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Œuvres de P. Corneille, Tome 04

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DORANTE.
Cette fille est jolie, elle a l'esprit gaillard.250
CLITON.
J'en estime l'humeur, j'en aime le visage;
Mais plus que tous les deux j'adore son message.
DORANTE.
C'est celle dont il vient qu'il en faut estimer;
C'est elle qui me charme et que je veux aimer.
CLITON.
Quoi! vous voulez, Monsieur, aimer cette inconnue?255
DORANTE.
Oui, je la veux aimer, Cliton.
CLITON.
Sans l'avoir vue?
DORANTE.
Un si rare bienfait en un besoin pressant
S'empare puissamment d'un cœur reconnoissant;
Et comme de soi-même il marque un grand mérite,
Dessous cette couleur il parle, il sollicite,260
Peint l'objet aussi beau qu'on le voit généreux,
Et si l'on n'est ingrat, il faut être amoureux.
CLITON.
Votre amour va toujours d'un étrange caprice:
Dès l'abord autrefois vous aimâtes Clarice;
Celle-ci, sans la voir. Mais, Monsieur, votre nom, 265
Lui deviez-vous l'apprendre, et sitôt?
DORANTE.
Pourquoi non?
J'ai cru le devoir faire, et l'ai fait avec joie.
CLITON.
Il est plus décrié que la fausse monnoie.
DORANTE.
Mon nom?
CLITON.
Oui, dans Paris, en langage commun,
Dorante et le Menteur à présent ce n'est qu'un,270
Et vous y possédez ce haut degré de gloire
Qu'en une comédie on a mis votre histoire.
DORANTE.
En une comédie?
CLITON.
Et si naïvement,
Que j'ai cru, la voyant, voir un enchantement.
On y voit un Dorante avec votre visage;275
On le prendroit pour vous: il a votre air, votre âge,
Vos yeux, votre action, votre maigre embonpoint,
Et paroît, comme vous, adroit au dernier point.
Comme à l'événement j'ai part à la peinture:
Après votre portrait on produit ma figure.280
Le héros de la farce, un certain Jodelet[628],
Fait marcher après vous votre digne valet;
Il a jusqu'à mon nez et jusqu'à ma parole,
Et nous avons tous deux appris en même école:
C'est l'original même, il vaut ce que je vaux;285
Si quelque autre s'en mêle, on peut s'inscrire en faux;
Et tout autre que lui, dans cette comédie,
N'en fera jamais voir qu'une fausse copie.
Pour Clarice et Lucrèce, elles en ont quelque air;
Philiste avec Alcippe y vient vous accorder;290
Votre feu père même est joué sous le masque.
DORANTE.
Cette pièce doit être et plaisante et fantasque.
Mais son nom?
CLITON.
Votre nom de guerre, le Menteur.
DORANTE.
Les vers en sont-ils bons? fait-on cas de l'auteur?
CLITON.
La pièce a réussi, quoique foible de style,295
Et d'un nouveau proverbe elle enrichit la ville;
De sorte qu'aujourd'hui presque en tous les quartiers
On dit, quand quelqu'un ment, qu'il revient de Poitiers.
Et pour moi, c'est bien pis, je n'ose plus paroître.
Ce maraud de farceur m'a fait si bien connoître,300
Que les petits enfants, sitôt qu'on m'aperçoit,
Me courent dans la rue et me montrent au doigt;
Et chacun rit de voir les courtauds de boutique,
Grossissant à l'envi leur chienne de musique,
Se rompre le gosier, dans cette belle humeur,305
A crier après moi: «Le valet du Menteur!»
Vous en riez vous-même!
DORANTE.
Il faut bien que j'en rie[629].
CLITON.
Je n'y trouve que rire, et cela vous décrie,
Mais si bien, qu'à présent, voulant vous marier,
Vous ne trouveriez pas la fille d'un huissier,310
Pas celle d'un recors, pas d'un cabaret même.
DORANTE.
Il faut donc avancer près de celle qui m'aime.
Comme Paris est loin, si je ne suis déçu,
Nous pourrons réussir avant qu'elle ait rien su.
Mais quelqu'un vient à nous, et j'entends du murmure.

SCÈNE IV.

LE PRÉVÔT, CLÉANDRE, DORANTE, CLITON.

CLÉANDRE, au Prévôt.
Ah! je suis innocent; vous me faites injure.
LE PRÉVÔT, à Cléandre.
Si vous l'êtes, Monsieur, ne craignez aucun mal;
Mais comme enfin la mort étoit votre rival,
Et que le prisonnier proteste d'innocence,
Je dois sur ce soupçon vous mettre en sa présence. 320
CLÉANDRE, au Prévôt.
Et si pour s'affranchir il ose me charger?
LE PRÉVÔT, à Cléandre.
La justice entre vous en saura bien juger.
Souffrez paisiblement que l'ordre s'exécute.
(A Dorante.)
Vous avez vu, Monsieur, le coup qu'on vous impute[630].
Voyez ce cavalier; en seroit-il l'auteur?325
CLÉANDRE, bas.
Il va me reconnoître. Ah, Dieu! je meurs de peur.
DORANTE, au Prévôt.
Souffrez que j'examine à loisir son visage.
(Bas.)
C'est lui, mais il n'a fait qu'en homme de courage;
Ce seroit lâcheté, quoi qu'il puisse arriver,
De perdre un si grand cœur quand je puis le sauver[631].330
Ne le découvrons point.
CLÉANDRE, bas.
Il me connoît, je tremble.
DORANTE, au Prévôt.
Ce cavalier, Monsieur, n'a rien qui lui ressemble;
L'autre est de moindre taille, il a le poil plus blond,
Le teint plus coloré, le visage plus rond,
Et je le connois moins, tant plus je le contemple.335
CLÉANDRE, bas.
Oh! générosité qui n'eut jamais d'exemple!
DORANTE.
L'habit même est tout autre.
LE PRÉVÔT.
Enfin ce n'est pas lui?
DORANTE.
Non, il n'a point de part au duel d'aujourd'hui.
LE PRÉVÔT, à Cléandre.
Je suis ravi, Monsieur, de voir votre innocence
Assurée à présent par sa reconnoissance;340
Sortez quand vous voudrez, vous avez tout pouvoir.
Excusez la rigueur qu'a voulu mon devoir.
Adieu.
CLÉANDRE, au Prévôt.
Vous avez fait le dû de votre office.

SCÈNE V.

DORANTE, CLÉANDRE, CLITON.

DORANTE, à Cléandre.
Mon cavalier, pour vous je me fais injustice;
Je vous tiens pour brave homme, et vous reconnois bien[632];
Faites votre devoir comme j'ai fait le mien.
CLÉANDRE.
Monsieur....
DORANTE.
Point de réplique, on pourroit nous entendre.
CLÉANDRE.
Sachez donc seulement qu'on m'appelle Cléandre,
Que je sais mon devoir, que j'en prendrai souci,
Et que je périrai pour vous tirer d'ici.350

SCÈNE VI.

DORANTE, CLITON.

DORANTE.
N'est-il pas vrai, Cliton, que c'eût été dommage
De livrer au malheur ce généreux courage?
J'avois entre mes mains et sa vie et sa mort,
Et je me viens de voir arbitre de son sort.
CLITON.
Quoi? c'est là donc, Monsieur....
DORANTE.
Oui, c'est là le coupable.
CLITON.
L'homme à votre cheval?
DORANTE.
Rien n'est si véritable.
CLITON.
Je ne sais où j'en suis, et deviens tout confus:
Ne m'aviez-vous pas dit que vous ne mentiez plus?
DORANTE.
J'ai vu sur son visage un noble caractère,
Qui me parlant pour lui, m'a forcé de me taire,360
Et d'une voix connue entre les gens de cœur
M'a dit qu'en le perdant je me perdrois[633] d'honneur:
J'ai cru devoir mentir pour sauver un brave homme.
CLITON.
Et c'est ainsi, Monsieur, que l'on s'amende à Rome?
Je me tiens au proverbe: oui, courez, voyagez;365
Je veux être guenon si jamais vous changez:
Vous mentirez toujours, Monsieur, sur ma parole.
Croyez-moi que Poitiers est une bonne école;
Pour le bien du public je veux le publier[634];
Les leçons qu'on y prend ne peuvent s'oublier.370
DORANTE.
Je ne mens plus, Cliton, je t'en donne assurance;
Mais en un tel sujet l'occasion dispense.
CLITON.
Vous en prendrez autant comme vous en verrez.
Menteur vous voulez vivre, et menteur vous mourrez;
Et l'on dira de vous pour oraison funèbre:375
«C'étoit en menterie un auteur très-célèbre,
Qu'aux maîtres du métier il en eût fait leçon;
Et qui tant qu'il vécut, sans craindre aucune risque,
Aux plus forts d'après lui put[636] donner quinze et bisque[637]
DORANTE.
Je n'ai plus qu'à mourir, mon épitaphe est fait[638],
Et tu m'érigeras en cavalier parfait:
Tu ferois violence à l'humeur la plus triste.
Mais sans plus badiner, va-t'en chercher Philiste;
Donne-lui cette lettre; et moi, sans plus mentir,385
Avec les prisonniers j'irai me divertir.

FIN DU PREMIER ACTE.

ACTE II.


SCÈNE PREMIÈRE.

MÉLISSE, LYSE.

MÉLISSE, tenant une lettre ouverte en sa main.
Certes, il écrit bien: sa lettre est excellente.
LYSE.
Madame, sa personne est encor plus galante:
Tout est charmant en lui, sa grâce, son maintien....
MÉLISSE.
Il semble que déjà tu lui veuilles du bien?390
LYSE.
J'en trouve, à dire vrai, la rencontre si belle,
Que je voudrois l'aimer si j'étois demoiselle[639].
Il est riche, et de plus il demeure à Paris,
Où des dames, dit-on, est le vrai paradis;
Et ce qui vaut bien, mieux que toutes ces richesses[640],395
Les maris y sont bons, et les femmes maîtresses.
Je vous le dis encor, je m'y passerois[641] bien[642];
Et si j'étois son fait, il seroit fort le mien.
MÉLISSE.
Tu n'es pas dégoûtée. Enfin, Lyse, sans rire,
C'est un homme bien fait?
LYSE.
Plus que je ne puis dire.400
MÉLISSE.
A sa lettre il paroît qu'il a beaucoup d'esprit;
Mais, dis-moi, parle-t-il aussi bien qu'il écrit?
LYSE.
Pour lui faire en discours montrer son éloquence,
Il lui faudroit des gens de plus de conséquence:
C'est à vous d'éprouver ce que vous demandez.405
MÉLISSE.
Et que croit-il de moi?
LYSE.
Ce que vous lui mandez:
Que vous l'avez tantôt vu par votre fenêtre;
Que vous l'aimez déjà.
MÉLISSE.
Cela pourroit bien être.
LYSE.
Sans l'avoir jamais vu?
MÉLISSE.
J'écris bien sans le voir.
LYSE.
Mais vous suivez d'un frère un absolu pouvoir,410
Qui vous ayant conté par quel bonheur étrange
Il s'est mis à couvert de la mort de Florange,
Se sert de cette feinte, en cachant votre nom,
Pour lui donner secours dedans cette prison.
L'y voyant en sa place, il fait ce qu'il doit faire[643].415
MÉLISSE.
Je n'écrivois tantôt qu'à dessein de lui plaire;
Mais, Lyse, maintenant j'ai pitié de l'ennui
D'un homme si bien fait qui souffre pour autrui;
Et par quelques motifs que je vienne d'écrire,
Il est de mon honneur de ne m'en pas dédire.420
La lettre est de ma main, elle parle d'amour:
S'il ne sait qui je suis, il peut l'apprendre un jour.
Un tel gage m'oblige à lui tenir parole:
Ce qu'on met par écrit passe une amour frivole.
Puisqu'il a du mérite, on ne m'en peut blâmer;425
Et je lui dois mon cœur, s'il daigne l'estimer[644].
Je m'en forme en idée une image si rare,
Qu'elle pourroit gagner l'âme la plus barbare;
L'amour en est le peintre, et ton rapport flatteur
En fournit les couleurs à ce doux enchanteur.430
LYSE.
Tout comme vous l'aimez vous verrez qu'il vous aime.
Si vous vous engagez, il s'engage de même,
Et se forme de vous un tableau si parfait,
Que c'est lettre pour lettre et portrait pour portrait.
Il faut que votre amour plaisamment s'entretienne:435
Il sera votre idée, et vous serez la sienne:
L'alliance est mignarde, et cette nouveauté,
Surtout dans une lettre, aura grande beauté,
Quand vous y souscrirez[645] pour Dorante ou Mélisse:
«Votre très-humble idée à vous rendre service.»440
Vous vous moquez, Madame; et loin d'y consentir,
Vous n'en parlez ainsi que pour vous divertir.
MÉLISSE.
Je ne me moque point.
LYSE.
Et que fera, Madame,
Cet autre cavalier dont vous possédez l'âme,
Votre amant?
MÉLISSE.
Qui?
LYSE.
Philiste.
MÉLISSE.
Ah! ne présume pas445
Que son cœur soit sensible au peu que j'ai d'appas:
Il fait mine d'aimer, mais sa galanterie
N'est qu'un amusement et qu'une raillerie.
LYSE.
Il est riche, et parent des premiers de Lyon.
MÉLISSE.
Et c'est ce qui le porte à plus d'ambition.450
S'il me voit quelquefois, c'est comme par surprise;
Dans ses civilités on diroit qu'il méprise,
Qu'un seul mot de sa bouche est un rare bonheur,
Et qu'un de ses regards est un excès d'honneur.
L'amour même d'un roi me seroit importune,455
S'il falloit la tenir à si haute fortune.
La sienne est un trésor qu'il fait bien d'épargner:
L'avantage est trop grand, j'y pourrois trop gagner.
Il n'entre point chez nous; et quand il me rencontre,
Il semble qu'avec peine à mes yeux il se montre,460
Et prend l'occasion, avec une froideur
Qui craint en me parlant d'abaisser sa grandeur.
LYSE.
Peut-être il est timide et n'ose davantage.
MÉLISSE.
S'il craint, c'est que l'amour trop avant ne l'engage.
Il voit souvent mon frère, et ne parle de rien.465
LYSE.
Mais vous le recevez, ce me semble, assez bien?
MÉLISSE.
Comme je ne suis pas en amour des plus fines,
Faute d'autre j'en souffre, et je lui rends ses mines;
Mais je commence à voir que de tels cajoleurs
Ne font qu'effaroucher les partis les meilleurs,470
Et ne dois plus souffrir qu'avec cette grimace[646]
D'un véritable amant il occupe la place.
LYSE.
Je l'ai vu pour vous voir faire beaucoup de tours.
MÉLISSE.
Qui l'empêche d'entrer, et me voir tous les jours?
Cette façon d'agir est-elle plus polie[647]?475
Croit-il....
LYSE.
Les amoureux ont chacun leur folie:
La sienne est de vous voir avec tant de respect,
Qu'il passe pour superbe, et vous devient suspect;
Et la vôtre, un dégoût de cette retenue,
Qui vous fait mépriser la personne connue,480
Pour donner votre estime, et chercher avec soin
L'amour d'un inconnu, parce qu'il est de loin.

SCÈNE II.

CLÉANDRE, MÉLISSE, LYSE.

CLÉANDRE.
Envers ce prisonnier as-tu fait cette feinte,
Ma sœur?
MÉLISSE.
Sans me connoître, il me croit l'âme atteinte,
Que je l'ai vu conduire en ce triste séjour,485
Que ma lettre et l'argent sont des effets d'amour;
Et Lyse, qui l'a vu, m'en dit tant de merveilles,
Qu'elle fait presque entrer l'amour par les oreilles.
CLÉANDRE.
Ah! si tu savois tout!
MÉLISSE.
Elle ne laisse rien;
Elle en vante l'esprit, la taille, le maintien,490
Le visage attrayant et la façon modeste.
CLÉANDRE.
Ah! que c'est peu de chose au prix de ce qui reste!
MÉLISSE.
Que reste-t-il à dire? Un courage invaincu?
CLÉANDRE.
C'est le plus généreux qui jamais ait vécu[648];
C'est le cœur le plus noble, et l'âme la plus haute....
MÉLISSE.
Quoi? vous voulez, mon frère, ajouter à sa faute,
Percer avec ces traits un cœur qu'il[649] a blessé,
Et vous-même achever ce qu'elle a commencé?
CLÉANDRE.
Ma sœur, à peine sais-je encor comme il se nomme,
Et je sais qu'on n'a vu jamais plus honnête homme,500
Et que ton frère enfin périroit aujourd'hui,
Si nous avions affaire à tout autre qu'à lui.
Quoique notre partie aye été si secrète
Que j'en dusse espérer une sûre retraite,
Et que Florange et moi, comme je t'ai conté,505
Afin que ce duel ne pût être éventé[650],
Sans prendre de seconds, l'eussions faite de sorte
Que chacun pour sortir choisît diverse porte[651],
Que nous n'eussions ensemble été vus de huit jours,
Que presque tout le monde ignorât nos amours,510
Et que l'occasion me fût si favorable
Que je vis l'innocent saisi pour le coupable
(Je crois te l'avoir dit, qu'il nous vint séparer,
Et que sur son cheval je sus me retirer);
Comme je me montrois, afin que ma présence515
Donnât lieu d'en juger une entière innocence,
Sur un bruit épandu que le défunt et moi
D'une même beauté nous adorions la loi,
Un prévôt soupçonneux me saisit dans la rue,
Me mène au prisonnier, et m'expose à sa vue.520
Juge quel trouble j'eus de me voir en ces lieux:
Ce cavalier me voit, m'examine des yeux,
Me reconnoît, je tremble encore à te le dire;
Mais apprends sa vertu, chère sœur, et l'admire.
Ce grand cœur, se voyant mon destin en la main,525
Devient pour me sauver à soi-même inhumain;
Lui qui souffre pour moi sait mon crime et le nie,
Dit que ce qu'on m'impute est une calomnie,
Dépeint le criminel de toute autre façon,
Oblige le prévôt à sortir sans soupçon,530
Me promet amitié, m'assure de se taire,
Voilà ce qu'il a fait; vois ce que je dois faire.
MÉLISSE.
L'aimer, le secourir, et tous deux avouer
Qu'une telle vertu ne se peut trop louer.
CLÉANDRE.
Si je l'ai plaint tantôt de souffrir pour mon crime,535
Cette pitié, ma sœur, étoit bien légitime;
Mais ce n'est plus pitié, c'est obligation,
Et le devoir succède à la compassion.
Nos plus puissants secours ne sont qu'ingratitude;
Mets à les redoubler ton soin et ton étude[652];540
Sous ce même prétexte et ces déguisements,
Ajoute à ton argent perles et diamants;
Qu'il ne manque de rien; et pour sa délivrance
Je vais de mes amis faire agir la puissance.
Que si tous leurs efforts ne peuvent le tirer[653],545
Pour m'acquitter vers lui j'irai me déclarer.
Adieu: de ton côté prends souci de me plaire,
Et vois ce que tu dois à qui te sauve un frère.
MÉLISSE.
Je vous obéirai très-ponctuellement.

SCÈNE III.

MÉLISSE, LYSE.

LYSE.
Vous pouviez dire encor très-volontairement;550
Et la faveur du ciel vous a bien conservée,
Si ces derniers discours ne vous ont achevée.
Le parti de Philiste a de quoi s'appuyer;
Je n'en suis plus, Madame: il n'est bon qu'à noyer;
Il ne valut jamais un cheveu de Dorante.555
Je puis vers la prison apprendre une courante[654]?
MÉLISSE.
Oui, tu peux te résoudre encore à te crotter.
LYSE.
Quels de vos diamants me faut-il lui porter?
MÉLISSE.
Mon frère va trop vite; et sa chaleur l'emporte
Jusqu'à connoître mal des gens de cette sorte.560
Aussi, comme son but est différent du mien,
Je dois prendre un chemin fort éloigné du sien.
Il est reconnoissant, et je suis amoureuse;
Il a peur d'être ingrat, et je veux être heureuse.
A force de présents il se croit acquitter;565
Mais le redoublement ne fait que rebuter.
Si le premier oblige un homme de mérite,
Le second l'importune, et le reste l'irrite,
Et passé le besoin, quoi qu'on lui puisse offrir,
C'est un accablement qu'il ne sauroit souffrir.570
L'amour est libéral, mais c'est avec adresse:
Le prix de ses présents est en leur gentillesse;
Et celui qu'à Dorante exprès tu vas porter,
Je veux qu'il le dérobe au lieu de l'accepter.
Écoute une pratique assez ingénieuse.575
LYSE.
Elle doit être belle et fort mystérieuse.
MÉLISSE.
Au lieu des diamants dont tu viens de parler,
Avec quelques douceurs il faut le régaler,
Entrer sous ce prétexte, et trouver quelque voie
Par où, sans que j'y sois, tu fasses qu'il me voie:580
Porte-lui mon portrait, et comme sans dessein
Fais qu'il puisse aisément le surprendre en ton sein;
Feins lors pour le ravoir un déplaisir extrême:
S'il le rend, c'en est fait; s'il le retient, il m'aime.
LYSE.
A vous dire le vrai, vous en savez beaucoup.585
MÉLISSE.
L'amour est un grand maître: il instruit tout d'un coup.
LYSE.
Il vient de vous donner de belles tablatures[655].
MÉLISSE.
Viens quérir mon portrait avec des confitures:
Comme pourra Dorante en user bien ou mal,
Nous résoudrons après touchant l'original.590

SCÈNE IV.

PHILISTE, DORANTE, CLITON, dans la prison[656].

DORANTE.
Voilà, mon cher ami, la véritable histoire
D'une aventure étrange et difficile à croire;
Mais puisque je vous vois, mon sort est assez doux[657].
PHILISTE.
L'aventure est étrange, et bien digne de vous;
Et si je n'en voyois la fin trop véritable,595
J'aurois bien de la peine à la trouver croyable:
Vous me seriez suspect, si vous étiez ailleurs.
CLITON.
Ayez pour lui, Monsieur, des sentiments meilleurs:
Il s'est bien converti dans un si long voyage;
C'est tout un autre esprit sous le même visage;600
Et tout ce qu'il débite est pure vérité,
S'il ne ment quelquefois par générosité.
C'est le même qui prit Clarice pour Lucrèce,
Qui fit jaloux Alcippe avec sa noble adresse[658];
Et malgré tout cela, le même toutefois,605
Depuis qu'il est ici, n'a menti qu'une fois.
PHILISTE.
En voudrois-tu jurer?
CLITON.
Oui, Monsieur, et j'en jure
Par le Dieu des menteurs, dont il est créature,
Et s'il vous faut encore un serment plus nouveau,
Par l'hymen de Poitiers et le festin sur l'eau.610
PHILISTE.
Laissant là ce badin, ami, je vous confesse
Qu'il me souvient toujours de vos traits de jeunesse.
Cent fois en cette ville aux meilleures maisons
J'en ai fait un bon conte en déguisant les noms;
J'en ai ri de bon cœur, et j'en ai bien fait rire;615
Et quoi que maintenant je vous entende dire,
Ma mémoire toujours me les vient présenter,
Et m'en fait un rapport qui m'invite à douter.
DORANTE.
Formez en ma faveur de plus saines pensées:
Ces petites humeurs sont aussitôt passées;620
Et l'air du monde change en bonnes qualités
Ces teintures qu'on prend aux universités.
PHILISTE.
Dès lors, à cela près, vous étiez en estime
D'avoir une âme noble, et grande, et magnanime.
CLITON.
Je le disois dès lors: sans cette qualité,625
Vous n'eussiez pu jamais le payer de bonté.
DORANTE.
Ne te tairas-tu point?
CLITON.
Dis-je rien qu'il ne sache,
Et fais-je à votre nom quelque nouvelle tache?
N'étoit-il pas, Monsieur, avec Alcippe et vous,
Quand ce festin en l'air le rendit si jaloux?630
Lui qui fut le témoin du conte que vous fîtes[659],
Lui qui vous sépara lorsque vous vous battîtes,
Ne sait-il pas encor les plus rusés détours
Dont votre esprit adroit bricola[660] vos amours?
PHILISTE.
Ami, ce flux de langue est trop grand pour se taire;635
Mais sans plus l'écouter, parlons de votre affaire.
Elle me semble aisée, et j'ose me vanter
Qu'assez facilement je pourrai l'emporter:
Ceux dont elle dépend sont de ma connoissance,
Et même à la plupart je touche de naissance;640
Le mort étoit d'ailleurs fort peu considéré,
Et chez les gens d'honneur on ne l'a point pleuré.
Sans perdre plus de temps, souffrez que j'aille apprendre[661]
Pour en venir à bout quel chemin il faut prendre.
Ne vous attristez point cependant en prison;645
On aura soin de vous comme en votre maison:
Le concierge en a l'ordre, il tient de moi sa place,
Et sitôt que je parle il n'est rien qu'il ne fasse.
DORANTE.
Ma joie est de vous voir, vous me l'allez ravir.
PHILISTE.
Je prends congé de vous pour vous aller servir.650
Cliton divertira votre mélancolie.

SCÈNE V.

DORANTE, CLITON.

CLITON.
Comment va maintenant l'amour ou la folie[662]?
Cette dame obligeante au visage inconnu,
Qui s'empare des cœurs avec son revenu,
Est-elle encore aimable? a-t-elle encor des charmes?
Par générosité lui rendons-nous les armes[663]?
DORANTE.
Cliton, je la tiens belle, et m'ose figurer
Qu'elle n'a rien en soi qu'on ne puisse adorer.
Qu'en imagines-tu?
CLITON.
J'en fais des conjectures
Qui s'accordent fort mal avecque vos figures.660
Vous payer par avance, et vous cacher son nom,
Quoi que vous présumiez, ne marque rien de bon.
A voir ce qu'elle a fait, et comme elle procède,
Je jurerois, Monsieur, qu'elle est ou vieille ou laide,
Peut-être l'une et l'autre, et vous a regardé665
Comme un galant commode, et fort incommodé[664].
DORANTE.
Tu parles en brutal.
CLITON.
Vous, en visionnaire.
Mais si je disois vrai, que prétendez-vous faire?
DORANTE.
Envoyer et la dame et les amours au vent.
CLITON.
Mais vous avez reçu: quiconque prend se vend.670
DORANTE.
Quitte pour lui jeter son argent à la tête.
CLITON.
Le compliment est doux et la défaite honnête.
Tout de bon à ce coup vous êtes converti:
Je le soutiens, Monsieur, le proverbe a menti.
Sans scrupule autrefois, témoin votre Lucrèce,675
Vous emportiez l'argent, et quittiez la maîtresse;
Mais Rome vous a fait si grand homme de bien,
Qu'à présent vous voulez rendre à chacun le sien:
Vous vous êtes instruit des cas de conscience.
DORANTE.
Tu m'embrouilles l'esprit fauté de patience.680
Deux ou trois jours peut-être, un peu plus, un peu moins,
Éclairciront ce trouble, et purgeront ces soins[665].
Tu sais qu'on m'a promis que la beauté qui m'aime
Viendra me rapporter sa réponse elle-même;
Vois déjà sa servante, elle revient.
CLITON.
Tant pis:685
Dussiez-vous enrager, c'est ce que je vous dis.
Si fréquente ambassade, et maîtresse invisible,
Sont de ma conjecture une preuve infaillible.
Voyons ce qu'elle veut, et si son passe-port
Est aussi bien fourni comme au premier abord.690
DORANTE.
Veux-tu qu'à tous moments il pleuve des pistoles?
CLITON.
Qu'avons-nous sans cela besoin de ses paroles?

SCÈNE VI.

DORANTE, LYSE, CLITON.

DORANTE, à Lyse.
Je ne t'espérois pas si soudain de retour.
LYSE.
Vous jugerez par là d'un cœur qui meurt d'amour.
De vos civilités ma maîtresse est ravie:695
Elle seroit venue, elle en brûle d'envie;
Mais une compagnie au logis la retient:
Elle viendra bientôt, et peut-être elle vient;
Et je me connois mal à l'ardeur qui l'emporte,
Si vous ne la voyez même avant que je sorte.700
Acceptez cependant quelque peu de douceurs
Fort propres en ces lieux à conforter les cœurs:
Les sèches sont dessous, celles-ci sont liquides.
CLITON.
Les amours de tantôt me sembloient plus solides.
Si tu n'as autre chose, épargne mieux tes pas:705
Cette inégalité ne me satisfait pas.
Nous avons le cœur bon, et dans nos aventures
Nous ne fûmes jamais hommes à confitures.
LYSE.
Badin, qui te demande ici ton sentiment?
CLITON.
Ah! tu me fais l'amour un peu bien rudement.710
LYSE.
Est-ce à toi de parler? que n'attends-tu ton heure?
DORANTE.
Saurons-nous cette fois son nom, ou sa demeure?
LYSE.
Non pas encor sitôt.
DORANTE.
Mais te vaut-elle bien?
Parle-moi franchement, et ne déguise rien.
LYSE.
A ce compte, Monsieur, vous me trouvez passable?715
DORANTE.
Je te trouve de taille et d'esprit agréable,
Tant de grâce en l'humeur, et tant d'attrait aux yeux,
Qu'à te dire le vrai, je ne voudrois pas mieux:
Elle me charmera, pourvu qu'elle te vaille.
LYSE.
Ma maîtresse n'est pas tout à fait de ma taille,720
Mais elle me surpasse en esprit, en beauté,
Autant et plus encor, Monsieur, qu'en qualité.
DORANTE.
Tu sais adroitement couler ta flatterie.
Que ce bout de ruban a de galanterie!
Je le veux dérober. Mais qu'est-ce qui le suit[666]?725
LYSE.
Rendez-le-moi, Monsieur; j'ai hâte, il s'en va nuit.
DORANTE.
Je verrai ce que c'est.
LYSE.
C'est une mignature[667].
DORANTE.
Oh! le charmant portrait! l'adorable peinture!
Elle est faite à plaisir.
LYSE.
Après le naturel.
DORANTE.
Je ne crois pas jamais avoir rien vu de tel.730
LYSE.
Ces quatre diamants dont elle est enrichie
Ont sous eux quelque feuille, ou mal nette, ou blanchie,
Et je cours de ce pas y faire regarder.
DORANTE.
Et quel est ce portrait?
LYSE.
Le faut-il demander?
Et doutez-vous si c'est ma maîtresse elle-même[668]?735
DORANTE.
Quoi? celle qui m'écrit[669]?
LYSE.
Oui, celle qui vous aime;
A l'aimer tant soit peu vous l'auriez deviné[670].
DORANTE.
Un si rare bonheur ne m'est pas destiné;
Et tu me veux flatter par cette fausse joie.
LYSE.
Quand je dis vrai, Monsieur, je prétends qu'on me croie[671].
Mais je m'amuse trop, l'orfévre est loin d'ici;
Donnez-moi, je perds temps.
DORANTE.
Laisse-moi ce souci:
Nous avons un orfévre arrêté pour ses dettes,
Qui saura tout remettre au point que tu souhaites.
LYSE.
Vous m'en donnez, Monsieur.
DORANTE.
Je te le ferai voir.745
LYSE.
A-t-il la main fort bonne?
DORANTE.
Autant qu'on peut l'avoir.
LYSE.
Sans mentir?
DORANTE.
Sans mentir.
CLITON.
Il est trop jeune, il n'ose.
LYSE.
Je voudrois bien pour vous faire ici quelque chose;
Mais vous le montrerez[672].
DORANTE.
Non, à qui que ce soit.
LYSE.
Vous me ferez chasser si quelque autre le voit.750
DORANTE.
Va, dors en sûreté.
LYSE.
Mais enfin à quand rendre?
DORANTE.
Dès demain.
LYSE.
Demain donc je viendrai le reprendre[673]:
Je ne puis me résoudre à vous désobliger.
CLITON, à Dorante, puis à Lyse[674].
Elle se met pour vous en un très-grand danger.
Dirons-nous rien nous deux?
LYSE.
Non.
CLITON.
Comme tu méprises!
LYSE.
Je n'ai pas le loisir d'entendre tes sottises.
CLITON.
Avec cette rigueur tu me feras mourir.
LYSE.
Peut-être à mon retour je saurai te guérir[675];
Je ne puis mieux pour l'heure: adieu.
CLITON.
Tout me succède.

SCÈNE VII.

DORANTE, CLITON.

DORANTE.
Viens, Cliton, et regarde. Est-elle vieille ou laide?760
Voit-on des yeux plus vifs? voit-on des traits plus doux?
CLITON.
Je suis un peu moins dupe, et plus futé que vous.
C'est un leurre, Monsieur, la chose est toute claire:
Elle a fait tout du long les mines qu'il faut faire.
On amorce le monde avec de tels portraits:765
Pour les faire surprendre on les apporte exprès;
On s'en fâche, on fait bruit, on vous les redemande;
Mais on tremble toujours de crainte qu'on les rende[676];
Et pour dernière adresse, une telle beauté
Ne se voit que de nuit et dans l'obscurité,770
De peur qu'en un moment l'amour ne s'estropie[677]
A voir l'original si loin de sa copie.
Mais laissons ce discours, qui peut vous ennuyer[678].
Vous ferai-je venir l'orfévre prisonnier?
DORANTE.
Simple, n'as-tu point vu que c'étoit une feinte,775
Un effet de l'amour dont mon âme est atteinte?
CLITON.
Bon: en voici déjà de deux en même jour,
Par devoir d'honnête homme, et par effet d'amour.
Avec un peu de temps nous en verrons bien d'autres;
Chacun a ses talents, et ce sont là les vôtres.780
DORANTE.
Tais-toi, tu m'étourdis de tes sottes raisons[679].
Allons prendre un peu l'air dans la cour des prisons.

FIN DU SECOND ACTE.

ACTE III.


(L'acte se passe dans la prison[680].)

SCÈNE PREMIÈRE.

CLÉANDRE, DORANTE, CLITON.

DORANTE.
Je vous en prie encor, discourons d'autre chose,
Et sur un tel sujet ayons la bouche close:
On peut nous écouter, et vous surprendre ici;785
Et si vous vous perdez, vous me perdez aussi.
La parfaite amitié que pour vous j'ai conçue,
Quoiqu'elle soit l'effet d'une première vue,
Joint mon péril au vôtre, et les unit si bien
Qu'au cours de votre sort elle attache le mien.790
CLÉANDRE.
N'ayez aucune peur, et sortez d'un tel doute.
J'ai des gens là dehors qui gardent qu'on écoute[681];
Et je puis vous parler en toute sûreté[682]
De ce que mon malheur doit à votre bonté.
Si d'un bienfait si grand qu'on reçoit sans mérite795
Qui s'avoue insolvable aucunement s'acquitte,
Pour m'acquitter vers vous autant que je le puis,
J'avoue, et hautement, Monsieur, que je le suis;
Mais si cette amitié par l'amitié se paie,
Ce cœur qui vous doit tout vous en rend une vraie.800
La vôtre la devance à peine d'un moment;
Elle attache mon sort au vôtre également;
Et l'on n'y trouvera que cette différence,
Qu'en vous elle est faveur, en moi reconnoissance.
DORANTE.
N'appelez point faveur ce qui fut un devoir:805
Entre les gens de cœur il suffit de se voir.
Par un effort secret de quelque sympathie
L'un à l'autre aussitôt un certain nœud les lie:
Chacun d'eux sur son front porte écrit ce qu'il est,
Et quand on lui ressemble, on prend son intérêt.810
CLITON.
Par exemple, voyez, aux traits de ce visage
Mille dames m'ont pris pour homme de courage,
Et sitôt que je parle, on devine à demi
Que le sexe jamais ne fut mon ennemi.
CLÉANDRE.
Cet homme a de l'humeur[683].
DORANTE.
C'est un vieux domestique,
Qui, comme vous voyez, n'est pas mélancolique.
A cause de son âge il se croit tout permis;
Il se rend familier avec tous mes amis,
Mêle partout son mot, et jamais, quoi qu'on die,
Pour donner son avis il n'attend qu'on l'en prie[684].820
Souvent il importune, et quelquefois il plaît.
CLÉANDRE.
J'en voudrois connoître un de l'humeur dont il est[685].
CLITON.
Croyez qu'à le trouver vous auriez de la peine[686]:
Le monde n'en voit pas quatorze à la douzaine;
Et je jurerois bien, Monsieur, en bonne foi,825
Qu'en France il n'en est point que Jodelet et moi.
DORANTE.
Voilà de ses bons mots les galantes surprises[687];
Mais qui parle beaucoup dit beaucoup de sottises;
Et quand il a dessein de se mettre en crédit,
Plus il y fait d'effort, moins il sait ce qu'il dit.830
CLITON.
On appelle cela des vers à ma louange.
CLÉANDRE.
Presque insensiblement nous avons pris le change.
Mais revenons, Monsieur, à ce que je vous dois.
DORANTE.
Nous en pourrons parler encor quelque autre fois:
Il suffit pour ce coup.
CLÉANDRE.
Je ne saurois vous taire835
En quel heureux état se trouve votre affaire.
Vous sortirez bientôt, et peut-être demain;
Mais un si prompt secours ne vient pas de ma main;
Les amis de Philiste en ont trouvé la voie;
J'en dois rougir de honte au milieu de ma joie;840
Et je ne saurois voir sans être un peu jaloux
Qu'il m'ôte les moyens de m'employer pour vous[688].
Je cède avec regret à cet ami fidèle:
S'il a plus de pouvoir, il n'a pas plus de zèle;
Et vous m'obligerez, au sortir de prison,845
De me faire l'honneur de prendre ma maison.
Je n'attends point le temps de votre délivrance,
De peur qu'encore un coup Philiste me devance;
Comme il m'ôte aujourd'hui l'espoir de vous servir,
Vous loger est un bien que je lui veux ravir.850
DORANTE.
C'est un excès d'honneur que vous me voulez rendre;
Et je croirois faillir de m'en vouloir défendre.
CLÉANDRE.
Je vous en reprierai quand vous pourrez sortir;
Et lors nous tâcherons à vous bien divertir,
Et vous faire oublier l'ennui que je vous cause.855
Auriez-vous cependant besoin de quelque chose?
Vous êtes voyageur, et pris par des sergents;
Et quoique ces messieurs soient fort honnêtes gens,
Il en est quelques-uns....
CLITON.
Les siens en sont du nombre:
Ils ont en le prenant pillé jusqu'à son ombre;860
Et n'étoit que le ciel a su le soulager,
Vous le verriez encor fort net et fort léger;
Mais comme je pleurois ses tristes aventures,
Nous avons reçu lettre, argent et confitures.
CLÉANDRE.
Et de qui?
DORANTE.
Pour le dire, il faudrait deviner.865
Jugez ce qu'en ma place on peut s'imaginer.
Une dame m'écrit, me flatte, me régale,
Me promet une amour qui n'eut jamais d'égale,
Me fait force présents,...
CLÉANDRE.
Et vous visite?
DORANTE.
Non.
CLÉANDRE.
Vous savez son logis?
DORANTE.
Non, pas même son nom.870
Ne soupçonnez-vous point ce que ce pourroit être[689]?
CLÉANDRE.
A moins que de la voir je ne la puis connoître.
DORANTE.
Pour un si bon ami je n'ai point de secret.
Voyez, connoissez-vous les traits de ce portrait?
CLÉANDRE.
Elle semble éveillée, et passablement belle;875
Mais je ne vous en puis dire aucune nouvelle,
Et je ne connois rien à ces traits que je voi.
Je vais vous préparer une chambre chez moi.
Adieu.

SCÈNE II.

DORANTE, CLITON.

DORANTE.
Ce brusque adieu marque un trouble dans l'âme.
Sans doute il la connoît.
CLITON.
C'est peut-être sa femme?880
DORANTE.
Sa femme?
CLITON.
Oui, c'est sans doute elle qui vous écrit;
Et vous venez de faire un coup de grand esprit.
Voilà de vos secrets et de vos confidences.
DORANTE.
Nomme-les par leur nom, dis de mes imprudences.
Mais seroit-ce en effet celle que tu me dis?885
CLITON.
Envoyez vos portraits à de tels étourdis:
Ils gardent un secret avec extrême adresse.
C'est sa femme, vous dis-je, ou du moins sa maîtresse:
Ne l'avez-vous pas vu tout changé de couleur?
DORANTE.
Je l'ai vu, comme atteint d'une vive douleur,890
Faire de vains efforts pour cacher sa surprise.
Son désordre, Cliton, montre ce qu'il déguise:
Il a pris un prétexte à sortir promptement,
Sans se donner loisir d'un mot de compliment.
CLITON.
Qu'il fera dangereux rencontrer sa colère!895
Il va tout renverser si l'on le laisse faire,
Et je vous tiens pour mort si sa fureur se croit[690];
Mais surtout ses valets peuvent bien marcher droit:
Malheureux le premier qui fâchera son maître!
Pour autres cent louis je ne voudrois pas l'être.900
DORANTE.
La chose est sans remède; en soit ce qui pourra:
S'il fait tant le mauvais, peut-être on le verra.
Ce n'est pas qu'après tout, Cliton, si c'est sa femme,
Je ne sache étouffer cette naissante flamme:
Ce seroit lui prêter un fort mauvais secours905
Que lui ravir l'honneur en conservant ses jours[691];
D'une belle action j'en ferois une noire.
J'en ai fait mon ami, je prends part à sa gloire[692];
Et je ne voudrois pas qu'on pût me reprocher
De servir un brave homme au prix d'un bien si cher.910
CLITON.
Et s'il est son amant?
DORANTE.
Puisqu'elle me préfère,
Ce que j'ai fait pour lui vaut bien qu'il me défère;
Sinon, il a du cœur, il en sait bien les lois,
Et je suis résolu de défendre son choix.
Tandis, pour un moment trêve de raillerie,915
Je veux entretenir un peu ma rêverie.
(Il prend le portrait de Mélisse.)
Merveille qui m'as enchanté,
Portrait à qui je rends les armes,
As-tu bien autant de bonté
Comme tu me fais voir de charmes?920
Hélas! au lieu de l'espérer,
Je ne fais que me figurer
Que tu te plains à cette belle,
Que tu lui dis mon procédé,
Et que je te fus[693] infidèle925
Sitôt que je t'eus possédé.
Garde mieux le secret que moi,
Daigne en ma faveur te contraindre:
Si j'ai pu te manquer de foi[694],
C'est m'imiter que de t'en plaindre.930
Ta colère en me punissant
Te fait criminel d'innocent;
Sur toi retombent les vengeances[695]....
CLITON, lui ôtant le portrait[696].
Vous ne dites, Monsieur, que des extravagances,
Et parlez justement le langage des fous.935
Donnez, j'entretiendrai ce portrait mieux que vous;
Je veux vous en montrer de meilleures méthodes,
Et lui faire des vœux plus courts et plus commodes.
Adorable et riche beauté,
Qui joins les effets aux paroles,940
Merveille qui m'as enchanté
Par tes douceurs et tes pistoles,
Sache un peu mieux les partager;
Et si tu nous veux obliger
A dépeindre aux races futures945
L'éclat de tes faits inouïs,
Garde pour toi les confitures,
Et nous accable de louis.
Voilà parler en homme.
DORANTE.
Arrête tes saillies,
Ou va du moins ailleurs débiter tes folies.950
Je ne suis pas toujours d'humeur à t'écouter[697].
CLITON.
Et je ne suis jamais d'humeur à vous flatter;
Je ne vous puis souffrir de dire une sottise.
Par un double intérêt je prends cette franchise:
L'un, vous êtes mon maître, et j'en rougis pour vous;955
L'autre, c'est mon talent, et j'en deviens jaloux.
DORANTE.
Si c'est là ton talent, ma faute est sans exemple.
CLITON.
Ne me l'enviez point, le vôtre est assez ample;
Et puisque enfin le ciel m'a voulu départir
Le don d'extravaguer, comme à vous de mentir,960
Comme je ne mens point devant votre Excellence,
Ne dites à mes yeux aucune extravagance;
N'entreprenez sur moi, non plus que moi sur vous.
DORANTE.
Tais-toi; le ciel m'envoie un entretien plus doux:
L'ambassade revient.
CLITON.
Que nous apporte-t-elle?965
DORANTE.
Maraud, veux-tu toujours quelque douceur nouvelle?
CLITON.
Non pas, mais le passé m'a rendu curieux;
Je lui regarde aux mains un peu plutôt qu'aux yeux[698].

SCÈNE III.

DORANTE, MÉLISSE, déguisée en servante, cachant son visage sous une coiffe; CLITON, LYSE.

CLITON, à Lyse.
Montre ton passe-port. Quoi? tu viens les mains vides?
Ainsi détruit le temps les biens les plus solides[699];970
Et moins d'un jour réduit tout votre heur et le mien,
Des louis aux douceurs, et des douceurs à rien.
LYSE.
Si j'apportai tantôt, à présent je demande.
DORANTE.
Que veux-tu?
LYSE.
Ce portrait, que je veux qu'on me rende[700].
DORANTE.
As-tu pris du secours pour faire plus de bruit?975
LYSE.
J'amène ici ma sœur, parce qu'il s'en va nuit[701];
Mais vous pensez en vain chercher une défaite:
Demandez-lui, Monsieur, quelle vie on m'a faite.
DORANTE.
Quoi? ta maîtresse sait que tu me l'as laissé?
LYSE.
Elle s'en est doutée, et je l'ai confessé.980
DORANTE.
Elle s'en est donc mise en colère?
LYSE.
Et si forte,
Que je n'ose rentrer si je ne le rapporte:
Si vous vous obstinez à me le retenir,
Je ne sais dès ce soir, Monsieur, que devenir;
Ma fortune est perdue, et dix ans de service.985
DORANTE.
Écoute, il n'est pour toi chose que je ne fisse.
Si je te nuis ici, c'est avec grand regret[702];
Mais on aura mon cœur avant que ce portrait.
Va dire de ma part à celle qui t'envoie
Qu'il fait tout mon bonheur, qu'il fait toute ma joie;990
Que rien n'approcheroit de mon ravissement,
Si je le possédois de son consentement;
Qu'il est l'unique bien où mon espoir se fonde,
Qu'il est le seul trésor qui me soit cher au monde.
Et quant à ta fortune, il est en mon pouvoir995
De la faire monter par delà ton espoir.
LYSE.
Je ne veux point de vous, ni de vos récompenses.
DORANTE.
Tu me dédaignes trop.
LYSE.
Je le dois.
CLITON.
Tu l'offenses.
Mais voulez-vous, Monsieur, me croire et vous venger?
Rendez-lui son portrait pour la faire enrager.1000
LYSE.
Oh! le grand habile homme! il y connoît finesse.
C'est donc ainsi, Monsieur, que vous tenez promesse?
Mais puisque auprès de vous j'ai si peu de crédit,
Demandez à ma sœur ce qu'elle m'en a dit,
Et si c'est sans raison, que j'ai tant l'épouvante[703].1005
DORANTE.
Tu verras que ta sœur sera plus obligeante;
Mais si ce grand courroux lui donne autant d'effroi,
Je ferai tout autant pour elle que pour toi.
LYSE.
N'importe, parlez-lui: du moins vous saurez d'elle
Avec quelle chaleur j'ai pris votre querelle.1010
DORANTE, à Mélisse.
Son ordre est-il si rude?
MÉLISSE.
Il est assez exprès;
Mais sans mentir, ma sœur vous presse un peu de près:
Quoi qu'elle ait commandé, la chose a deux visages.
CLITON.
Comme toutes les deux jouënt leurs personnages!
MÉLISSE.
Souvent tout cet effort à ravoir un portrait1015
N'est que pour voir l'amour par l'état qu'on en fait.
C'est peut être après tout le dessein de Madame[704]:
Ma sœur, non plus que moi, ne lit pas dans son âme.
En ces occasions il fait bon hasarder[705],
Et de force ou de gré je saurois le garder.1020
Si vous l'aimez, Monsieur, croyez qu'en son courage
Elle vous aime assez pour vous laisser ce gage:
Ce seroit vous traiter avec trop de rigueur,
Puisque avant ce portrait on aura votre cœur;
Et je la trouverois d'une humeur bien étrange,1025
Si je ne lui faisois accepter cette échange[706].
Je l'entreprends pour vous, et vous répondrai bien
Qu'elle aimera ce gage autant comme le sien.
DORANTE.
O ciel! et de quel nom faut-il que je te nomme?
CLITON.
Ainsi font deux soldats qui sont chez le bonhomme[707];
Quand l'un veut tout tuer, l'autre rabat les coups;
L'un jure comme un diable, et l'autre file doux.
Les belles, n'en déplaise à tout votre grimoire!
Vous vous entr'entendez comme larrons en foire.
MÉLISSE.
Que dit cet insolent?
DORANTE.
C'est un fou qui me sert.1035
CLITON.
Vous dites que....
DORANTE, à Cliton.
Tais-toi, ta sottise me perd.
(A Mélisse.)
Je suivrai ton conseil, il m'a rendu la vie.
LYSE.
Avec sa complaisance à flatter votre envie,
Dans le cœur de Madame elle croit pénétrer;
Mais son front en rougit, et n'ose se montrer.1040
MÉLISSE, se découvrant.
Mon front n'en rougit point, et je veux bien qu'il voie
D'où lui vient ce conseil qui lui rend tant de joie.
DORANTE.
Mes yeux, que vois-je? où suis-je? êtes-vous des flatteurs?
Si le portrait dit vrai, les habits sont menteurs.
Madame, c'est ainsi que vous savez surprendre!1045
MÉLISSE.
C'est ainsi que je tâche à ne me point méprendre,
A voir si vous m'aimez, et savez mériter
Cette parfaite amour que je vous veux porter.
Ce portrait est à vous, vous l'avez su défendre,
Et de plus sur mon cœur vous pouvez tout prétendre[708];
Mais par quelque motif que vous l'eussiez rendu,
L'un et l'autre à jamais étoit pour vous perdu.
Je retirois le cœur en retirant ce gage[709],
Et vous n'eussiez de moi jamais vu que l'image.
Voilà le vrai sujet de mon déguisement.1055
Pour ne rien hasarder, j'ai pris ce vêtement,
Pour entrer sans soupçon, pour en sortir de même,
Et ne me point montrer qu'ayant vu si l'on m'aime.
DORANTE.
Je demeure immobile, et pour vous répliquer
Je perds la liberté même de m'expliquer.1060
Surpris, charmé, confus d'une telle merveille,
Je ne sais si je dors, je ne sais si je veille,
Je ne sais si je vis; et je sais toutefois
Que ma vie est trop peu pour ce que je vous dois;
Que tous mes jours usés à vous rendre service[710],1065
Que tout mon sang pour vous offert en sacrifice,
Que tout mon cœur brûlé d'amour pour vos appas,
Envers votre beauté ne m'acquitteroient pas.
MÉLISSE.
Sachez, pour arrêter ce discours qui me flatte,
Que je n'ai pu moins faire, à moins que d'être ingrate.1070
Vous avez fait pour moi plus que vous ne savez,
Et je vous dois bien plus que vous ne me devez.
Vous m'entendrez un jour; à présent je vous quitte,
Et malgré mon amour, je romps cette visite.
Le soin de mon honneur veut que j'en use ainsi:1075
Je crains à tous moments qu'on me surprenne ici;
Encor que déguisée, on pourroit me connoître.
Je vous puis cette nuit parler par ma fenêtre,
Du moins si le concierge est homme à consentir,
A force de présents, que vous puissiez sortir.1080
Un peu d'argent fait tout chez les gens de sa sorte.
DORANTE.
Mais après que les dons m'auront ouvert la porte[711],
Où dois-je vous chercher?
MÉLISSE.
Ayant su la maison,
Vous pourriez aisément vous informer du nom:
Encore un jour ou deux il me faut vous le taire;1085
Mais vous n'êtes pas homme à me vouloir déplaire.
Je loge en Bellecour[712], environ au milieu,
Dans un grand pavillon. N'y manquez pas. Adieu.
DORANTE.
Donnez quelque signal pour plus certaine adresse.
LYSE.
Un linge servira de marque plus expresse;1090
J'en prendrai soin.
MÉLISSE.
On ouvre et quelqu'un vous vient voir.
Si vous m'aimez, Monsieur....
(Elles abaissent toutes deux leurs coiffes[713].)
DORANTE.
Je sais bien mon devoir;
Sur ma discrétion prenez toute assurance[714].

SCÈNE IV.

PHILISTE, DORANTE, CLITON[715].

PHILISTE.
Ami, notre bonheur passe notre espérance.
Vous avez compagnie! Ah! voyons, s'il vous plaît.1095
DORANTE.
Laissez-les s'échapper, je vous dirai qui c'est[716].
Ce n'est qu'une lingère: allant en Italie,
Je la vis en passant, et la trouvai jolie;
Nous fîmes connoissance; et me sachant ici,
Comme vous le voyez, elle en a pris souci.1100
PHILISTE.
Vous trouvez en tous lieux d'assez bonnes fortunes.
DORANTE.
Celle-ci pour le moins n'est pas des plus communes.
PHILISTE.
Elle vous semble belle, à ce compte?
DORANTE.
A ravir.
PHILISTE.
Je n'en suis point jaloux.
DORANTE.
M'y voulez-vous servir?
PHILISTE.
Je suis trop maladroit pour un si noble rôle[717].1105
DORANTE.
Vous n'avez seulement qu'à dire une parole.
PHILISTE.
Qu'une?
DORANTE.
Non. Cette nuit j'ai promis de la voir,
Sûr que vous obtiendrez mon congé pour ce soir.
Le concierge est à vous.
PHILISTE.
C'est une affaire faite.
DORANTE.
Quoi! vous me refusez un mot que je souhaite?1110
PHILISTE.
L'ordre, tout au contraire, en est déjà donné,
Et votre esprit trop prompt n'a pas bien deviné.
Comme je vous quittois avec peine à vous croire,
Quatre de mes amis m'ont conté votre histoire.
Ils marchoient après vous deux ou trois mille pas;1115
Ils vous ont vu courir, tomber le mort à bas,
L'autre vous démonter, et fuir en diligence:
Ils ont vu tout cela de sur une éminence,
Et n'ont connu personne, étant trop éloignés.
Voilà, quoi qu'il en soit, tous nos procès gagnés,1120
Et plus tôt de beaucoup que je n'osois prétendre.
Je n'ai point perdu temps[718], et les ai fait entendre;
Si bien que sans chercher d'autre éclaircissement,
Vos juges m'ont promis votre élargissement.
Mais quoiqu'il soit constant qu'on vous prend pour un autre,
Il faudra caution, et je serai la vôtre:
Ce sont formalités que pour vous dégager[719]
Les juges, disent-ils, sont tenus d'exiger;
Mais sans doute ils en font ainsi que bon leur semble.
Tandis, ce soir chez moi nous souperons ensemble;1130
Dans un moment ou deux vous y pourrez venir;
Nous aurons tout loisir de nous entretenir[720],
Et vous prendrez le temps de voir votre lingère.
Ils m'ont dit toutefois qu'il seroit nécessaire
De coucher pour la forme un moment en prison,1135
Et m'en ont sur-le-champ rendu quelque raison;
Mais c'est si peu mon jeu que de telles matières,
Que j'en perds aussitôt les plus belles lumières.
Vous sortirez demain, il n'est rien de plus vrai:
C'est tout ce que j'en aime, et tout ce que j'en sai.1140
DORANTE.
Que ne vous dois-je point pour de si bons offices!
PHILISTE.
Ami, ce ne sont là que de petits services;
Je voudrois pouvoir mieux, tout me seroit fort doux.
Je vais chercher du monde à souper avec vous.
Adieu: je vous attends au plus tard dans une heure.1145

SCÈNE V.

DORANTE, CLITON[721].

DORANTE.
Tu ne dis mot, Cliton.
CLITON.
Elle est belle, ou je meure!
DORANTE.
Elle te semble belle?
CLITON.
Et si parfaitement
Que j'en suis même encor dans le ravissement.
Encor dans mon esprit je la vois et l'admire,
Et je n'ai su depuis trouver le mot à dire.1150
DORANTE.
Je suis ravi de voir que mon élection[722]
Ait enfin mérité ton approbation.
CLITON.
Ah! plût à Dieu, Monsieur, que ce fût la servante!
Vous verriez comme quoi je la trouve charmante,
Et comme pour l'aimer je ferois le mutin.1155
DORANTE.
Admire en cet amour la force du destin.
CLITON.
J'admire bien plutôt votre adresse ordinaire,
Qui change en un moment cette dame en lingère.
DORANTE.
C'étoit nécessité dans cette occasion,
De crainte que Philiste eût quelque vision,1160
S'en formât quelque idée, et la pût reconnoître.
CLITON.
Cette métamorphose est de vos coups de maître;
Je n'en parlerai plus, Monsieur, que cette fois;
Mais en un demi-jour comptez déjà pour trois.
Un coupable honnête homme, un portrait, une dame,1165
A son premier métier rendent soudain votre âme;
Et vous savez mentir par générosité,
Par adresse d'amour, et par nécessité.
Quelle conversion!
DORANTE.
Tu fais bien le sévère.
CLITON.
Non, non, à l'avenir je fais vœu de m'en taire: 1170
J'aurois trop à compter.
DORANTE.
Conserver un secret,
Ce n'est pas tant mentir qu'être amoureux discret;
L'honneur d'une maîtresse aisément y dispose.
CLITON.
Ce n'est qu'autre prétexte et non pas autre chose.
Croyez-moi, vous mourrez, Monsieur, dans votre peau,
Et vous mériterez cet illustre tombeau,
Cette digne oraison que naguère j'ai faite[723]:
Vous vous en souvenez, sans que je la répète[724].
DORANTE.
Pour de pareils secrets peut-on s'en garantir[725]?
Et toi-même, à ton tour, ne crois-tu point mentir[726]? 1180
L'occasion convie, aide, engage, dispense;
Et pour servir un autre on ment sans qu'on y pense.
CLITON.
Si vous m'y surprenez, étrillez-y-moi bien.
DORANTE.
Allons trouver Philiste, et ne jurons de rien.

FIN DU TROISIÈME ACTE.

ACTE IV.


SCÈNE PREMIÈRE.

MÉLISSE, LYSE.

MÉLISSE.
J'en tremble encor de peur, et n'en suis pas remise.1185
LYSE.
Aussi bien comme vous je pensois être prise.
MÉLISSE.
Non, Philiste n'est fait que pour m'incommoder.
Voyez ce qu'en ces lieux il venoit demander,
S'il est heure si tard de faire une visite.
LYSE.
Un ami véritable à toute heure s'acquitte;1190
Mais un amant fâcheux, soit de jour, soit de nuit,
Toujours à contre-temps à nos yeux se produit[727];
Et depuis qu'une fois il commence à déplaire,
Il ne manque jamais d'occasion contraire:
Tant son mauvais destin semble prendre de soins1195
A mêler sa présence où l'on la veut le moins!
MÉLISSE.
Quel désordre eût-ce été, Lyse, s'il m'eût connue!
LYSE.
Il vous auroit donné fort avant dans la vue[728].
MÉLISSE.
Quel bruit et quel éclat n'eût point fait son courroux!
LYSE.
Il eût été peut-être aussi honteux que vous.1200
Un homme un peu content et qui s'en fait accroire,
Se voyant méprisé, rabat bien de sa gloire,
Et surpris qu'il en est en telle occasion,
Toute sa vanité tourne en confusion.
Quand il a de l'esprit, il sait rendre le change;1205
Loin de s'en émouvoir, en raillant il se venge,
Affecte des mépris, comme pour reprocher
Que la perte qu'il fait ne vaut pas s'en fâcher;
Tant qu'il peut, il témoigne une âme indifférente.
Quoi qu'il en soit enfin, vous avez vu Dorante,1210
Et fort adroitement je vous ai mise en jeu.
MÉLISSE.
Et fort adroitement tu m'as fait voir son feu.
LYSE.
Eh bien! mais que vous semble encor du personnage?
Vous en ai-je trop dit?
MÉLISSE.
J'en ai vu davantage.
LYSE.
Avez-vous du regret d'avoir trop hasardé?1215
MÉLISSE.
Je n'ai qu'un déplaisir, d'avoir si peu tardé.
LYSE.
Vous l'aimez?
MÉLISSE.
Je l'adore.
LYSE.
Et croyez qu'il vous aime?
MÉLISSE.
Qu'il m'aime, et d'une amour, comme la mienne, extrême.
LYSE.
Une première vue, un moment d'entretien,
Vous fait ainsi tout croire et ne douter de rien[729]!1220
MÉLISSE.
Quand les ordres du ciel nous ont faits l'un pour l'autre,
Lyse, c'est un accord bientôt fait que le nôtre[730]:
Sa main entre les cœurs, par un secret pouvoir,
Sème l'intelligence avant que de se voir;
Il prépare si bien l'amant et la maîtresse,1225
Que leur âme au seul nom s'émeut et s'intéresse.
On s'estime, on se cherche, on s'aime en un moment:
Tout ce qu'on s'entre-dit persuade aisément;
Et sans s'inquiéter d'aucunes peurs frivoles[731],
La foi semble courir au-devant des paroles:1230
La langue en peu de mots en explique beaucoup;
Les yeux, plus éloquents, font tout voir tout d'un coup;
Et de quoi qu'à l'envi tous les deux nous instruisent,
Le cœur en entend plus que tous les deux n'en disent[732].
LYSE.
Si, comme dit Sylvandre, une âme en se formant[733],1235
Ou descendant du ciel, prend d'une autre[734] l'aimant,
La sienne a pris le vôtre, et vous a rencontrée.
MÉLISSE.
Quoi? tu lis les romans?
LYSE.
Je puis bien lire Astrée[735];
Je suis de son village[736], et j'ai de bons garants
Qu'elle et son Céladon étoient de nos parents[737].1240
MÉLISSE.
Quelle preuve en as-tu?
LYSE.
Ce vieux saule, Madame,
Où chacun d'eux cachoit ses lettres et sa flamme,
Quand le jaloux Sémire en fit un faux témoin[738];
Du pré de mon grand-père il fait encor le coin,
Et l'on m'a dit que c'est un infaillible signe1245
Que d'un si rare hymen je viens en droite ligne.
Vous ne m'en croyez pas?
MÉLISSE.
De vrai, c'est un grand point.
LYSE.
Aurois-je tant d'esprit, si cela n'étoit point?
D'où viendroit cette adresse à faire vos messages,
A jouer avec vous de si bons personnages,1250
Ce trésor de lumière et de vivacité,
Que d'un sang amoureux que j'ai d'eux hérité?
MÉLISSE.
Tu le disois tantôt, chacun a sa folie:
Les uns l'ont importune, et la tienne est jolie.

SCÈNE II.

CLÉANDRE, MÉLISSE, LYSE.

CLÉANDRE.
Je viens d'avoir querelle avec ce prisonnier[739],1255
Ma sœur....
MÉLISSE.
Avec Dorante? avec ce cavalier[740]
Dont vous tenez l'honneur, dont vous tenez la vie?
Qu'avez-vous fait?
CLÉANDRE.
Un coup dont tu seras ravie.
MÉLISSE.
Qu'à cette lâcheté je puisse consentir[741]!
CLÉANDRE.
Bien plus, tu m'aideras à le faire mentir.1260
MÉLISSE.
Ne le présumez pas, quelque espoir qui vous flatte:
Si vous êtes ingrat, je ne puis être ingrate.
CLÉANDRE.
Tu sembles t'en fâcher?
MÉLISSE.
Je m'en fâche pour vous[742]:
D'un mot il peut vous perdre, et je crains son courroux.
CLÉANDRE.
Il est trop généreux; et d'ailleurs la querelle,1265
Dans les termes qu'elle est, n'est pas si criminelle.
Écoute. Nous parlions des dames de Lyon;
Elles sont assez mal en son opinion:
Il confesse de vrai qu'il a peu vu la ville;
Mais il se l'imagine en beautés fort stérile,1270
Et ne peut se résoudre à croire qu'en ces lieux
La plus belle ait de quoi captiver de bons yeux[743].
Pour l'honneur du pays j'en nomme trois ou quatre;
Mais à moins que de voir, il n'en veut rien rabattre;
Et comme il ne le peut étant dans la prison,1275
J'ai cru par un portrait le mettre à la raison;
Et sans chercher plus loin ces beautés qu'on admire,
Je ne veux que le tien pour le faire dédire:
Me le dénieras-tu, ma sœur, pour un moment?
MÉLISSE.
Vous me jouez, mon frère, assez accortement:1280
La querelle est adroite et bien imaginée.
CLÉANDRE.
Non, je m'en suis vanté, ma parole est donnée.
MÉLISSE.
S'il faut ruser ici, j'en sais autant que vous,
Et vous serez bien fin si je ne romps vos coups.
Vous pensez me surprendre, et je n'en fais que rire:
Dites donc tout d'un coup ce que vous voulez dire.
CLÉANDRE.
Eh bien! je viens de voir ton portrait en ses mains.
MÉLISSE.
Et c'est ce qui vous fâche?
CLÉANDRE.
Et c'est dont je me plains.
MÉLISSE.
J'ai cru vous obliger, et l'ai fait pour vous plaire.
Votre ordre étoit exprès.
CLÉANDRE.
Quoi? je te l'ai fait faire?1290
MÉLISSE.
Ne m'avez-vous pas dit: «Sous ces déguisements
Ajoute à ton argent perles et diamants?»
Ce sont vos propres mots, et vous en êtes cause.
CLÉANDRE.
Eh quoi! de ce portrait disent-ils quelque chose?
MÉLISSE.
Puisqu'il est enrichi de quatre diamants,1295
N'est-ce pas obéir à vos commandements?
CLÉANDRE.
C'est fort bien expliquer le sens de mes prières.
Mais, ma sœur, ces faveurs sont un peu singulières:
Qui donne le portrait promet l'original.
MÉLISSE.
C'est encore votre ordre, ou je m'y connois mal[744].1300
Ne m'avez-vous pas dit: «Prends souci de me plaire,
Et vois ce que tu dois à qui te sauve un frère?»
Puisque vous lui devez et la vie et l'honneur,
Pour vous en revancher dois-je moins que mon cœur?
Et doutez-vous encore à quel point je vous aime,1305
Quand pour vous acquitter je me donne moi-même?
CLÉANDRE.
Certes, pour m'obéir avec plus de chaleur,
Vous donnez à mon ordre une étrange couleur,
Et prenez un grand soin de bien payer mes dettes:
Non que mes volontés en soient mal satisfaites;1310
Loin d'éteindre ce feu, je voudrois l'allumer,
Qu'il eût de quoi vous plaire, et voulût vous aimer.
Je tiendrois à bonheur de l'avoir pour beau-frère:
J'en cherche les moyens, j'y fais ce qu'on peut faire;
Et c'est à ce dessein qu'au sortir de prison1315
Je viens de l'obliger à prendre la maison[745],
Afin que l'entretien produise quelques flammes
Qui forment doucement l'union de vos âmes.
Mais vous savez trouver des chemins plus aisés:
Sans savoir s'il vous plaît, ni si vous lui plaisez,1320
Vous pensez l'engager en lui donnant ces gages[746],
Et lui donnez sur vous de trop grands avantages.
Que sera-ce, ma sœur, si quand vous le verrez,
Vous n'y rencontrez pas ce que vous espérez,
Si quelque aversion vous prend pour son visage,1325
Si le vôtre le choque ou qu'un autre l'engage,
Et que de ce portrait donné légèrement,
Il érige un trophée à quelque objet charmant?
MÉLISSE.
Sans jamais l'avoir vu, je connois son courage[747]:
Qu'importe après cela quel en soit le visage?1330
Tout le reste m'en plaît; si le cœur en est haut,
Et si l'âme est parfaite; il n'a point de défaut.
Ajoutez que vous-même, après votre aventure,
Ne m'en avez pas fait une laide peinture;
Et comme vous devez vous y connoître mieux,1335
Je m'en rapporte à vous, et choisis par vos yeux.
N'en doutez nullement, je l'aimerai, mon frère;
Et si ces foibles traits n'ont point de quoi lui plaire[748],
S'il aime en autre lieu, n'en appréhendez rien[749]:
Puisqu'il est généreux, il en usera bien.1340
CLÉANDRE.
Quoi qu'il en soit, ma sœur, soyez plus retenue
Alors qu'à tous moments vous serez à sa vue.
Votre amour me ravit, je veux le couronner[750];
Mais souffrez qu'il se donne avant que vous donner.
Il sortira demain, n'en soyez point en peine.1345
Adieu: je vais une heure entretenir Climène.

SCÈNE III.

MÉLISSE, LYSE.

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