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Œuvres de P. Corneille, Tome 04

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LAONICE.
Enfin ce grand courage a vaincu sa colère.
CLÉOPATRE.
Que ne peut point un fils sur le cœur d'une mère?1380
LAONICE.
Vos pleurs coulent encore, et ce cœur adouci....
CLÉOPATRE.
Envoyez-moi son frère, et nous laissez ici.
Sa douleur sera grande, à ce que je présume;
Mais j'en saurai sur l'heure adoucir l'amertume.
Ne lui témoignez rien: il lui sera plus doux1385
D'apprendre tout de moi, qu'il ne seroit de vous.

SCÈNE V[992].

CLÉOPATRE.

Que tu pénètres mal le fond de mon courage!
Si je verse des pleurs, ce sont des pleurs de rage;
Et ma haine, qu'en vain tu crois s'évanouir,
Ne les a fait couler qu'afin de t'éblouir.1390
Je ne veux plus que moi dedans ma confidence.
Et toi, crédule amant, que charme l'apparence,
Et dont l'esprit léger s'attache avidement
Aux attraits captieux de mon déguisement,
Va, triomphe en idée avec ta Rodogune,1395
Au sort des immortels préfère ta fortune,
Tandis que mieux instruite en l'art de me venger,
En de nouveaux malheurs je saurai te plonger.
Ce n'est pas tout d'un coup que tant d'orgueil trébuche:
De qui se rend trop tôt on doit craindre une embûche;
Et c'est mal démêler le cœur d'avec le front,
Que prendre pour sincère un changement si prompt[993].
L'effet te fera voir comme je suis changée.

SCÈNE VI.

CLÉOPATRE, SÉLEUCUS.

CLÉOPATRE.
Savez-vous, Séleucus, que je me suis vengée?
SÉLEUCUS.
Pauvre princesse, hélas!
CLÉOPATRE.
Vous déplorez son sort!1405
Quoi? l'aimiez-vous?
SÉLEUCUS.
Assez pour regretter sa mort.
CLÉOPATRE.
Vous lui pouvez servir encor d'amant fidèle;
Si j'ai su me venger, ce n'a pas été d'elle.
SÉLEUCUS.
Oh ciel! et de qui donc, Madame?
CLÉOPATRE.
C'est de vous,
Ingrat, qui n'aspirez qu'à vous voir son époux;1410
De vous, qui l'adorez en dépit d'une mère;
De vous, qui dédaignez de servir ma colère;
De vous, de qui l'amour, rebelle à mes desirs,
S'oppose à ma vengeance, et détruit mes plaisirs.
SÉLEUCUS.
De moi!
CLÉOPATRE.
De toi, perfide! Ignore, dissimule1415
Le mal que tu dois craindre et le feu qui te brûle;
Et si pour l'ignorer tu crois t'en garantir,
Du moins en l'apprenant commence à le sentir.
Le trône étoit à toi par le droit de naissance;
Rodogune avec lui tomboit en ta puissance;1420
Tu devois l'épouser, tu devois être roi!
Mais comme ce secret n'est connu que de moi,
Je puis, comme je veux, tourner le droit d'aînesse,
Et donne à ton rival ton sceptre et ta maîtresse.
SÉLEUCUS.
A mon frère?
CLÉOPATRE.
C'est lui que j'ai nommé l'aîné.1425
SÉLEUCUS.
Vous ne m'affligez point de l'avoir couronné;
Et par une raison qui vous est inconnue,
Mes propres sentiments vous avoient prévenue:
Les biens que vous m'ôtez n'ont point d'attraits si doux
Que mon cœur n'ait donnés à ce frère avant vous[994];1430
Et si vous bornez là toute votre vengeance,
Vos desirs et les miens seront d'intelligence.
CLÉOPATRE.
C'est ainsi qu'on déguisé un violent dépit;
C'est ainsi qu'une feinte au dehors l'assoupit[995],
Et qu'on croit amuser de fausses patiences1435
Ceux dont en l'âme on craint les justes défiances.
SÉLEUCUS.
Quoi? je conserverois quelque courroux secret!
CLÉOPATRE.
Quoi? lâche, tu pourrois la perdre sans regret?
Elle de qui les Dieux te donnoient l'hyménée?
Elle dont tu plaignois la perte imaginée?1440
SÉLEUCUS.
Considérer sa perte avec compassion,
Ce n'est pas aspirer à sa possession.
CLÉOPATRE.
Que la mort la ravisse, ou qu'un rival l'emporte,
La douleur d'un amant est également forte;
Et tel qui se console après l'instant fatal[996],1445
Ne sauroit voir son bien aux mains de son rival:
Piqué jusques au vif, il tâche à le reprendre;
Il fait de l'insensible, afin de mieux surprendre;
D'autant plus animé, que ce qu'il a perdu
Par rang ou par mérite à sa flamme étoit dû.1450
SÉLEUCUS.
Peut-être; mais enfin, par quel amour de mère
Pressez-vous tellement ma douleur contre un frère?
Prenez-vous intérêt à la faire éclater?
CLÉOPATRE.
J'en prends à la connoître, et la faire avorter;
J'en prends à conserver malgré toi mon ouvrage1455
Des jaloux attentats de ta secrète rage.
SÉLEUCUS.
Je le veux croire ainsi; mais quel autre intérêt
Nous fait tous deux aînés quand et comme il vous plaît?
Qui des deux vous doit croire, et par quelle justice
Faut-il que sur moi seul tombe tout le supplice,1460
Et que du même amour dont nous sommes blessés
Il soit récompensé, quand vous m'en punissez?
CLÉOPATRE.
Comme reine, à mon choix je fais justice ou grâce,
Et je m'étonne fort d'où vous vient cette audace,
D'où vient qu'un, fils, vers moi noirci de trahison,1465
Ose de mes faveurs me demander raison.
SÉLEUCUS.
Vous pardonnerez donc ces chaleurs indiscrètes:
Je ne suis point jaloux du bien que vous lui faites;
Et je vois quel amour vous avez pour tous deux,
Plus que vous ne pensez et plus que je ne veux:1470
Le respect me défend d'en dire davantage.
Je n'ai ni faute d'yeux ni faute de courage,
Madame; mais enfin n'espérez voir en moi[997]
Qu'amitié pour mon frère, et zèle pour mon roi.
Adieu.

SCÈNE VII.

CLÉOPATRE.

De quel malheur suis-je encore capable?1475
Leur amour m'offensoit, leur amitié m'accable;
Et contre mes fureurs je trouve en mes deux fils
Deux enfants révoltés et deux rivaux unis.
Quoi? sans émotion perdre trône et maîtresse!
Quel est ici ton charme, odieuse princesse?1480
Et par quel privilége, allumant de tels feux,
Peux-tu n'en prendre qu'un et m'ôter tous les deux?
N'espère pas pourtant triompher de ma haine:
Pour régner sur deux cœurs, tu n'es pas encor reine.
Je sais bien qu'en l'état où tous deux je les voi,1485
Il me les faut percer pour aller jusqu'à toi;
Mais n'importe: mes mains sur le père enhardies
Pour un bras refusé sauront prendre deux vies;
Leurs jours également sont pour moi dangereux:
J'ai commencé par lui, j'achèverai par eux.1490
Sors de mon cœur, nature, ou fais qu'ils m'obéissent:
Fais-les servir ma haine, ou consens qu'ils périssent.
Mais déjà l'un a vu que je les veux punir:
Souvent qui tarde trop se laisse prévenir.
Allons chercher le temps d'immoler mes victimes[998],1495
Et de me rendre heureuse à force de grands crimes.

FIN DU QUATRIÈME ACTE.

ACTE V.


SCÈNE PREMIÈRE.

CLÉOPATRE.

Enfin, grâces aux Dieux, j'ai moins d'un ennemi:
La mort de Séleucus m'a vengée à demi.
Son ombre, en attendant Rodogune et son frère,
Peut déjà de ma part les promettre à son père:1500
Ils le suivront de près, et j'ai tout préparé
Pour réunir bientôt ce que j'ai séparé.
O toi, qui n'attends plus que la cérémonie
Pour jeter à mes pieds ma rivale punie,
Et par qui deux amants vont d'un seul coup du sort1505
Recevoir l'hyménée, et le trône, et la mort,
Poison, me sauras-tu rendre mon diadème?
Le fer m'a bien servie, en feras-tu de même?
Me seras-tu fidèle? Et toi, que me veux-tu,
Ridicule retour d'une sotte vertu,1510
Tendresse dangereuse autant comme importune?
Je ne veux point pour fils l'époux de Rodogune,
Et ne vois plus en lui les restes de mon sang,
S'il m'arrache du trône et la met en mon rang[999].
Reste du sang ingrat d'un époux infidèle,1515
Héritier d'une flamme envers moi criminelle,
Aime mon ennemie, et péris comme lui.
Pour la faire tomber j'abattrai son appui:
Aussi bien sous mes pas c'est creuser un abîme,
Que retenir ma main sur la moitié du crime;1520
Et te faisant mon roi, c'est trop me négliger,
Que te laisser sur moi père et frère à venger.
Qui se venge à demi court lui-même à sa peine:
Il faut ou condamner ou couronner sa haine[1000].
Dût le peuple en fureur pour ses maîtres nouveaux1525
De mon sang odieux arroser[1001] leurs tombeaux,
Dût le Parthe vengeur me trouver sans défense,
Dût le ciel égaler le supplice à l'offense,
Trône, à t'abandonner je ne puis consentir:
Par un coup de tonnerre il vaut mieux en sortir;1530
Il vaut mieux mériter le sort le plus étrange.
Tombe sur moi le ciel, pourvu que je me venge!
J'en recevrai le coup d'un visage remis:
Il est doux de périr après ses ennemis;
Et de quelque rigueur que le destin me traite,1535
Je perds moins à mourir qu'à vivre leur sujette[1002].
Mais voici Laonice: il faut dissimuler
Ce que le seul effet doit bientôt révéler.

SCÈNE II.

CLÉOPATRE, LAONICE.

CLÉOPATRE.
Viennent-ils, nos amants?
LAONICE.
Ils approchent, Madame:
On lit dessus leur front l'allégresse de l'âme;1540
L'amour s'y fait paroître avec la majesté;
Et suivant le vieil ordre en Syrie usité,
D'une grâce en tous deux toute auguste et royale
Ils viennent prendre ici la coupe nuptiale,
Pour s'en aller au temple, au sortir du palais,1545
Par les mains du grand prêtre être unis à jamais:
C'est là qu'il les attend pour bénir l'alliance.
Le peuple tout ravi par ses vœux le devance,
Et pour eux à grands cris demande aux immortels
Tout ce qu'on leur souhaite au pied de leurs autels,1550
Impatient pour eux que la cérémonie
Ne commence bientôt, ne soit bientôt finie.
Les Parthes à la foule aux Syriens mêlés,
Tous nos vieux différends de leur âme exilés[1003],
Font leur suite assez grosse, et d'une voix commune
Bénissent à l'envi le Prince et Rodogune.
Mais je les vois déjà, Madame: c'est à vous
A commencer ici des spectacles si doux.

SCÈNE III.

CLÉOPATRE, ANTIOCHUS, RODOGUNE, ORONTE, LAONICE, troupe de Parthes et de Syriens.

CLÉOPATRE.
Approchez, mes enfants, car l'amour maternelle,
Madame, dans mon cœur, vous tient déjà pour telle;
Et je crois que ce nom ne vous déplaira pas.
RODOGUNE.
Je le chérirai même au delà du trépas.
Il m'est trop doux, Madame; et tout l'heur que j'espère,
C'est de vous obéir et respecter en mère.
CLÉOPATRE.
Aimez-moi seulement: vous allez être rois,1565
Et s'il faut du respect, c'est moi qui vous le dois.
ANTIOCHUS.
Ah! si nous recevons la suprême puissance,
Ce n'est pas pour sortir de votre obéissance:
Vous régnerez ici quand nous y régnerons,
Et ce seront vos lois que nous y donnerons.1570
CLÉOPATRE.
J'ose le croire ainsi; mais prenez votre place:
Il est temps d'avancer ce qu'il faut que je fasse.

(Ici Antiochus s'assied dans un fauteuil, Rodogune à sa gauche, en même rang, et Cléopatre à sa droite, mais en rang inférieur, et qui marque quelque inégalité. Oronte s'assied aussi à la gauche de Rodogune, avec la même différence; et Cléopatre, cependant[1004] qu'ils prennent leurs places, parle à l'oreille de Laonice, qui s'en va querir une coupe pleine de vin empoisonné. Après qu'elle est partie, Cléopatre continue:)

Peuple qui m'écoutez, Parthes et Syriens,
Sujets du Roi son frère, ou qui fûtes les miens[1005],
Voici de mes deux fils celui qu'un droit d'aînesse1575
Élève dans le trône, et donne à la Princesse.
Je lui rends cet État que j'ai sauvé pour lui:
Je cesse de régner, il commence aujourd'hui.
Qu'on ne me traite plus ici de souveraine:
Voici votre roi, peuple, et voilà votre reine[1006].1580
Vivez pour les servir, respectez-les tous deux,
Aimez-les, et mourez, s'il est besoin, pour eux.
Oronte, vous voyez avec quelle franchise
Je leur rends ce pouvoir dont je me suis démise:
Prêtez les yeux au reste, et voyez les effets1585
Suivre de point en point les traités de la paix.
(Laonice revient avec une coupe à la main.)
ORONTE.
Votre sincérité s'y fait assez paroître,
Madame, et j'en ferai récit au Roi mon maître.
CLÉOPATRE.
L'hymen est maintenant notre plus cher souci.
L'usage veut, mon fils, qu'on le commence ici:1590
Recevez de ma main la coupe nuptiale,
Pour être après unis sous la foi conjugale;
Puisse-t-elle être un gage, envers votre moitié,
De votre amour ensemble et de mon amitié!
ANTIOCHUS, prenant la coupe.
Ciel! que ne dois-je point aux bontés d'une mère?1595
CLÉOPATRE.
Le temps presse, et votre heur d'autant plus se diffère.
ANTIOCHUS, à Rodogune.
Madame, hâtons donc ces glorieux moments:
Voici l'heureux essai de nos contentements.
Mais si mon frère étoit le témoin de ma joie....
CLÉOPATRE.
C'est être trop cruel de vouloir qu'il la voie:1600
Ce sont des déplaisirs qu'il fait bien d'épargner;
Et sa douleur secrète a droit de l'éloigner.
ANTIOCHUS.
Il m'avoit assuré qu'il la verroit sans peine.
Mais n'importe, achevons.

SCÈNE IV.

CLÉOPATRE, ANTIOCHUS, RODOGUNE, ORONTE, TIMAGÈNE, LAONICE, TROUPE.

TIMAGÈNE.
Ah! Seigneur.
CLÉOPATRE.
Timagène,
Quelle est votre insolence?
TIMAGÈNE.
Ah! Madame.
ANTIOCHUS, rendant la coupe à Laonice.
Parlez.1605
TIMAGÈNE.
Souffrez pour un moment que mes sens rappelés[1007]....
ANTIOCHUS.
Qu'est-il donc arrivé?
TIMAGÈNE.
Le Prince votre frère....
ANTIOCHUS.
Quoi? se voudroit-il rendre à mon bonheur contraire?
TIMAGÈNE.
L'ayant cherché longtemps afin de divertir
L'ennui que de sa perte il pouvoit ressentir,1610
Je l'ai trouvé, Seigneur, au bout de cette allée,
Où la clarté du ciel semble toujours voilée.
Sur un lit de gazon, de foiblesse étendu,
Il sembloit déplorer ce qu'il avoit perdu[1008]:
Son âme à ce penser paroissoit attachée;1615
Sa tête sur un bras languissamment penchée,
Immobile et rêveur, en malheureux amant....
ANTIOCHUS.
Enfin, que faisoit-il? achevez promptement.
TIMAGÈNE.
D'une profonde plaie en l'estomac ouverte,
Son sang à gros bouillons sur cette couche verte....
CLÉOPATRE.
Il est mort?
TIMAGÈNE.
Oui, Madame.
CLÉOPATRE.
Ah! destins ennemis[1009],
Qui m'enviez le bien que je m'étois promis,
Voilà le coup fatal que je craignois dans l'âme,
Voilà le désespoir où l'a réduit sa flamme.
Pour vivre en vous perdant il avoit trop d'amour[1010],1625
Madame, et de sa main il s'est privé du jour[1011].
TIMAGÈNE, à Cléopatre.
Madame, il a parlé: sa main est innocente.
CLÉOPATRE, à Timagène.
La tienne est donc coupable, et ta rage insolente,
Par une lâcheté qu'on ne peut égaler.
L'ayant assassiné, le fait encor parler!1630
ANTIOCHUS.
Timagène, souffrez la douleur d'une mère,
Et les premiers soupçons d'une aveugle colère[1012].
Comme ce coup fatal n'a point d'autres témoins,
J'en ferois autant qu'elle, à vous connoître moins.
Mais que vous a-t-il dit? achevez, je vous prie.1635
TIMAGÈNE.
Surpris d'un tel spectacle, à l'instant je m'écrie;
Et soudain, à mes cris, ce prince, en soupirant,
Avec assez de peine entr'ouvre un œil mourant;
Et ce reste égaré de lumière incertaine[1013]
Lui peignant, son cher frère au lieu de Timagène.1640
Rempli de votre idée, il m'adresse pour vous
Ces mots où l'amitié règne sur le courroux:
«Une main qui nous fut bien chère
Venge ainsi le refus d'un coup trop inhumain.
Régnez; et surtout, mon cher frère,1645
Gardez-vous de la même main.
C'est....» La Parque à ce mot lui coupe la parole;
Sa lumière s'éteint, et son âme s'envole;
Et moi, tout effrayé d'un si tragique sort,
J'accours pour vous en faire un funeste rapport.1650
ANTIOCHUS.
Rapport vraiment funeste, et sort vraiment tragique,
Qui va changer en pleurs l'allégresse publique.
O frère, plus aimé que la clarté du jour,
O rival, aussi cher que m'étoit mon amour,
Je te perds, et je trouve en ma douleur extrême[1014]1655
Un malheur dans ta mort plus grand que ta mort même.
Oh! de ses derniers mots fatale obscurité!
En quel gouffre d'horreurs m'as-tu précipité?
Quand j'y pense chercher la main qui l'assassine,
Je m'impute à forfait tout ce que j'imagine;1660
Mais aux marques enfin que tu m'en viens donner,
Fatale obscurité, qui dois-je en soupçonner?
«Une main, qui nous fut bien, chère!»
Madame, est-ce la vôtre, ou celle de ma mère?
Vous vouliez toutes deux un coup trop inhumain;1665
Nous vous avons tous deux refusé notre main:
Qui de vous s'est vengé? est-ce l'une, est-ce l'autre
Qui fait agir la sienne au refus de la nôtre?
Est-ce vous qu'en coupable il me faut regarder?
Est-ce vous désormais dont je me dois garder?1670
CLÉOPATRE.
Quoi? vous me soupçonnez?
RODOGUNE.
Quoi? je vous suis suspecte?
ANTIOCHUS.
Je suis amant et fils, je vous aime et respecte;
Mais quoi que sur mon cœur puissent des noms si doux,
A ces marques enfin je ne connois que vous.
As-tu bien entendu? dis-tu vrai, Timagène?1675
TIMAGÈNE.
Avant qu'en soupçonner la Princesse ou la Reine[1015],
Je mourrois mille fois; mais enfin mon récit
Contient, sans rien de plus, ce que le Prince a dit[1016].
ANTIOCHUS.
D'un et d'autre côté l'action, est si noire,
Que n'en pouvant douter, je n'ose encor la croire.1680
O quiconque des deux avez versé son sang,
Ne vous préparez plus à me percer le flanc!
Nous avons mal servi vos haines mutuelles,
Aux jours l'une de l'autre également cruelles;
Mais si j'ai refusé ce détestable emploi,1685
Je veux bien vous servir toutes deux contre moi:
Qui que vous soyez donc, recevez une vie
Que déjà vos fureurs m'ont à demi ravie[1017].
RODOGUNE.
Ah! Seigneur, arrêtez.
TIMAGÈNE.
Seigneur, que faites-vous?
ANTIOCHUS.
Je sers ou l'une ou l'autre, et je préviens ses coups.1690
CLÉOPATRE.
Vivez, régnez heureux.
ANTIOCHUS.
Otez-moi donc de doute,
Et montrez-moi la main qu'il faut que je redoute[1018],
Qui pour m'assassiner ose me secourir,
Et me sauve de moi pour me faire périr.
Puis-je vivre et traîner cette gêne éternelle[1019],1695
Confondre l'innocente avec la criminelle,
Vivre et ne pouvoir plus vous voir sans m'alarmer,
Vous craindre toutes deux, toutes deux vous aimer?
Vivre avec ce tourment, c'est mourir à toute heure
Tirez-moi de ce trouble, ou souffrez que je meure,1700
Et que mon déplaisir, par un coup généreux,
Épargne un parricide à l'une de vous deux.
CLÉOPATRE.
Puisque le même jour que ma main vous couronne
Je perds un de mes fils, et l'autre me soupçonne;
Qu'au milieu de mes pleurs, qu'il devroit essuyer,1705
Son peu d'amour me force à me justifier;
Si vous n'en pouvez mieux consoler une mère
Qu'en la traitant d'égal avec une étrangère,
Je vous dirai, Seigneur (car ce n'est plus à moi
A nommer autrement et mon juge et mon roi),1710
Que vous voyez l'effet de cette vieille haine
Qu'en dépit de la paix me garde l'inhumaine,
Qu'en son cœur du passé soutient le souvenir,
Et que j'avois raison de vouloir prévenir.
Elle a soif de mon sang, elle a voulu l'épandre:1715
J'ai prévu d'assez loin ce que j'en viens d'apprendre;
Mais je vous ai laissé désarmer mon courroux.
(A Rodogune.)
Sur la foi de ses pleurs je n'ai rien craint de vous,
Madame; mais, ô Dieux! quelle rage est la vôtre!
Quand je vous donne un fils, vous assassinez l'autre,
Et m'enviez soudain l'unique et foible appui
Qu'une mère opprimée eût pu trouver en lui!
Quand vous m'accablerez, où sera mon refuge?
Si je m'en plains au Roi, vous possédez mon juge;
Et s'il m'ose écouter, peut-être, hélas! en vain1725
Il voudra se garder de cette même main.
Enfin je suis leur mère, et vous leur ennemie;
J'ai recherché leur gloire, et vous leur infamie;
Et si je n'eusse aimé ces fils que vous m'ôtez,
Votre abord en ces lieux les eût déshérités.1730
C'est à lui maintenant, en cette concurrence,
A régler ses soupçons sur cette différence,
A voir de qui des deux il doit se défier,
Si vous n'avez un charme à vous justifier.
RODOGUNE, à Cléopatre.
Je me défendrai mal: l'innocence étonnée1735
Ne peut s'imaginer qu'elle soit soupçonnée;
Et n'ayant rien prévu d'un attentat si grand,
Qui l'en veut accuser sans peine la surprend.
Je ne m'étonne point de voir que votre haine
Pour me faire coupable a quitté Timagène.1740
Au moindre jour ouvert de tout jeter sur moi,
Son récit s'est trouvé digne de votre foi.
Vous l'accusiez pourtant, quand votre âme alarmée
Craignoit qu'en expirant ce fils vous eût nommée;
Mais de ses derniers mots voyant le sens douteux,1745
Vous avez pris soudain le crime entre nous deux.
Certes, si vous voulez passer pour véritable
Que l'une de nous deux de sa mort soit coupable,
Je veux bien par respect ne vous imputer rien;
Mais votre bras au crime est plus fait que le mien;1750
Et qui sur un époux fit son apprentissage
A bien pu sur un fils achever son ouvrage.
Je ne dénierai point, puisque vous les savez,
De justes sentiments dans mon âme élevés:
Vous demandiez[1020] mon sang; j'ai demandé le vôtre:1755
Le Roi sait quels motifs ont poussé l'une et l'autre;
Comme par sa prudence il a tout adouci,
Il vous connoît peut-être, et me connoît aussi.
(A Antiochus.)
Seigneur, c'est un moyen de vous être bien chère
Que pour don nuptial vous immoler un frère:1760
On fait plus; on m'impute un coup si plein d'horreur,
Pour me faire un passage à vous percer le cœur.
(A Cléopatre.)
Où fuirois-je de vous après tant de furie,
Madame, et que feroit toute votre Syrie,
Où seule, et sans appui contre mes attentats,1765
Je verrois...? Mais, Seigneur, vous ne m'écoutez pas.
ANTIOCHUS.
Non, je n'écoute rien; et dans la mort d'un frère
Je ne veux point juger entre vous et ma mère:
Assassinez un fils, massacrez un époux,
Je ne veux me garder ni d'elle, ni de vous[1021].1770
Suivons aveuglément ma triste destinée;
Pour m'exposer à tous achevons l'hyménée.
Cher frère, c'est pour moi le chemin du trépas:
La main qui t'a percé ne m'épargnera pas;
Je cherche à te rejoindre, et non à m'en défendre,1775
Et lui veux bien donner tout lieu de me surprendre:
Heureux si sa fureur, qui me prive de toi,
Se fait bientôt connoître en achevant sur moi,
Et si du ciel, trop lent à la réduire en poudre,
Son crime redoublé peut arracher la foudre!1780
Donnez-moi....
RODOGUNE, l'empêchant de prendre la coupe.
Quoi? Seigneur.
ANTIOCHUS.
Vous m'arrêtez en vain:
Donnez.
RODOGUNE.
Ah! gardez-vous de l'une et l'autre main.
Cette coupe est suspecte, elle vient de la Reine[1022];
Craignez de toutes deux quelque secrète haine.
CLÉOPATRE.
Qui m'épargnoit tantôt ose enfin m'accuser!1785
RODOGUNE.
De toutes deux, Madame, il doit tout refuser.
Je n'accuse personne, et vous tiens innocente;
Mais il en faut sur l'heure une preuve évidente:
Je veux bien à mon tour subir les mêmes lois.
On ne peut craindre trop pour le salut des rois.1790
Donnez donc cette preuve; et pour toute réplique,
Faites faire un essai par quelque domestique.
CLÉOPATRE, prenant la coupe.
Je le ferai moi-même. Eh bien! redoutez-vous
Quelque sinistre effet encor de mon courroux?
J'ai souffert cet outrage avecque patience.1795
ANTIOCHUS, prenant la coupe de la main de Cléopatre, après qu'elle a bu.
Pardonnez-lui, Madame, un peu de défiance:
Comme vous l'accusez, elle fait son effort,
A rejeter sur vous l'horreur de cette mort;
Et soit amour pour moi, soit adresse pour elle,
Ce soin la fait paroître un peu moins criminelle.1800
Pour moi, qui ne vois rien, dans le trouble où je suis,
Qu'un gouffre de malheurs, qu'un abîme d'ennuis,
Attendant qu'en plein jour ces vérités paroissent,
J'en laisse la vengeance aux Dieux qui les connoissent,
Et vais sans plus tarder....
RODOGUNE.
Seigneur, voyez ses yeux
Déjà tous égarés[1023], troubles et furieux,
Cette affreuse sueur qui court sur son visage,
Cette gorge qui s'enfle. Ah, bons Dieux! quelle rage!
Pour vous perdre après elle, elle a voulu périr.
ANTIOCHUS, rendant la coupe à Laonice ou à quelque autre[1024].
N'importe: elle est ma mère, il faut la secourir.1810
CLÉOPATRE.
Va, tu me veux en vain rappeler à la vie;
Ma haine est trop fidèle, et m'a trop bien servie:
Elle a paru trop tôt pour te perdre avec moi;
C'est le seul déplaisir qu'en mourant je reçoi;
Mais j'ai cette douceur dedans cette disgrâce1815
De ne voir point régner ma rivale en ma place[1025].
Règne: de crime en crime enfin te voilà roi.
Je t'ai défait d'un père, et d'un frère, et de moi:
Puisse le ciel tous deux vous prendre pour victimes,
Et laisser choir sur vous les peines de mes crimes!1820
Puissiez-vous ne trouver dedans votre union
Qu'horreur, que jalousie, et que confusion!
Et pour vous souhaiter tous les malheurs ensemble,
Puisse naître de vous un fils qui me ressemble[1026]!
ANTIOCHUS.
Ah! vivez pour changer cette haine en amour.1825
CLÉOPATRE.
Je maudirois les Dieux s'ils me rendoient le jour.
Qu'on m'emporte d'ici: je me meurs, Laonice.
Si tu veux m'obliger par un dernier service,
Après les vains efforts de mes inimitiés,
Sauve-moi de l'affront de tomber à leurs pieds.1830
(Elle s'en va, et Laonice lui aide à marcher.)
ORONTE.
Dans les justes rigueurs d'un sort si déplorable[1027],
Seigneur, le juste ciel vous est bien favorable:
Il vous a préservé, sur le point de périr,
Du danger le plus grand que vous puissiez courir;
Et par un digne effet de ses faveurs puissantes,1835
La coupable est punie et vos mains innocentes.
ANTIOCHUS.
Oronte, je ne sais, dans son funeste sort,
Qui m'afflige le plus, ou sa vie, ou sa mort;
L'une et l'autre a pour moi des malheurs sans exemple:
Plaignez mon infortune. Et vous, allez au temple1840
Y changer l'allégresse en un deuil sans pareil,
La pompe nuptiale en funèbre appareil;
Et nous verrons après, par d'autres sacrifices,
Si les Dieux voudront être à nos vœux plus propices.

FIN DU CINQUIÈME ET DERNIER ACTE.

APPENDICE.


ANALYSE DE LA RODOGUNE DE GILBERT[1028],
PAR LES FRÈRES PARFAIT[1029]

Rodogune, femme d'Hydaspe, roi de Perse, commence la pièce, et raconte à ses fils, Artaxerce et Darie, qu'Hydaspe, vaincu dans une bataille, et prisonnier de Tigrane, roi d'Arménie, a fait sa paix avec ce roi, en épousant la princesse Lydie sa sœur. Ce récit est suivi d'imprécations contre son infidèle époux, et contre Lydie, qui vient remplir sa place au trône de Perse. Oronte, que Rodogune a envoyé sur la route de la princesse Lydie, pour l'enlever, vient apprendre à cette reine que son ordre a été exécuté, et que Lydie est en sa puissance; mais il ajoute que parmi les morts il a reconnu Hydaspe, roi de Perse. Ce dernier événement force Rodogune à feindre quelque douleur de la perte de son époux; mais la joie de tenir Lydie en sa possession l'emporte sur sa politique. C'est ce qui termine le premier acte.

Le second ouvre par Rodogune et Lydie. La première accable d'injures sa malheureuse rivale. La suite de cet acte ressemble absolument, pour le fond et la marche, au second de M. Corneille: également dans celui-ci Rodogune propose à ses fils de la défaire de Lydie, et met la couronne et le droit d'aînesse, dont elle seule sait le secret, à ce prix. Les princes refusent de servir sa vengeance: ils restent ensemble; et comme ils sont tous deux amoureux de Lydie, Artaxerce, qui tient ici la place de Séleucus dans la tragédie de Corneille, Artaxerce, dis-je, offre à Darie tout ce qu'il peut espérer de sa naissance, s'il veut lui céder Lydie.

DARIE.
De cent peuples fameux il faut être vainqueur,
Avant que de prétendre une place en son cœur.
Quoi que vous me disiez et quoi que je vous die,
L'on ne peut séparer l'empire de Lydie;
Cette illustre beauté veut une illustre cour:
Ici l'ambition s'accorde avec l'amour.
En vain nous opposons ces passions diverses,
Il faut que son époux soit monarque des Perses;
Et puisque la couronne appartient à l'aîné,
Il faut qu'un seul l'obtienne et soit seul fortuné,
Et sans que le plus jeune en prenne jalousie,
Qu'il ait seul la Princesse et l'empire d'Asie.

Voici comment M. Corneille fait répondre Antiochus, qui se trouve dans le même cas de Darie:

ANTIOCHUS.
Un grand cœur cède un trône, et le cède avec gloire, etc.[1030].

Nous abandonnons ici l'extrait de la pièce de Gilbert, qui n'est qu'une copie très-mal faite de la tragédie de M. Corneille, pour passer à la scène où Artaxerce et Darie pressent Lydie de déclarer ses sentiments pour l'un ou pour l'autre. Après quelque refus, enfin elle dit:

LYDIE.
Entre deux grands héros difficile est le choix.
Puisque vous le voulez, je vous veux satisfaire.
Vous et moi nous pleurons la mort de votre père:
De parricides mains l'ont mis dans le tombeau,
Avant que notre hymen fit luire son flambeau.
Je veux de mon amour lui donner une preuve:
Ayant reçu, sa foi, je dois agir en veuve.
Soyez dignes de moi, je veux l'être de vous:
Perdez les assassins d'un père et d'un époux;
Lavez dedans leur sang leur noire perfidie:
C'est par là seulement qu'on peut avoir Lydie;
Elle n'épousera, quoi qu'ordonne le sort,
Que celui de ses fils qui vengera sa mort.

Rodogune de M. Corneille répond aux deux princes qui la conjurent de prononcer entre eux:

RODOGUNE.
Eh bien donc! il est temps de me faire connoître, etc.[1031].

Passons présentement au cinquième acte de la tragédie de Gilbert, qui n'a rien emprunté de celui de Corneille; aussi est-il misérable du commencement à la fin. Rodogune, qui veut faire périr Lydie, a donné ordre à Oronte de lui amener cette infortunée princesse. Oronte revient avec Lydie et apprend à la Reine que Darie, ayant voulu s'opposer à son dessein, s'est précipité sur les gardes avec si peu de précaution, qu'il est tombé mort d'un coup d'épée, où il s'est enferré. Rodogune regrette ce fils, qu'elle avait déclaré roi, et veut venger sa mort sur Lydie. Survient Artaxerce, qui par ses menaces suspend la fureur de la Reine. Darie, qui n'a reçu qu'une légère blessure, vient chercher sa chère Lydie. Rodogune, surprise de cet événement, change de caractère. Elle embrasse Lydie[1032], lui demande son amitié, l'unit avec Darie, et promet de marier Artaxerce avec la sœur de Lydie, qui a été faite prisonnière avec cette princesse.


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