Timagène,
Quelle est votre insolence?
ANTIOCHUS, rendant la coupe à Laonice.
Souffrez pour un moment que mes sens rappelés
[1007]....
Le Prince votre frère....
Quoi? se voudroit-il rendre à mon bonheur contraire?
L'ayant cherché longtemps afin de divertir
L'ennui que de sa perte il pouvoit ressentir,1610
Je l'ai trouvé, Seigneur, au bout de cette allée,
Où la clarté du ciel semble toujours voilée.
Sur un lit de gazon, de foiblesse étendu,
Il sembloit déplorer ce qu'il avoit perdu
[1008]:
Son âme à ce penser paroissoit attachée;1615
Sa tête sur un bras languissamment penchée,
Immobile et rêveur, en malheureux amant....
Enfin, que faisoit-il? achevez promptement.
D'une profonde plaie en l'estomac ouverte,
Son sang à gros bouillons sur cette couche verte....
Qui m'enviez le bien que je m'étois promis,
Voilà le coup fatal que je craignois dans l'âme,
Voilà le désespoir où l'a réduit sa flamme.
Pour vivre en vous perdant il avoit trop d'amour
[1010],
1625
Madame, et de sa main il s'est privé du jour
[1011].
Madame, il a parlé: sa main est innocente.
La tienne est donc coupable, et ta rage insolente,
Par une lâcheté qu'on ne peut égaler.
L'ayant assassiné, le fait encor parler!1630
Timagène, souffrez la douleur d'une mère,
Et les premiers soupçons d'une aveugle colère
[1012].
Comme ce coup fatal n'a point d'autres témoins,
J'en ferois autant qu'elle, à vous connoître moins.
Mais que vous a-t-il dit? achevez, je vous prie.1635
Surpris d'un tel spectacle, à l'instant je m'écrie;
Et soudain, à mes cris, ce prince, en soupirant,
Avec assez de peine entr'ouvre un œil mourant;
Et ce reste égaré de lumière incertaine
[1013]
Lui peignant, son cher frère au lieu de Timagène.1640
Rempli de votre idée, il m'adresse pour vous
Ces mots où l'amitié règne sur le courroux:
«Une main qui nous fut bien chère
Venge ainsi le refus d'un coup trop inhumain.
Régnez; et surtout, mon cher frère,1645
Gardez-vous de la même main.
C'est....» La Parque à ce mot lui coupe la parole;
Sa lumière s'éteint, et son âme s'envole;
Et moi, tout effrayé d'un si tragique sort,
J'accours pour vous en faire un funeste rapport.1650
Rapport vraiment funeste, et sort vraiment tragique,
Qui va changer en pleurs l'allégresse publique.
O frère, plus aimé que la clarté du jour,
O rival, aussi cher que m'étoit mon amour,
Je te perds, et je trouve en ma douleur extrême
[1014]1655
Un malheur dans ta mort plus grand que ta mort même.
Oh! de ses derniers mots fatale obscurité!
En quel gouffre d'horreurs m'as-tu précipité?
Quand j'y pense chercher la main qui l'assassine,
Je m'impute à forfait tout ce que j'imagine;1660
Mais aux marques enfin que tu m'en viens donner,
Fatale obscurité, qui dois-je en soupçonner?
«Une main, qui nous fut bien, chère!»
Madame, est-ce la vôtre, ou celle de ma mère?
Vous vouliez toutes deux un coup trop inhumain;1665
Nous vous avons tous deux refusé notre main:
Qui de vous s'est vengé? est-ce l'une, est-ce l'autre
Qui fait agir la sienne au refus de la nôtre?
Est-ce vous qu'en coupable il me faut regarder?
Est-ce vous désormais dont je me dois garder?1670
Quoi? vous me soupçonnez?
Quoi? je vous suis suspecte?
Je suis amant et fils, je vous aime et respecte;
Mais quoi que sur mon cœur puissent des noms si doux,
A ces marques enfin je ne connois que vous.
As-tu bien entendu? dis-tu vrai, Timagène?1675
Avant qu'en soupçonner la Princesse ou la Reine
[1015],
Je mourrois mille fois; mais enfin mon récit
Contient, sans rien de plus, ce que le Prince a dit
[1016].
D'un et d'autre côté l'action, est si noire,
Que n'en pouvant douter, je n'ose encor la croire.1680
O quiconque des deux avez versé son sang,
Ne vous préparez plus à me percer le flanc!
Nous avons mal servi vos haines mutuelles,
Aux jours l'une de l'autre également cruelles;
Mais si j'ai refusé ce détestable emploi,1685
Je veux bien vous servir toutes deux contre moi:
Qui que vous soyez donc, recevez une vie
Que déjà vos fureurs m'ont à demi ravie
[1017].
Seigneur, que faites-vous?
Je sers ou l'une ou l'autre, et je préviens ses coups.1690
Otez-moi donc de doute,
Et montrez-moi la main qu'il faut que je redoute
[1018],
Qui pour m'assassiner ose me secourir,
Et me sauve de moi pour me faire périr.
Puis-je vivre et traîner cette gêne éternelle
[1019],
1695
Confondre l'innocente avec la criminelle,
Vivre et ne pouvoir plus vous voir sans m'alarmer,
Vous craindre toutes deux, toutes deux vous aimer?
Vivre avec ce tourment, c'est mourir à toute heure
Tirez-moi de ce trouble, ou souffrez que je meure,1700
Et que mon déplaisir, par un coup généreux,
Épargne un parricide à l'une de vous deux.
Puisque le même jour que ma main vous couronne
Je perds un de mes fils, et l'autre me soupçonne;
Qu'au milieu de mes pleurs, qu'il devroit essuyer,1705
Son peu d'amour me force à me justifier;
Si vous n'en pouvez mieux consoler une mère
Qu'en la traitant d'égal avec une étrangère,
Je vous dirai, Seigneur (car ce n'est plus à moi
A nommer autrement et mon juge et mon roi),1710
Que vous voyez l'effet de cette vieille haine
Qu'en dépit de la paix me garde l'inhumaine,
Qu'en son cœur du passé soutient le souvenir,
Et que j'avois raison de vouloir prévenir.
Elle a soif de mon sang, elle a voulu l'épandre:1715
J'ai prévu d'assez loin ce que j'en viens d'apprendre;
Mais je vous ai laissé désarmer mon courroux.
(A Rodogune.)
Sur la foi de ses pleurs je n'ai rien craint de vous,
Madame; mais, ô Dieux! quelle rage est la vôtre!
Quand je vous donne un fils, vous assassinez l'autre,
Et m'enviez soudain l'unique et foible appui
Qu'une mère opprimée eût pu trouver en lui!
Quand vous m'accablerez, où sera mon refuge?
Si je m'en plains au Roi, vous possédez mon juge;
Et s'il m'ose écouter, peut-être, hélas! en vain1725
Il voudra se garder de cette même main.
Enfin je suis leur mère, et vous leur ennemie;
J'ai recherché leur gloire, et vous leur infamie;
Et si je n'eusse aimé ces fils que vous m'ôtez,
Votre abord en ces lieux les eût déshérités.1730
C'est à lui maintenant, en cette concurrence,
A régler ses soupçons sur cette différence,
A voir de qui des deux il doit se défier,
Si vous n'avez un charme à vous justifier.
Je me défendrai mal: l'innocence étonnée1735
Ne peut s'imaginer qu'elle soit soupçonnée;
Et n'ayant rien prévu d'un attentat si grand,
Qui l'en veut accuser sans peine la surprend.
Je ne m'étonne point de voir que votre haine
Pour me faire coupable a quitté Timagène.1740
Au moindre jour ouvert de tout jeter sur moi,
Son récit s'est trouvé digne de votre foi.
Vous l'accusiez pourtant, quand votre âme alarmée
Craignoit qu'en expirant ce fils vous eût nommée;
Mais de ses derniers mots voyant le sens douteux,1745
Vous avez pris soudain le crime entre nous deux.
Certes, si vous voulez passer pour véritable
Que l'une de nous deux de sa mort soit coupable,
Je veux bien par respect ne vous imputer rien;
Mais votre bras au crime est plus fait que le mien;1750
Et qui sur un époux fit son apprentissage
A bien pu sur un fils achever son ouvrage.
Je ne dénierai point, puisque vous les savez,
De justes sentiments dans mon âme élevés:
Vous demandiez
[1020] mon sang; j'ai demandé le vôtre:
1755
Le Roi sait quels motifs ont poussé l'une et l'autre;
Comme par sa prudence il a tout adouci,
Il vous connoît peut-être, et me connoît aussi.
(A Antiochus.)
Seigneur, c'est un moyen de vous être bien chère
Que pour don nuptial vous immoler un frère:1760
On fait plus; on m'impute un coup si plein d'horreur,
Pour me faire un passage à vous percer le cœur.
(A Cléopatre.)
Où fuirois-je de vous après tant de furie,
Madame, et que feroit toute votre Syrie,
Où seule, et sans appui contre mes attentats,1765
Je verrois...? Mais, Seigneur, vous ne m'écoutez pas.
Non, je n'écoute rien; et dans la mort d'un frère
Je ne veux point juger entre vous et ma mère:
Assassinez un fils, massacrez un époux,
Je ne veux me garder ni d'elle, ni de vous
[1021].
1770
Suivons aveuglément ma triste destinée;
Pour m'exposer à tous achevons l'hyménée.
Cher frère, c'est pour moi le chemin du trépas:
La main qui t'a percé ne m'épargnera pas;
Je cherche à te rejoindre, et non à m'en défendre,1775
Et lui veux bien donner tout lieu de me surprendre:
Heureux si sa fureur, qui me prive de toi,
Se fait bientôt connoître en achevant sur moi,
Et si du ciel, trop lent à la réduire en poudre,
Son crime redoublé peut arracher la foudre!1780
Donnez-moi....
RODOGUNE, l'empêchant de prendre la coupe.
Vous m'arrêtez en vain:
Donnez.
Ah! gardez-vous de l'une et l'autre main.
Cette coupe est suspecte, elle vient de la Reine
[1022];
Craignez de toutes deux quelque secrète haine.
Qui m'épargnoit tantôt ose enfin m'accuser!1785
De toutes deux, Madame, il doit tout refuser.
Je n'accuse personne, et vous tiens innocente;
Mais il en faut sur l'heure une preuve évidente:
Je veux bien à mon tour subir les mêmes lois.
On ne peut craindre trop pour le salut des rois.1790
Donnez donc cette preuve; et pour toute réplique,
Faites faire un essai par quelque domestique.
CLÉOPATRE, prenant la coupe.
Je le ferai moi-même. Eh bien! redoutez-vous
Quelque sinistre effet encor de mon courroux?
J'ai souffert cet outrage avecque patience.1795
ANTIOCHUS, prenant la coupe de la main de Cléopatre, après qu'elle a bu.
Pardonnez-lui, Madame, un peu de défiance:
Comme vous l'accusez, elle fait son effort,
A rejeter sur vous l'horreur de cette mort;
Et soit amour pour moi, soit adresse pour elle,
Ce soin la fait paroître un peu moins criminelle.1800
Pour moi, qui ne vois rien, dans le trouble où je suis,
Qu'un gouffre de malheurs, qu'un abîme d'ennuis,
Attendant qu'en plein jour ces vérités paroissent,
J'en laisse la vengeance aux Dieux qui les connoissent,
Et vais sans plus tarder....
Seigneur, voyez ses yeux
Déjà tous égarés
[1023], troubles et furieux,
Cette affreuse sueur qui court sur son visage,
Cette gorge qui s'enfle. Ah, bons Dieux! quelle rage!
Pour vous perdre après elle, elle a voulu périr.
ANTIOCHUS,
rendant la coupe à Laonice ou à quelque autre[1024].
N'importe: elle est ma mère, il faut la secourir.1810
Va, tu me veux en vain rappeler à la vie;
Ma haine est trop fidèle, et m'a trop bien servie:
Elle a paru trop tôt pour te perdre avec moi;
C'est le seul déplaisir qu'en mourant je reçoi;
Mais j'ai cette douceur dedans cette disgrâce1815
De ne voir point régner ma rivale en ma place
[1025].
Règne: de crime en crime enfin te voilà roi.
Je t'ai défait d'un père, et d'un frère, et de moi:
Puisse le ciel tous deux vous prendre pour victimes,
Et laisser choir sur vous les peines de mes crimes!1820
Puissiez-vous ne trouver dedans votre union
Qu'horreur, que jalousie, et que confusion!
Et pour vous souhaiter tous les malheurs ensemble,
Puisse naître de vous un fils qui me ressemble
[1026]!
Ah! vivez pour changer cette haine en amour.1825
Je maudirois les Dieux s'ils me rendoient le jour.
Qu'on m'emporte d'ici: je me meurs, Laonice.
Si tu veux m'obliger par un dernier service,
Après les vains efforts de mes inimitiés,
Sauve-moi de l'affront de tomber à leurs pieds.1830
(Elle s'en va, et Laonice lui aide à marcher.)
Dans les justes rigueurs d'un sort si déplorable
[1027],
Seigneur, le juste ciel vous est bien favorable:
Il vous a préservé, sur le point de périr,
Du danger le plus grand que vous puissiez courir;
Et par un digne effet de ses faveurs puissantes,1835
La coupable est punie et vos mains innocentes.
Oronte, je ne sais, dans son funeste sort,
Qui m'afflige le plus, ou sa vie, ou sa mort;
L'une et l'autre a pour moi des malheurs sans exemple:
Plaignez mon infortune. Et vous, allez au temple1840
Y changer l'allégresse en un deuil sans pareil,
La pompe nuptiale en funèbre appareil;
Et nous verrons après, par d'autres sacrifices,
Si les Dieux voudront être à nos vœux plus propices.