’en font jamais d’autres ! s’écria Saverne avec indignation. Ce soir même je griffonne contre eux un article qui les fera enrager, j’en réponds !
— Êtes-vous bien sûr que la lettre ne soit pas dans votre poche ? demanda Mme de Preymont.
— Par exemple !… je l’ai mise moi-même dans la boîte.
Saverne se fouillait avec la vivacité d’un accusé qui tient à prouver au plus vite son innocence.
— Pardieu, la voici ! dit-il en la présentant avec la plus grande aisance. Seulement elle arrive après mon individu. C’est une belle occasion pour Marc de répéter que je suis un étourdi.
— Étourdi ou non, tu es comme toujours trois fois le bienvenu, répondit M. de Preymont d’un ton affectueux.
Leur amitié remontait au collège. Lorsque l’enfant difforme et timide s’était trouvé livré sans défense à la persécution traditionnelle de ses camarades, Saverne, quoique sensiblement plus jeune que lui, l’avait pris sous sa protection, et, pendant que ses poings robustes mettaient la paix, son bon cœur avait de chaudes paroles pour consoler Preymont, qui ne devait pas plus oublier cette intervention bienfaisante que la profonde amertume de ces jours passés.
Une solide amitié se cimenta entre eux, et, plus tard, les rôles furent intervertis, car Saverne, à peine eut-il la bride sur le cou, s’empressa de dévorer son patrimoine, et Preymont, tout en essayant de calmer sa fougue par de bons conseils, le tira plus d’une fois d’un mauvais pas en lui prêtant sa bourse. Ses conseils, écoutés et approuvés avec enthousiasme, glissaient sur une nature excellente, facile à l’entraînement, s’abandonnant aux caprices du moment avec l’insouciance d’un esprit dont les principes sont élastiques et dont la liberté n’est entravée par aucun lien de famille. Mais Saverne avait le don rare de plaire à tout le monde ; les gens les plus sérieux lui pardonnaient les écarts de sa nature superficielle en faveur de sa bonne humeur inaltérable, de la franchise avec laquelle il avouait ses torts et d’une verve qui entraînait les rieurs de son côté.
Mme de Preymont le traitait en enfant très aimé pour lequel on a des indulgences inépuisables, et Saverne, sans intérieur, sans famille, considérait comme sienne la maison de son ami. Il vivait largement du produit de ses talents. Caricaturiste recherché, il écrivait en outre d’une plume légère et facile dans différentes feuilles périodiques.
— Eh bien, enfant terrible, lui dit Mme de Preymont, quelles sottises avez-vous faites depuis que je vous ai vu ?
Saverne, qui dégustait des fraises, cessa de manger pour réfléchir sérieusement, et s’écria d’un air étonné :
— Aucune !… Par le ciel, madame, c’est étonnant !
— Alors vous nous revenez tout à fait converti. La dernière fois que nous avons causé ensemble, vous parliez de mariage avec une grande sagesse.
— Ah ! ma sagesse est plus grande que jamais, je ne demande qu’à la suivre, mais…
Il jeta un regard éploré à Marc.
— Mais ta sagesse ne s’accorde pas avec celle… de tout le monde, répondit Preymont en souriant.
— Tu l’as dit, répliqua Didier piteusement. Et pourtant je suis fatigué de vivre seul… du moins sans intérieur régu… bref, tu comprends ! ajouta-t-il en noyant l’explication dans son café et le respect que lui inspirait Mme de Preymont.
— J’aime à vous voir cet air soucieux, lui dit-elle, nous en reparlerons, et je ferai en sorte de vous découvrir une sage petite femme.
— Une sage petite femme ! répéta Saverne d’un ton inquiet. Sage… oui, mais pas trop sérieuse, n’est-ce pas ? Je ne veux pas d’une vertu coiffée d’un bonnet de coton ! s’écria-t-il avec effroi.
— Rassurez-vous, répondit Mme de Preymont en riant. Ce n’est pas de nos jours que la vertu est tentée de mettre cette coiffure à la mode.
Preymont conduisit son ami dans une chambre dont les vastes proportions plaisaient à Saverne.
— Les femmes comme ta mère sont des femmes admirables, déclara Didier, mettant en une minute le désordre autour de lui. Admirables ! il n’y a pas d’autre expression. Seulement ces saintes, entortillées de vertus et de bonnes pensées, ne connaissent pas plus la vie qu’un enfant, et ne se doutent pas de l’embarras dans lequel est plongé un pauvre garçon rempli de bon vouloir, mais orné d’un crampon.
— Peut-être que si… mais je ne crois pas que ton malheur lui inspire une profonde commisération.
— Voilà, voilà ! qu’est-ce que je disais ? s’écria Saverne en bouleversant son sac de voyage pour chercher, sans la trouver, la clef de sa malle. Elle croit qu’il est facile de vivre dans une cellule, un capuchon sur le chef, une tête de mort devant soi pour méditer et une cruche d’eau pour se restaurer… Mais bah ! je ne veux penser à rien ce soir. Tout s’arrangera : mon crampon s’en ira au diable, et je prierai ta mère de me trouver une femme, car, après tout, je dois avouer qu’elle ne m’a jamais parlé de cellule, et que j’ai confiance en son jugement.
Impatienté de ne pas trouver la clef qu’il cherchait, il fit sauter la serrure de sa malle et en éparpilla le contenu autour de lui.
— Voilà qui est fait, dit-il avec satisfaction. Ton valet de chambre se débrouillera demain avec mes effets. Une nuit passée à l’air leur fera du bien, car c’est moi qui les ai fourrés là dedans, et je n’ai jamais la patience de les arranger avec symétrie.
— Quand tu seras marié, ta malle ne ressemblera plus à une hotte de chiffonnier, répondit Preymont en riant. Bonsoir !
Au moment d’ouvrir la porte, il se retourna pour dire avec effort :
— A propos de mariage… tu arrives précisément pour assister à celui d’une cousine à moi.
— Ah !… est-ce la petite Suzanne que j’ai vue ici autrefois ?
— Oui… c’est Mlle Jeuffroy.
— Enfant, elle était gentille. Qu’est-elle devenue comme femme ?
— Tu la verras après-demain, c’est le jour du contrat, et je te ferai inviter.
— Bravo ! j’étudierai sur le fiancé quelle tête il faut avoir quand on se marie, et je trouverai bien parmi les invités quelques silhouettes pour mon crayon.
Preymont, après une journée d’efforts pour se dominer, éprouvait un impérieux besoin de solitude. Il sortit, puis traversa la route et les prés qui séparaient la propriété des bords de la Loire.
Souvent, dans le même endroit, il était venu, fatigué d’un travail aride ou saisi de tristesse devant des désirs irréalisables, chercher dans l’imposant silence et la tranquille limpidité de la nuit le calme extérieur qui agit sur la pensée. Mais alors il ne trouva dans la solitude qu’un homme malheureux.
« J’aime…, pensait-il, moi qui n’ai même pas le droit, sans être ridicule, d’associer ce mot à mes pensées. »
Et il se sentait aux prises avec des accès de misanthropie, de colère, de découragement que son orgueil et sa philosophie étaient impuissants à vaincre.
La réflexion, l’expérience et une tendance à la spéculation avaient développé une largeur de pensée innée chez lui. Il aimait à généraliser ses idées dans la contemplation de la place infime que, pris isolément, l’homme occupe dans l’univers. Le regard posé sur le renouvellement de la nature et des siècles, les lignes avaient alors à ses yeux leurs proportions réelles, et il aimait à trouver ainsi une liberté de jugement qui aurait détruit en lui les préjugés s’il en avait eu. Il était résulté de cette tendance d’esprit que non seulement il restait étranger aux vanités mesquines et aux intolérances étroites, mais qu’il s’était créé une sorte de stoïcisme, à l’aide duquel il prétendait s’élever au-dessus des faiblesses de l’amour-propre et de la passion.
Mais, malgré ses affirmations, il y avait manque d’équilibre entre ses sensations, ses sentiments et sa pensée. Il le voyait quand il se laissait entraîner, parce qu’il souffrait, à des emportements misanthropiques, malgré l’indulgence, malgré la profonde pitié qu’il puisait pour l’humanité dans une intelligence saine et large.
Quand il remonta chez lui, la vie calmée de la nature endormie n’avait fait qu’assister aux luttes d’un cœur ardent et comprimé, plein d’une passion qui le livrait à une profonde angoisse.