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Œuvres de P. Corneille, Tome 04

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DORANTE.
Voici l'heure et le lieu que marque le billet.
CLITON.
J'ai su tout ce détail d'un ancien valet:
Son père est de la robe, et n'a qu'elle de fille;925
Je vous ai dit son bien, son âge, et sa famille.
Mais, Monsieur, ce seroit pour me bien divertir,
Si comme vous Lucrèce excelloit à mentir:
Le divertissement seroit rare, ou je meure!
Et je voudrois qu'elle eût ce talent pour une heure;930
Qu'elle pût un moment vous piper en votre art,
Rendre conte pour conte, et martre pour renard:
D'un et d'autre côté j'en entendrois de bonnes.
DORANTE.
Le ciel fait cette grâce à fort peu de personnes:
Il y faut promptitude, esprit, mémoire, soins,935
Ne se brouiller jamais, et rougir encor moins[425].
Mais la fenêtre s'ouvre, approchons.

SCÈNE V.

CLARICE, LUCRÈCE, ISABELLE, à la fenêtre;

DORANTE, CLITON, en bas.

CLARICE, à Isabelle[426].
Isabelle,
Durant notre entretien demeure en sentinelle.
ISABELLE.
Lorsque votre vieillard sera prêt à sortir,
Je ne manquerai pas de vous en avertir.940
(Isabelle descend de la fenêtre, et ne se montre plus.)
LUCRÈCE, à Clarice.
Il conte assez au long ton histoire à mon père.
Mais parle sous mon nom, c'est à moi de me taire.
CLARICE.
Êtes-vous là, Dorante?
DORANTE.
Oui, Madame, c'est moi,
Qui veux vivre et mourir sous votre seule loi.
LUCRÈCE, à Clarice.
Sa fleurette pour toi prend encor même style[427].945
CLARICE, à Lucrèce.
Il devroit s'épargner cette gêne inutile.
Mais m'auroit-il déjà reconnue à la voix?
CLITON, à Dorante.
C'est elle; et je me rends, Monsieur, à cette fois.
DORANTE, à Clarice.
Oui, c'est moi qui voudrois effacer de ma vie
Les jours que j'ai vécu[428] sans vous avoir servie.950
Que vivre sans vous voir est un sort rigoureux!
C'est ou ne vivre point, ou vivre malheureux;
C'est une longue mort; et pour moi, je confesse
Que pour vivre il faut être esclave de Lucrèce.
CLARICE, à Lucrèce.
Chère amie, il en conte à chacune à son tour.955
LUCRÈCE, à Clarice.
Il aime à promener sa fourbe et son amour.
DORANTE.
A vos commandements j'apporte donc ma vie,
Trop heureux si pour vous elle m'étoit ravie!
Disposez-en, Madame, et me dites en quoi
Vous avez résolu de vous servir de moi.960
CLARICE.
Je vous voulois tantôt proposer quelque chose;
Mais il n'est plus besoin que je vous la propose,
Car elle est impossible.
DORANTE.
Impossible! Ah! pour vous
Je pourrai tout, Madame, en tous lieux, contre tous.
CLARICE.
Jusqu'à vous marier, quand je sais que vous l'êtes?965
DORANTE.
Moi, marié! ce sont pièces qu'on vous a faites;
Quiconque vous l'a dit s'est voulu divertir.
CLARICE, à Lucrèce.
Est-il un plus grand fourbe?
LUCRÈCE, à Clarice.
Il ne sait que mentir.
DORANTE.
Je ne le fus jamais; et si par cette voie
On pense....
CLARICE.
Et vous pensez encor que je vous croie?970
DORANTE.
Que le foudre à vos yeux m'écrase, si je mens[429]!
CLARICE.
Un menteur est toujours prodigue de serments.
DORANTE.
Non, si vous avez eu pour moi quelque pensée
Qui sur ce faux rapport puisse être balancée,
Cessez d'être en balance et de vous défier975
De ce qu'il m'est aisé de vous justifier.
CLARICE, à Lucrèce.
On diroit qu'il dit vrai, tant son effronterie
Avec naïveté pousse une menterie.
DORANTE.
Pour vous ôter de doute, agréez que demain
En qualité d'époux je vous donne la main.980
CLARICE.
Eh! vous la donneriez en un jour à deux mille.
DORANTE.
Certes, vous m'allez mettre en crédit par la ville,
Mais en crédit si grand, que j'en crains les jaloux.
CLARICE.
C'est tout ce que mérite un homme tel que vous,
Un homme qui se dit un grand foudre de guerre,985
Et n'en a vu qu'à coups d'écritoire ou de verre[430];
Qui vint hier de Poitiers, et conte, à son retour,
Que depuis une année il fait ici sa cour;
Qui donne toute nuit festin, musique et danse,
Bien qu'il l'ait dans son lit passée en tout silence;990
Qui se dit marié, puis soudain s'en dédit:
Sa méthode est jolie à se mettre en crédit!
Vous-même, apprenez-moi comme il faut qu'on le nomme.
CLITON, à Dorante.
Si vous vous en tirez, je vous tiens habile homme.
DORANTE, à Cliton.
Ne t'épouvante point, tout vient en sa saison.995
(A Clarice.)
De ces inventions chacune a sa raison:
Sur toutes quelque jour je vous rendrai contente;
Mais à présent je passe à la plus importante:
J'ai donc feint cet hymen (pourquoi désavouer
Ce qui vous forcera vous-même à me louer?);1000
Je l'ai feint, et ma feinte à vos mépris m'expose;
Mais si de ces détours vous seule étiez la cause?
CLARICE.
Moi?
DORANTE.
Vous. Écoutez-moi. Ne pouvant consentir....
CLITON, à Dorante.
De grâce, dites-moi si vous allez mentir.
DORANTE, à Cliton.
Ah! je t'arracherai cette langue importune.1005
(A Clarice.)
Donc, comme à vous servir j'attache ma fortune,
L'amour que j'ai pour vous ne pouvant consentir
Qu'un père à d'autres lois voulût m'assujettir....
CLARICE, à Lucrèce.
Il fait pièce nouvelle, écoutons.
DORANTE.
Cette adresse
A conservé mon âme à la belle Lucrèce;1010
Et par ce mariage au besoin inventé,
J'ai su rompre celui qu'on m'avoit apprêté.
Blâmez-moi de tomber en des fautes si lourdes,
Appelez-moi grand fourbe et grand donneur de bourdes;
Mais louez-moi du moins d'aimer si puissamment,1015
Et joignez à ces noms celui de votre amant.
Je fais par cet hymen banqueroute à tous autres;
J'évite tous leurs fers pour mourir dans les vôtres;
Et libre pour entrer en des liens si doux,
Je me fais marié pour toute[431] autre que vous.1020
CLARICE.
Votre flamme en naissant a trop de violence,
Et me laisse toujours en juste défiance.
Le moyen que mes yeux eussent de tels appas
Pour qui m'a si peu vue et ne me connoît pas?
DORANTE.
Je ne vous connois pas! Vous n'avez plus de mère;1025
Périandre est le nom de Monsieur votre père;
Il est homme de robe, adroit et retenu;
Dix mille écus de rente en font le revenu;
Vous perdîtes un frère aux guerres d'Italie;
Vous aviez une sœur qui s'appeloit Julie.1030
Vous connois-je à présent? dites encor que non.
CLARICE, à Lucrèce.
Cousine, il te connoît, et t'en veut tout de bon.
LUCRÈCE, en elle-même.
Plût à Dieu!
CLARICE, à Lucrèce.
Découvrons le fond de l'artifice.
(A Dorante.)
J'avois voulu tantôt vous parler de Clarice,
Quelqu'un de vos amis m'en est venu prier.1035
Dites-moi, seriez-vous pour elle à marier?
DORANTE.
Par cette question n'éprouvez plus ma flamme.
Je vous ai trop fait voir jusqu'au fond de mon âme,
Et vous ne pouvez plus désormais ignorer
Que j'ai feint cet hymen afin de m'en parer.1040
Je n'ai ni feux ni vœux que pour votre service,
Et ne puis plus avoir que mépris pour Clarice.
CLARICE.
Vous êtes, à vrai dire, un peu bien dégoûté:
Clarice est de maison, et n'est pas sans beauté;
Si Lucrèce à vos yeux paroît un peu plus belle,1045
De bien mieux faits que vous se contenteroient d'elle.
DORANTE.
Oui, mais un grand défaut ternit tous ses appas.
CLARICE.
Quel est-il, ce défaut?
DORANTE.
Elle ne me plaît pas;
Et plutôt que l'hymen avec elle me lie,
Je serai marié, si l'on veut, en Turquie.1050
CLARICE.
Aujourd'hui cependant on m'a dit qu'en plein jour
Vous lui serriez la main, et lui parliez d'amour.
DORANTE.
Quelqu'un auprès de vous m'a fait cette imposture.
CLARICE, à Lucrèce.
Écoutez l'imposteur; c'est hasard s'il n'en jure.
DORANTE.
Que du ciel....
CLARICE, à Lucrèce.
L'ai-je dit?
DORANTE.
J'éprouve le courroux1055
Si j'ai parlé, Lucrèce, à personne qu'à vous!
CLARICE.
Je ne puis plus souffrir une telle impudence,
Après ce que j'ai vu moi-même en ma présence:
Vous couchez d'imposture[432], et vous osez jurer,
Comme si je pouvois vous croire, ou l'endurer!1060
Adieu: retirez-vous, et croyez, je vous prie,
Que souvent je m'égaye ainsi par raillerie,
Et que pour me donner des passe-temps si doux,
J'ai donné cette baye à bien d'autres qu'à vous.

SCÈNE VI.

DORANTE, CLITON.

CLITON.
Eh bien! vous le voyez, l'histoire est découverte.1065
DORANTE.
Ah! Cliton, je me trouve à deux doigts de ma perte.
CLITON.
Vous en avez sans doute un plus heureux succès,
Et vous avez gagné chez elle un grand accès;
Mais je suis ce fâcheux qui nuis par ma présence,
Et vous fais sous ces mots être d'intelligence[433].1070
DORANTE.
Peut-être. Qu'en crois-tu?
CLITON.
Le peut-être est gaillard.
DORANTE.
Penses-tu qu'après tout j'en quitte encor ma part,
Et tienne tout perdu pour un peu de traverse[434]?
CLITON.
Si jamais cette part tomboit dans le commerce.
Et qu'il vous vînt marchand pour ce trésor caché,1075
Je vous conseillerois d'en faire bon marché.
DORANTE.
Mais pourquoi si peu croire un feu si véritable?
CLITON.
A chaque bout de champ vous mentez comme un diable.
DORANTE.
Je disois vérité.
CLITON.
Quand un menteur la dit,
En passant par sa bouche elle perd son crédit[435].1080
DORANTE.
Il faut donc essayer si par quelque autre bouche
Elle pourra trouver un accueil moins farouche[436].
Allons sur le chevet rêver quelque moyen
D'avoir de l'incrédule un plus doux entretien.
Souvent leur belle humeur suit le cours de la lune:1085
Telle rend des mépris qui veut qu'on l'importune;
Et de quelques effets que les siens soient suivis[437],
Il sera demain jour, et la nuit porte avis[438].

FIN DU TROISIÈME ACTE.

ACTE IV.


SCÈNE PREMIÈRE.

DORANTE, CLITON.

CLITON.
Mais, Monsieur, pensez-vous qu'il soit jour chez Lucrèce?
Pour sortir si matin elle a trop de paresse.1090
DORANTE.
On trouve bien souvent plus qu'on ne croit trouver,
Et ce lieu pour ma flamme est plus propre à rêver:
J'en puis voir sa fenêtre, et de sa chère idée
Mon âme à cet aspect sera mieux possédée.
CLITON.
A propos de rêver, n'avez-vous rien trouvé1095
Pour servir de remède au désordre arrivé?
DORANTE.
Je me suis souvenu d'un secret que toi-même
Me donnois hier pour grand, pour rare, pour suprême:
Un amant obtient tout quand il est libéral.
CLITON.
Le secret est fort beau, mais vous l'appliquez mal:
Il ne fait réussir qu'auprès d'une coquette.
DORANTE.
Je sais ce qu'est Lucrèce, elle est sage et discrète;
A lui faire présent mes efforts seroient vains:
Elle a le cœur trop bon; mais ses gens ont des mains;
Et bien que sur ce point elle les désavoue[439],1105
Avec un tel secret leur langue se dénoue:
Ils parlent, et souvent on les daigne écouter.
A tel prix que ce soit, il m'en faut acheter[440].
Si celle-ci venoit qui m'a rendu sa lettre,
Après ce qu'elle a fait j'ose tout m'en promettre;1110
Et ce sera hasard si sans beaucoup d'effort
Je ne trouve moyen de lui payer le port.
CLITON.
Certes, vous dites vrai, j'en juge par moi-même:
Ce n'est point mon humeur de refuser qui m'aime;
Et comme c'est m'aimer que me faire présent,1115
Je suis toujours alors d'un esprit complaisant.
DORANTE.
Il est beaucoup d'humeurs pareilles à la tienne.
CLITON.
Mais, Monsieur, attendant que Sabine survienne,
Et que sur son esprit vos dons fassent vertu,
Il court quelque bruit sourd qu'Alcippe s'est battu.1120
DORANTE.
Contre qui?
CLITON.
L'on ne sait; mais ce confus murmure[441]
D'un air pareil au vôtre à peu près le figure;
Et si de tout le jour je vous avois quitté,
Je vous soupçonnerois de cette nouveauté.
DORANTE.
Tu ne me quittas point pour entrer chez Lucrèce?1125
CLITON.
Ah! Monsieur, m'auriez-vous joué ce tour d'adresse?
DORANTE.
Nous nous battîmes hier, et j'avois fait serment
De ne parler jamais de cet événement;
Mais à toi, de mon cœur l'unique secrétaire,
A toi, de mes secrets le grand dépositaire,1130
Je ne cèlerai rien, puisque je l'ai promis.
Depuis cinq ou six mois nous étions ennemis:
Il passa par Poitiers, où nous prîmes querelle;
Et comme on nous fit lors une paix telle quelle,
Nous sûmes l'un à l'autre en secret protester1135
Qu'à la première vue il en faudroit tâter.
Hier nous nous rencontrons; cette ardeur se réveille,
Fait de notre embrassade un appel à l'oreille;
Je me défais de toi, j'y cours, je le rejoins,
Nous vidons sur le pré l'affaire sans témoins;1140
Et le perçant à jour de deux coups d'estocade
Je le mets hors d'état d'être jamais malade:
Il tombe dans son sang.
CLITON.
A ce compte il est mort?
DORANTE.
Je le laissai pour tel.
CLITON.
Certes, je plains son sort:
Il étoit honnête homme; et le ciel ne déploie....1145

SCÈNE II.

DORANTE, ALCIPPE, CLITON.

ALCIPPE.
Je te veux, cher ami, faire part de ma joie.
Je suis heureux: mon père....
DORANTE.
Eh bien?
ALCIPPE.
Vient d'arriver.
CLITON, à Dorante.
Cette place pour vous est commode à rêver.
DORANTE.
Ta joie est peu commune, et pour revoir un père
Un tel homme que nous ne se réjouit guère[442].1150
ALCIPPE.
Un esprit que la joie entièrement saisit
Présume qu'on l'entend au moindre mot qu'il dit[443].
Sache donc que je touche à l'heureuse journée
Qui doit avec Clarice unir ma destinée:
On attendoit mon père afin de tout signer.1155
DORANTE.
C'est ce que mon esprit ne pouvoit deviner;
Mais je m'en réjouis. Tu vas entrer chez elle?
ALCIPPE.
Oui, je lui vais porter cette heureuse nouvelle;
Et je t'en ai voulu faire part en passant.
DORANTE.
Tu t'acquiers d'autant plus un cœur reconnoissant,1160
Enfin donc, ton amour ne craint plus de disgrâce?
ALCIPPE.
Cependant qu'au logis mon père se délasse,
J'ai voulu par devoir prendre l'heure du sien.
CLITON, à Dorante.
Les gens que vous tuez se portent assez bien.
ALCIPPE.
Je n'ai de part ni d'autre aucune défiance.1165
Excuse d'un amant la juste impatience:
Adieu.
DORANTE.
Le ciel te donne un hymen sans souci!

SCÈNE III.

DORANTE, CLITON.

CLITON.
Il est mort! Quoi? Monsieur, vous m'en donnez aussi,
A moi, de votre cœur l'unique secrétaire,
A moi, de vos secrets le grand dépositaire!1170
Avec ces qualités j'avois lieu d'espérer
Qu'assez malaisément je pourrois m'en parer[444].
DORANTE.
Quoi! mon combat te semble un conte imaginaire?
CLITON.
Je croirai tout, Monsieur, pour ne vous pas déplaire;
Mais vous en contez tant, à toute heure, en tous lieux[445],
Qu'il faut bien de l'esprit avec vous, et bons yeux[446].
More, juif ou chrétien, vous n'épargnez personne.
DORANTE.
Alcippe te surprend, sa guérison t'étonne!
L'état où je le mis étoit fort périlleux;
Mais il est à présent des secrets merveilleux:1180
Ne t'a-t-on point parlé d'une source de vie
Que nomment nos guerriers poudre de sympathie[447]?
On en voit tous les jours des effets étonnants.
CLITON.
Encor ne sont-ils pas du tout si surprenants;
Et je n'ai point appris qu'elle eût tant d'efficace,1185
Qu'un homme que pour mort on laisse sur la place,
Qu'on a de deux grands coups percé de part en part,
Soit dès le lendemain si frais et si gaillard.
DORANTE.
La poudre que tu dis n'est que de la commune,
On n'en fait plus de cas, mais, Cliton, j'en sais une
Qui rappelle sitôt des portes du trépas,
Qu'en moins d'un tournemain on ne s'en souvient pas[448];
Quiconque le sait faire a de grands avantages.
CLITON.
Donnez-m'en le secret, et je vous sers sans gages.
DORANTE.
Je te le donnerais, et tu serois heureux;1195
Mais le secret consiste en quelques mots hébreux,
Qui tous à prononcer sont si fort difficiles,
Que ce seroient pour toi des trésors inutiles[449].
CLITON.
Vous savez donc l'hébreu?
DORANTE.
L'hébreu? parfaitement:
J'ai dix langues, Cliton, à mon commandement.1200
CLITON.
Vous auriez bien besoin de dix des mieux nourries[450],
Pour fournir tour à tour à tant de menteries;
Vous les hachez menu comme chair à pâtés.
Vous avez tout le corps bien plein de vérités,
Il n'en sort jamais une[451].
DORANTE.
Ah! cervelle ignorante!1205
Mais mon père survient.

SCÈNE IV.

GÉRONTE, DORANTE, CLITON.

GÉRONTE.
Je vous cherchois, Dorante.
DORANTE.
Je ne vous cherchois pas, moi. Que mal à propos
Son abord importun vient troubler mon repos!
Et qu'un père incommode un homme de mon âge!
GÉRONTE.
Vu l'étroite union que fait le mariage,1210
J'estime qu'en effet c'est n'y consentir point,
Que laisser désunis ceux que le ciel a joint.
La raison le défend, et je sens dans mon âme
Un violent désir de voir ici ta femme.
J'écris donc à son père; écris-lui comme moi:1215
Je lui mande qu'après ce que j'ai su de toi,
Je me tiens trop heureux qu'une si belle fille,
Si sage, et si bien née, entre dans ma famille.
J'ajoute à ce discours que je brûle de voir
Celle qui de mes ans devient l'unique espoir;1220
Que pour me l'amener tu t'en vas en personne;
Car enfin il le faut, et le devoir l'ordonne:
N'envoyer qu'un valet sentiroit son mépris.
DORANTE.
De vos civilités il sera bien surpris,
Et pour moi, je suis prêt; mais je perdrai ma peine:
Il ne souffrira pas encor qu'on vous l'amène;
Elle est grosse.
GÉRONTE.
Elle est grosse!
DORANTE.
Et de plus de six mois.
GÉRONTE.
Que de ravissements je sens à cette fois!
DORANTE.
Vous ne voudriez pas hasarder sa grossesse?
GÉRONTE.
Non, j'aurai patience autant que d'allégresse;1230
Pour hasarder ce gage il m'est trop précieux.
A ce coup ma prière a pénétré les cieux:
Je pense en le voyant que je mourrai de joie.
Adieu: je vais changer la lettre que j'envoie,
En écrire à son père un nouveau compliment,1235
Le prier d'avoir soin de son accouchement,
Comme du seul espoir où mon bonheur se fonde.
DORANTE, à Cliton.
Le bonhomme s'en va le plus content du monde.
GÉRONTE, se retournant.
Écris-lui comme moi.
DORANTE.
Je n'y manquerai pas.
Qu'il est bon!
CLITON.
Taisez-vous, il revient sur ses pas.1240
GÉRONTE.
Il ne me souvient plus du nom de ton beau-père.
Comment s'appelle-t-il?
DORANTE.
Il n'est pas nécessaire;
Sans que vous vous donniez ces soucis superflus,
En fermant le paquet j'écrirai le dessus.
GÉRONTE.
Étant tout d'une main, il sera plus honnête.1245
DORANTE.
Ne lui pourrai-je ôter ce souci de la tête?
Votre main ou la mienne, il n'importe des deux.
GÉRONTE.
Ces nobles de province y sont un peu fâcheux.
DORANTE.
Son père sait la cour.
GÉRONTE.
Ne me fais plus attendre,
Dis-moi....
DORANTE.
Que lui dirai-je?
GÉRONTE.
Il s'appelle?
DORANTE.
Pyrandre.1250
GÉRONTE.
Pyrandre! tu m'as dit tantôt un autre nom:
C'étoit, je m'en souviens, oui, c'étoit Armédon.
DORANTE.
Oui, c'est là son nom propre, et l'autre d'une terre;
Il portoit ce dernier quand il fut à la guerre,
Et se sert si souvent de l'un et l'autre nom,1255
Que tantôt c'est Pyrandre, et tantôt Armédon[452].
GÉRONTE.
C'est un abus commun qu'autorise l'usage,
Et j'en usois ainsi du temps de mon jeune âge.
Adieu: je vais écrire.

SCÈNE V.

DORANTE, CLITON.

DORANTE.
Enfin j'en suis sorti.
CLITON.
Il faut bonne mémoire après qu'on a menti.1260
DORANTE.
L'esprit a secouru le défaut de mémoire.
CLITON.
Mais on éclaircira bientôt toute l'histoire.
Après ce mauvais pas où vous avez bronché,
Le reste encor longtemps ne peut être caché:
On le sait chez Lucrèce, et chez cette Clarice,1265
Qui d'un mépris si grand piquée avec justice,
Dans son ressentiment prendra l'occasion
De vous couvrir de honte et de confusion.
DORANTE.
Ta crainte est bien fondée, et puisque le temps presse,
Il faut tâcher en hâte à m'engager Lucrèce.1270
Voici tout à propos ce que j'ai souhaité.

SCÈNE VI.

DORANTE, CLITON, SABINE.

DORANTE.
Chère amie, hier au soir j'étois si transporté.
Qu'en ce ravissement je ne pus me permettre[453]
De bien penser à toi quand j'eus lu cette lettre;
Mais tu n'y perdras rien, et voici pour le port.1275
SABINE.
Ne croyez pas, Monsieur....
DORANTE.
Tiens.
SABINE.
Vous me faites tort.
Je ne suis pas de....
DORANTE.
Prends.
SABINE.
Eh! Monsieur.
DORANTE.
Prends, te dis-je:
Je ne suis point ingrat alors que l'on m'oblige;
Dépêche, tends la main.
CLITON.
Qu'elle y fait de façons!
Je lui veux par pitié donner quelques leçons.1280
Chère amie, entre nous, toutes tes révérences
En ces occasions ne sont qu'impertinences;
Si ce n'est assez d'une, ouvre toutes les deux:
Le métier que tu fais ne veut point de honteux.
Sans te piquer d'honneur, crois qu'il n'est que de prendre,
Et que tenir vaut mieux mille fois que d'attendre.
Cette pluie est fort douce; et quand j'en vois pleuvoir,
J'ouvrirois jusqu'au cœur pour la mieux recevoir.
On prend à toutes mains dans le siècle où nous sommes,
Et refuser n'est plus le vice des grands hommes.1290
Retiens bien ma doctrine; et pour faire amitié,
Si tu veux, avec toi je serai de moitié.
SABINE.
Cet article est de trop.
DORANTE.
Vois-tu, je me propose
De faire avec le temps pour toi toute autre chose.
Mais comme j'ai reçu cette lettre de toi,1295
En voudrois-tu donner la réponse pour moi?
SABINE.
Je la donnerai bien, mais je n'ose vous dire
Que ma maîtresse daigne ou la prendre, ou la lire:
J'y ferai mon effort.
CLITON.
Voyez, elle se rend
Plus douce qu'une épouse, et plus souple qu'un gant.
DORANTE.
Le secret a joué. Présente-la, n'importe;
Elle n'a pas pour moi d'aversion si forte.
Je reviens dans une heure en apprendre l'effet.
SABINE.
Je vous conterai lors tout ce que j'aurai fait.

SCÈNE VII.

CLITON, SABINE.

CLITON.
Tu vois que les effets préviennent les paroles;1305
C'est un homme qui fait litière de pistoles[454];
Mais comme auprès de lui je puis beaucoup pour toi....
SABINE.
Fais tomber de la pluie, et laisse faire à moi.
CLITON.
Tu viens d'entrer en goût.
SABINE.
Avec mes révérences,
Je ne suis pas encor si dupe que tu penses.1310
Je sais bien mon métier, et ma simplicité
Joue aussi bien son jeu que ton avidité.
CLITON.
Si tu sais ton métier, dis-moi quelle espérance
Doit obstiner mon maître à la persévérance.
Sera-t-elle insensible? en viendrons-nous à bout?1315
SABINE.
Puisqu'il est si brave homme, il faut te dire tout.
Pour te désabuser, sache donc que Lucrèce
N'est rien moins qu'insensible à l'ardeur qui le presse;
Durant toute la nuit elle n'a point dormi[455];
Et si je ne me trompe, elle l'aime à demi.1320
CLITON.
Mais sur quel privilége est-ce qu'elle se fonde,
Quand elle aime à demi, de maltraiter le monde?
Il n'en a cette nuit reçu que des mépris.
Chère amie, après tout, mon maître vaut son prix.
Ces amours à demi sont d'une étrange espèce;1325
Et s'il vouloit me croire, il quitteroit Lucrèce.
SABINE.
Qu'il ne se hâte point, on l'aime assurément.
CLITON.
Mais on le lui témoigne un peu bien rudement;
Et je ne vis jamais de méthodes pareilles.
SABINE.
Elle tient, comme on dit, le loup par les oreilles;1330
Elle l'aime, et son cœur n'y sauroit consentir,
Parce que d'ordinaire il ne fait que mentir.
Hier même elle le vit dedans les Tuileries,
Où tout ce qu'il conta n'étoit que menteries.
Il en a fait autant depuis à deux ou trois.1335
CLITON.
Les menteurs les plus grands disent vrai quelquefois.
SABINE.
Elle a lieu de douter et d'être en défiance.
CLITON.
Qu'elle donne à ses feux un peu plus de croyance:
Il n'a fait toute nuit que soupirer d'ennui.
SABINE.
Peut-être que tu mens aussi bien comme lui1340
CLITON.
Je suis homme d'honneur; tu me fais injustice.
SABINE.
Mais dis-moi, sais-tu bien qu'il n'aime plus Clarice?
CLITON.
Il ne l'aima jamais.
SABINE.
Pour certain?
CLITON.
Pour certain.
SABINE.
Qu'il ne craigne donc plus de soupirer en vain.
Aussitôt que Lucrèce a pu le reconnoître,1345
Elle a voulu qu'exprès je me sois fait paroître,
Pour voir si par hasard il ne me diroit rien;
Et s'il l'aime en effet, tout le reste ira bien.
Va-t'en; et sans te mettre en peine de m'instruire,
Crois que je lui dirai tout ce qu'il lui faut dire.1350
CLITON.
Adieu: de ton côté si tu fais ton devoir,
Tu dois croire du mien que je ferai pleuvoir.

SCÈNE VIII.

LUCRÈCE, SABINE[456].

SABINE.
Que je vais bientôt voir une fille contente!
Mais la voici déjà; qu'elle est impatiente!
Comme elle a les yeux fins, elle a vu le poulet[457].1355
LUCRÈCE.
Eh bien! que t'ont conté le maître et le valet?
SABINE.
Le maître et le valet m'ont dit la même chose.
Le maître est tout à vous, et voici de sa prose.
LUCRÈCE, après avoir lu.
Dorante avec chaleur fait le passionné;
Mais le fourbe qu'il est nous en a trop donné,1360
Et je ne suis pas fille à croire ses paroles.
SABINE.
Je ne les crois non plus; mais j'en crois ses pistoles.
LUCRÈCE.
Il t'a donc fait présent?
SABINE.
Voyez.
LUCRÈCE.
Et tu l'as pris?
SABINE.
Pour vous ôter du trouble où flottent vos esprits,
Et vous mieux témoigner ses flammes véritables,1365
J'en ai pris les témoins les plus indubitables;
Et je remets, Madame, au jugement de tous
Si qui donne à vos gens est sans amour pour vous,
Et si ce traitement marque une âme commune.
LUCRÈCE.
Je ne m'oppose pas à ta bonne fortune;1370
Mais comme en l'acceptant tu sors de ton devoir,
Du moins une autre fois ne m'en fais rien savoir.
SABINE.
Mais à ce libéral que pourrai-je promettre?
LUCRÈCE.
Dis-lui que sans la voir, j'ai déchiré sa lettre.
SABINE.
O ma bonne fortune, où vous enfuyez-vous!1375
LUCRÈCE.
Mêles-y de ta part deux ou trois mots plus doux;
Conte-lui dextrement le naturel des femmes;
Dis-lui qu'avec le temps on amollit leurs âmes[458];
Et l'avertis surtout des heures et des lieux
Où par rencontre il peut se montrer à mes yeux[459].1380
Parce qu'il est grand fourbe, il faut que je m'assure.
SABINE.
Ah! si vous connoissiez les peines qu'il endure,
Vous ne douteriez plus si son cœur est atteint;
Toute nuit il soupire, il gémit, il se plaint.
LUCRÈCE.
Pour apaiser les maux que cause cette plainte,1385
Donne-lui de l'espoir avec beaucoup de crainte;
Et sache entre les deux toujours le modérer,
Sans m'engager à lui ni le désespérer.

SCÈNE IX.

CLARICE, LUCRÈCE, SABINE.

CLARICE.
Il t'en veut tout de bon, et m'en voilà défaite;
Mais je souffre aisément la perte que j'ai faite:1390
Alcippe la répare, et son père est ici.
LUCRÈCE.
Te voilà donc bientôt quitte d'un grand souci?
CLARICE.
M'en voilà bientôt quitte; et toi, te voilà prête
A t'enrichir bientôt d'une étrange conquête.
Tu sais ce qu'il m'a dit.
SABINE.
S'il vous mentoit alors,1395
A présent il dit vrai; j'en réponds corps pour corps.
CLARICE.
Peut-être qu'il le dit; mais c'est un grand peut-être.
LUCRÈCE.
Dorante est un grand fourbe, et nous l'a fait connoître;
Mais s'il continuoit encore à m'en conter,
Peut-être avec le temps il me feroit douter.1400
CLARICE.
Si tu l'aimes, du moins, étant bien avertie,
Prends bien garde à ton fait, et fais bien ta partie.
LUCRÈCE.
C'en est trop; et tu dois seulement présumer
Que je penche à le croire, et non pas à l'aimer[460].
CLARICE.
De le croire à l'aimer la distance est petite:1405
Qui fait croire ses feux fait croire son mérite;
Ces deux points en amour se suivent de si près,
Que qui se croit aimée aime bientôt après[461].
LUCRÈCE.
La curiosité souvent dans quelques âmes
Produit le même effet que produiroient des flammes.
CLARICE.
Je suis prête à le croire afin de t'obliger.
SABINE.
Vous me feriez ici toutes deux enrager.
Voyez, qu'il est besoin de tout ce badinage!
Faites moins la sucrée, et changez de langage,
Ou vous n'en casserez, ma foi, que d'une dent[462].1415
LUCRÈCE.
Laissons là cette folle, et dis-moi cependant[463],
Quand nous le vîmes hier dedans les Tuileries,
Qu'il te conta d'abord tant de galanteries,
Il fut, ou je me trompe, assez bien écouté.
Étoit-ce amour alors, ou curiosité?1420
CLARICE.
Curiosité pure, avec dessein de rire
De tous les compliments qu'il auroit pu me dire.
LUCRÈCE.
Je fais de ce billet même chose à mon tour;
Je l'ai pris, je l'ai lu, mais le tout sans amour:
Curiosité pure, avec dessein de rire1425
De tous les compliments qu'il auroit pu m'écrire.
CLARICE.
Ce sont deux que de lire, et d'avoir écouté:
L'un est grande faveur; l'autre, civilité;
Mais trouves-y ton compte, et j'en serai ravie;
En l'état où je suis j'en parle sans envie.1430
LUCRÈCE.
Sabine lui dira que je l'ai déchiré.
CLARICE.
Nul avantage ainsi n'en peut être tiré.
Tu n'es que curieuse.
LUCRÈCE.
Ajoute: à ton exemple.
CLARICE.
Soit. Mais il est saison que nous allions au temple.
LUCRÈCE, à Clarice.
Allons.
(A Sabine.)
Si tu le vois, agis comme tu sais.1435
SABINE.
Ce n'est pas sur ce coup que je fais mes essais:
Je connois à tous deux où tient la maladie,
Et le mal sera grand si je n'y remédie;
Mais sachez qu'il est homme à prendre sur le vert[464].
LUCRÈCE.
Je te croirai.
SABINE.
Mettons cette pluie à couvert.1440

FIN DU QUATRIÈME ACTE.

ACTE V.


SCÈNE PREMIÈRE[465].

GÉRONTE, PHILISTE.

GÉRONTE.
Je ne pouvois avoir rencontre plus heureuse
Pour satisfaire ici mon humeur curieuse.
Vous avez feuilleté le Digeste à Poitiers,
Et vu, comme mon fils, les gens de ces quartiers:
Ainsi vous me pouvez facilement apprendre1445
Quelle est et la famille et le bien de Pyrandre.
PHILISTE.
Quel est-il, ce Pyrandre?
GÉRONTE.
Un de leurs citoyens:
Noble, à ce qu'on m'a dit, mais un peu mal en biens.
PHILISTE.
Il n'est dans tout Poitiers bourgeois ni gentilhomme
Qui, si je m'en souviens, de la sorte se nomme.1450
GÉRONTE.
Vous le connoîtrez mieux peut-être à l'autre nom;
Ce Pyrandre s'appelle autrement Armédon.
PHILISTE.
Aussi peu l'un que l'autre.
GÉRONTE.
Et le père d'Orphise,
Cette rare beauté qu'en ces lieux même on prise[466]?
Vous connoissez le nom de cet objet charmant1455
Qui fait de ces cantons le plus digne ornement?
PHILISTE.
Croyez que cette Orphise, Armédon, et Pyrandre,
Sont gens dont à Poitiers on ne peut rien apprendre.
S'il vous faut sur ce point encor quelque garant....
GÉRONTE.
En faveur de mon fils vous faites l'ignorant;1460
Mais je ne sais que trop qu'il aime cette Orphise,
Et qu'après les douceurs d'une longue hantise,
On l'a seul dans sa chambre avec elle trouvé;
Que par son pistolet un désordre arrivé
L'a forcé sur-le-champ d'épouser cette belle.1465
Je sais tout; et de plus ma bonté paternelle
M'a fait y consentir; et votre esprit discret
N'a plus d'occasion de m'en faire un secret[467].
PHILISTE.
Quoi! Dorante a fait donc un secret mariage[468]?
GÉRONTE.
Et comme je suis bon, je pardonne à son âge.1470
PHILISTE.
Qui vous l'a dit?
GÉRONTE.
Lui-même.
PHILISTE.
Ah! puisqu'il vous l'a dit,
Il vous fera du reste un fidèle récit;
Il en sait mieux que moi toutes les circonstances:
Non qu'il vous faille en prendre aucunes défiances;
Mais il a le talent de bien imaginer,1475
Et moi je n'eus jamais celui de deviner.
GÉRONTE.
Vous me feriez par là soupçonner son histoire.
PHILISTE.
Non, sa parole est sûre, et vous pouvez l'en croire;
Mais il nous servit hier d'une collation[469]
Qui partoit d'un esprit de grande invention;1480
Et si ce mariage est de même méthode,
La pièce est fort complète et des plus à la mode.
GÉRONTE.
Prenez-vous du plaisir à me mettre en courroux?
PHILISTE.
Ma foi, vous en tenez aussi bien comme nous;
Et pour vous en parler avec toute franchise,1485
Si vous n'avez jamais pour bru que cette Orphise,
Vos chers collatéraux s'en trouveront fort bien.
Vous m'entendez? adieu: je ne vous dis plus rien.

SCÈNE II.

GÉRONTE.

O vieillesse facile! O jeunesse impudente!
O de mes cheveux gris honte trop évidente!1490
Est-il dessous le ciel père plus malheureux?
Est-il affront plus grand pour un cœur généreux?
Dorante n'est qu'un fourbe; et cet ingrat que j'aime,
Après m'avoir fourbé, me fait fourber moi-même;
Et d'un discours en l'air, qu'il forge en imposteur[470],1495
Il me fait le trompette et le second auteur!
Comme si c'étoit peu pour mon reste de vie
De n'avoir à rougir que de son infamie,
L'infâme, se jouant de mon trop de bonté,
Me fait encor rougir de ma crédulité!1500

SCÈNE III.

GÉRONTE, DORANTE, CLITON.

GÉRONTE.
Êtes-vous gentilhomme?
DORANTE.
Ah! rencontre fâcheuse!
Étant sorti de vous, la chose est peu douteuse.
GÉRONTE.
Croyez-vous qu'il suffit d'être sorti de moi?
DORANTE.
Avec toute la France aisément je le croi.
GÉRONTE.
Et ne savez-vous point avec toute la France1505
D'où ce titre d'honneur a tiré sa naissance,
Et que la vertu seule a mis en ce haut rang
Ceux qui l'ont jusqu'à moi fait passer dans leur sang[471]?
DORANTE.
J'ignorerois un point que n'ignore personne,
Que la vertu l'acquiert, comme le sang le donne?1510
GÉRONTE.
Où le sang a manqué, si la vertu l'acquiert,
Où le sang l'a donné, le vice aussi le perd.
Ce qui naît d'un moyen périt par son contraire;
Tout ce que l'un a fait, l'autre peut le défaire[472];
Et dans la lâcheté du vice où je te voi,1515
Tu n'es plus gentilhomme, étant sorti de moi[473].
DORANTE.
Moi?
GÉRONTE.
Laisse-moi parler, toi de qui l'imposture
Souille honteusement ce don de la nature:
Qui se dit gentilhomme, et ment comme tu fais,
Il ment quand il le dit, et ne le fut jamais.1520
Est-il vice plus bas, est-il tache plus noire[474],
Plus indigne d'un homme élevé pour la gloire?
Est-il quelque foiblesse, est-il quelque action
Dont un cœur vraiment noble ait plus d'aversion,
Puisqu'un seul démenti lui porte une infamie1525
Qu'il ne peut effacer s'il n'expose sa vie,
Et si dedans le sang il ne lave l'affront
Qu'un si honteux outrage imprime sur son front?
DORANTE.
Qui vous dit que je mens?
GÉRONTE.
Qui me le dit, infâme?
Dis-moi, si tu le peux, dis le nom de ta femme.1530
Le conte qu'hier au soir tu m'en fis publier....
CLITON, à Dorante.
Dites que le sommeil vous l'a fait oublier.
GÉRONTE.
Ajoute, ajoute encore avec effronterie
Le nom de ton beau-père et de sa seigneurie;
Invente à m'éblouir quelques nouveaux détours.1535
CLITON, à Dorante.
Appelez la mémoire ou l'esprit au secours.
GÉRONTE.
De quel front cependant faut-il que je confesse
Que ton effronterie a surpris ma vieillesse,
Qu'un homme de mon âge a cru légèrement
Ce qu'un homme du tien débite impudemment?1540
Tu me fais donc servir de fable et de risée,
Passer pour esprit foible, et pour cervelle usée!
Mais dis-moi, te portois-je à la gorge un poignard?
Voyois-tu violence ou courroux de ma part?
Si quelque aversion t'éloignoit de Clarice,1545
Quel besoin avois-tu d'un si lâche artifice?
Et pouvois-tu douter que mon consentement
Ne dût tout accorder à ton contentement,
Puisque mon indulgence, au dernier point venue,
Consentoit à tes yeux l'hymen d'une inconnue?1550
Ce grand excès d'amour que je t'ai témoigné
N'a point touché ton cœur, ou ne l'a point gagné:
Ingrat, tu m'as payé d'une impudente feinte,
Et tu n'as eu pour moi respect, amour, ni crainte.
Va, je te désavoue.
DORANTE.
Eh! mon père, écoutez.1555
GÉRONTE.
Quoi? des contes en l'air et sur l'heure inventés?
DORANTE.
Non, la vérité pure.
GÉRONTE.
En est-il dans ta bouche?
CLITON, à Dorante.
Voici pour votre adresse une assez rude touche.
DORANTE.
Épris d'une beauté qu'à peine j'ai pu voir[475]
Qu'elle a pris sur mon âme un absolu pouvoir,1560
De Lucrèce, en un mot, vous la pouvez connoître....
GÉRONTE.
Dis vrai: je la connois, et ceux qui l'ont fait naître;
Son père est mon ami.
DORANTE.
Mon cœur en un moment
Étant de ses regards charmé si puissamment,
Le choix que vos bontés avoient fait de Clarice,1565
Sitôt que je le sus, me parut un supplice;
Mais comme j'ignorois si Lucrèce et son sort
Pouvoient avec le vôtre avoir quelque rapport,
Je n'osai pas encor vous découvrir la flamme
Que venoient ses beautés d'allumer dans mon âme[476];
Et j'avois ignoré, Monsieur, jusqu'à ce jour
Que l'adresse d'esprit fût un crime en amour[477].
Mais si je vous osois demander quelque grâce,
A présent que je sais et son bien et sa race,
Je vous conjurerois, par les nœuds les plus doux1575
Dont l'amour et le sang puissent m'unir à vous,
De seconder mes vœux auprès de cette belle:
Obtenez-la d'un père, et je l'obtiendrai d'elle.
GÉRONTE.
Tu me fourbes encor.
DORANTE.
Si vous ne m'en croyez,
Croyez en pour le moins Cliton que vous voyez:1580
Il sait tout mon secret.
GÉRONTE.
Tu ne meurs pas de honte
Qu'il faille que de lui je fasse plus de conte[478],
Et que ton père même, en doute de ta foi,
Donne plus de croyance à ton valet qu'à toi!
Écoute: je suis bon, et malgré ma colère,1585
Je veux encore un coup montrer un cœur de père,
Je veux encore un coup pour toi me hasarder.
Je connois ta Lucrèce, et la vais demander;
Mais si de ton côté le moindre obstacle arrive....
DORANTE.
Pour vous mieux assurer, souffrez que je vous suive.1590
GÉRONTE.
Demeure ici, demeure, et ne suis point mes pas:
Je doute, je hasarde, et je ne te crois pas.
Mais sache que tantôt si pour cette Lucrèce
Tu fais la moindre fourbe ou la moindre finesse,
Tu peux bien fuir mes yeux et ne me voir jamais;1595
Autrement souviens-toi du serment que je fais:
Je jure les rayons du jour qui nous éclaire
Que tu ne mourras point que de la main d'un père,
Et que ton sang indigne à mes pieds répandu
Rendra prompte justice à mon honneur perdu.1600

SCÈNE IV.

DORANTE, CLITON.

DORANTE.
Je crains peu les effets d'une telle menace.
CLITON.
Vous vous rendez trop tôt et de mauvaise grâce;
Et cet esprit adroit, qui l'a dupé deux fois,
Devoit en galant homme aller jusques à trois:
Toutes tierces, dit-on, sont bonnes ou mauvaises[479].1605
DORANTE.
Cliton, ne raille point, que tu ne me déplaises:
D'un trouble tout nouveau j'ai l'esprit agité.
CLITON.
N'est-ce point du remords d'avoir dit vérité?
Si pourtant ce n'est point quelque nouvelle adresse;
Car je doute à présent si vous aimez Lucrèce,1610
Et vous vois si fertile en semblables détours,
Que, quoi que vous disiez, je l'entends au rebours.
DORANTE.
Je l'aime, et sur ce point ta défiance est vaine;
Mais je hasarde trop, et c'est ce qui me gêne.
Si son père et le mien ne tombent point d'accord,1615
Tout commerce est rompu, je fais naufrage au port.
Et d'ailleurs, quand l'affaire entre eux seroit conclue[480],
Suis-je sûr que la fille y soit bien résolue?
J'ai tantôt vu passer cet objet si charmant:
Sa compagne, ou je meure! a beaucoup d'agrément.1620
Aujourd'hui que mes yeux l'ont mieux examinée,
De mon premier amour j'ai l'âme un peu gênée[481]:
Mon cœur entre les deux est presque partagé,
Et celle-ci l'auroit s'il n'étoit engagé.
CLITON.
Mais pourquoi donc montrer une flamme si grande,1625
Et porter votre père à faire une demande[482]?
DORANTE.
Il ne m'auroit pas cru, si je ne l'avois fait.
CLITON.
Quoi? même en disant vrai, vous mentiez en effet!
DORANTE.
C'étoit le seul moyen d'apaiser sa colère.
Que maudit soit quiconque a détrompé mon père!1630
Avec ce faux hymen j'aurois eu le loisir
De consulter mon cœur, et je pourrois choisir.
CLITON.
Mais sa compagne enfin n'est autre que Clarice.
DORANTE.
Je me suis donc rendu moi-même un bon office.
Oh! qu'Alcippe est heureux, et que je suis confus!1635
Mais Alcippe, après tout, n'aura que mon refus.
N'y pensons plus, Cliton, puisque la place est prise.
CLITON.
Vous en voilà défait aussi bien que d'Orphise.
DORANTE.
Reportons à Lucrèce un esprit ébranlé,
Que l'autre à ses yeux même avoit presque volé.1640
Mais Sabine survient.

SCÈNE V.

DORANTE, SABINE, CLITON.

DORANTE.
Qu'as-tu fait de ma lettre?
En de si belles mains as-tu su la remettre?
SABINE.
Oui, Monsieur, mais....
DORANTE.
Quoi? mais!
SABINE.
Elle a tout déchiré.
DORANTE.
Sans lire?
SABINE.
Sans rien lire.
DORANTE.
Et tu l'as enduré?
SABINE.
Ah, si vous aviez vu comme elle m'a grondée!1645
Elle me va chasser, l'affaire en est vidée.
DORANTE.
Elle s'apaisera; mais pour t'en consoler,
Tends la main.
SABINE.
Eh! Monsieur.
DORANTE.
Ose encor lui parler.
Je ne perds pas sitôt toutes mes espérances.
CLITON.
Voyez la bonne pièce avec ses révérences!1650
Comme ses déplaisirs sont déjà consolés,
Elle vous en dira plus que vous n'en voulez.
DORANTE.
Elle a donc déchiré mon billet sans le lire[483]?
SABINE.
Elle m'avoit donné charge de vous le dire;
Mais à parler sans fard....
CLITON.
Sait-elle son métier?1655
SABINE.
Elle n'en a rien fait et l'a lu tout entier.
Je ne puis si longtemps abuser un brave homme.
CLITON.
Si quelqu'un l'entend mieux, je l'irai dire à Rome.
DORANTE.
Elle ne me hait pas, à ce compte?
SABINE.
Elle? non.
DORANTE.
M'aime-t-elle?
SABINE.
Non plus.
DORANTE.
Tout de bon?
SABINE.
Tout de bon.1660
DORANTE.
Aime-t-elle quelque autre?
SABINE.
Encor moins.
DORANTE.
Qu'obtiendrai-je?
SABINE.
Je ne sais.
DORANTE.
Mais enfin, dis-moi.
SABINE.
Que vous dirai-je?
DORANTE.
Vérité.
SABINE.
Je la dis.
DORANTE.
Mais elle m'aimera?
SABINE.
Peut-être.
DORANTE.
Et quand encor?
SABINE.
Quand elle vous croira.
DORANTE.
Quand elle me croira? Que ma joie est extrême!1665
SABINE.
Quand elle vous croira, dites qu'elle vous aime.
DORANTE.
Je le dis déjà donc, et m'en ose vanter,
Puisque ce cher objet n'en sauroit plus douter:
Mon père....
SABINE.
La voici qui vient avec Clarice.

SCÈNE VI.

CLARICE, LUCRÈCE, DORANTE, SABINE, CLITON.

CLARICE, à Lucrèce.
Il peut te dire vrai, mais ce n'est pas son vice.1670
Comme tu le connois, ne précipite rien.
DORANTE, à Clarice.
Beauté qui pouvez seule et mon mal et mon bien....
CLARICE, à Lucrèce.
On diroit qu'il m'en veut, et c'est moi qu'il regarde.
LUCRÈCE, à Clarice[484].
Quelques regards sur toi sont tombés par mégarde.
Voyons s'il continue.
DORANTE, à Clarice.
Ah! que loin de vos yeux1675
Les moments à mon cœur deviennent ennuyeux!
Et que je reconnois par mon expérience
Quel supplice aux amants est une heure d'absence!
CLARICE, à Lucrèce.
Il continue encor.
LUCRÈCE, à Clarice.
Mais vois ce qu'il m'écrit.
CLARICE, à Lucrèce.
Mais écoute.
LUCRÈCE, à Clarice.
Tu prends pour toi ce qu'il me dit.1680
CLARICE.
Éclaircissons-nous-en. Vous m'aimez donc, Dorante?
DORANTE, à Clarice.
Hélas! que cette amour vous est indifférente!
Depuis que vos regards m'ont mis sous votre loi....
CLARICE, à Lucrèce.
Crois-tu que le discours s'adresse encore à toi?
LUCRÈCE, à Clarice.
Je ne sais où j'en suis.
CLARICE, à Lucrèce.
Oyons la fourbe entière.1685
LUCRÈCE, à Clarice.
Vu ce que nous savons, elle est un peu grossière.
CLARICE, à Lucrèce.
C'est ainsi qu'il partage entre nous son amour:
Il te flatte de nuit, et m'en conte de jour[485].
DORANTE, à Clarice.
Vous consultez ensemble! Ah! quoi qu'elle vous die,
Sur de meilleurs conseils disposez de ma vie:1690
Le sien auprès de vous me seroit trop fatal:
Elle a quelque sujet de me vouloir du mal.
LUCRÈCE, en elle-même.
Ah! je n'en ai que trop, et si je ne me venge....
CLARICE, à Dorante.
Ce qu'elle me disoit est de vrai fort étrange.
DORANTE.
C'est quelque invention de son esprit jaloux.1695
CLARICE.
Je le crois; mais enfin me reconnoissez-vous?
DORANTE.
Si je vous reconnois! quittez ces railleries,
Vous que j'entretins hier dedans les Tuileries,
Que je fis aussitôt maîtresse de mon sort.
CLARICE.
Si je veux toutefois en croire son rapport,1700
Pour une autre déjà votre âme inquiétée[486]....
DORANTE.
Pour une autre déjà je vous aurois quittée?
Que plutôt à vos pieds mon cœur sacrifié....
CLARICE.
Bien plus, si je la crois, vous êtes marié.
DORANTE.
Vous me jouez, Madame, et sans doute pour rire,1705
Vous prenez du plaisir à m'entendre redire
Qu'à dessein de mourir en des liens si doux
Je me fais marié pour toute autre que vous[487].
CLARICE.
Mais avant qu'avec moi le nœud d'hymen vous lie,
Vous serez marié, si l'on veut, en Turquie.1710
DORANTE.
Avant qu'avec toute autre[488] on me puisse engager[489],
Je serai marié, si l'on veut, en Alger.
CLARICE.
Mais enfin vous n'avez que mépris pour Clarice?
DORANTE.
Mais enfin vous savez le nœud de l'artifice,
Et que pour être à vous je fais ce que je puis.1715
CLARICE.
Je ne sais plus moi-même, à mon tour, ou j'en suis[490],
Lucrèce écoute un mot.
DORANTE, à Cliton.
Lucrèce! que dit-elle?
CLITON à Dorante.
Vous en tenez, Monsieur: Lucrèce est la plus belle;
Mais laquelle des deux? J'en ai le mieux jugé,
Et vous auriez perdu si vous aviez gagé.1720
DORANTE, à Cliton.
Cette nuit à la voix j'ai cru la reconnoître.
CLITON, à Dorante.
Clarice sous son nom parloit à sa fenêtre;
Sabine m'en a fait un secret entretien.
DORANTE.
Bonne bouche[491], j'en tiens; mais l'autre la vaut bien;
Et comme dès tantôt je la trouvois bien faite,1725
Mon cœur déjà penchoit où mon erreur le jette.
Ne me découvre point; et dans ce nouveau feu
Tu me vas voir, Cliton, jouer un nouveau jeu.
Sans changer de discours changeons de batterie.
LUCRÈCE, à Clarice.
Voyons le dernier point de son effronterie;1730
Quand tu lui diras tout, il sera bien surpris.
CLARICE, à Dorante.
Comme elle est mon amie, elle m'a tout appris:
Cette nuit vous l'aimiez, et m'avez méprisée.
Laquelle de nous deux avez-vous abusée?
Vous lui parliez d'amour en termes assez doux.1735
DORANTE.
Moi! depuis mon retour je n'ai parlé qu'à vous.
CLARICE.
Vous n'avez point parlé cette nuit à Lucrèce?
DORANTE.
Vous n'avez point voulu me faire un tour d'adresse?
Et je ne vous ai point reconnue à la voix?
CLARICE.
Nous diroit-il bien vrai pour la première fois[492]?1740
DORANTE.
Pour me venger de vous j'eus assez de malice
Pour vous laisser jouir d'un si lourd artifice,
Et vous laissant passer pour ce que vous vouliez,
Je vous en donnai plus que vous ne m'en donniez.
Je vous embarrassai, n'en faites point la fine:1745
Choisissez un peu mieux vos dupes à la mine.
Vous pensiez me jouer; et moi je vous jouois,
Mais par de faux mépris que je désavouois;
Car enfin je vous aime, et je hais de ma vie
Les jours que j'ai vécu sans vous avoir servie[493].1750
CLARICE.
Pourquoi, si vous m'aimez, feindre un hymen en l'air,
Quand un père pour vous est venu me parler?
Quel fruit de cette fourbe osez-vous vous promettre?
LUCRÈCE, à Dorante.
Pourquoi, si vous l'aimez, m'écrire cette lettre?
DORANTE, à Lucrèce.
J'aime de ce courroux les principes cachés:1755
Je ne vous déplais pas, puisque vous vous fâchez.
Mais j'ai moi-même enfin assez joué d'adresse:
Il faut vous dire vrai, je n'aime que Lucrèce.
CLARICE, à Lucrèce.
Est-il un plus grand fourbe? et peux-tu l'écouter?
DORANTE, à Lucrèce.
Quand vous m'aurez ouï, vous n'en pourrez douter.
Sous votre nom, Lucrèce, et par votre fenêtre,
Clarice m'a fait pièce, et je l'ai su connoître;
Comme en y consentant vous m'avez affligé,
Je vous ai mise en peine, et je m'en suis vengé.
LUCRÈCE
Mais que disiez-vous hier dedans les Tuileries?1765
DORANTE.
Clarice fut l'objet de mes galanteries....
CLARICE, à Lucrèce.
Veux-tu longtemps encore écouter ce moqueur?
DORANTE, à Lucrèce.
Elle avoit mes discours, mais vous aviez mon cœur,
Où vos yeux faisoient naître un feu que j'ai fait taire,
Jusqu'à ce que ma flamme ait eu l'aveu d'un père:1770
Comme tout ce discours n'étoit que fiction,
Je cachois mon retour et ma condition.
CLARICE, à Lucrèce.
Vois que fourbe sur fourbe à nos yeux il entasse,
Et ne fait que jouer des tours de passe-passe.
DORANTE, à Lucrèce.
Vous seule êtes l'objet dont mon cœur est charmé.1775
LUCRÈCE, à Dorante.
C'est ce que les effets m'ont fort mal confirmé.
DORANTE.
Si mon père à présent porte parole au vôtre,
Après son témoignage, en voudrez-vous quelque autre?
LUCRÈCE
Après son témoignage il faudra consulter
Si nous aurons encor quelque lieu d'en douter.1780
DORANTE, à Lucrèce.
Qu'à de telles clartés votre erreur se dissipe.
(A Clarice.)
Et vous, belle Clarice, aimez toujours Alcippe;
Sans l'hymen de Poitiers il ne tenoit plus rien;
Je ne lui ferai pas ce mauvais entretien;
Mais entre vous et moi vous savez le mystère.1785
Le voici qui s'avance, et j'aperçois mon père.

SCÈNE VII.

GÉRONTE, DORANTE, ALCIPPE, CLARICE, LUCRÈCE, ISABELLE, SABINE, CLITON.

ALCIPPE, sortant de chez Clarice et parlant à elle.
Nos parents sont d'accord, et vous êtes à moi.
GÉRONTE, sortant de chez Lucrèce et parlant à elle.
Votre père à Dorante engage votre foi.
ALCIPPE, à Clarice.
Un mot de votre main, l'affaire est terminée[494].
GÉRONTE, à Lucrèce.
Un mot de votre bouche achève l'hyménée.1790
DORANTE, à Lucrèce.
Ne soyez pas rebelle à seconder mes vœux.
ALCIPPE.
Êtes-vous aujourd'hui muettes toutes deux?
CLARICE.
Mon père a sur mes vœux une entière puissance.
LUCRÈCE
Le devoir d'une fille est dans l'obéissance[495].
GÉRONTE, à Lucrèce.
Venez donc recevoir ce doux commandement.1795
ALCIPPE, à Clarice.
Venez donc ajouter ce doux consentement.
(Alcippe rentre chez Clarice avec elle et Isabelle,
et le reste rentre chez Lucrèce.)
SABINE, à Dorante, comme il rentre.
Si vous vous mariez, il ne pleuvra plus guères.
DORANTE.
Je changerai pour toi cette pluie en rivières.
SABINE.
Vous n'aurez pas loisir seulement d'y penser.
Mon métier ne vaut rien quand on s'en peut passer.
CLITON,seul.
Comme en sa propre fourbe un menteur s'embarrasse!
Peu sauroient comme lui s'en tirer avec grâce.
Vous autres qui doutiez s'il en pourroit sortir,
Par un si rare exemple apprenez à mentir.

FIN DU CINQUIÈME ET DERNIER ACTE.

APPENDICE.


PARALLÈLE
DE LA VERDAD SOSPECHOSA D'ALARCON
ET DU
MENTEUR DE CORNEILLE.

Il était réservé à Corneille d'ouvrir la voie à l'art comique en France, comme il avait fait pour la tragédie, en ayant recours une seconde fois au théâtre espagnol. Un discernement admirable, secondé par une chance fort heureuse, lui fait découvrir dans un recueil apocryphe de pièces imprimées en Espagne le texte le mieux approprié à l'instinct élevé qui le guide, le texte unique qu'il aurait probablement à choisir aujourd'hui encore, dans tout le domaine espagnol; car c'est l'œuvre la plus sérieuse, au sens comique, du plus sérieux poëte de cette race, don Juan Ruiz de Alarcon y Mendoza.

Il ignora d'abord le nom du poëte auquel il avait cette obligation. La pièce dont il s'agit, livrée au pillage des libraires, ainsi que plusieurs autres du même auteur, faisait partie, dans le volume qu'étudia Corneille vers 1641, d'une douzaine de comédies portant le nom de Lope de Vega, recommandation suprême auprès des acheteurs. Qui sait même si le mensonge de cette enseigne ne contribua pas à attirer l'attention de l'investigateur?

C'est en vain qu'Alarcon, publiant à Madrid une vingtaine de ses comédies en deux volumes, 1628 et 1634, avait réclamé à cette dernière date, d'un ton fin et discret, sa propriété usurpée, sans vouloir rendre responsables de ce pillage, fort ordinaire alors, des noms plus illustres que le sien: le vieux Lope, plongé dans la dévotion, approchait alors de sa fin; rien n'empêcha d'ailleurs les éditions pseudonymes de se reproduire encore par la suite.

C'est le tome XXII (apocryphe) des Comédies de Lope de Vega, Saragosse, 1630, qui contient la Verdad sospechosa, et qui commença sans doute une substitution de nom si étrangère au caractère honorable de Lope, et surtout au caractère de sa poésie. Dans le tome XXIV de la même série, Saragosse, 1633, on lui attribua de même une des bonnes comédies d'Alarcon, el Exámen de maridos, qui se retrouve dans les recueils de pièces détachées (sueltas), tantôt sous son nom, tantôt sous celui de Montalvan. C'est ainsi encore que le Tejedor de Segovia d'Alarcon (traduit en 1839, et dignement apprécié par M. Ferdinand Denis) a couru dans les sueltas sous le nom de Calderon et de Rojas.

Mais la renommée de Juan de Alarcon, longtemps obscurcie par ces spoliations, a été revendiquée et s'est fort agrandie dans le siècle présent. Du reste tout ce qu'on sait sur sa personne, c'est qu'il était né au Mexique de sang espagnol, qu'il occupa à Madrid une charge de l'ordre judiciaire, et qu'il devait être d'un âge moyen entre Lope et Calderon. Il mourut en 1639. Quelques mauvaises épigrammes du temps font penser qu'il n'était ni beau ni bien fait; quant à son caractère personnel, on peut l'inférer de ce qu'aucun auteur dramatique n'a plus constamment employé le ton d'un moraliste élevé et convaincu.

Vers 1660 seulement Corneille connut et restitua le vrai nom de son modèle, dans l'Examen du Menteur, examen par malheur bien bref et insuffisant. Il faut voir toutefois dans ce morceau, ainsi que dans sa préface primitive (1644), quelle gratitude et quelle admiration il témoigne pour l'ouvrage en partie traduit, en partie imité par lui; quelle généreuse envie l'entraîne jusqu'à dire qu'il voudrait avoir donné les deux plus belles pièces qu'il ait faites, et que ce sujet fût de son invention. Enfin il n'a rien vu dans cette langue qui l'ait satisfait davantage[496]. C'est là un grave jugement, pour peu qu'il se souvienne de Castro et du Cid; jugement maintenu avec fermeté après que l'ouvrage est dépouillé du prestige d'un nom tel que celui du grand Lope de Vega.

Mais la préface, antérieure de seize ans à ces déclarations, s'exprimait, comme on peut le voir, avec une effusion d'éloges non moins franche sur cet admirable original[497]. Ce que nous voulons y remarquer, c'est la répugnance de Corneille à reprendre pour l'impression du Menteur le fastidieux procédé des citations espagnoles au bas de ses vers. Heureusement la fantaisie des critiques n'était plus tournée à cette exigence pédantesque. L'hommage si éclatant qu'il rend cette fois à son modèle doit suffire à le dispenser de marquer ses obligations en détail. Il aurait bien fait, ce nous semble, de s'en tenir à ce moyen d'excuse. Il y ajoute un peu gauchement, qu'on nous permette de le dire, une raison fausse en elle-même, en disant que comme il a «entièrement dépaysé les sujets pour les habiller à la françois, vous trouveriez si peu de rapport entre l'espagnol et le françois, qu'au lieu de satisfaction vous n'en recevriez que de l'importunité.» Il y a plus de maladresse que de manque de sincérité dans les prétextes qu'il ajoute pour se défendre de ne pas payer une dette qui ne lui incombe pas réellement.

Cette dette, qui n'était pas la sienne, devient de nos jours celle d'une édition critique de Corneille. Le Menteur est un ouvrage dont la valeur, le caractère, l'artifice de composition, le style même ne peuvent être suffisamment compris, si on ne le rapproche du modèle d'où il est tiré.

I.

Un mot d'abord sur le titre, la Verdad sospechosa. Il signifie la vérité rendue suspecte, discréditée par des mensonges. C'est moins l'annonce d'une comédie de caractère, quoique la pièce possède ce mérite, qu'une allusion aux complications d'un amusant imbroglio de galanterie espagnole qui entre pour moitié dans le double genre de l'ouvrage. Le titre français pouvait se présenter de lui-même; cependant il se rencontre dans un second titre, y por otro titulo el Mentiroso, placé, comme par hasard, seulement à l'index du volume, dans la contrefaçon espagnole, qui est assez correcte d'ailleurs.

Nous supposons connu, par la lecture de Corneille, le fond commun des deux ouvrages, et par là nous nous épargnons la tâche d'analyser celui du poëte espagnol, tâche difficile par cela même que la composition en est traitée avec un art consommé, dans toutes les parties d'un sujet fort compliqué. C'est un mérite qu'on pourrait recommander à une étude spéciale, mais nous ne voulons pas oublier qu'ici c'est Corneille que nous étudions, soit dans les ressources d'invention dont il fait usage, soit dans l'exécution et les développements de détail.

Corneille rendait déjà un assez grand service à notre théâtre, lorsqu'il y importait pour la première fois un sujet vraiment comique, sans nulle prétention d'en modifier la pensée fondamentale, et qu'il le revêtait pour nous des beautés d'une diction encore inconnue en ce genre. Mais quel que soit son désir de changer le moins possible, il se condamne à mille modifications plus ou moins adroites, soit pour dépayser son action, soit pour obéir aux conditions purement formelles de son art et de son école. Ce ne sont jamais en réalité que des expédients de métier, pour pouvoir mettre en œuvre dans la proportion resserrée de cinq actes, en alexandrins, une composition qui s'offre à lui plus étendue dans sa forme originale, plus pleine d'action, de dialogue rapide et de détails motivés.

II.

Les personnages seront les mêmes, moins trois ou quatre petits rôles accessoires, mais fort utiles à leur place. Les noms, qui chez Alarcon appartiennent naturellement à la société espagnole, se transforment chez nous en noms insignifiants, tirés du grec pour la plupart, et dits de comédie, pratique peu favorable à l'illusion, et qui a trop longtemps persisté en France[498].

La scène est des deux parts dans la capitale: à Madrid elle présente, selon le besoin, environ six tableaux divers; à Paris, deux seulement, les Tuileries, et la place Royale[499], dans laquelle des mariages se traitent et de graves entretiens s'engagent.

La durée, de trente-six heures en français, a aussi beaucoup de continuité dans l'espagnol, sauf un intervalle de trois jours qui est supposé entre la scène d'entretien nocturne et l'action ultérieure.

III.

Notre scène première n'est que la seconde dans l'espagnol, où nous voyons arriver l'écolier de Salamanque, appelé à la vie de cour par suite de la mort d'un frère aîné. Il est accueilli cordialement par son noble père, don Beltran, qui attache à son service le valet Tristan. Ainsi nous comprendrons plus tard les plaisantes surprises de ce valet à chaque mensonge inattendu d'un maître qu'il ne connaissait pas encore. Ces choses s'expliquent moins nettement entre Dorante et Cliton. Mais le grand mérite de cette introduction, c'est de nous faire connaître d'abord un rôle aussi dominant que celui du vieux gentilhomme, plein de sa tendresse de père et de ses principes d'honneur: il interroge avec sollicitude un digne letrado, ou maître ès arts, auquel était confié à Salamanque le jeune Garcia (Dorante), selon l'usage des étudiants de qualité. Ce personnage ne doit figurer que dans cette scène, et doit repartir pour prendre possession d'un emploi dont on l'a gratifié; mais pressé de questions sur les dispositions de son élève, il signale à regret une fâcheuse habitude de mentir. Douleur généreuse, éloquente, du père. Ainsi s'établit d'abord le fond moral de la pièce, tandis que le caractère et l'indignation du Géronte de Corneille ne se produisent que bien tard. Don Beltran songe enfin à marier son fils, pour prévenir, s'il se peut, le tort qu'il pourra se faire dans le monde. Le spectateur sait gré au poëte de cet art qu'il met à justifier et à lier toutes les circonstances.

IV.

Le lendemain, notre jeune homme, en toilette à la mode, nous donne en causant avec son nouveau valet (Tristan-Cliton) une seconde exposition plus gaie. On est dans un lieu fréquenté du beau monde, les Argenteries, las Platerias, ou la rue des Orfévres[500] (comme les Tuileries chez Corneille, vers 5).

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