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Œuvres de P. Corneille, Tome 04

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LYSE.
Vous en voilà défaite et quitte à bon marché.
Encore est-il traitable alors qu'il est fâché.
Sa colère a pour vous une douce méthode,
Et sur la remontrance il n'est pas incommode.1350
MÉLISSE.
Aussi qu'ai-je commis pour en donner sujet?
Me ranger à son choix sans savoir son projet,
Deviner sa pensée, obéir par avance,
Sont-ce, Lyse, envers lui des crimes d'importance?
LYSE.
Obéir par avance est un jeu délicat,1355
Dont tout autre que lui feroit un mauvais plat.
Mais ce nouvel amant dont vous faites votre âme
Avec un grand secret ménage votre flamme:
Devoit-il exposer ce portrait à ses yeux?
Je le tiens indiscret.
MÉLISSE.
Il n'est que curieux,1360
Et ne montreroit pas si grande impatience,
S'il me considéroit avec indifférence;
Outre qu'un tel secret peut souffrir un ami.
LYSE.
Mais un homme qu'à peine il connoît à demi!
MÉLISSE.
Mon frère lui doit tant, qu'il a lieu d'en attendre1365
Tout ce que d'un ami tout autre peut prétendre.
LYSE.
L'amour excuse tout dans un cœur enflammé,
Et tout crime est léger dont l'auteur est aimé.
Je serois plus sévère, et tiens qu'à juste titre
Vous lui pouvez tantôt en faire un bon chapitre.1370
MÉLISSE.
Ne querellons personne, et puisque tout va bien,
De crainte d'avoir pis, ne nous plaignons de rien.
LYSE.
Que vous avez de peur que le marché n'échappe!
MÉLISSE.
Avec tant de façons que veux-tu que j'attrape[751]?
Je possède son cœur, je ne veux rien de plus,1375
Et je perdrois le temps en débats superflus.
Quelquefois en amour trop de finesse abuse.
S'excusera-t-il mieux que mon feu ne l'excuse[752]?
Allons, allons l'attendre, et sans en murmurer,
Ne pensons qu'aux moyens de nous en assurer.1380
LYSE.
Vous ferez-vous connoître?
MÉLISSE.
Oui, s'il sait de mon frère
Ce que jusqu'à présent j'avois voulu lui taire:
Sinon, quand il viendra prendre son logement,
Il se verra surpris plus agréablement.

SCÈNE IV.

DORANTE, PHILISTE, CLITON.

DORANTE.
Me reconduire encor! cette cérémonie1385
D'entre les vrais amis devroit être bannie.
PHILISTE.
Jusques en Bellecour je vous ai reconduit,
Pour voir une maîtresse en faveur de[753] la nuit.
Le temps est assez doux, et je la vois paroître
En de semblables nuits souvent à la fenêtre:1390
J'attendrai le hasard un moment en ce lieu,
Et vous laisse aller voir votre lingère. Adieu.
DORANTE.
Que je vous laisse ici, de nuit, sans compagnie?
PHILISTE.
C'est faire à votre tour trop de cérémonie.
Peut-être qu'à Paris j'aurois besoin de vous;1395
Mais je ne crains ici ni rivaux, ni filous.
DORANTE.
Ami, pour des rivaux, chaque jour en fait naître;
Vous en pouvez avoir, et ne les pas connoître:
Ce n'est pas que je veuille entrer dans vos secrets;
Mais nous nous tiendrons loin en confidents discrets.
J'ai du loisir assez.
PHILISTE.
Si l'heure ne vous presse,
Vous saurez mon secret touchant cette maîtresse:
Elle demeure, ami, dans ce grand pavillon.
CLITON, bas.
Tout se prépare mal à cet échantillon.
DORANTE.
Est-ce où je pense voir un linge qui voltige?1405
PHILISTE.
Justement.
DORANTE.
Elle est belle?
PHILISTE.
Assez.
DORANTE.
Et vous oblige?
PHILISTE.
Je ne saurois encor, s'il faut tout avouer,
Ni m'en plaindre beaucoup, ni beaucoup m'en louer;
Son accueil n'est pour moi ni trop doux ni trop rude:
Il est et sans faveur et sans ingratitude,1410
Et je la vois toujours dedans un certain point
Qui ne me chasse pas et ne l'engage point.
Mais je me trompe fort, ou sa fenêtre s'ouvre.
DORANTE.
Je me trompe moi-même, ou quelqu'un s'y découvre.
PHILISTE.
J'avance; approchez-vous, mais sans suivre mes pas,
Et prenez un détour qui ne vous montre pas:
Vous jugerez quel fruit je puis espérer d'elle.
Pour Cliton, il peut faire ici la sentinelle.
DORANTE, parlant à Cliton, après que Philiste s'est éloigné[754].
Que me vient-il de dire? et qu'est-ce que je voi?
Cliton, sans doute il aime en même lieu que moi.1420
O ciel! que mon bonheur est de peu de durée!
CLITON.
S'il prend l'occasion qui vous est préparée,
Vous pouvez disputer avec votre valet
A qui mieux de vous deux gardera le mulet[755].
DORANTE.
Que de confusion et de trouble en mon âme!1425
CLITON.
Allez prêter l'oreille aux discours de la dame;
Au bruit que je ferai prenez bien votre temps,
Et nous lui donnerons de jolis passe-temps.
(Dorante va auprès de Philiste.)

SCÈNE V.

MÉLISSE, LYSE, à la fenêtre[756]; PHILISTE, DORANTE, CLITON.

MÉLISSE.
Est-ce vous?
PHILISTE.
Oui, Madame.
MÉLISSE.
Ah! que j'en suis ravie[757]!
Que mon sort cette nuit devient digne d'envie!1430
Certes, je n'osois plus espérer ce bonheur.
PHILISTE.
Manquerois-je à venir où j'ai laissé mon cœur?
MÉLISSE.
Qu'ainsi je sois aimée, et que de vous j'obtienne
Une amour si parfaite et pareille à la mienne!
PHILISTE.
Ah! s'il en est besoin, j'en jure, et par vos yeux.1435
MÉLISSE.
Vous revoir en ce lieu m'en persuade mieux[758];
Et sans autre serment, cette seule visite
M'assure d'un bonheur qui passe mon mérite.
CLITON.
A l'aide!
MÉLISSE.
J'oy du bruit.
CLITON.
A la force! au secours!
PHILISTE.
C'est quelqu'un qu'on maltraite: excusez si j'y cours;
Madame, je reviens.
CLITON, s'éloignant toujours derrière le théâtre.
On m'égorge, on me tue.
Au meurtre!
PHILISTE.
Il est déjà dans la prochaine rue.
DORANTE.
C'est Cliton: retournez, il suffira de moi.
PHILISTE.
Je ne vous quitte point: allons.
(Ils sortent tous deux.)
MÉLISSE.
Je meurs d'effroi.
CLITON, derrière le théâtre.
Je suis mort.
MÉLISSE.
Un rival lui fait cette surprise.1445
LYSE.
C'est plutôt quelque ivrogne, ou quelque autre sottise
Qui ne méritoit pas rompre votre entretien
MÉLISSE.
Tu flattes mes désirs.

SCÈNE VI.

DORANTE, MÉLISSE, LYSE.

DORANTE.
Madame, ce n'est rien:
Des marauds, dont le vin embrouilloit la cervelle,
Vidoient à coups de poing une vieille querelle:1450
Ils étoient trois contre un, et le pauvre battu
A crier de la sorte exerçoit sa vertu.
(Bas.)
Si Cliton m'entendoit, il compteroit pour quatre.
MÉLISSE.
Vous n'avez donc point eu d'ennemis à combattre?
DORANTE.
Un coup de plat d'épée a tout fait écouler.1455
MÉLISSE.
Je mourois de frayeur, vous y voyant aller.
DORANTE.
Que Philiste est heureux! qu'il doit aimer la vie!
MÉLISSE.
Vous n'avez pas sujet de lui porter envie.
DORANTE.
Vous lui parliez naguère en termes assez doux.
MÉLISSE.
Je pense d'aujourd'hui n'avoir parlé qu'à vous.1460
DORANTE.
Vous ne lui parliez pas avant tout ce vacarme?
Vous ne lui disiez pas que son amour vous charme,
Qu'aucuns feux à vos feux ne peuvent s'égaler?
MÉLISSE.
J'ai tenu ce discours, mais j'ai cru vous parler.
N'êtes-vous pas Dorante?
DORANTE.
Oui, je le suis, Madame,1465
Le malheureux témoin de votre peu de flamme.
Ce qu'un moment fit naître, un autre l'a détruit;
Et l'ouvrage d'un jour se perd en une nuit.
MÉLISSE.
L'erreur n'est pas un crime; et votre aimable idée[759],
Régnant sur mon esprit, m'a si bien possédée,1470
Que dans ce cher objet le sien s'est confondu[760],
Et lorsqu'il m'a parlé je vous ai répondu;
En sa place tout autre eût passé pour vous-même:
Vous verrez par la suite à quel point je vous aime.
Pardonnez cependant à mes esprits déçus;1475
Daignez prendre pour vous les vœux qu'il a reçus;
Ou si, manque d'amour, votre soupçon persiste....
DORANTE.
N'en parlons plus, de grâce, et parlons de Philiste:
Il vous sert, et la nuit me l'a trop découvert.
MÉLISSE.
Dites qu'il m'importune, et non pas qu'il me sert;1480
N'en craignez rien. Adieu: j'ai peur qu'il ne revienne.
DORANTE.
Où voulez-vous demain que je vous entretienne?
Je dois être élargi.
MÉLISSE.
Je vous ferai savoir
Dès demain chez Cléandre où vous me pourrez voir.
DORANTE.
Et qui vous peut sitôt apprendre ces nouvelles?1485
MÉLISSE.
Et ne savez-vous pas que l'amour a des ailes?
DORANTE.
Vous avez habitude avec ce cavalier?
MÉLISSE.
Non, je sais tout cela d'un esprit familier.
Soyez moins curieux, plus secret, plus modeste,
Sans ombrage, et demain nous parlerons du reste.1490
DORANTE, seul.
Comme elle est ma maîtresse, elle m'a fait leçon,
Et d'un soupçon je tombe en un autre soupçon.
Lorsque je crains Cléandre, un ami me traverse;
Mais nous avons bien fait de rompre le commerce:
Je crois l'entendre.

SCÈNE VII.

DORANTE, PHILISTE, CLITON.

PHILISTE.
Ami, vous m'avez tôt quitté.1495
DORANTE.
Sachant fort peu la ville, et dans l'obscurité,
En moins de quatre pas j'ai tout perdu de vue;
Et m'étant égaré dès la première rue,
Comme je sais un peu ce que c'est que l'amour,
J'ai cru qu'il vous falloit attendre en Bellecour;1500
Mais je n'ai plus trouvé personne à la fenêtre.
Dites-moi, cependant, qui massacroit ce traître?
Qui le faisoit crier?
PHILISTE.
A quelques[761] mille pas,
Je l'ai rencontré seul tombé sur des plâtras.
DORANTE.
Maraud, ne criois-tu que pour nous mettre en peine?
CLITON.
Souffrez encore un peu que je reprenne haleine.
Comme à Lyon le peuple aime fort les laquais,
Et leur donne souvent de dangereux paquets,
Deux coquins, me trouvant tantôt en sentinelle,
Ont laissé choir sur moi leur haine naturelle;1510
Et sitôt qu'ils ont vu mon habit rouge et vert[762]....
DORANTE.
Quand il est nuit sans lune, et qu'il fait temps couvert,
Connoît-on les couleurs? tu donnes une bourde.
CLITON.
Ils portoient sous le bras une lanterne sourde.
C'étoit fait de ma vie, ils me traînoient à l'eau;1515
Mais sentant du secours, ils ont craint pour leur peau,
Et jouant des talons tous deux en gens habiles,
Ils m'ont fait trébucher sur un monceau de tuiles[763],
Chargé de tant de coups et de poing et de pied,
Que je crois tout au moins en être estropié.1520
Puissé-je voir bientôt la canaille noyée!
PHILISTE.
Si j'eusse pu les joindre, ils me l'eussent payée,
L'heureuse occasion dont je n'ai pu jouir[764],
Et que cette sottise a fait évanouir.
Vous en êtes témoin, cette belle adorable1525
Ne me pourroit jamais être plus favorable:
Jamais je n'en reçus d'accueil si gracieux;
Mais j'ai bientôt perdu ces moments précieux.
Adieu: je prendrai soin demain de votre affaire.
Il est saison pour vous de voir votre lingère.1530
Puissiez-vous recevoir dans ce doux entretien[765]
Un plaisir plus solide et plus long que le mien!

SCÈNE VIII.

DORANTE, CLITON.

DORANTE.
Cliton, si tu le peux, regarde-moi sans rire.
CLITON.
J'entends à demi-mot, et ne m'en puis dédire:
J'ai gagné votre mal.
DORANTE.
Eh bien! l'occasion?1535
CLITON.
Elle fait le menteur, ainsi que le larron.
Mais si j'en ai donné, c'est pour votre service.
DORANTE.
Tu l'as bien fait courir avec cet artifice.
CLITON.
Si je ne fusse chu, je l'eusse mené loin;
Mais surtout j'ai trouvé la lanterne au besoin;1540
Et sans ce prompt secours, votre feinte importune
M'eût bien embarrassé de votre nuit sans lune.
Sachez une autre fois que ces difficultés
Ne se proposent point qu'entre gens concertés.
DORANTE.
Pour le mieux éblouir, je faisois le sévère.1545
CLITON.
C'étoit un jeu tout propre à gâter le mystère.
Dites-moi cependant, êtes-vous satisfait?
DORANTE.
Autant comme on peut l'être.
CLITON.
En effet?
DORANTE.
En effet.
CLITON.
Et Philiste?
DORANTE.
Il se tient comblé d'heur et de gloire;
Mais on l'a pris pour moi dans une nuit si noire:1550
On s'excuse du moins avec cette couleur.
CLITON.
Ces fenêtres toujours vous ont porté malheur:
Vous y prîtes jadis Clarice pour Lucrèce[766];
Aujourd'hui même erreur trompe cette maîtresse[767];
Et vous n'avez point eu de pareils rendez-vous1555
Sans faire une jalouse ou devenir jaloux.
DORANTE.
Je n'ai pas lieu de l'être, et n'en sors pas fort triste.
CLITON.
Vous pourrez maintenant savoir tout de Philiste[768].
DORANTE.
Cliton, tout au contraire, il me faut l'éviter:
Tout est perdu pour moi, s'il me va tout conter.1560
De quel front oserois-je, après sa confidence,
Souffrir que mon amour se mît en évidence?
Après les soins qu'il prend de rompre ma prison,
Aimer en même lieu semble une trahison.
Voyant cette chaleur qui pour moi l'intéresse,1565
Je rougis en secret de servir sa maîtresse,
Et crois devoir du moins ignorer son amour[769]
Jusqu'à ce que le mien ait pu paroître au jour.
Déclaré le premier, je l'oblige à se taire;
Ou si de cette flamme il ne se peut défaire,1570
Il ne peut refuser de s'en remettre au choix
De celle dont tous deux nous adorons les lois.
CLITON.
Quand il vous préviendra, vous pouvez le défendre
Aussi bien contre lui comme contre Cléandre.
DORANTE.
Contre Cléandre et lui je n'ai pas même droit:1575
Je dois autant à l'un comme l'autre me doit;
Et tout homme d'honneur n'est qu'en inquiétude,
Pouvant être suspect de quelque ingratitude.
Allons nous reposer: la nuit et le sommeil
Nous pourront inspirer quelque meilleur conseil.1580

FIN DU QUATRIÈME ACTE.

ACTE V.


SCÈNE PREMIÈRE.

LYSE, CLITON.

CLITON.
Nous voici bien logés, Lyse, et sans raillerie,
Je ne souhaitois pas meilleure hôtellerie.
Enfin nous voyons clair à ce que nous faisons,
Et je puis à loisir te conter mes raisons.
LYSE.
Tes raisons, c'est-à-dire autant d'extravagances.1585
CLITON.
Tu me connois déjà!
LYSE.
Bien mieux que tu ne penses.
CLITON.
J'en débite beaucoup.
LYSE.
Tu sais les prodiguer[770].
CLITON.
Mais sais-tu que l'amour me fait extravaguer?
LYSE.
En tiens-tu donc pour moi?
CLITON.
J'en tiens, je le confesse.
LYSE.
Autant comme ton maître en tient pour ma maîtresse?
CLITON.
Non pas encor si fort, mais dès ce même instant
Il ne tiendra qu'à toi que je n'en tienne autant:
Tu n'as qu'à l'imiter pour être autant aimée.
LYSE.
Si son âme est en feu, la mienne est enflammée;
Et je crois jusqu'ici ne l'imiter pas mal.1595
CLITON.
Tu manques, à vrai dire, encore au principal.
LYSE.
Ton secret est obscur.
CLITON.
Tu ne veux pas l'entendre;
Vois quelle est sa méthode, et tâche de la prendre[771].
Ses attraits tout-puissants ont des avant-coureurs
Encor plus souverains à lui gagner les cœurs:1600
Mon maître se rendit à ton premier message.
Ce n'est pas qu'en effet je n'aime ton visage;
Mais l'amour aujourd'hui dans les cœurs les plus vains
Entre moins par les yeux qu'il ne fait par les mains;
Et quand l'objet aimé voit les siennes garnies,1605
Il voit en l'autre objet des grâces infinies.
Pourrois-tu te résoudre à m'attaquer ainsi?
LYSE.
J'en voudrois être quitte à moins d'un grand merci.
CLITON.
Écoute: je n'ai pas une âme intéressée,
Et je te veux ouvrir le fond de ma pensée.1610
Aimons-nous but à but[772], sans soupçon, sans rigueur:
Donnons âme pour âme et rendons cœur pour cœur.
LYSE.
J'en veux bien à ce prix.
CLITON.
Donc, sans plus de langage,
Tu veux bien m'en donner quelques baisers pour gage?
LYSE.
Pour l'âme et pour le cœur, tant que tu les voudras[773];
Mais pour le bout du doigt, ne le demande pas:
Un amour délicat hait ces faveurs grossières,
Et je t'ai bien donné des preuves plus entières.
Pourquoi me demander des gages superflus?
Ayant l'âme et le cœur, que te faut-il de plus?1620
CLITON.
J'ai le goût fort grossier en matière de flamme:
Je sais que c'est beaucoup qu'avoir le cœur et l'âme;
Mais je ne sais pas moins qu'on a fort peu de fruit
Et de l'âme et du cœur, si le reste ne suit.
LYSE.
Eh quoi! pauvre ignorant, ne sais-tu pas encore1625
Qu'il faut suivre l'humeur de celle qu'on adore,
Se rendre complaisant, vouloir ce qu'elle veut?
CLITON.
Si tu n'en veux changer, c'est ce qui ne se peut.
De quoi me guériroient ces gages invisibles?
Comme j'ai l'esprit lourd, je les veux plus sensibles:1630
Autrement, marché nul.
LYSE.
Ne désespère point:
Chaque chose a son ordre, et tout vient à son point;
Peut-être avec le temps nous pourrons-nous connoître.
Apprends-moi cependant qu'est devenu ton maître.
CLITON.
Il est avec Philiste allé remercier1635
Ceux que pour son affaire il a voulu prier.
LYSE.
Je crois qu'il est ravi de voir que sa maîtresse
Est la sœur de Cléandre et devient son hôtesse?
CLITON.
Il a raison de l'être et de tout espérer.
LYSE.
Avec toute assurance il peut se déclarer[774]:1640
Autant comme la sœur le frère le souhaite;
Et s'il l'aime en effet, je tiens la chose faite.
CLITON.
Ne doute point s'il l'aime après qu'il meurt d'amour.
LYSE.
Il semble toutefois fort triste à son retour.

SCÈNE II.

DORANTE, CLITON, LYSE.

DORANTE.
Tout est perdu, Cliton, il faut ployer bagage.1645
CLITON.
Je fais ici, Monsieur, l'amour de bon courage;
Au lieu de m'y troubler, allez en faire autant.
DORANTE.
N'en parlons plus.
CLITON.
Entrez, vous dis-je, on vous attend.
DORANTE.
Que m'importe?
CLITON.
On vous aime.
DORANTE.
Hélas!
CLITON.
On vous adore.
DORANTE.
Je le sais.
CLITON.
D'où vient donc l'ennui qui vous dévore?1650
DORANTE.
Que je te trouve heureux!
CLITON.
Le destin m'est si doux
Que vous avez sujet d'en être fort jaloux:
Alors qu'on vous caresse à grands coups de pistoles,
J'obtiens tout doucement paroles pour paroles.
L'avantage est fort rare et me rend fort heureux.1655
DORANTE.
Il faut partir, te dis-je.
CLITON.
Oui, dans un an ou deux.
DORANTE.
Sans tarder un moment.
LYSE.
L'amour trouve des charmes
A donner quelquefois de pareilles alarmes.
DORANTE.
Lyse, c'est tout de bon.
LYSE.
Vous n'en avez pas lieu.
DORANTE.
Ta maîtresse survient, il faut lui dire adieu.1660
Puisse en ses belles mains ma douleur immortelle
Laisser toute mon âme en prenant congé d'elle!

SCÈNE III.

DORANTE, MÉLISSE, LYSE, CLITON[775].

MÉLISSE.
Au bruit de vos soupirs, tremblante et sans couleur,
Je viens savoir de vous mon crime ou mon malheur;
Si j'en suis le sujet, si j'en suis le remède,1665
Si je puis le guérir, ou s'il faut que j'y cède[776];
Si je dois ou vous plaindre ou me justifier,
Et de quels ennemis il faut me défier[777].
DORANTE.
De mon mauvais destin, qui seul me persécute.
MÉLISSE.
A ses injustes lois que faut-il que j'impute[778]?1670
DORANTE.
Le coup le plus mortel dont il m'eût pu frapper.
MÉLISSE.
Est-ce un mal que mes yeux ne puissent dissiper?
DORANTE.
Votre amour le fait naître, et vos yeux le redoublent.
MÉLISSE.
Si je ne puis calmer les soucis qui vous troublent,
Mon amour avec vous saura les partager[779].1675
DORANTE.
Ah! vous les aigrissez, les voulant soulager!
Puis-je voir tant d'amour avec tant de mérite,
Et dire sans mourir qu'il faut que je vous quitte?
MÉLISSE.
Vous me quittez! ô ciel! Mais, Lyse, soutenez:
Je sens manquer la force à mes sens étonnés.1680
DORANTE.
Ne croissez point ma plaie, elle est assez ouverte[780]:
Vous me montrez en vain la grandeur de ma perte.
Ce grand excès d'amour que font voir vos douleurs
Triomphe de mon cœur sans vaincre mes malheurs.
On ne m'arrête pas pour redoubler mes chaînes,1685
On redouble ma flamme, on redouble mes peines;
Mais tous ces nouveaux feux qui viennent m'embraser
Me donnent seulement plus de fers à briser.
MÉLISSE.
Donc à m'abandonner votre âme est résolue?
DORANTE.
Je cède à la rigueur d'une force absolue.1690
MÉLISSE.
Votre manque d'amour vous y fait consentir.
DORANTE.
Traitez-moi de volage, et me laissez partir:
Vous me serez plus douce en m'étant plus cruelle.
Je ne pars toutefois que pour être fidèle;
A quelques lois par là qu'il me faille obéir[781],1695
Je m'en révolterois, si je pouvois trahir.
Sachez-en le sujet; et peut-être, Madame,
Que vous-même avouerez, en lisant dans mon âme,
Qu'il faut plaindre Dorante, au lieu de l'accuser;
Que plus il quitte en vous, plus il est à priser,1700
Et que tant de faveurs dessus lui répandues
Sur un indigne objet ne sont pas descendues.
Je ne vous redis point combien il m'étoit doux
De vous connoître enfin et de loger chez vous,
Ni comme avec transport je vous ai rencontrée:1705
Par cette porte, hélas! mes maux ont pris entrée,
Par ce dernier bonheur mon bonheur s'est détruit;
Ce funeste départ en est l'unique fruit,
Et ma bonne fortune, à moi-même contraire,
Me fait perdre la sœur par la faveur du frère.1710
Le cœur enflé d'amour et de ravissement,
J'allois rendre à Philiste un mot de compliment;
Mais lui tout aussitôt, sans le vouloir entendre:
«Cher ami, m'a-t-il dit, vous logez chez Cléandre,
Vous aurez vu sa sœur: je l'aime, et vous pouvez1715
Me rendre beaucoup plus que vous ne me devez:
En faveur de mes feux parlez à cette belle;
Et comme mon amour a peu d'accès chez elle,
Faites l'occasion quand je vous irai voir.»
A ces mots j'ai frémi sous l'horreur du devoir.1720
Par ce que je lui dois jugez de ma misère[782]:
Voyez ce que je puis et ce que je dois faire.
Ce cœur qui le trahit, s'il vous aime aujourd'hui,
Ne vous trahit pas moins s'il vous parle pour lui.
Ainsi, pour n'offenser son amour ni le vôtre,1725
Ainsi, pour n'être ingrat ni vers l'un ni vers l'autre,
J'ôte de votre vue un amant malheureux,
Qui ne peut plus vous voir sans vous trahir tous deux[783]:
Lui, puisqu'à son amour j'oppose ma présence;
Vous, puisqu'en sa faveur je m'impose silence.1730
MÉLISSE.
C'est à Philiste donc que vous m'abandonnez?
Ou plutôt c'est Philiste à qui vous me donnez?
Votre amitié trop ferme, ou votre amour trop lâche,
M'ôtant ce qui me plaît, me rend ce qui me fâche?
Que c'est à contre-temps faire l'amant discret,1735
Qu'en ces occasions conserver un secret!
Il falloit découvrir.... mais simple! je m'abuse:
Un amour si léger eût mal servi d'excuse;
Un bien acquis sans peine est un trésor en l'air;
Ce qui coûte si peu ne vaut pas en parler:1740
La garde en importune et la perte en console,
Et pour le retenir, c'est trop qu'une parole.
DORANTE.
Quelle excuse, Madame, et quel remercîment!
Et quel compte eût-il fait d'un amour d'un moment,
Allumé d'un coup d'œil? car lui dire autre chose,1745
Lui conter de vos feux la véritable cause,
Que je vous sauve un frère et qu'il me doit le jour,
Que la reconnoissance a produit votre amour,
C'étoit mettre en sa main le destin de Cléandre,
C'étoit trahir ce frère en voulant vous défendre,1750
C'étoit me repentir de l'avoir conservé,
C'étoit l'assassiner après l'avoir sauvé,
C'étoit désavouer ce généreux silence
Qu'au péril de mon sang garda mon innocence,
Et perdre, en vous forçant à ne plus m'estimer,1755
Toutes les qualités qui vous firent m'aimer.
MÉLISSE.
Hélas! tout ce discours ne sert qu'à me confondre.
Je n'y puis consentir, et ne sais qu'y répondre[784].
Mais je découvre enfin l'adresse de vos coups:
Vous parlez pour Philiste, et vous faites pour vous;1760
Vos dames de Paris vous rappellent vers elles[785];
Nos provinces pour vous n'en ont point d'assez belles.
Si dans votre prison vous avez fait l'amant,
Je ne vous y servois que d'un amusement.
A peine en sortez-vous que vous changez de style:1765
Pour quitter la maîtresse il faut quitter la ville.
Je ne vous retiens plus, allez.
DORANTE.
Puisse à vos yeux
M'écraser à l'instant la colère des cieux,
Si j'adore autre objet que celui de Mélisse,
Si je conçois des vœux que pour votre service,1770
Et si pour d'autres yeux on m'entend soupirer,
Tant que je pourrai voir quelque lieu d'espérer!
Oui, Madame, souffrez que cette amour persiste
Tant que l'hymen engage ou Mélisse ou Philiste.
Jusque-là les douceurs de votre souvenir1775
Avec un peu d'espoir sauront m'entretenir:
J'en jure par vous-même, et ne suis pas capable
D'un serment ni plus saint ni plus inviolable.
Mais j'offense Philiste avec un tel serment;
Pour guérir vos soupçons je nuis à votre amant.1780
J'effacerai ce crime avec cette prière:
Si vous devez le cœur à qui vous sauve un frère,
Vous ne devez pas moins au généreux secours
Dont tient le jour celui qui conserva ses jours.
Aimez en ma faveur un ami qui vous aime,1785
Et possédez Dorante en un autre lui-même.
Adieu: contre vos yeux c'est assez combattu;
Je sens à leurs regards chanceler ma vertu;
Et dans le triste état où mon âme est réduite,
Pour sauver mon honneur, je n'ai plus que la fuite.1790

SCÈNE IV.

DORANTE, PHILISTE, MÉLISSE, LYSE, CLITON.

PHILISTE.
Ami, je vous rencontre assez heureusement.
Vous sortiez?
DORANTE.
Oui, je sors, ami, pour un moment.
Entrez, Mélisse est seule, et je pourrois vous nuire.
PHILISTE.
Ne m'échappez donc point avant que m'introduire[786];
Après, sur le discours vous prendrez votre temps;1795
Et nous serons ainsi l'un et l'autre contents[787].
Vous me semblez troublé.
DORANTE.
J'ai bien raison de l'être.
Adieu.
PHILISTE.
Vous soupirez, et voulez disparoître!
De Mélisse ou de vous je saurai vos malheurs.
Madame, puis-je.... O ciel! elle-même est en pleurs!
Je ne vois des deux parts que des sujets d'alarmes!
D'où viennent ses soupirs? et d'où naissent vos larmes?
Quel accident vous fâche, et le fait retirer?
Qu'ai-je à craindre pour vous, ou qu'ai-je à déplorer?
MÉLISSE.
Philiste, il est tout vrai.... Mais retenez Dorante:1805
Sa présence au secret est la plus importante.
DORANTE.
Vous me perdez, Madame.
MÉLISSE.
Il faut tout hasarder
Pour un bien qu'autrement je ne puis plus garder.
LYSE.
Cléandre entre.
MÉLISSE.
Le ciel à propos nous l'envoie.

SCÈNE V.

DORANTE, PHILISTE, CLÉANDRE, MÉLISSE, LYSE, CLITON.

CLÉANDRE.
Ma sœur, auriez-vous cru?... Vous montrez peu de joie!
En si bon entretien qui vous peut attrister?
MÉLISSE, à Cléandre.
J'en contois le sujet, vous pouvez l'écouter.
(A Philiste.)
Vous m'aimez, je l'ai su de votre propre bouche[788],
Je l'ai su de Dorante, et votre amour me touche,
Si trop peu pour vous rendre un amour tout pareil,1815
Assez pour vous donner un fidèle conseil.
Ne vous obstinez plus à chérir une ingrate:
J'aime ailleurs; c'est en vain qu'un faux espoir vous flatte.
J'aime, et je suis aimée, et mon frère y consent:
Mon choix est aussi beau que mon amour puissant;1820
Vous l'auriez fait pour moi, si vous étiez mon frère:
C'est Dorante, en un mot, qui seul a pu me plaire.
Ne me demandez point ni quelle occasion,
Ni quel temps entre nous a fait cette union;
S'il la faut appeler ou surprise, ou constance:1825
Je ne vous en puis dire aucune circonstance;
Contentez-vous de voir que mon frère aujourd'hui
L'estime et l'aime assez pour le loger chez lui,
Et d'apprendre de moi que mon cœur se propose
Le change et le tombeau pour une même chose.1830
Lorsque notre destin nous sembloit le plus doux,
Vous l'avez obligé de me parler pour vous;
Il l'a fait, et s'en va pour vous quitter la place:
Jugez par ce discours quel malheur nous menace[789].
Voilà cet accident qui le fait retirer;1835
Voilà ce qui le trouble, et qui me fait pleurer;
Voilà ce que je crains; et voilà les alarmes
D'où viennent ses soupirs, et d'où naissent mes larmes.
PHILISTE.
Ce n'est pas là, Dorante, agir en cavalier.
Sur ma parole encor vous êtes prisonnier;1840
Votre liberté n'est qu'une prison plus large;
Et je réponds de vous s'il survient quelque charge.
Vous partez cependant, et sans m'en avertir!
Rentrez dans la prison dont vous vouliez sortir.
DORANTE.
Allons, je suis tout prêt d'y laisser une vie1845
Plus digne de pitié qu'elle n'étoit d'envie;
Mais après le bonheur que je vous ai cédé,
Je méritois peut-être un plus doux procédé.
PHILISTE.
Un ami tel que vous n'en mérite point d'autre:
Je vous dis mon secret, vous me cachez le vôtre,1850
Et vous ne craignez point d'irriter mon courroux,
Lorsque vous me jugez moins généreux que vous!
Vous pouvez me céder un objet qui vous aime;
Et j'ai le cœur trop bas pour vous traiter de même,
Pour vous en céder un à qui l'amour me rend,1855
Sinon, trop mal voulu, du moins indifférent.
Si vous avez pu naître et noble et magnanime,
Vous ne me deviez pas tenir en moindre estime;
Malgré notre amitié, je m'en dois ressentir:
Rentrez dans la prison dont vous vouliez sortir.1860
CLÉANDRE.
Vous prenez pour mépris son trop de déférence,
Dont il ne faut tirer qu'une pleine assurance
Qu'un ami si parfait, que vous osez blâmer,
Vous aime plus que lui, sans vous moins estimer.
Si pour lui votre foi sert aux juges d'otage,1865
Permettez qu'auprès d'eux la mienne la dégage,
Et sortant du péril d'en être inquiété,
Remettez-lui, Monsieur, toute sa liberté;
Ou si mon mauvais sort vous rend inexorable,
Au lieu de l'innocent arrêtez le coupable:1870
C'est moi qui me sus hier sauver sur son cheval,
Après avoir donné la mort à mon rival.
Ce duel fut l'effet de l'amour de Climène,
Et Dorante sans vous se fût tiré de peine,
Si devant le prévôt son cœur trop généreux1875
N'eût voulu méconnoître un homme malheureux.
PHILISTE.
Je ne demande plus quel secret a pu faire
Et l'amour de la sœur et l'amitié du frère:
Ce qu'il a fait pour vous est digne de vos soins.
Vous lui devez beaucoup, vous ne rendez pas moins:
D'un plus haut sentiment la vertu n'est capable,
Et puisque ce duel vous avoit fait coupable,
Vous ne pouviez jamais envers un innocent
Être plus obligé ni plus reconnoissant.
Je ne m'oppose point à votre gratitude;1885
Et si je vous ai mis en quelque inquiétude,
Si d'un si prompt départ j'ai paru me piquer[790],
Vous ne m'entendiez pas, et je vais m'expliquer.
On nomme une prison le nœud de l'hyménée;
L'amour même a des fers dont l'âme est enchaînée;
Vous les rompiez pour moi, je n'y puis consentir[791]:
Rentrez dans la prison dont vous vouliez sortir[792].
DORANTE.
Ami, c'est là le but qu'avoit votre colère?
PHILISTE.
Ami, je fais bien moins que vous ne vouliez faire.
CLÉANDRE.
Comme à lui je vous dois et la vie et l'honneur.1895
MÉLISSE.
Vous m'avez fait trembler pour croître mon bonheur.
PHILISTE, à Mélisse[793].
J'ai voulu voir vos pleurs pour mieux voir votre flamme,
Et la crainte a trahi les secrets de votre âme.
Mais quittons désormais des compliments si vains.
(A Cléandre.)
Votre secret, Monsieur, est sûr entre mes mains;1900
Recevez-moi pour tiers d'une amitié si belle,
Et croyez qu'à l'envi je vous serai fidèle[794].
CLITON, seul.
Ceux qui sont las debout se peuvent aller seoir,
Je vous donne en passant cet avis, et bonsoir.

FIN DU CINQUIÈME ET DERNIER ACTE.

APPENDICE.


QUELQUES REMARQUES
SUR
LA SUITE DU MENTEUR,

COMME IMITATION D'UNE COMÉDIE DE LOPE DE VEGA.

Amar sin saber á quien, «Aimer sans savoir qui on aime,» est une des meilleures et des plus agréables comédies de Lope de Vega. Un volume de ses œuvres dramatiques qu'il devait publier lui-même, et qui contient cette pièce, le véritable XXIIe[795], fut donné en 1635, quelques mois après sa mort, par son gendre, à Madrid (in-4o). Mais ce n'est probablement pas cette édition de 1635 qui servit au travail de Corneille. Le même volume apocryphe qui lui avait donné comme étant de Lope la pièce d'Alarcon et qui est de Saragosse, 1630, contient aussi, sans fausse attribution d'auteur cette fois, la comédie, Amar sin saber á quien. C'est la septième du volume. Celle d'Alarcon est la cinquième. Cette circonstance nous offre une raison de plus de conjecturer que Corneille n'avait eu ni le temps ni les moyens de se faire une bibliothèque espagnole bien considérable. En ce genre son fonds pouvait bien se réduire à un très-petit nombre de volumes.

On ignore les dates premières des diverses compositions rassemblées dans l'impression de 1635 dont nous venons de parler; mais dans Amar sin saber á quien nous avons remarqué deux points de repère: une mention familière de Cervantes et du don Quichotte, comme antithèse de la mode des romanceros; et une mention de Lope lui-même, nommé en passant dans le dialogue, où est citée une sentence de ses livres. Il y a d'ailleurs dans l'ensemble assez de vigueur et de fraîcheur pour marquer une période comprise dans les meilleures années du poëte, vingt ans au moins et peut-être plus de trente avant l'édition de 1630, qui doit être la première[796].

Rien absolument dans cette comédie n'a le moindre rapport à la conception dramatique traitée, un peu plus tard, comme nous sommes porté à le croire, dans le Menteur du poëte Alarcon; et Corneille, alors même qu'il regardait les deux comédies comme l'œuvre de Lope, n'a pu leur attribuer la moindre connexion de motif et de sujet. Ici le rôle principal est celui d'un jeune gentilhomme, modèle de générosité. Incarcéré, poursuivi sur de fausses apparences, il s'abstient de révéler le véritable auteur d'un meurtre commis dans un duel, dont il n'a été que le témoin involontaire. Plus tard, il veut renoncer par la fuite aux espérances d'un amour partagé, dès qu'il a découvert que sa dame est recherchée par le noble ami dont le zèle l'a fait sortir de prison. Ces deux situations forment une sorte de roman dramatique, soutenu par une inspiration toujours distinguée, qui n'exclut nullement l'aisance, la grâce, et même la gaieté. Il n'y a point là de place pour un caractère vicieux à corriger, ou à continuer par une suite quelconque. L'idée d'associer la dissimulation généreuse du prisonnier, don Juan de Aguilar, aux fantaisies mensongères du jeune Garcia serait trop fausse pour avoir pu se présenter d'elle-même à l'esprit de Corneille; il faut croire qu'elle lui fut suggérée par un faux calcul de succès; peut-être ne fît-il que suivre le conseil de Jodelet, qui jouait Cliton, et des autres acteurs de la troupe, désireux tous de donner une suite aux recettes lucratives du Menteur. Tout ce qu'il était possible de faire dans ce dessein, d'après ce titre une fois imposé, c'était d'affubler le héros du nom de Dorante, de ramener le babillard Cliton, et l'insignifiant Philiste, en faisant de celui-ci l'ami magnanime qui se sacrifie à son tour, au dénoûment. Les expédients inventés pour combler par des récits rétrospectifs un intervalle de quelques années entre les deux actions dramatiques suffiraient seuls à expliquer le mauvais accueil fait à la seconde: ils présentent une transition doublement choquante, en contre-sens avec ce qui suit et avec ce qui précède: avec le nouveau Dorante, si accompli désormais, et avec l'ancien, en qui ces récits froissent et déshonorent un sujet d'agréables souvenirs. Le poëte, aux deux premiers actes, se prévaut de ces souvenirs pour rappeler épisodiquement son succès des deux années précédentes, et le raconter en vers spirituels, qui méritent d'être lus comme une intéressante curiosité littéraire. Du reste on ne sait que penser de ce Dorante qui, comme on nous le rapporte en un style léger et indifférent, s'est transformé depuis la chute du rideau en un vil fripon, qui a délaissé sa fiancée, volé la dot, causé la mort de son père, pris le deuil à Rome[797], qu'une dernière aventure nous fait retrouver en prison à Lyon, pour y déployer toute la noblesse du personnage inventé par Lope de Vega. Nous ne pouvons concevoir comment une aussi énorme incohérence morale échappe à la censure, très-distraite il est vrai, de Voltaire, quand nous le voyons d'autre part relever avec admiration, en homme du métier, les attachantes données dramatiques dont il aurait voulu voir sortir un chef-d'œuvre, et pour lesquelles il rend, presque à son insu, un vif hommage au poëte espagnol, dont il ne connaissait d'ailleurs que le nom[798].

Mais les données qui, entre les mains exercées de Lope, avaient produit sinon une œuvre modèle, du moins un original et charmant ouvrage, étaient très-difficiles à remanier. Cela est vrai surtout de la double situation sentimentale, fort effacée dans Corneille, que le titre espagnol indique: ces amours réciproques conçus de part et d'autre avant qu'on se soit vu seulement, et sans être justifiés par des circonstances qui éveillent la sympathie ainsi que la curiosité du spectateur. C'est d'un côté la jeune fille induite à secourir le prisonnier par les instances d'un frère qui a sur le cœur tout ce qu'il doit à ce noble inconnu; de l'autre, ce jeune homme recevant d'abord des secours anonymes, avec un romanesque billet de femme, destiné seulement à les faire accepter, puis les messages d'une suivante vive et adroite, puis un portrait, puis une visite voilée, où la mystérieuse mantille finit par s'entr'ouvrir avec tout l'enchantement d'une exquise galanterie. La différence des nuances et des tons ne peut pas se mesurer dans tout ce qui est tenté pour correspondre en français à cette élégante gradation, particulièrement lorsque Mélisse vient se montrer à Dorante sous une coiffe de servante, comme sœur de sa soubrette, et qu'il la fait passer à son tour pour une petite lingère, de ses anciennes amies[799].

Il y a bien aussi dans l'original un valet bouffon qui a beaucoup de sympathie pour l'argent donné, qui fait sa cour à la soubrette avec une gaieté burlesque, et qui commente le mystère de la dame en mauvaise part, la supposant laide et vieille; mais en ce genre tout dépend de la mesure et du goût des plaisanteries, et par malheur le Jodelet (ou Cliton) de Corneille dégrade la scène et abaisse les rôles principaux par des plaisanteries souvent grossières, qu'on n'a point à reprocher au gracioso Limon.

Il était encore inévitable que la fatale loi des unités vint apporter chez nous bien des entraves au vrai développement du drame. L'action commence très-vivement dans l'original par le duel presque sans paroles de deux gentilshommes de Tolède, dont l'un tombe mort, et l'autre, pour s'enfuir, monte sur la mule de don Juan de Aguilar, qui en est descendu pour venir les séparer. Don Juan, trouvé près du mort, se voit arrêté avec son valet par les hommes de police. Rien de plus naturel que de supposer quelques journées d'intervalle pour les allées et venues de la suivante, et pour les avances successives de la jeune Castillane, qui aime et se fait aimer sin saber á quien. Il faut aussi admettre quelque intervalle pour les beaux engagements d'amitié qui se forment entre le prisonnier et ses deux protecteurs, savoir don Fernand, frère de la belle Leonarda, et don Luis de Ribera, l'illustre prétendant, peu agréé; il en faut enfin pour les démarches officieuses de ce dernier, qui obtient un ordre de libération. Vers la fin, il n'était pas indifférent à l'intérêt théâtral de supposer notre héros déjà parti de Tolède pour faire place aux prétentions plus anciennes de son ami; il convenait d'amener la jeune fille désespérée à s'en expliquer franchement, non pas en présence de tous les personnages, réunis en une scène dernière, comme chez Corneille, mais en tête-à-tête avec don Luis, lequel, vivement piqué d'honneur à son tour, se hâte de courir après son ami fugitif. Il le rejoint en poste, à moitié chemin entre Tolède et Madrid, et de là, comme il faut le ramener à sa dame avec toute l'autorité sévère d'un noble Castillan dont il a pu mettre en doute la grandeur d'âme (un Ribera y Guzman!), don Luis, en possession de la grâce officielle, se prévaut de son rôle pour lui enjoindre de le suivre, de retourner à sa prison à Tolède. Ces détails si attachants ne sont pas inutiles à connaître pour expliquer, sinon pour justifier, l'effet purement oratoire et subtil arrangé par Corneille, et que Voltaire traitait rigoureusement quand il disait[800]: «Ce refrain, Rentrez dans la prison dont vous vouliez sortir, est encore plus froid que le caractère de Philiste; et cette petite finesse anéantit tout le mérite que pouvait avoir Philiste en se sacrifiant pour son ami.» Il est certain que l'artifice énigmatique des paroles n'est pas aussi contourné dans l'original, où d'ailleurs l'action, par plus de mouvement et de puissance, fait de cet artifice une véritable beauté.

Une habitude ordinaire dans ces fables espagnoles, c'est le soin que mettent les auteurs à les compléter, sans craindre de les compliquer. Deux ou trois mariages ne sont jamais trop à la fin de ces comédies[801].

Il faut donc marier don Fernando, frère de doña Leonarda; pour cela est introduite une jeune Lisarda, un peu inconsidérée, qui a été cause du duel avec le querelleur don Pedro, mort au commencement de la pièce. Corneille n'avait point tort d'écarter cette figure légère et surabondante, ainsi que les petites complications qu'elle amène.

Ou lit au troisième acte de la comédie française[802] des stances qui ne sont point imitées de l'espagnol, mais dont l'idée a pu être suggérée par une émulation de luxe métrique, Lope ayant embelli sa pièce de trois sonnets et de quelques variétés de versification, où l'on distingue, à la troisième journée, deux tirades, très-bien faites, de récit et de complainte, en endechas, vers de cinq syllabes. Diverses parties de la diction de Corneille annoncent aussi beaucoup de soin, surtout les vers encore célèbres sur la sympathie[803], où, pour le dire en passant, se trouve une mention de l'Astrée de d'Urfé, correspondant de loin à la jolie scène espagnole où est mentionné le don Quichotte. Mais nous demeurons en peine de comprendre la supériorité que notre auteur attribue en général aux vers de la Suite sur ceux du Menteur[804], si ce jugement hasardé n'est pas un sophisme de consolation à l'usage du poëte, moins heureux au second essai qu'au premier. Toujours est-il que nous ne trouverions pas à citer ici de ces luttes brillantes de traduction et d'imitation comme celles qui se sont fait admirer dans la pièce précédente. Cela peut tenir en partie à la manière de Lope, plus glissante, d'un vol plus léger que celle d'Alarcon, et généralement moins adaptée aux allures de Corneille.

V.

RODOGUNE
PRINCESSE DES PARTHES
TRAGÉDIE
1644

NOTICE.

En 1644, Gabriel Gilbert, secrétaire de la duchesse de Rohan, qui déjà s'était fait connaître comme poëte dramatique par deux tragi-comédies, Marguerite de France et Philoclée et Téléphonte[805], en fit représenter une troisième, Rodogune, qui n'obtint qu'un fort médiocre succès.

Quelques mois après[806], dans le courant de la même année, Corneille faisait représenter un ouvrage portant le même titre, qu'il n'hésitait pas à préférer à Cinna et au Cid, et qui, bien que généralement regardé comme indigne d'un tel honneur, mérite toutefois d'occuper un des premiers rangs parmi ses tragédies.

Si l'on compare les deux Rodogune, on est frappé des rapports qu'elles présentent jusqu'à la fin du quatrième acte. Le plan est identique, les situations analogues; plusieurs vers même se ressemblent, autant toutefois que les vers de Gilbert peuvent ressembler à ceux de Corneille; mais ce qui surprend tout d'abord, c'est que le nom qui sert de titre aux deux pièces n'est pas, dans chacune d'elles, appliqué au même personnage: la Rodogune de Gilbert est la Reine mère des deux jeunes princes, et correspond par conséquent à la Cléopatre de Corneille. Au cinquième acte tout rapport entre les deux ouvrages cesse brusquement, et le dénoûment de la Rodogune de Gilbert est aussi traînant et aussi plat que celui de la Rodogune de Corneille est terrible et sublime.

Fontenelle donne de cette ressemblance qu'offre la plus grande partie des deux pièces une explication toute simple et qui paraît fort plausible: «Je ne crois pas, dit-il, devoir rappeler ici le souvenir d'une autre Rodogune que fit M. Gilbert sur le plan de celle de M. Corneille, qui fut trahi en cette occasion par quelque confident indiscret. Le public n'a que trop décidé entre ces deux pièces en oubliant parfaitement l'une[807].» Le confident indiscret n'avait sans doute pas eu connaissance du cinquième acte, pour lequel Gilbert fut abandonné à ses propres ressources; et l'attention que Corneille avait mise à ne point nommer Cléopatre de peur qu'elle ne fût confondue par les spectateurs avec la célèbre princesse d'Égypte qu'il avait déjà mise au théâtre dans Pompée, contribua sans doute à faire croire au malencontreux imitateur que c'était ce personnage qui devait porter le nom de Rodogune.

La Rodogune de Gilbert est veuve d'Hydaspe, roi de Perse; ses deux fils sont Darie et Artaxerce. La princesse promise à leur père, et qu'ils aiment tous deux, la Rodogune de Corneille en un mot, est une Lydie, fille de Tigrane, roi d'Arménie. A quel historien l'auteur emprunte-t-il les faits de la vie de Darius qu'il nous raconte? Où trouve-t-il les personnages dont il l'entoure? il se garde bien de nous en instruire, et pour cause. Quoique l'achevé d'imprimer de son ouvrage soit du «treizième février 1646,» et fort postérieur par conséquent à la représentation de la pièce de Corneille, il ne dit pas un mot de celle-ci, et fait seulement dans sa dédicace à Gaston d'Orléans, frère de Louis XIII, une allusion évidente, quoique détournée, à la différence du caractère de la Reine mère dans les deux pièces: «Cette héroïne, Monseigneur, qui demande aujourd'hui votre protection, est celle-là même dont les héros venoient jadis implorer la grâce. Pour vous persuader de lui accorder la faveur qu'elle vous demande, elle vous assure qu'elle n'a jamais eu la pensée de tremper ses mains dans le sang de son mari, ni dans celui de son fils; que si elle eût eu des sentiments si barbares et si contraires aux inclinations de Votre Altesse Royale, elle n'eût jamais osé se présenter devant Elle, et n'eût pas eu assez d'audace pour demander à la vertu la protection du vice.»

Ce passage curieux, que M. Viguier n'a pas cité, est cependant très-propre à confirmer une conjecture fort ingénieuse qu'il propose dans ses intéressantes Anecdotes littéraires sur Pierre Corneille. «Anne d'Autriche, dit-il, était susceptible, scrupuleuse, romanesque, emportée, et sa position de régente, tutrice du jeune roi et de son frère, était fort délicate, ainsi que celle de Gaston, si incertain de ses droits et de ses devoirs comme lieutenant général du royaume. Or le bruit courait chez Monsieur le Prince et partout qu'une héroïne nouvelle de Corneille allait faire voir sur la scène une reine régente, mère de deux princes, homicide, par ambition, de son mari et de ses deux fils. Le duc d'Orléans, Gaston, devait assez bien faire sa cour à la Régente en commandant au poëte Gilbert une autre Reine mère que celle de Corneille[808]

Soit que Corneille crût devoir quelques ménagements à un rival si bien en cour, soit que le mépris qu'il avait pour son procédé le portât à ne se point commettre avec lui, il ne laisse pas échapper une phrase, un mot qui puisse se rapporter à la pièce de Gilbert[809].

L'ouvrage de Corneille, achevé d'imprimer le 31 janvier 1647, a pour titre:

Rodogvne, princesse des Parthes, tragedie. Imprimé à Roüen, et se vend à Paris, chez Toussaint Quinet, au Palais, sous la montée de la Cour des Aydes, M.DC.XLVII. Auec priuilege du Roy. Il est in-4o et forme 8 feuillets et 115 pages. Peut-être cette façon d'indiquer sur le titre même de quelle Rodogune il est question a-t-elle pour objet d'insister sur la méprise de Gilbert. La crainte que Corneille avait de voir son ouvrage confondu avec celui d'un indigne concurrent ressort bien du moins de cette mention du frontispice gravé, qui représente la dernière scène de l'ouvrage dessinée par Lebrun: La Rodogune, tragédie, de M. de Corneille. Elle était d'autant plus nécessaire que le format des deux ouvrages est identique, l'apparence extérieure semblable, et que, bien que Toussaint Quinet soit titulaire du privilége de la pièce de Corneille, certains exemplaires portent le nom de Courbé, libraire de Gilbert, qui, ainsi qu'Antoine de Sommaville, s'était associé avec Quinet pour la publication de la pièce de Corneille. Dans les préliminaires de l'ouvrage notre poëte ne se permet qu'une critique tout à fait indirecte, mais très-significative, c'est l'indication détaillée des nombreuses sources historiques où il a puisé, et dont son plagiaire n'a pas un instant soupçonné l'existence.

Nous pourrions fort bien nous en tenir là sur l'origine de Rodogune, mais comme nous ne voulons laisser ignorer au lecteur aucune des opinions qui ont eu cours à l'égard des ouvrages de Corneille, nous sommes obligé d'en venir à une série de faits avancés par les uns avec beaucoup de mauvaise foi, et répétés par les autres avec une incroyable légèreté.

Dans ses Passe-temps d'un reclus[810] Charles Brifaut reproduit en ces termes un récit que lui fit le chansonnier Laujon, «qui, dit-il, avait voué un culte à Corneille:»

«Je possédais dans ma bibliothèque un curieux roman écrit en latin, au moyen âge, par un moine qui ne manquait pas de talent, comme vous allez voir. Sa fable intéressante et très-fortement conduite, sauf d'assez nombreuses invraisemblances, offrait des rapports si remarquables avec le sujet de Rodogune, qu'il était difficile de ne pas croire que Corneille avait eu connaissance de l'ouvrage. Les incidents de la grande scène du poison, le dialogue même, tout dénonçait le plagiat, chose permise quand elle est avouée; sinon, non. Je ne sais, ajouta Laujon, comment M. de Voltaire apprit que j'étais possesseur de ce trésor littéraire. Or vous jugez bien qu'il ne perdit point de temps, lui commentateur de Corneille, pour m'en faire demander communication, promettant de le garder très-précieusement et de me le renvoyer au plus tôt. Comme je me défiais de l'usage auquel il destinait l'œuvre en question, je refusai net. Instances, prières, cajoleries, louanges, tout échoua devant mon inébranlable résolution. Il eut beau recourir aux mille ruses de son esprit charmant, m'offrant de plus tout l'argent que je voudrais, tout le crédit dont il disposait. Plus il redoublait ses instances, plus mes soupçons augmentaient. Je tins ferme, mais je n'en restai pas là. Pour que le précieux ouvrage tant convoité ne donnât pas lieu à quelque scandale dramatique après ma mort, pour qu'il ne fût commis, par défaut de précaution de ma part, aucun crime de lèse-majesté cornélienne, je le brûlai.»

Laujon fut félicité, fêté par tous ceux qui entendirent ce petit récit, et Delille, qui se trouvait là, lui sut tellement gré de «son honorable procédé,» que lorsque Laujon se présenta à quatre-vingt-trois ans à l'Académie française, l'illustre traducteur de Virgile parvint à faire admettre l'adorateur de Corneille en disant: «Nous savons où il va, laissons-le passer par l'Institut.»

Tout irrite et blesse dans cette anecdote. D'abord, quand Corneille aurait tiré l'idée première de Rodogune d'un vieux roman latin, au lieu de l'extraire directement d'Appien, sa gloire y perdrait-elle quelque chose? Ensuite, si Laujon le pensait, que ne brûlait-il tout d'abord, sans rien dire, le volume unique qui accusait son poëte de prédilection, au lieu de répandre le bruit du larcin en refusant d'en faire connaître la nature, et en se faisant de son dévouement à Corneille un titre académique? Voilà déjà qui peut paraître étrange, mais nous allons voir s'accumuler les contradictions et les invraisemblances.

Voltaire, dans sa Préface de Rodogune, cite tout autre chose que le prétendu volume de Laujon: «On parle, dit-il, d'un ancien roman de Rodogune; je ne l'ai pas vu; c'est, dit-on, une brochure in-8o imprimée chez Sommaville, qui servit également au grand auteur et au mauvais. Corneille embellit le roman, et Gilbert le gâta.» M. Viguier, qui, dans les Anecdotes[811] auxquelles nous avons fait plus d'un emprunt, reproduit ce passage, ajoute finement: «Le scrupuleux éditeur de Voltaire, M. Beuchot, dont nous aimons à citer le nom avec honneur, nous pardonnera d'appeler le sourire du lecteur sur cette note qu'il attache avec une bonhomie si parfaite au je ne l'ai pas vu de son auteur chéri: «Je n'ai pas été plus heureux que Voltaire. Je n'ai pu découvrir cette Rodogune, brochure in-8o.» Qui n'aurait regret à toutes les insomnies dont cette vaine recherche a dû troubler la longue et savante carrière du consciencieux bibliographe?»

Voltaire termine ainsi la Préface que nous venons de citer: «Il y a un autre roman de Rodogune en deux volumes, mais il ne fut imprimé qu'en 1668; il est très-rare et presque oublié: le premier l'est entièrement.» On trouve à la Bibliothèque impériale ce roman de 1668; il est de format in-8o. Son titre exact est: Rodogune ou l'histoire du grand Antiocus. A Paris, chez Estienne Loyson. L'avis Au lecteur est signé d'Aigue d'Iffremont. Il paraîtrait difficile que cet auteur n'eût pas connu, lui, le prétendu roman publié avant le sien chez Sommaville, s'il eût réellement existé. Bien loin toutefois de regarder Corneille comme ayant profité d'un sujet dont quelque contemporain lui avait suggéré l'idée, il lui en attribue l'honneur. «Le nom que j'ai donné à tout l'ouvrage, dit-il, n'est pas inconnu en France. Ce fameux poëte qui a porté si haut la gloire des muses françoises et qui les fait aller de pair avec les grecques et les latines; ce grand homme qui nous a tantôt représenté sur le théâtre toutes les passions, et de la manière la plus forte, la plus touchante et la plus riche que l'esprit humain puisse imaginer; enfin l'illustre Monsieur de Corneille en a fait une tragédie que j'appellerois la plus achevée de toutes les pièces que nous avons de lui, s'il y avoit quelque chose à souhaiter dans les autres, et s'il n'étoit toujours également admirable en tous ses ouvrages. Tout le monde a vu sa Rodogune; mais encore que ce soit ici le même nom et la même héroïne, ce n'est pourtant pas la même chose; et comme il a découvert lui-même ce qu'il avoit changé de l'histoire, quelque respect que j'aye pour ses fictions merveilleuses, je n'ai pas cru être obligé de m'en servir.»

On ne peut rien imaginer de plus obscur et de plus contradictoire que les renseignements qu'on rencontre sur les acteurs qui ont joué d'original dans Rodogune. Nous trouvons dans un article sur Molière, qui nous a été utile pour la Notice du Menteur, cette singulière biographie:

«N. Petit de Beauchamps, dite la belle Brune, grand'mère maternelle du Sr du Boccage, acteur de la troupe du Roi. Elle étoit de la troupe du Marais, et joua d'original dans une des tragédies de P. Corneille le rôle de Rodogune, pour lequel le cardinal de Richelieu lui fit présent d'un habit magnifique à la romaine. C'étoit une excellente actrice, grande et bien faite, d'une représentation avantageuse, morte en Allemagne dans la troupe des comédiens du duc de Zell. Elle refusa d'entrer à l'hôtel de Bourgogne, parce qu'on ne vouloit donner qu'une demi-part à son mari, qui avoit un talent singulier pour jouer tous les déguisements en femme[812]

A cela Lemazurier répond fort à propos que le Cardinal, mort deux ans avant la première représentation de Rodogune, ne peut avoir donné un habit à la romaine à la belle Brune, et que Corneille ayant fait représenter sa pièce à l'hôtel de Bourgogne, où cette actrice refusa d'entrer, il est impossible qu'elle ait joué d'original un rôle dans l'ouvrage[813].

Si nous voulions nous en rapporter à Mouhy, il ne tiendrait qu'à nous de nous imaginer que nous possédons le tableau complet des acteurs qui ont joué d'original dans Rodogune. Voici celui qu'il nous donne dans son Journal manuscrit: «Baron joua le rôle d'Antiochus; Villiers, Séleucus; Champmeslé, Timagène; le Comte, Oronte; Mlle de Champmeslé, Rodogune; Mlle Dupin, Laodice, et Mlle Guiot, Cléopatre[814].» Nous avons cru devoir reproduire cette distribution de rôles parce qu'il n'est pas probable que Mouhy l'ait inventée, mais elle doit être postérieure d'une trentaine d'années à l'époque où parut Rodogune.

Dans une Mazarinade de 1649, intitulée Lettre de Bellerose à l'abbé de la Rivière[815], signée Belleroze, comédien d'honneur et datée de l'hôtel de Bourgogne, le 24 mars, on trouve un passage relatif à la Bellerose, où on lit ce qui suit: «Cette Rodogune, cette impératrice de nos jeux se voit dans un état bien contraire à sa pompe théâtrale. Elle est réduite, il y a déjà assez longtemps, à ne se plus mirer que dans une losange de vitre cassée, ou dans un seau d'eau claire, parce qu'il a été nécessaire qu'elle ait vendu son miroir pour avoir du pain.» Voilà enfin un témoignage contemporain, ou peu s'en faut, qui bien certainement se rapporte à la Rodogune de Corneille, car en 1649 celle de Gilbert devait déjà être oubliée. Il faut nous en tenir à ce renseignement, tout incomplet qu'il est, et compter pour rien les assertions sans preuves des historiens du théâtre.

La Rodogune est du nombre des pièces que Louis XIV fit représenter à Versailles en octobre 1676.

On voit Sertorius, Œdipe, Rodogune,
Rétablis par ton choix dans toute leur fortune,

dit Corneille dans le touchant remercîment qu'il adresse Au Roi en cette occasion.

L'admirable rôle de Cléopatre a été assez souvent choisi par des débutantes: nous pouvons mentionner, d'après Lemazurier, Mlle Aubert, le 13 juin 1712[816]; Mlle Lamotte, en octobre 1722[817]; Mlle Balicourt, le 29 novembre 1727[818]. Ces débuts de jeunes actrices dans un rôle de mère donnaient lieu parfois à des scènes fort plaisantes. On a surtout gardé le souvenir du dernier dont nous venons de parler. Quand Mlle Balicourt dit en s'adressant à Baron (Antiochus), âgé de quatre-vingts ans, et à Mlle Duclos (Rodogune), qui en avait plus de cinquante:

Approchez, mes enfants[819]....

un immense éclat de rire parcourut la salle[820].

L'actrice qui passe pour être parvenue à l'expression la plus complète de ce terrible caractère de Cléopatre est Mlle Dumesnil. «On n'oubliera pas surtout, dit Lemazurier, qu'un jour où elle avait mis dans les imprécations de Cléopatre toute l'énergie dont elle était dévorée, le parterre tout entier, par un mouvement d'horreur aussi vif que spontané, recula devant elle[821], de manière à laisser un grand espace vide entre ses premiers rangs et l'orchestre. Ce fut aussi à cette représentation, à l'instant où, prête à expirer dans les convulsions de la rage, Cléopatre prononce ce vers terrible:

Je maudirois les Dieux, s'ils me rendoient le jour[822],

que Mlle Dumesnil se sentit frappée d'un grand coup de poing dans le dos par un vieux militaire placé sur le théâtre; il accompagna ce trait de délire, qui interrompit le spectacle et l'actrice, de ces mots énergiques: «Va, chienne, à tous les diables!» et lorsque la tragédie fut finie, Mlle Dumesnil le remercia de son coup de poing comme de l'éloge le plus flatteur qu'elle eût jamais reçu[823]

Le rôle de Rodogune a été joué d'une manière fort brillante par Mlle Gaussin et par Mlle Clairon, mais il paraît que le jeu de l'une différait beaucoup de celui de l'autre. Laissons parler Mlle Clairon[824]: «Mlle Gaussin avait la plus belle tête, le son de voix le plus touchant possible; son ensemble était noble, tous ses mouvements avaient une grâce enfantine à laquelle il était impossible de résister; mais elle était Mlle Gaussin dans tout.... Rodogune demandant à ses amants la tête de leur mère est assurément une femme très-altière, très-décidée.... Il est vrai que Corneille a placé dans ce rôle quatre vers d'un genre plus pastoral que tragique:

Il est des nœuds secrets, il est des sympathies,
Dont par le doux rapport les âmes assorties
S'attachent l'une à l'autre, et se laissent piquer
Par ces je ne sais quoi qu'on ne peut expliquer[825].

Rodogune aime, et l'actrice, sans se ressouvenir que l'expression du sentiment se modifie d'après le caractère, et non d'après les mots, disait ces vers avec une grâce, une naïveté voluptueuse, plus faite, suivant moi, pour Lucinde dans l'Oracle[826] que pour Rodogune. Le public, routiné à cette manière, attendait ce couplet avec impatience et l'applaudissait avec transport.

«Quelque danger que je craignisse en m'éloignant de cette route, j'eus le courage de ne pas me mentir à moi-même. Je dis ces vers avec le dépit d'une femme fière, qui se voit contrainte d'avouer qu'elle est sensible. Je n'eus pas un dégoût; mais je n'eus pas un coup de main.... J'eus le plus grand succès dans le reste du rôle; et, suivant ma coutume, je vins, entre les deux pièces, écouter aux portes du foyer les critiques qu'on pouvait faire. J'entendis M. Duclos, de l'Académie française, dire, avec son ton de voix élevé et positif, que la tragédie avait été bien jouée; que j'avais eu de fort bonnes choses; mais que je ne devais pas penser à jouer les rôles tendres, après Mlle Gaussin.

«Étonnée d'un jugement si peu réfléchi, craignant l'impression qu'il pouvait faire sur tous ceux qui l'écoutaient, et maîtrisée par un mouvement de colère, je fus à lui et lui dis: «Rodogune un rôle tendre, Monsieur? Une Parthe, une furie qui demande à ses amants la tête de leur mère et de leur reine, un rôle tendre? Voilà certes un beau jugement!...» Effrayée moi-même de ma démarche, les larmes me gagnèrent, et je m'enfuis au milieu des applaudissements.»

Il est inutile de dire que dans les Mémoires pour Marie-Françoise Dumesnil en réponse aux Mémoires d'Hippolyte Clairon[827], cette dernière est entièrement sacrifiée à Mlle Gaussin.

ÉPÎTRE.

A MONSEIGNEUR
MONSEIGNEUR LE PRINCE[828].

Monseigneur,

Rodogune se présente à Votre Altesse avec quelque sorte de confiance, et ne peut croire qu'après avoir fait sa bonne fortune, vous dédaigniez de la prendre en votre protection. Elle a trop de connoissance de votre bonté pour craindre que vous veuilliez laisser votre ouvrage imparfait, et lui dénier la continuation des grâces dont vous lui avez été si prodigue. C'est à votre illustre suffrage qu'elle est obligée de tout ce qu'elle a reçu d'applaudissement; et les favorables regards dont il vous plut fortifier la foiblesse de sa naissance lui donnèrent tant d'éclat et de vigueur, qu'il sembloit que vous eussiez pris plaisir à répandre sur elle un rayon de cette gloire qui vous environne, et à lui faire part de cette facilité de vaincre qui vous suit partout. Après cela, Monseigneur, quels hommages peut-elle rendre à Votre Altesse qui ne soient au-dessous de ce qu'elle doit? Si elle tâche à lui témoigner quelque reconnoissance par l'admiration de ses vertus, où trouvera-t-elle des éloges dignes de cette main qui fait trembler tous nos ennemis, et dont les coups d'essai furent signalés par la défaite des premiers capitaines de l'Europe? Votre Altesse sut vaincre avant qu'ils se pussent imaginer qu'elle sût combattre; et ce grand courage, qui n'avoit encore vu la guerre que dans les livres, effaça tout ce qu'il avoit lu des Alexandres et des Césars[829], sitôt qu'il parut à la tête d'une armée. La générale consternation où la perte de notre grand monarque nous avoit plongés, enfloit l'orgueil de nos adversaires en un tel point qu'ils osoient se persuader que du siége de Rocroi dépendoit la prise de Paris, et l'avidité de leur ambition dévoroit déjà le cœur d'un royaume dont ils pensoient avoir surpris les frontières. Cependant les premiers miracles de votre valeur renversèrent si pleinement toutes leurs espérances, que ceux-là mêmes qui s'étoient promis tant de conquêtes sur nous virent terminer la campagne de cette même année par celle que vous fîtes sur eux. Ce fut par là, Monseigneur, que vous commençâtes ces grandes victoires que vous avez toujours si bien choisies, qu'elles ont honoré deux règnes tout à la fois, comme si c'eût été trop peu pour Votre Altesse d'étendre les bornes de l'État sous celui-ci, si elle n'eût en même temps effacé quelques-uns des malheurs qui s'étoient mêlés aux longues prospérités de l'autre. Thionville, Philisbourg et Norlinghen étoient des lieux funestes pour la France: elle n'en pouvoit entendre les noms sans gémir; elle ne pouvoit y porter sa pensée sans soupirer; et ces mêmes lieux, dont le souvenir lui arrachoit des soupirs et des gémissements, sont devenus les éclatantes marques de sa nouvelle félicité, les dignes occasions de ses feux de joie, et les glorieux sujets des actions de grâces qu'elle a rendues au ciel pour les triomphes que votre courage invincible en a obtenus. Dispensez-moi, Monseigneur, de vous parler de Dunquerque[830]: j'épuise toutes les forces de mon imagination, et je ne conçois rien qui réponde à la dignité de ce grand ouvrage, qui nous vient d'assurer l'Océan par la prise de cette fameuse retraite de corsaires. Tous nos havres en étoient comme assiégés; il n'en pouvoit échapper un vaisseau qu'à la merci de leurs brigandages; et nous en avons vu souvent de pillés à la vue des mêmes ports dont ils venoient de faire voile: et maintenant, par la conquête d'une seule ville, je vois, d'un côté, nos mers libres, nos côtes affranchies, notre commerce rétabli, la racine de nos maux publics coupée; d'autre côté, la Flandre ouverte, l'embouchure de ses rivières captive, la porte de son secours fermée, la source de son abondance en notre pouvoir; et ce que je vois n'est rien encore au prix de ce que je prévois sitôt que Votre Altesse y reportera la terreur de ses armes. Dispensez-moi donc, Monseigneur, de profaner des effets si merveilleux et des attentes si hautes par la bassesse de mes idées et par l'impuissance de mes expressions; et trouvez bon que demeurant dans un respectueux silence, je n'ajoute rien ici qu'une protestation très-inviolable d'être toute ma vie,

MONSEIGNEUR,
De Votre Altesse,
Le très-humble, très-obéissant et très-passionné serviteur,
Corneille.

APPIAN ALEXANDRIN,

Au livre des Guerres de Syrie, sur la fin[831].

«Démétrius, surnommé Nicanor, roi de Syrie, entreprit la guerre contre les Parthes, et étant devenu leur prisonnier, vécut dans la cour de leur roi Phraates, dont il épousa la sœur nommée Rodogune. Cependant Diodotus, domestique des rois précédents, s'empara du trône de Syrie, et y fit asseoir un Alexandre, encore enfant, fils d'Alexandre le Bâtard et d'une fille de Ptolomée[832]. Ayant gouverné quelque temps comme son tuteur, il se défit de ce malheureux pupille, et eut l'insolence de prendre lui-même la couronne sous un nouveau nom de Tryphon qu'il se donna. Mais Antiochus[833], frère du Roi prisonnier, ayant appris à Rhodes sa captivité, et les troubles qui l'avoient suivie, revint dans le pays, où ayant défait Tryphon avec beaucoup de peine, il le fit mourir. De là il porta ses armes contre Phraates, lui redemandant son frère; et vaincu dans une bataille, il se tua lui-même. Démétrius, retourné en son royaume, fut tué par sa femme Cléopatre, qui lui dressa des embûches en haine de cette seconde femme Rodogune qu'il avoit épousée, dont elle avoit conçu une telle indignation, que pour s'en venger elle avoit épousé ce même Antiochus, frère de son mari. Elle avoit deux fils de Démétrius: l'un nommé Séleucus, et l'autre Antiochus[834], dont elle tua le premier d'un coup de flèche, sitôt qu'il eut pris le diadème après la mort de son père, soit qu'elle craignît qu'il ne la voulût venger, soit que l'impétuosité de la même fureur la portât à ce nouveau parricide. Antiochus lui succéda, qui contraignit cette mauvaise mère de boire le poison qu'elle lui avoit préparé. C'est ainsi qu'elle fut enfin punie.»

Voilà ce que m'a prêté l'histoire, où j'ai changé les circonstances de quelques incidents, pour leur donner plus de bienséance. Je me suis servi du nom de Nicanor plutôt que de celui de Démétrius, à cause que le vers souffroit plus aisément l'un que l'autre. J'ai supposé qu'il n'avoit pas encore épousé Rodogune, afin que ses deux fils pussent avoir de l'amour pour elle sans choquer les spectateurs, qui eussent trouvé étrange cette passion pour la veuve de leur père, si j'eusse suivi l'histoire. L'ordre de leur naissance incertain, Rodogune prisonnière, quoiqu'elle ne vînt jamais en Syrie, la haine de Cléopatre pour elle, la proposition sanglante qu'elle fait à ses fils, celle que cette princesse est obligée de leur faire pour se garantir, l'inclination qu'elle a pour Antiochus, et la jalouse fureur de cette mère qui se résout plutôt à perdre ses fils qu'à se voir sujette de sa rivale, ne sont que des embellissements de l'invention, et des acheminements vraisemblables à l'effet dénaturé que me présentoit l'histoire, et que les lois du poëme ne me permettoient pas de changer. Je l'ai même adouci tant que j'ai pu en Antiochus[835], que j'avois fait trop honnête homme, dans le reste de l'ouvrage, pour forcer à la fin sa mère à s'empoisonner soi-même[836].

On s'étonnera peut-être de ce que j'ai donné à cette tragédie le nom de Rodogune plutôt que celui de Cléopatre, sur qui tombe toute l'action tragique, et même on pourra douter si la liberté de la poésie peut s'étendre jusqu'à feindre un sujet entier sous des noms véritables, comme j'ai fait ici, où depuis la narration du premier acte, qui sert de fondement au reste, jusques aux effets qui paroissent dans le cinquième, il n'y a rien que l'histoire avoue.

Pour le premier, je confesse ingénument que ce poëme devoit plutôt porter le nom de Cléopatre que de Rodogune; mais ce qui m'a fait en user ainsi a été la peur que j'ai eue qu'à ce nom le peuple ne se laissât préoccuper des idées de cette fameuse et dernière reine d'Égypte, et ne confondît cette reine de Syrie avec elle, s'il l'entendoit prononcer. C'est pour cette même raison que j'ai évité de le mêler dans mes vers, n'ayant jamais fait parler de cette seconde Médée que sous celui de la Reine; et je me suis enhardi à cette licence d'autant plus librement, que j'ai remarqué parmi nos anciens maîtres qu'ils se sont fort peu mis en peine de donner à leurs poëmes le nom des héros qu'ils y faisoient paroître, et leur ont souvent fait porter celui des chœurs, qui ont encore bien moins de part dans l'action que les personnages épisodiques, comme Rodogune: témoin les Trachiniennes de Sophocle[837], que nous n'aurions jamais voulu nommer autrement que la Mort d'Hercule.

Pour le second point, je le tiens un peu plus difficile à résoudre, et n'en voudrois pas donner mon opinion pour bonne: j'ai cru que, pourvu que nous conservassions les effets de l'histoire, toutes les circonstances, ou, comme je viens de les nommer, les acheminements, étoient en notre pouvoir; au moins je ne pense point avoir vu de règle qui restreigne cette liberté que j'ai prise. Je m'en suis assez bien trouvé en cette tragédie; mais comme je l'ai poussée encore plus loin dans Héraclius, que je viens de mettre sur le théâtre[838], ce sera en le donnant au public que je tâcherai de la justifier, si je vois que les savants s'en offensent, ou que le peuple en murmure. Cependant ceux qui en auront quelque scrupule m'obligeront de considérer les deux Électres de Sophocle et d'Euripide, qui conservant le même effet, y parviennent par des voies si différentes, qu'il faut nécessairement conclure que l'une des deux est tout à fait de l'invention de son auteur. Ils pourront encore jeter l'œil sur l'Iphigénie in Tauris, que notre Aristote nous donne pour exemple d'une parfaite tragédie[839], et qui a bien la mine d'être toute de même nature, vu qu'elle n'est fondée que sur cette feinte que Diane enleva Iphigénie du sacrifice dans une nuée, et supposa une biche en sa place. Enfin ils pourront prendre garde à l'Hélène d'Euripide, où la principale action et les épisodes, le nœud et le dénouement, sont entièrement inventés, sous des noms véritables.

Au reste, si quelqu'un a la curiosité de voir cette histoire plus au long, qu'il prenne la peine de lire Justin, qui la commence au trente-sixième livre, et l'ayant quittée la reprend sur la fin du trente et huitième[840], et l'achève au trente-neuvième. Il la rapporte un peu autrement, et ne dit pas que Cléopatre tua son mari, mais qu'elle l'abandonna, et qu'il fut tué par le commandement d'un des capitaines d'un Alexandre, qu'il lui oppose[841]. Il varie aussi beaucoup sur ce qui regarde Tryphon et son pupille, qu'il nomme Antiochus[842], et ne s'accorde avec Appian que sur ce qui se passa entre la mère et les deux fils[843].

Le premier livre des Machabées, aux chapitres 11. 13. 14. et 15., parle de ces guerres de Tryphon et de la prison de Démétrius chez les Parthes; mais il nomme ce pupille Antiochus, ainsi que Justin, et attribue la défaite de Tryphon à Antiochus, fils de Démétrius, et non pas à son frère, comme fait Appian, que j'ai suivi, et ne dit rien du reste.

Josèphe, au 13. livre des Antiquités judaïques[844], nomme encore ce pupille de Tryphon Antiochus, fait marier Cléopatre à Antiochus, frère de Démétrius, durant la captivité de ce premier mari chez les Parthes, lui attribue la défaite et la mort de Tryphon, s'accorde avec Justin touchant la mort de Démétrius, abandonné et non pas tué par sa femme, et ne parle point de ce qu'Appian et lui rapportent d'elle et de ses deux fils, dont j'ai fait cette tragédie.

EXAMEN.[845].

Le sujet de cette tragédie est tiré d'Appian Alexandrin, dont voici les paroles, sur la fin du livre qu'il a fait des Guerres de Syrie: «Démétrius, surnommé Nicanor, entreprit la guerre contre les Parthes, et vécut quelque temps prisonnier dans la cour de leur roi Phraates, dont il épousa la sœur, nommée Rodogune. Cependant Diodotus, domestique des rois précédents, s'empara du trône de Syrie, et y fit asseoir un Alexandre, encore enfant, fils d'Alexandre le Bâtard et d'une fille de Ptolomée. Ayant gouverné quelque temps comme tuteur sous le nom de ce pupille, il s'en défit, et prit lui-même la couronne sous un nouveau nom de Tryphon qu'il se donna. Antiochus, frère du Roi prisonnier, ayant appris sa captivité à Rhodes, et les troubles qui l'avoient suivie, revint dans la Syrie, où ayant défait Tryphon, il le fit mourir. De là il porta ses armes contre Phraates, et vaincu dans une bataille, il se tua lui-même. Démétrius, retournant en son royaume, fut tué par sa femme Cléopatre, qui lui dressa des embûches sur le chemin, en haine de cette Rodogune qu'il avoit épousée, dont elle avoit conçu une telle indignation, qu'elle avoit épousé ce même Antiochus, frère de son mari. Elle avoit deux fils de Démétrius, dont elle tua Séleucus, l'aîné, d'un coup de flèche, sitôt qu'il eut pris le diadème après la mort de son père, soit qu'elle craignît qu'il ne la voulût venger sur elle, soit que la même fureur l'emportât à ce nouveau parricide. Antiochus son frère lui succéda, et contraignit cette mère dénaturée de prendre le poison qu'elle lui avoit préparé[846]

Justin, en son 36, 38 et 39. livre, raconte cette histoire plus au long, avec quelques autres circonstances. Le prémier des Machabées, et Josèphe, au 13. des Antiquités judaïques, en disent aussi quelque chose, qui ne s'accorde pas tout à fait avec Appian. C'est à lui que je me suis attaché pour la narration que j'ai mise au premier acte[847], et pour l'effet du cinquième, que j'ai adouci du côté d'Antiochus. J'en ai dit la raison ailleurs[848]. Le reste sont des épisodes d'invention, qui ne sont pas incompatibles avec l'histoire, puisqu'elle ne dit point ce que devint Rodogune après la mort de Démétrius, qui vraisemblablement l'amenoit en Syrie prendre possession de sa couronne. J'ai fait porter à la pièce le nom de cette princesse plutôt que celui de Cléopatre, que je n'ai même osé nommer dans mes vers, de peur qu'on ne confondît cette reine de Syrie avec cette fameuse princesse d'Égypte qui portoit même nom, et que l'idée de celle-ci, beaucoup plus connue que l'autre, ne semât une dangereuse occupation parmi les auditeurs.

On m'a souvent fait une question à la cour[849]: quel étoit celui de mes poëmes que j'estimois le plus; et j'ai trouvé tous ceux qui me l'ont faite si prévenus en faveur de Cinna ou du Cid, que je n'ai jamais osé déclarer toute la tendresse que j'ai toujours eue pour celui-ci, à qui j'aurois volontiers donné mon suffrage, si je n'avois craint de manquer, en quelque sorte, au respect que je devois à ceux que je voyois pencher d'un autre côté. Cette préférence est peut-être en moi un effet de ces inclinations aveugles qu'ont beaucoup de pères pour quelques-uns de leurs enfants plus que pour les autres; peut-être y entre-t-il un peu d'amour-propre, en ce que cette tragédie me semble être un peu plus à moi que celles qui l'ont précédée, à cause des incidents surprenants qui sont purement de mon invention, et n'avoient jamais été vus au théâtre; et peut-être enfin y a-t-il un peu de vrai mérite qui fait que cette inclination n'est pas tout à fait injuste[850]. Je veux bien laisser chacun en liberté de ses sentiments, mais certainement on peut dire que mes autres pièces ont peu d'avantages qui ne se rencontrent en celle-ci: elle a tout ensemble la beauté du sujet, la nouveauté des fictions, la force des vers, la facilité de l'expression, la solidité du raisonnement, la chaleur des passions, les tendresses de l'amour et de l'amitié; et cet heureux assemblage est ménagé de sorte qu'elle s'élève d'acte en acte. Le second passe le premier, le troisième est au-dessus du second, et le dernier l'emporte sur tous les autres. L'action y est une, grande, complète; sa durée ne va point, ou fort peu, au delà de celle de la représentation[851]. Le jour en est le plus illustre qu'on puisse imaginer[852], et l'unité de lieu s'y rencontre en la manière que je l'explique dans le troisième de ces discours[853], et avec l'indulgence que j'ai demandée pour le théâtre.

Ce n'est pas que je me flatte assez pour présumer qu'elle soit sans taches. On a fait tant d'objections contre la narration de Laonice au premier acte[854], qu'il est malaisé de ne donner pas les mains à quelques-unes[855]. Je ne la tiens pas toutefois si inutile qu'on l'a dit. Il est hors de doute que Cléopatre, dans le second[856], feroit connoître beaucoup de choses par sa confidence avec cette Laonice, et par le récit qu'elle en a fait à ses deux fils, pour leur remettre devant les yeux combien[857] ils lui ont d'obligation[858]; mais ces deux scènes demeureroient assez obscures, si cette narration ne les avoit précédées, et du moins les justes défiances de Rodogune à la fin du premier acte, et la peinture que Cléopatre fait d'elle-même dans son monologue qui ouvre le second, n'auroient pu se faire entendre sans ce secours.

J'avoue qu'elle est sans artifice, et qu'on la fait de sang-froid à un personnage protatique[859], qui se pourroit toutefois justifier par les deux exemples de Térence que j'ai cités sur ce sujet au premier discours[860]. Timagène, qui l'écoute, n'est introduit que pour l'écouter, bien que je l'emploie au cinquième[861] à faire celle de la mort de Séleucus, qui se pouvoit faire par un autre. Il l'écoute sans y avoir aucun intérêt notable, et par simple curiosité d'apprendre ce qu'il pouvoit avoir su déjà en la cour d'Égypte, où il étoit en assez bonne posture, étant gouverneur des neveux du Roi, pour entendre des nouvelles assurées de tout ce qui se passoit dans la Syrie, qui en est voisine. D'ailleurs, ce qui ne peut recevoir d'excuse, c'est que, comme il y avoit déjà quelque temps qu'il étoit de retour avec les princes, il n'y a pas d'apparence qu'il aye attendu ce grand jour de cérémonie pour s'informer de sa sœur comment se sont passés tous ces troubles qu'il dit ne savoir que confusément. Pollux, dans Médée, n'est qu'un personnage protatique qui écoute sans intérêt comme lui[862]; mais sa surprise de voir Jason à Corinthe, où il vient d'arriver[863], et son séjour en Asie, que la mer en sépare, lui donnent juste sujet d'ignorer ce qu'il en apprend. La narration ne laisse pas de demeurer froide comme celle-ci, parce qu'il ne s'est encore rien passé dans la pièce qui excite la curiosité de l'auditeur, ni qui lui puisse donner quelque émotion en l'écoutant; mais si vous voulez réfléchir sur celle de Curiace dans l'Horace, vous trouverez qu'elle fait tout un autre effet. Camille, qui l'écoute, a intérêt, comme lui, à savoir comment s'est faite une paix dont dépend leur mariage; et l'auditeur, que Sabine et elle n'ont entretenu que de leurs malheurs et des appréhensions d'une bataille qui se va donner entre deux partis où elles voient leurs frères dans l'un et leur amour dans l'autre, n'a pas moins d'avidité qu'elle d'apprendre comment une paix si surprenante s'est pu conclure.

Ces défauts dans cette narration confirment ce que j'ai dit ailleurs[864], que lorsque la tragédie a son fondement sur des guerres entre deux États, ou sur d'autres affaires publiques, il est très-malaisé d'introduire un acteur qui les ignore, et qui puisse recevoir le récit qui en doit instruire les spectateurs en parlant à lui.

J'ai déguisé quelque chose de la vérité historique en celui-ci: Cléopatre n'épousa Antiochus qu'en haine de ce que son mari avoit épousé Rodogune chez les Parthes, et je fais qu'elle ne l'épouse que par la nécessité de ses affaires, sur un faux bruit de la mort de Démétrius, tant pour ne la faire pas méchante sans nécessité, comme Ménélas dans l'Oreste d'Euripide[865], que pour avoir lieu de feindre que Démétrius n'avoit pas encore épousé Rodogune, et venoit l'épouser dans son royaume pour la mieux établir en la place de l'autre, par le consentement de ses peuples, et assurer la couronne aux enfants qui naîtroient de ce mariage. Cette fiction m'étoit absolument nécessaire, afin qu'il fût tué avant que de l'avoir épousée, et que l'amour que ses deux fils ont pour elle ne fît point d'horreur aux spectateurs, qui n'auroient pas manqué d'en prendre une assez forte, s'ils les eussent vus amoureux de la veuve de leur père: tant cette affection incestueuse répugne à nos mœurs!

Cléopatre a lieu d'attendre ce jour-là à faire confidence à Laonice[866] de ses desseins et des véritables raisons de tout ce qu'elle a fait. Elle eût pu trahir son secret aux princes ou à Rodogune, si elle l'eût su plus tôt; et cette ambitieuse mère ne lui en fait part qu'au moment qu'elle veut bien qu'il éclate, par la cruelle proposition qu'elle va faire à ses fils. On a trouvé celle que Rodogune leur fait à son tour indigne d'une personne vertueuse, comme je la peins; mais on n'a pas considéré qu'elle ne la fait pas, comme Cléopatre, avec espoir de la voir exécuter par les princes, mais seulement pour s'exempter d'en choisir aucun, et les attacher tous deux à sa protection par une espérance égale. Elle étoit avertie par Laonice de celle que la Reine leur avoit faite, et devoit prévoir que si elle se fût déclarée pour Antiochus, qu'elle aimoit, son ennemie, qui avoit seule le secret de leur naissance, n'eût pas manqué de nommer Séleucus pour aîné, afin, de les commettre l'un contre l'autre, et d'exciter[867] une guerre civile qui eût pu causer sa perte. Ainsi elle devoit s'exempter de choisir, pour les contenir tous deux dans l'égalité de prétention, et elle n'en avoit point de meilleur moyen que de rappeler le souvenir de ce qu'elle devoit à la mémoire de leur père, qui avoit perdu la vie pour elle, et leur faire cette proposition qu'elle savoit bien qu'ils n'accepteroient pas. Si le traité de paix l'avoit forcée à se départir de ce juste sentiment de reconnoissance[868], la liberté qu'ils lui rendoient la rejetoit dans cette obligation. Il étoit de son devoir de venger cette mort; mais il étoit de celui des princes de ne se pas charger de cette vengeance. Elle avoue elle-même à Antiochus qu'elle les haïroit, s'ils lui avoient obéi; que comme elle a fait ce qu'elle a dû par cette demande, ils font ce qu'ils doivent par leur refus[869]; qu'elle aime trop la vertu pour vouloir être le prix d'un crime, et que la justice qu'elle demande de la mort de leur père seroit un parricide, si elle la recevoit de leurs mains.

Je dirai plus: quand cette proposition seroit tout à fait condamnable en sa bouche, elle mériteroit quelque grâce et pour l'éclat que la nouveauté de l'invention a fait au théâtre, et pour l'embarras surprenant où elle jette les princes, et pour l'effet qu'elle produit dans le reste de la pièce, qu'elle conduit à l'action historique. Elle est cause que Séleucus, par dépit, renonce au trône et à la possession de cette princesse; que la Reine, le voulant animer contre son frère, n'en peut rien obtenir, et qu'enfin elle se résout par désespoir de les perdre tous deux, plutôt que de se voir sujette de son ennemie.

Elle commence par Séleucus, tant pour suivre l'ordre de l'histoire, que parce que, s'il fût demeuré en vie après Antiochus et Rodogune, qu'elle vouloit empoisonner publiquement, il les auroit pu venger. Elle ne craint pas la même chose d'Antiochus pour son frère, d'autant qu'elle espère que le poison violent qu'elle lui a préparé fera un effet assez prompt pour la faire mourir avant qu'il ait pu rien savoir de cette autre mort[870], ou du moins avant qu'il l'en puisse convaincre, puisqu'elle a si bien pris son temps pour l'assassiner, que ce parricide n'a point eu de témoins. J'ai parlé ailleurs de l'adoucissement que j'ai apporté pour empêcher qu'Antiochus n'en commît un en la forçant de prendre le poison qu'elle lui présente[871], et du peu d'apparence qu'il y avoit qu'un moment après qu'elle a expiré presque à sa vue, il parlât d'amour et de mariage à Rodogune[872]. Dans l'état où ils rentrent derrière le théâtre, ils peuvent le résoudre quand ils le jugeront à propos. L'action est complète, puisqu'ils sont hors de péril; et la mort de Séleucus m'a exempté de développer le secret du droit d'aînesse entre les deux frères, qui d'ailleurs n'eût jamais été croyable, ne pouvant être éclairci que par une bouche en qui l'on n'a pas vu assez de sincérité pour prendre aucune assurance sur son témoignage.


LISTE DES ÉDITIONS QUI ONT ÉTÉ COLLATIONNÉES POUR LES VARIANTES DE RODOGUNE.

ÉDITIONS SÉPARÉES.

  • 1647 in-4°;
  • 1647 in-12.

RECUEILS.

  • 1652 in-12;
  • 1654 in-12;
  • 1655 in-12;
  • 1656 in-12;
  • 1660 in-8o;
  • 1663 in-fol.;
  • 1664 in-8o;
  • 1668 in-12;
  • 1682 in-12;

ACTEURS.

CLÉOPATRE,   reine de Syrie, veuve de Démétrius Nicanor[873].
SÉLEUCUS,
ANTIOCHUS,
} fils de Démétrius et de Cléopatre[874].
RODOGUNE,   sœur de Phraates, roi des Parthes[875].
TIMAGÈNE,   gouverneur des deux princes[876].
ORONTE,   ambassadeur de Phraates[877].
LAONICE,   sœur de Timagène, confidente de Cléopatre[878].

La scène est à Séleucie, dans le palais royal.

RODOGUNE.

TRAGÉDIE.

ACTE I.


SCÈNE PREMIÈRE.

LAONICE, TIMAGÈNE.

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