Quand l'ouvrage applaudi courait par le royaume,
On le donnait à Rouen dans quelque jeu de paume:
Molière ainsi lui-même y joua le Menteur;
mais le spirituel critique serait, je crois, bien embarrassé de
prouver ce qu'avance ici le poëte[281].
Ce qui est plus certain, c'est que l'élève de Molière, Baron,
jouait encore en mars 1724[282] le rôle de Dorante dans le Menteur,
et qu'à cause de son âge avancé il faisait sourire en disant dans
la première scène[283]:
Ne vois-tu rien en moi qui sente l'écolier
[284]?
Nous ne terminerons point ces remarques sur la manière
dont le Menteur était représenté sans relever ce vers:
Votre feu père même est joué sous le masque
[285].
On y voit la persistance jusqu'à cette époque d'un usage qui
devait bientôt tomber en désuétude.
Tallemant des Réaux raconte une curieuse historiette qui
montre à quel point le récit de la fête que Dorante prétend
avoir donnée avait séduit l'imagination des femmes. Latour
Roquelaure, «vrai parent de Roquelaure pour l'insolence,»
était très-enclin à faire grand bruit de ses bonnes fortunes et
même à en supposer d'imaginaires. «On lui proposa, pour se
raccommoder avec tout le sexe, de faire la fête du Menteur,
et que celles qui s'y trouveroient seroient obligées de le recevoir
chez elles; car les dames lui avoient fermé la porte[286].»
Tallemant ajoute en marge à l'occasion des mots, la fête du
Menteur; «cette fête décrite dans la comédie.» Il faut avouer
que, malgré la note, ce passage reste encore un peu obscur.
Le savant éditeur de Tallemant, M. Paulin Paris, l'explique
ainsi: «Cela veut dire, ce me semble, qu'on lui proposa, pour
réparer ses anciens mensonges, de lire publiquement le récit
de la fameuse fête que le Menteur prétend avoir donnée. Ainsi
aurait-il eu l'air d'avouer que ses vanteries précédentes n'étaient
que rêveries, et les dames, satisfaites de la réparation,
auraient cessé de lui fermer leur porte.» Nous ne pensons pas
qu'une simple pénitence de ce genre eût suffi à calmer l'indignation
des dames. Elles avaient sans doute exigé une fête
semblable à celle du Menteur; bien que moins splendide peut-être,
parce que le titre même donné à cette collation aurait
été de la part du coupable un aveu tacite de ses torts, en même
temps que la magnificence du divertissement en eût été une
expiation éclatante.
Les allusions de ce genre continuèrent longtemps après la
mort de Corneille. «Beaucoup de vers du Menteur avaient passé
en proverbe, dit Voltaire[287]; et même près de cent ans après, un
homme de la cour, contant à table des anecdotes très-fausses,
comme il n'arrive que trop souvent, un des convives se tournant
vers le laquais de cet homme, lui dit: «Cliton, donnez
à boire à votre maître.»
L'illustre commentateur de Corneille, si souvent injuste envers
son auteur, reconnaît hautement le mérite de cette
pièce: «Ce n'est qu'une traduction, dit-il[288]; mais c'est probablement
à cette traduction que nous devons Molière. Il est
impossible en effet que l'inimitable Molière ait vu cette pièce,
sans voir tout d'un coup la prodigieuse supériorité que ce genre
a sur tous les autres, et sans s'y livrer entièrement.»
Il est permis de croire que cette réflexion toute naturelle de
Voltaire est l'origine d'une anecdote qui figure aujourd'hui dans
tous les cours de littérature, et que nous avons trouvée pour
la première fois dans l'Esprit du grand Corneille de François
de Neufchâteau[289]: «Oui, mon cher Despréaux, disait Molière
à Boileau, je dois beaucoup au Menteur. Lorsqu'il parut....
j'avois bien l'envie d'écrire, mais j'étois incertain de ce que
j'écrirois; mes idées étoient confuses: cet ouvrage vint les fixer.
Le dialogue me fit voir comment causoient les honnêtes gens;
la grâce et l'esprit de Dorante m'apprirent qu'il falloit toujours
choisir un héros du bon ton; le sang-froid avec lequel il débite
ses faussetés me montra comment il falloit établir un caractère;
la scène où il oublie lui-même le nom supposé qu'il
s'est donné m'éclaira sur la bonne plaisanterie: et celle où il
est obligé de se battre par suite de ses mensonges me prouva
que toutes les comédies ont besoin d'un but moral. Enfin sans
le Menteur, j'aurois sans doute fait quelques pièces d'intrigue,
l'Étourdi, le Dépit amoureux, mais peut-être n'aurois-je pas
fait le Misanthrope.—Embrassez-moi, dit Despréaux: voilà
un aveu qui vaut la meilleure comédie.»
François de Neufchâteau dit qu'il a tiré cette anecdote du
Bolæana; mais M. Taschereau fait observer qu'il ne l'a trouvée
ni dans l'ouvrage de Montchesnay, ni dans les commentaires
de Brossette sur Boileau, et nous n'avons pas été plus heureux
que lui.
L'édition originale a pour titre: Le Menteur, comedie.
A Paris, chez A. de Sommaville. M.DC.XLIV. Auec priuilege
du Roy.—Le volume, de format in-4o, forme 4 feuillets et
130 pages. L'achevé d'imprimer est du dernier octobre.
Monsieur,
Je vous présente une pièce de théâtre d'un style si éloigné
de ma dernière, qu'on aura de la peine à croire
qu'elles soient parties toutes deux de la même main,
dans le même hiver. Aussi les raisons qui m'ont obligé
à y travailler ont été bien différentes. J'ai fait Pompée
pour satisfaire à ceux qui ne trouvoient pas les vers de
Polyeucte si puissants que ceux de Cinna, et leur montrer
que j'en saurois bien retrouver la pompe quand le
sujet le pourroit souffrir; j'ai fait le Menteur pour contenter
les souhaits de beaucoup d'autres qui, suivant
l'humeur des François, aiment le changement, et après
tant de poëmes graves dont nos meilleures plumes ont
enrichi la scène, m'ont demandé quelque chose de plus
enjoué qui ne servît qu'à les divertir. Dans le premier,
j'ai voulu faire un essai de ce que pouvoit[291] la majesté
du raisonnement, et la force des vers, dénués de l'agrément
du sujet; dans celui-ci, j'ai voulu tenter ce que
pourroit l'agrément du sujet, dénué de la force des vers.
Et d'ailleurs, étant obligé au genre comique de ma première
réputation, je ne pouvois l'abandonner tout à fait
sans quelque espèce d'ingratitude. Il est vrai que comme
alors que je me hasardai à le quitter, je n'osai me fier à
mes seules forces, et que pour m'élever à la dignité du
tragique, je pris l'appui du grand Sénèque, à qui j'empruntai
tout ce qu'il avoit donné de rare à sa Médée:
ainsi, quand je me suis résolu de repasser du héroïque[292]
au naïf, je n'ai osé descendre de si haut sans m'assurer
d'un guide[293], et me suis laissé conduire au fameux Lope
de Vega[294], de peur de m'égarer dans les détours de tant
d'intriques que fait notre Menteur. En un mot, ce n'est
ici qu'une copie d'un excellent original qu'il a mis au jour
sous le titre de la Verdad sospechosa[295]; et me fiant sur
notre Horace, qui donne liberté de tout oser aux poëtes
ainsi qu'aux peintres[296], j'ai cru que nonobstant la guerre
des deux couronnes, il m'étoit permis de trafiquer en
Espagne. Si cette sorte de commerce étoit un crime, il y
a longtemps que je serois coupable, je ne dis pas seulement
pour le Cid, où je me suis aidé de don Guillen de
Castro, mais aussi pour Médée, dont je viens de parler,
et pour Pompée même, où pensant me fortifier du secours
de deux Latins, j'ai pris celui de deux Espagnols,
Sénèque et Lucain étant tous deux de Cordoue. Ceux qui
ne voudront pas me pardonner cette intelligence avec nos
ennemis approuveront du moins que je pille chez eux;
et soit qu'on fasse passer ceci pour un larcin ou pour
un emprunt, je m'en suis trouvé si bien, que je n'ai pas
envie que ce soit le dernier que je ferai chez eux. Je crois
que vous en serez d'avis, et ne m'en estimerez pas moins.
Je suis,
MONSIEUR,
Votre très-humble serviteur,
Corneille.
AU LECTEUR[297].
Bien que cette comédie et celle qui la suit soient toutes
deux de l'invention de Lope de Vega[298], je ne vous les
donne point dans le même ordre que je vous ai donné le
Cid et Pompée, dont en l'un vous avez vu les vers espagnols,
et en l'autre les latins, que j'ai traduits ou imités de
Guillen de Castro et de Lucain. Ce n'est pas que je n'aye
ici emprunté beaucoup de choses de cet admirable original;
mais comme j'ai entièrement dépaysé les sujets
pour les habiller à la françoise, vous trouveriez si peu de
rapport entre l'espagnol et le françois, qu'au lieu de
satisfaction vous n'en recevriez que de l'importunité.
Par exemple, tout ce que je fais conter à notre Menteur
des guerres d'Allemagne, où il se vante d'avoir été,
l'Espagnol le lui fait dire du Pérou et des Indes, dont il
fait le nouveau revenu; et ainsi de la plupart des autres
incidents, qui bien qu'ils soient imités de l'original,
n'ont presque point de ressemblance avec lui pour les
pensées, ni pour les termes qui les expriment. Je me
contenterai donc de vous avouer que les sujets sont entièrement
de lui, comme vous les trouverez dans la vingt
et deuxième partie de ses comédies[299]. Pour le reste, j'en
ai pris tout ce qui s'est pu accommoder à notre usage;
et s'il m'est permis de dire mon sentiment touchant
une chose où j'ai si peu de part, je vous avouerai en
même temps que l'invention de celle-ci me charme tellement,
que je ne trouve rien à mon gré qui lui soit comparable
en ce genre, ni parmi les anciens, ni parmi les
modernes. Elle est toute spirituelle depuis le commencement
jusqu'à la fin, et les incidents si justes et si gracieux,
qu'il faut être, à mon avis, de bien mauvaise humeur
pour n'en approuver pas la conduite, et n'en aimer
pas la représentation.
Je me défierois peut-être de l'estime extraordinaire
que j'ai pour ce poëme, si je n'y étois confirmé par celle
qu'en a faite un des premiers hommes de ce siècle, et
qui non-seulement est le protecteur des savantes muses
dans la Hollande, mais fait voir encore par son propre
exemple que les grâces de la poésie ne sont pas incompatibles
avec les plus hauts emplois de la politique et les
plus nobles fonctions d'un homme d'État. Je parle de
M. de Zuylichem[300], secrétaire des commandements de
Monseigneur le prince d'Orange. C'est lui que MM. Heinsius
et Balzac ont pris comme pour arbitre de leur fameuse
querelle[301], puisqu'ils lui ont adressé l'un et l'autre leurs
doctes dissertations, et qui n'a pas dédaigné de montrer
au public l'état qu'il fait de cette comédie par deux épigrammes,
l'un[302] françois et l'autre latin, qu'il a mis au
devant de l'impression qu'en ont faite les Elzéviers, à
Leyden[303]. Je vous les donne ici d'autant plus volontiers,
que n'ayant pas l'honneur d'être connu de lui, son témoignage
ne peut être suspect, et qu'on n'aura pas lieu
de m'accuser de beaucoup de vanité pour en avoir fait
parade, puisque toute la gloire qu'il m'y donne doit
être attribuée au grand Lope de Vega, que peut-être il
ne connoissoit pas pour le premier auteur de cette merveille
de théâtre.
HOMMAGES ADRESSÉS A CORNEILLE
IN PRÆSTANTISSIMI POETÆ GALLICI
CORNELII
COMOEDIAM QUÆ INSCRIBITUR
MENDAX[304].
Gravi cothurno torvus, orchestra truci
Dudum cruentus, Galliæ justus stupor
Audivit et vatum decus Cornelius.
Laudem poetæ num mereret comici
Pari nitore et elegantia, fuit
Qui disputaret, et negarunt inscii;
Et mos gerendus insciis semel fuit;
Et, ecce, gessit, mentiendi gratia
Facetiisque, quas Terentius, pater
Amœnitatum, quas Menander, quas merum
Nectar Deorum Plautus et mortalium,
Si sæculo reddantur, agnoscant suas,
Et quas negare non graventur non suas.
Tandem poeta est: fraude, fuco, fabula,
Mendace scena vindicavit se sibi.
Cui Stagiræ venit in mentem, putas,
Quis qua præivit supputator algebra,
Quis cogitavit illud Euclides prior,
Probare rem verissimam mendacio?
A MONSIEUR
CORNEILLE,
SUR SA COMÉDIE
LE MENTEUR[306].
Eh bien! ce beau Menteur, cette pièce fameuse,
Qui étonne le Rhin et fait rougir la Meuse,
Et le Tage et le Pô, et le Tibre romain,
De n'avoir rien produit d'égal à cette main,
A ce Plaute rené, à ce nouveau Térence,
La trouve-t-on si loin ou de l'indifférence
Ou du juste mépris des savants d'aujourd'hui?
Je tiens tout au rebours qu'elle a besoin d'appui,
De grâce, de pitié, de faveur affétée,
D'extrême charité, de louange empruntée.
Elle est plate, elle est fade, elle manque de sel,
De pointe et de vigueur; et n'y a carrousel
Où la rage et le vin n'enfante des Corneilles
Capables de fournir de plus fortes merveilles.
Qu'ai-je dit? Ah! Corneille, aime mon repentir;
Ton excellent Menteur m'a porté à mentir.
Il m'a rendu le faux si doux et si aimable,
Que sans m'en aviser, j'ai vu le véritable
Ruiné de crédit, et ai cru constamment
N'y avoir plus d'honneur qu'à mentir vaillamment.
Après tout, le moyen de s'en pouvoir dédire?
A moins que d'en mentir, je n'en pouvois rien dire.
La plus haute pensée au bas de sa valeur
Devenoit injustice et injure à l'auteur.
Qu'importe donc qu'on mente, ou que d'un foible éloge
A toi et ton Menteur faussement on déroge?
Qu'importe que les Dieux se trouvent irrités
De mensonges ou bien de fausses vérités?
EXAMEN.
Cette pièce est en partie traduite, en partie imitée de
l'espagnol. Le sujet m'en semble si spirituel et si bien
tourné, que j'ai dit souvent que je voudrois avoir donné
les deux plus belles que j'aye faites, et qu'il fût de mon
invention. On l'a attribué au fameux Lope de Végue[307]; mais
il m'est tombé depuis peu entre les mains un volume de
don Juan d'Alarcon, où il prétend que cette comédie est
à lui, et se plaint des imprimeurs qui l'ont fait courir
sous le nom d'un autre[308]. Si c'est son bien, je n'empêche
pas qu'il ne s'en ressaisisse. De quelque main que parte
cette comédie, il est constant qu'elle est très-ingénieuse;
et je n'ai rien vu dans cette langue qui m'aye satisfait
davantage. J'ai tâché de la réduire à notre usage et dans
nos règles; mais il m'a fallu forcer mon aversion pour les
a parte[309], dont je n'aurois pu la purger sans lui faire
perdre une bonne partie de ses beautés[310]. Je les ai faits
les plus courts que j'ai pu, et je me les suis permis rarement
sans laisser deux acteurs ensemble qui s'entretiennent
tout bas cependant que[311] d'autres disent ce que
ceux-là ne doivent pas écouter. Cette duplicité d'action
particulière ne rompt point l'unité de la principale, mais
elle gêne un peu l'attention de l'auditeur, qui ne sait à
laquelle s'attacher, et qui se trouve obligé de séparer aux
deux ce qu'il est accoutumé de donner à une. L'unité de
lieu s'y trouve, en ce que tout s'y passe dans Paris; mais
le premier acte est dans les Tuileries, et le reste à la
place Royale[312]. Celle de jour n'y est pas forcée, pourvu
qu'on lui laisse les vingt et quatre heures[313] entières[314].
Quant à celle d'action, je ne sais s'il n'y a point quelque
chose à dire, en ce que Dorante aime Clarice dans toute
la pièce et épouse Lucrèce à la fin, qui par là ne répond
pas à la protase. L'auteur espagnol lui donne ainsi
le change pour punition de ses menteries, et le réduit
à épouser par force cette Lucrèce qu'il n'aime point.
Comme il se méprend toujours au nom, et croit que Clarice
porte celui-là, il lui présente la main quand on lui
a accordé l'autre, et dit hautement, quand on l'avertit
de son erreur, que s'il s'est trompé au nom, il ne se
trompe point à la personne. Sur quoi, le père de Lucrèce
le menace de le tuer s'il n'épouse sa fille après l'avoir demandée
et obtenue; et le sien propre lui fait la même menace.
Pour moi, j'ai trouvé cette manière de finir un peu
dure, et cru qu'un mariage moins violenté seroit plus au
goût de notre auditoire. C'est ce qui m'a obligé à lui donner
une pente vers la personne de Lucrèce au cinquième
acte, afin qu'après qu'il a reconnu sa méprise aux noms,
il fasse de nécessité vertu de meilleure grâce, et que la comédie
se termine avec pleine tranquillité de tous côtés.
LISTE DES ÉDITIONS QUI ONT ÉTÉ COLLATIONNÉES
POUR LES VARIANTES DU MENTEUR.
ÉDITIONS SÉPARÉES.
RECUEILS.
- 1648 in-12;
- 1652 in-12;
- 1654 in-12;
- 1656 in-12;
- 1660 in-8o;
- 1663 in-fol.;
- 1664 in-8o;
- 1668 in-12;
- 1682 in-12.
ACTEURS.
| GÉRONTE, |
père de Dorante[315]. |
| DORANTE, |
fils de Géronte. |
| ALCIPPE, |
ami de Dorante et amant de Clarice. |
| PHILISTE, |
ami de Dorante et d'Alcippe. |
| CLARICE, |
maîtresse d'Alcippe. |
| LUCRÈCE[316], |
amie de Clarice. |
| ISABELLE, |
suivante de Clarice. |
| SABINE, |
femme de chambre de Lucrèce. |
| CLITON, |
valet de Dorante. |
| LYCAS, |
valet d'Alcippe. |
La scène est à Paris.[317]
LE MENTEUR.
COMÉDIE.
SCÈNE PREMIÈRE.
DORANTE, CLITON.
A la fin j'ai quitté la robe pour l'épée:
L'attente où j'ai vécu n'a point été trompée;
Mon père a consenti que je suive mon choix,
Et j'ai fait banqueroute à ce fatras de lois
[319].
Mais puisque nous voici dedans les Tuileries,5
Le pays du beau monde et des galanteries,
Dis-moi, me trouves-tu bien fait en cavalier?
Ne vois-tu rien en moi qui sente l'écolier
[320]?
Comme il est malaisé qu'aux royaumes
[321] du
Code
On apprenne à se faire un visage à la mode,10
J'ai lieu d'appréhender....
Ne craignez rien pour vous:
Vous ferez en une heure ici mille jaloux.
Ce visage et ce port n'ont point l'air de l'école,
Et jamais comme vous on ne peignit Bartole
[322]:
Je prévois du malheur pour beaucoup de maris.15
Mais que vous semble encor maintenant de Paris?
J'en trouve l'air bien doux, et cette loi bien rude
Qui m'en avoit banni sous prétexte d'étude.
Toi qui sais les moyens de s'y bien divertir,
Ayant eu le bonheur de n'en jamais sortir
[323],
20
Dis-moi comme en ce lieu l'on gouverne les dames.
C'est là le plus beau soin qui vienne aux belles âmes,
Disent les beaux esprits. Mais sans faire le fin,
Vous avez l'appétit ouvert de bon matin:
D'hier au soir seulement vous êtes dans la ville,25
Et vous vous ennuyez déjà d'être inutile!
Votre humeur sans emploi ne peut passer un jour,
Et déjà vous cherchez à pratiquer l'amour!
Je suis auprès de vous en fort bonne posture
De passer pour un homme à donner tablature;30
J'ai la taille d'un maître en ce noble métier,
Et je suis, tout au moins, l'intendant du quartier.
Ve t'effarouche point: je ne cherche, à vrai dire,
Que quelque connoissance où l'on se plaise à rire,
Qu'on puisse visiter par divertissement,35
Où l'on puisse en douceur couler quelque moment.
Pour me connoître mal, tu prends mon sens à gauche.
J'entends, vous n'êtes pas un homme de débauche,
Et tenez celles-là trop indignes de vous
Que le son d'un écu rend traitables à tous.40
Aussi que vous cherchiez de ces sages coquettes
Où peuvent tous venants débiter leurs fleurettes
[324],
Mais qui ne font l'amour que de babil et d'yeux,
Vous êtes d'encolure à vouloir un peu mieux.
Loin de passer son temps, chacun le perd chez elles;45
Et le jeu, comme on dit, n'en vaut pas les chandelles.
Mais ce seroit pour vous un bonheur sans égal
Que ces femmes de bien qui se gouvernent mal,
Et de qui la vertu, quand on leur fait service,
N'est pas incompatible avec un peu de vice.50
Vous en verrez ici de toutes les façons.
Ne me demandez point cependant de leçons
[325]:
Ou je me connois mal à voir votre visage,
Ou vous n'en êtes pas à votre apprentissage;
Vos lois ne régloient pas si bien tous vos desseins55
Que vous eussiez toujours un portefeuille aux mains.
A ne rien déguiser, Cliton, je te confesse
Qu'à Poitiers j'ai vécu comme vit la jeunesse;
J'étois en ces lieux-là de beaucoup de métiers;
Mais Paris, après tout, est bien loin de Poitiers.60
Le climat différent veut une autre méthode;
Ce qu'on admire ailleurs est ici hors de mode
[326]:
La diverse façon de parler et d'agir
Donne aux nouveaux venus souvent de quoi rougir.
Chez les provinciaux on prend ce qu'on rencontre;65
Et là, faute de mieux, un sot passe à la montre
[327].
Mais il faut à Paris bien d'autres qualités:
On ne s'éblouit point de ces fausses clartés;
Et tant d'honnêtes gens, que l'on y voit ensemble,
Font qu'on est mal reçu, si l'on ne leur ressemble.70
Connoissez mieux Paris, puisque vous en parlez.
Paris est un grand lieu plein de marchands mêlés;
L'effet n'y répond pas toujours à l'apparence:
On s'y laisse duper autant qu'en lieu de France;
Et parmi tant d'esprits plus polis et meilleurs,75
Il y croît des badauds autant et plus qu'ailleurs.
Dans la confusion que ce grand monde apporte,
Il y vient de tous lieux des gens de toute sorte;
Et dans toute la France il est fort peu d'endroits
Dont il n'ait le rebut aussi bien que le choix.80
Comme on s'y connoît mal, chacun s'y fait de mise
[328],
Et vaut communément autant comme il se prise:
De bien pires que vous s'y font assez valoir.
Mais pour venir au point que vous voulez savoir,
Êtes-vous libéral?
Je ne suis point avare.85
C'est un secret d'amour et bien grand et bien rare;
Mais il faut de l'adresse à le bien débiter.
Autrement on s'y perd au lieu d'en profiter.
Tel donne à pleines mains qui n'oblige personne:
La façon de donner vaut mieux que ce qu'on donne
[329].
90
L'un perd exprès au jeu son présent déguisé;
L'autre oublie un bijou qu'on auroit refusé.
Un lourdaud libéral auprès d'une maîtresse
Semble donner l'aumône alors qu'il fait largesse;
Et d'un tel contre-temps il fait tout ce qu'il fait,95
Que quand il tâche à plaire, il offense en effet.
Laissons là ces lourdauds contre qui tu déclames,
Et me dis seulement si tu connois ces dames.
Non: cette marchandise est de trop bon aloi;
Ce n'est point là gibier à des gens comme moi;100
Il est aisé pourtant d'en savoir des nouvelles,
Et bientôt leur cocher m'en dira des plus belles.
Penses-tu qu'il t'en dise?
Assez pour en mourir:
Puisque c'est un cocher, il aime à discourir.
SCÈNE II.
DORANTE, CLARICE, LUCRÈCE, ISABELLE.
CLARICE,
faisant un faux pas, et comme se laissant choir[330].
DORANTE, lui donnant la main.
Ce malheur me rend un favorable office,105
Puisqu'il me donne lieu de ce petit service;
Et c'est pour moi, Madame, un bonheur souverain
Que cette occasion de vous donner la main.
L'occasion ici fort peu vous favorise,
Et ce foible bonheur ne vaut pas qu'on le prise.110
Il est vrai, je le dois tout entier au hasard:
Mes soins ni vos desirs n'y prennent point de part;
Et sa douceur mêlée avec cette amertume
Ne me rend pas le sort plus doux que de coutume,
Puisqu'enfin ce bonheur, que j'ai si fort prisé,115
A mon peu de mérite eût été refusé.
S'il a perdu sitôt ce qui pouvoit vous plaire,
Je veux être à mon tour d'un sentiment contraire,
Et crois qu'on doit trouver plus de félicité
A posséder un bien sans l'avoir mérité.120
J'estime plus un don qu'une reconnoissance:
Qui nous donne fait plus que qui nous récompense;
Et le plus grand bonheur au mérite rendu
Ne fait que nous payer de ce qui nous est dû.
La faveur qu'on mérite est toujours achetée;125
L'heur en croît d'autant plus, moins elle est méritée;
Et le bien où sans peine elle fait parvenir
Par le mérite à peine auroit pu s'obtenir.
Aussi ne croyez pas que jamais je prétende
Obtenir par mérite une faveur si grande:130
J'en sais mieux le haut prix; et mon cœur amoureux,
Moins il s'en connoît digne, et plus s'en tient heureux.
On me l'a pu toujours dénier sans injure;
Et si la recevant ce cœur même en murmure,
Il se plaint du malheur de ses félicités,135
Que le hasard lui donne, et non vos volontés.
Un amant a fort peu de quoi se satisfaire
Des faveurs qu'on lui fait sans dessein de les faire:
Comme l'intention seule en forme le prix,
Assez souvent sans elle on les joint au mépris,140
Jugez par là quel bien peut recevoir ma flamme
D'une main qu'on me donne en me refusant l'âme
Je la tiens, je la touche et je la touche en vain,
Si je ne puis toucher le cœur avec la main.
Cette flamme, Monsieur, est pour moi fort nouvelle, 145
Puisque j'en viens de voir la première étincelle.
Si votre cœur ainsi s'embrase en un moment,
Le mien ne sut jamais brûler si promptement
[331];
Mais peut-être, à présent que j'en suis avertie,
Le temps donnera place à plus de sympathie.150
Confessez cependant qu'à tort vous murmurez
Du mépris de vos feux, que j'avois ignorés.
SCÈNE III.
DORANTE, CLARICE, LUCRÈCE, ISABELLE,
CLITON.
C'est l'effet du malheur qui partout m'accompagne.
Depuis que j'ai quitté les guerres d'Allemagne,
C'est-à-dire du moins depuis un an entier,155
Je suis et jour et nuit dedans votre quartier;
Je vous cherche en tous lieux, au bal, aux promenades;
Vous n'avez que de moi reçu des sérénades;
Et je n'ai pu trouver que cette occasion
A vous entretenir de mon affection.160
Quoi! vous avez donc vu l'Allemagne et la guerre?
Je m'y suis fait quatre ans craindre comme un tonnerre
[332].
Et durant ces quatre ans
Il ne s'est fait combats, ni siéges importants,
Nos armes n'ont jamais remporté de victoire,165
Où cette main n'ait eu bonne part à la gloire:
Et même la gazette a souvent divulgués
[333]....
CLITON, le tirant par la basque.
Savez-vous bien, Monsieur, que vous extravaguez?
Vous rêvez, dis-je, ou....
Vous venez de Poitiers, ou je me donne au diable;170
Vous en revîntes hier.
DORANTE, à Cliton.
Te tairas-tu, maraud
[334]?
Mon nom dans nos succès s'étoit mis assez haut
Pour faire quelque bruit sans beaucoup d'injustice;
Et je suivrois encore un si noble exercice,
N'étoit que l'autre hiver, faisant ici ma cour,175
Je vous vis, et je fus retenu par l'amour.
Attaqué par vos yeux, je leur rendis les armes;
Je me fis prisonnier de tant d'aimables charmes;
Je leur livrai mon âme; et ce cœur généreux
Dès ce premier moment oublia tout pour eux.180
Vaincre dans les combats, commander dans l'armée,
De mille exploits fameux enfler ma renommée
[335],
Et tous ces nobles soins qui m'avoient su ravir,
Cédèrent aussitôt à ceux de vous servir.
ISABELLE, à Clarice, tout bas.
Madame, Alcippe vient; il aura de l'ombrage
[336].
185
Nous en saurons, Monsieur, quelque jour davantage.
Adieu.
Quoi? me priver sitôt de tout mon bien!
Nous n'avons pas loisir d'un plus long entretien;
Et malgré la douceur de me voir cajolée,
Il faut que nous fassions seules deux tours d'allée.190
Cependant accordez à mes vœux innocents
La licence d'aimer des charmes si puissants.
Un cœur qui veut aimer, et qui sait comme on aime,
N'en demande jamais licence qu'à soi-même.
SCÈNE IV.
DORANTE, CLITON.
J'en sais ce qu'on en peut savoir,195
La langue du cocher a fait tout son devoir
[337].
«La plus belle des deux, dit-il, est ma maîtresse,
Elle loge à la Place, et son nom est Lucrèce.»
Royale, et l'autre y loge aussi.
Il n'en sait pas le nom, mais j'en prendrai souci.200
Ne te mets point, Cliton, en peine de l'apprendre.
Celle qui m'a parlé, celle qui m'a su prendre,
C'est Lucrèce, ce l'est sans aucun contredit:
Sa beauté m'en assure, et mon cœur me le dit.
Quoique mon sentiment doive respect au vôtre,205
La plus belle des deux, je crois que se soit l'autre.
Quoi? celle qui s'est tue, et qui dans nos propos
N'a jamais eu l'esprit de mêler quatre mots?
Monsieur, quand une femme a le don de se taire
[339],
Elle a des qualités au-dessus du vulgaire;210
C'est un effort du ciel qu'on a peine à trouver;
Sans un petit miracle il ne peut l'achever;
Et la nature souffre extrême violence
[340]
Lorsqu'il en fait d'humeur à garder le silence.
Pour moi, jamais l'amour n'inquiète mes nuits;215
Et quand le cœur m'en dit, j'en prends par où je puis;
Mais naturellement femme qui se peut taire
A sur moi tel pouvoir et tel droit de me plaire,
Qu'eût-elle en vrai magot tout le corps fagoté,
Je lui voudrois donner le prix de la beauté.220
C'est elle assurément qui s'appelle Lucrèce:
Cherchez un autre nom pour l'objet qui vous blesse;
Ce n'est point là le sien: celle qui n'a dit mot,
Monsieur, c'est la plus belle, ou je ne suis qu'un sot.
Je t'en crois sans jurer avec tes incartades
[341].
225
Mais voici les plus chers
[342] de mes vieux camarades:
Ils semblent étonnés, à voir leur action.
SCÈNE V.
DORANTE, ALCIPPE, PHILISTE, CLITON.
Quoi? sur l'eau la musique et la collation?
Oui, la collation avecque la musique.
C'est de quoi je suis mal éclairci.
DORANTE, les saluant.
Que mon bonheur est grand de vous revoir ici!
Le mien est sans pareil, puisque je vous embrasse.
J'ai rompu vos discours d'assez mauvaise grâce:
Vous le pardonnerez à l'aise de vous voir.235
Avec nous, de tout temps, vous avez tout pouvoir
[343].
Mais de quoi parliez-vous?
Achevez, je vous prie,
Et souffrez qu'à ce mot ma curiosité
Vous demande sa part de cette nouveauté.240
On dit qu'on a donné musique à quelque dame.
Souvent l'onde irrite la flamme.
Dans l'ombre de la nuit le feu se fait mieux voir:
Le temps étoit bien pris. Cette dame, elle est belle?245
Aux yeux de bien du monde elle passe pour telle.
Assez pour n'en rien dédaigner.
Quelque collation a pu l'accompagner?
Et vous ne savez point celui qui l'a donnée?250
Je ris de vous voir étonné
D'un divertissement que je me suis donné.
Et déjà vous avez fait maîtresse?
Si je n'en avois fait, j'aurois bien peu d'adresse,
Moi qui depuis un mois suis ici de retour
[344].
255
Il est vrai que je sors fort peu souvent de jour:
De nuit, incognito, je rends quelques visites;
Ainsi....
CLITON, à Dorante, à l'oreille.
Vous ne savez, Monsieur, ce que vous dites.
Tais-toi; si jamais plus tu me viens avertir....
J'enrage de me taire et d'entendre mentir!260
PHILISTE,
à Alcippe, tout bas[345].
Voyez qu'heureusement dedans cette rencontre
Votre rival lui-même à vous-même se montre.
Comme à mes chers amis je vous veux tout conter.
J'avois pris cinq bateaux pour mieux tout ajuster
[346];
Les quatre contenoient quatre chœurs de musique,265
Capables de charmer le plus mélancolique.
Au premier, violons; en l'autre, luths et voix;
Des flûtes, au troisième; au dernier, des hautbois,
Qui tour à tour dans l'air poussoient des harmonies
Dont on pourvoit nommer les douceurs infinies.270
Le cinquième étoit grand, tapissé tout exprès
De rameaux enlacés pour conserver le frais,
Dont chaque extrémité portoit un doux mélange
De bouquets de jasmin, de grenade et d'orange.
Je fis de ce bateau la salle du festin:275
Là je menai l'objet qui fait seul mon destin;
De cinq autres beautés la sienne fut suivie,
Et la collation fut aussitôt servie.
Je ne vous dirai point les différents apprêts,
Le nom de chaque plat, le rang de chaque mets:280
Vous saurez seulement qu'en ce lieu de délices
On servit douze plats, et qu'on fit six services,
Cependant que les eaux, les rochers et les airs
Répondoient aux accents de nos quatre concerts.
Après qu'on eut mangé, mille et mille fusées,285
S'élançant vers les cieux, ou droites ou croisées,
Firent un nouveau jour, d'où tant de serpenteaux
D'un déluge de flamme attaquèrent les eaux,
Qu'on crut que, pour leur faire une plus rude guerre,
Tout l'élément du feu tomboit du ciel en terre.290
Après ce passe-temps on dansa jusqu'au jour,
Dont le soleil jaloux avança le retour:
S'il eût pris notre avis, sa lumière importune
[347]
N'eût pas troublé sitôt ma petite fortune;
Mais n'étant pas d'humeur à suivre nos désirs,295
Il sépara la troupe et finit nos plaisirs.
Certes, vous avez grâce à conter ces merveilles;
Paris, tout grand qu'il est, en voit peu de pareilles.
J'avois été surpris; et l'objet de mes vœux
Ne m'avoit tout au plus donné qu'une heure ou deux.
Cependant l'ordre est rare, et la dépense belle.
Il s'est fallu passer à
[348] cette bagatelle:
Alors que le temps presse, on n'a pas à choisir.
Adieu: nous nous verrons avec plus de loisir.
ALCIPPE, à Philiste, en s'en allant.
Sans raison toutefois votre âme en est saisie:
Les signes du festin ne s'accordent pas bien.
Le lieu s'accorde, et l'heure; et le reste n'est rien.
SCÈNE VI.
DORANTE, CLITON.
Monsieur, puis-je à présent parler sans vous déplaire?
Je remets à ton choix de parler ou te taire
[349];
310
Mais quand tu vois quelqu'un ne fais plus l'insolent.
Votre ordinaire est-il de rêver en parlant?
J'appelle rêveries
Ce qu'en d'autres qu'un maître on nomme menteries;
Je parle avec respect.
Je le perds315
Quand je vous oy parler de guerre et de concerts.
Vous voyez sans péril nos batailles dernières,
Et faites des festins qui ne vous coûtent guères.
Pourquoi depuis un an vous feindre de retour?
J'en montre plus de flamme, et j'en fais mieux ma cour.
Qu'a de propre la guerre à montrer votre flamme?
Oh! le beau compliment à charmer une dame,
De lui dire d'abord: «J'apporte à vos beautés
Un cœur nouveau venu des universités;
Si vous avez besoin de lois et de rubriques,325
Je sais le Code entier avec les Authentiques,
Le
Digeste nouveau, le vieux, l'
Infortiat[350],
Ce qu'en a dit Jason, Balde, Accurse, Alciat
[351]!
Qu'un si riche discours nous rend considérables!
Qu'on amollit par là de cœurs inexorables!330
Qu'un homme à paragraphe est un joli galant!
On s'introduit bien mieux à titre de vaillant:
Tout le secret ne gît qu'en un peu de grimace,
A mentir à propos, jurer de bonne grâce,
Étaler force mots qu'elles n'entendent pas,335
Faire sonner Lamboy, Jean de Vert, et Galas
[352],
Nommer quelques châteaux de qui les noms barbares
Plus ils blessent l'oreille, et plus leur semblent rares,
Avoir toujours en bouche angles, lignes, fossés,
Vedette, contrescarpe, et travaux avancés
[353]:
340
Sans ordre et sans raison, n'importe, on les étonne;
On leur fait admirer les bayes qu'on leur donne
[354],
Et tel, à la faveur d'un semblable débit,
Passe pour homme illustre, et se met en crédit.
A qui vous veut ouïr, vous en faites bien croire;345
Mais celle-ci bientôt peut savoir votre histoire.
J'aurai déjà gagné chez elle quelque accès;
Et loin d'en redouter un malheureux succès,
Si jamais un fâcheux nous nuit par sa présence,
Nous pourrons sous ces mots être d'intelligence.350
Voilà traiter l'amour, Cliton, et comme il faut.
A vous dire le vrai, je tombe de bien haut.
Mais parlons du festin: Urgande et Mélusine
[355]
N'ont jamais sur-le-champ mieux fourni leur cuisine;
Vous allez au delà de leurs enchantements:355
Vous seriez un grand maître à faire des romans;
Ayant si bien en main le festin et la guerre,
Vos gens en moins de rien courroient toute la terre;
Et ce seroit pour vous des travaux forts légers
Que d'y mêler partout la pompe et les dangers
[356].
360
Ces hautes fictions vous sont bien naturelles.
J'aime à braver ainsi les conteurs de nouvelles;
Et sitôt que j'en vois quelqu'un s'imaginer
Que ce qu'il veut m'apprendre a de quoi m'étonner,
Je le sers aussitôt d'un conte imaginaire,365
Qui l'étonne lui-même, et le force à se taire.
Si tu pouvois savoir quel plaisir on a lors
De leur faire rentrer leurs nouvelles au corps....
Je le juge assez grand; mais enfin ces pratiques
Vous peuvent engager en de fâcheux intriques
[357].
370
Nous nous en tirerons; mais tous ces vains discours
[358]
M'empêchent de chercher l'objet de mes amours:
Tâchons de le rejoindre, et sache qu'à me suivre
Je t'apprendrai bientôt d'autres façons de vivre.
FIN DU PREMIER ACTE.
ACTE II
SCÈNE PREMIÈRE.
GÉRONTE, CLARICE, ISABELLE.
Je sais qu'il vaut beaucoup étant sorti de vous;375
Mais, Monsieur, sans le voir accepter un époux,
Par quelque haut récit qu'on en soit conviée,
C'est grande avidité de se voir mariée.
D'ailleurs, en recevoir visite et compliment
[359],
Et lui permettre accès en qualité d'amant,380
A moins qu'à vos projets un plein effet réponde,
Ce seroit trop donner à discourir au monde.
Trouvez donc un moyen de me le faire voir,
Sans m'exposer au blâme et manquer au devoir.
Oui, vous avez raison, belle et sage Clarice:385
Ce que vous m'ordonnez est la même justice
[360];
Et comme c'est à nous à subir votre loi,
Je reviens tout à l'heure, et Dorante avec moi.
Je le tiendrai longtemps dessous votre fenêtre,
Afin qu'avec loisir vous puissiez le connoître
[361],
390
Examiner sa taille, et sa mine, et son air,
Et voir quel est l'époux que je vous veux donner.
Il vint hier de Poitiers, mais il sent peu l'école;
Et si l'on pouvoit croire un père à sa parole,
Quelque écolier qu'il soit, je dirois qu'aujourd'hui395
Peu de nos gens de cour sont mieux taillés que lui.
Mais vous en jugerez après la voix publique.
Je cherche à l'arrêter, parce qu'il m'est unique,
Et je brûle surtout de le voir sous vos lois.
Vous m'honorez beaucoup d'un si glorieux choix:400
Je l'attendrai, Monsieur, avec impatience,
Et je l'aime déjà sur cette confiance.
SCÈNE II
ISABELLE, CLARICE[362].
Ainsi vous le verrez, et sans vous engager.
Mais pour le voir ainsi qu'en pourrai-je juger?
J'en verrai le dehors, la mine, l'apparence;405
Mais du reste, Isabelle, où prendre l'assurance;
Le dedans paroît mal en ces miroirs flatteurs;
Les visages souvent sont de doux imposteurs:
Que de défauts d'esprit se couvrent de leurs grâces,
Et que de beaux semblants cachent des âmes basses!
Les yeux en ce grand choix ont la première part
[363];
Mais leur déférer tout, c'est tout mettre au hasard:
Qui veut vivre en repos ne doit pas leur déplaire,
Mais sans leur obéir, il doit les satisfaire
[364],
En croire leur refus, et non pas leur aveu,415
Et sur d'autres conseils laisser naître son feu.
Cette chaîne, qui dure autant que notre vie,
Et qui devroit donner plus de peur que d'envie
[365],
Si l'on n'y prend bien garde, attache assez souvent
Le contraire au contraire, et le mort au vivant;420
Et pour moi, puisqu'il faut qu'elle me donne un maître,
Avant que l'accepter je voudrois le connoître,
Mais connoître dans l'âme.
Eh bien! qu'il parle à vous.
Alcippe le sachant en deviendrait jaloux.
Qu'importe qu'il le soit, si vous avez Dorante?425
Sa perte ne m'est pas encore indifférente;
Et l'accord de l'hymen entre nous concerté,
Si son père venoit, seroit exécuté.
Depuis plus de deux ans il promet et diffère:
Tantôt c'est maladie, et tantôt quelque affaire;430
Le chemin est mal sûr, ou les jours sont trop courts,
Et le bonhomme enfin ne peut sortir de Tours.
Je prends tous ces délais pour une résistance,
Et ne suis pas d'humeur à mourir de constance.
Chaque moment d'attente ôte de notre prix,435
Et fille qui vieillit tombe dans le mépris:
C'est un nom glorieux qui se garde avec honte;
Sa défaite est fâcheuse à moins que d'être prompte.
Le temps n'est pas un Dieu qu'elle puisse braver,
Et son honneur se perd à le trop conserver.440
Ainsi vous quitteriez Alcippe pour un autre
De qui l'humeur auroit de quoi plaire à la vôtre
[366]?
Oui, je le quitterois; mais pour ce changement
Il me faudroit en main avoir un autre amant
[367],
Savoir qu'il me fût propre, et que son hyménée445
Dût bientôt à la sienne unir ma destinée
[368].
Mon humeur sans cela ne s'y résout pas bien;
Car Alcippe, après tout, vaut toujours mieux que rien;
Son père peut venir, quelque longtemps qu'il tarde.
Pour en venir à bout sans que rien s'y hasarde
[369],
450
Lucrèce est votre amie, et peut beaucoup pour vous;
Elle n'a point d'amants qui deviennent jaloux
[370]:
Qu'elle écrive à Dorante, et lui fasse paroître
Qu'elle veut cette nuit le voir par sa fenêtre.
Comme il est jeune encore, on l'y verra voler;455
Et là, sous ce faux nom, vous pourrez lui parler
[371],
Sans qu'Alcippe jamais en découvre l'adresse,
Ni que lui-même pense à d'autres qu'à Lucrèce.
L'invention est belle, et Lucrèce aisément
Se résoudra pour moi d'écrire un compliment:460
J'admire ton adresse à trouver cette ruse
[372].
Puis-je vous dire encor que si je ne m'abuse,
Tantôt cet inconnu ne vous déplaisoit pas?
Ah, bon Dieu! si Dorante avoit autant d'appas,
Que d'Alcippe aisément il obtiendroit la place!465
Ne parlez point d'Alcippe; il vient.
Qu'il m'embarrasse!
Va pour moi chez Lucrèce, et lui dis mon projet,
Et tout ce qu'on peut dire en un pareil sujet
[373].
SCÈNE III.
CLARICE, ALCIPPE.
Ah! Clarice, ah! Clarice, inconstante! volage!
Auroit-il deviné déjà ce mariage?470
Alcippe, qu'avez-vous? qui vous fait soupirer?
Ce que j'ai, déloyale! et peux-tu l'ignorer
[375]?
Parle à ta conscience, elle devroit t'apprendre....
Parlez un peu plus bas, mon père va descendre.
Ton père va descendre, âme double et sans foi
[376]!
475
Confesse que tu n'as un père que pour moi.
La nuit, sur la rivière....
Eh bien! sur la rivière?
La nuit! quoi? qu'est-ce enfin?
Oui, la nuit toute entière.
Tu ne meurs pas de honte, entendant ces deux mots?
Mourir pour les entendre! et qu'ont-ils de funeste?
Tu peux donc les ouïr et demander le reste?
Ne saurois-tu rougir, si je ne te dis tout?
Tes passe-temps de l'un à l'autre bout.
Je meure, en vos discours si je puis rien comprendre!
Quand je te veux parler, ton père va descendre,
Il t'en souvient alors; le tour est excellent!
Mais pour passer la nuit auprès de ton galant
[377]....
Alcippe, êtes-vous fol
[378]?
Je n'ai plus lieu de l'être
[379],
A présent que le ciel me fait te mieux connoître.490
Oui, pour passer la nuit en danses et festin,
Être avec ton galant du soir jusqu'au matin.
(Je ne parle que d'hier), tu n'as point lors de père.
Rêvez-vous? raillez-vous? et quel est ce mystère?
Ce mystère est nouveau, mais non pas fort secret:495
Choisis une autre fois un amant plus discret;
Lui-même il m'a tout dit.
Continue, et fais bien l'ignorante.
Si je le vis jamais, et si je le connoi!...
Ne viens-je pas de voir son père avecque toi?500
Tu passes, infidèle, âme ingrate et légère,
La nuit avec le fils, le jour avec le père!
Son père, de vieux temps, est grand ami du mien.
Cette vieille amitié faisoit votre entretien?
Tu te sens convaincue, et tu m'oses répondre!505
Te faut-il quelque chose encor pour te confondre?
Alcippe, si je sais quel visage a le fils....
La nuit étoit fort noire alors que tu le vis.
Il ne t'a pas donné quatre chœurs de musique,
Une collation superbe et magnifique,510
Six services de rang, douze plats à chacun?
Son entretien alors t'étoit fort importun?
Quand ses feux d'artifice éclairoient le rivage,
Tu n'eus pas le loisir de le voir au visage?
Tu n'as pas avec lui dansé jusques au jour,515
Et tu ne l'as pas vu pour le moins au retour?
T'en ai-je dit assez? Rougis, et meurs de honte.
Je ne rougirai point pour le récit d'un conte.
Quoi! je suis donc un fourbe, un bizarre, un jaloux?
Quelqu'un a pris plaisir à se jouer de vous,520
Alcippe; croyez-moi.
Ne cherche point d'excuses;
Je connois tes détours, et devine tes ruses.
Adieu: suis ton Dorante, et l'aime désormais;
Laisse en repos Alcippe, et n'y pense jamais.
Ton père va descendre.525
Non, il ne descend point, et ne peut nous entendre;
Et j'aurai tout loisir de vous désabuser.
Je ne t'écoute point, à moins que m'épouser,
A moins qu'en attendant le jour du mariage
[380],
M'en donner ta parole et deux baisers en gage
[381].
530
Pour me justifier vous demandez de moi,
Alcippe?
Deux baisers, et ta main, et ta foi.
Résous-toi, sans plus me faire attendre.
Je n'ai pas le loisir, mon père va descendre.
SCÈNE IV.
ALCIPPE.
Va, ris de ma douleur alors que je te perds;535
Par ces indignités romps toi-même mes fers;
Aide mes feux trompés à se tourner en glace;
Aide un juste courroux à se mettre en leur place.
Je cours à la vengeance, et porte à ton amant
Le vif et prompt effet de mon ressentiment
[382].
540
S'il est homme de cœur, ce jour même nos armes
Régleront par leur sort tes plaisirs ou tes larmes
[383];
Et plutôt que le voir possesseur de mon bien,
Puissé-je dans son sang voir couler tout le mien!
Le voici, ce rival, que son père t'amène:545
Sa vue accroît l'ardeur dont je me sens brûler:
Mais ce n'est pas ici qu'il faut le quereller
[384].
SCÈNE V.
GÉRONTE, DORANTE, CLITON.
Dorante, arrêtons-nous; le trop de promenade
Me mettroit hors d'haleine, et me feroit malade.550
Que l'ordre est rare et beau de ces grands bâtiments!
Paris semble à mes yeux un pays de romans.
J'y croyois ce matin voir une île enchantée
[385]:
Je la laissai déserte, et la trouve habitée;
Quelque Amphion nouveau, sans l'aide des maçons,555
En superbes palais a changé ses buissons.
Paris voit tous les jours de ces métamorphoses:
Dans tout le Pré-aux-Clercs tu verras mêmes choses
[386];
Et l'univers entier ne peut rien voir d'égal
Aux superbes dehors du palais Cardinal
[387].
560
Toute une ville entière, avec pompe bâtie,
Semble d'un vieux fossé par miracle sortie,
Et nous fait présumer, à ses superbes toits,
Que tous ses habitants sont des dieux ou des rois.
Mais changeons de discours. Tu sais combien je t'aime?
Je chéris cet honneur bien plus que le jour même.
Comme de mon hymen il n'est sorti que toi,
Et que je te vois prendre un périlleux emploi,
Où l'ardeur pour la gloire à tout oser convie
[388],
Et force à tous moments de négliger la vie,570
Avant qu'aucun malheur te puisse être avenu,
Pour te faire marcher un peu plus retenu,
Je te veux marier.
Je t'ai voulu choisir moi-même une maîtresse,
Honnête, belle, riche
[389].
Ah! pour la bien choisir,575
Mon père, donnez-vous un peu plus de loisir.
Je la connois assez: Clarice est belle et sage
Autant que dans Paris il en soit de son âge;
Son père de tout temps est mon plus grand ami,
Et l'affaire est conclue.
Ah! Monsieur, j'en frémi
[390]:
580
D'un fardeau si pesant accabler ma jeunesse!
Fais ce que je t'ordonne.
Il faut jouer d'adresse.
Quoi? Monsieur, à présent qu'il faut dans les combats
Acquérir quelque nom, et signaler mon bras....
Avant qu'être au hasard un autre bras t'immole,585
Je veux dans ma maison avoir qui m'en console;
Je veux qu'un petit-fils puisse y tenir ton rang
[391],
Soutenir ma vieillesse, et réparer mon sang:
En un mot, je le veux.
Mais s'il est impossible
[392]?
590
Souffrez qu'aux yeux de tous
Pour obtenir pardon j'embrasse vos genoux.
Je suis....
Je suis donc marié, puisqu'il faut que j'achève.
On m'a violenté:595
Vous ferez tout casser par votre autorité,
Mais nous fûmes tous deux forcés à l'hyménée
Par la fatalité la plus inopinée....
Ah! si vous le saviez
[393]!
Elle est de fort bon lieu, mon père; et pour son bien,
S'il n'est du tout si grand que votre humeur souhaite....
Sachons, à cela près, puisque c'est chose faite.
Elle se nomme?
Orphise; et son père, Armédon.
Je n'ai jamais ouï ni l'un ni l'autre nom.
Mais poursuis.
Je la vis presque à mon arrivée.605
Une âme de rocher ne s'en fût pas sauvée,
Tant elle avoit d'appas, et tant son œil vainqueur
Par une douce force assujettit mon cœur!
Je cherchai donc chez elle à faire connoissance;
Et les soins obligeants de ma persévérance610
Surent plaire de sorte à cet objet charmant,
Que j'en fus en six mois autant aimé qu'amant.
J'en reçus des faveurs secrètes, mais honnêtes;
Et j'étendis si loin mes petites conquêtes,
Qu'en son quartier souvent je me coulois sans bruit,615
Pour causer avec elle une part de la nuit.
Un soir que je venois de monter dans sa chambre
(Ce fut, s'il m'en souvient, le second de septembre;
Oui, ce fut ce jour-là que je fus attrapé),
Ce soir même son père en ville avoit soupé;620
Il monte à son retour, il frappe à la porte: elle
Transit, rougit, pâlit, me cache en sa ruelle,
Ouvre enfin, et d'abord (qu'elle eut d'esprit et d'art!)
Elle se jette au cou
[394] de ce pauvre vieillard,
Dérobe en l'embrassant son désordre à sa vue:625
Il se sied; il lui dit qu'il veut la voir pourvue;
Lui propose un parti qu'on lui venoit d'offrir.
Jugez combien mon cœur avoit lors à souffrir!
Par sa réponse adroite elle sut si bien faire,
Que sans m'inquiéter elle plut à son père.630
Ce discours ennuyeux enfin se termina;
Le bonhomme partoit quand ma montre sonna
[395];
Et lui, se retournant vers sa fille étonnée:
«Depuis quand cette montre? et qui vous l'a donnée?
—Acaste, mon cousin, me la vient d'envoyer,635
Dit-elle, et veut ici la faire nettoyer,
N'ayant point d'horlogiers
[396] au lieu de sa demeure:
Elle a déjà sonné deux fois en un quart d'heure.
—Donnez-la-moi, dit-il, j'en prendrai mieux le soin.»
Alors pour me la prendre elle vient en mon coin:640
Je la lui donne en main; mais, voyez ma disgrâce,
Avec mon pistolet le cordon s'embarrasse,
Fait marcher le déclin: le feu prend, le coup part;
Jugez de notre trouble à ce triste hasard.
Elle tombe par terre; et moi, je la crus morte.645
Le père épouvanté gagne aussitôt la porte;
Il appelle au secours, il crie à l'assassin:
Son fils et deux valets me coupent le chemin.
Furieux de ma perte, et combattant de rage,
Au milieu de tous trois je me faisois passage,650
Quand un autre malheur de nouveau me perdit;
Mon épée en ma main en trois morceaux rompit.
Désarmé, je recule, et rentre: alors Orphise,
De sa frayeur première aucunement remise,
Sait prendre un temps si juste en son reste d'effroi,655
Qu'elle pousse la porte et s'enferme avec moi.
Soudain nous entassons, pour défenses nouvelles,
Bancs, tables, coffres, lits, et jusqu'aux escabelles:
Nous nous barricadons, et dans ce premier feu,
Nous croyons gagner tout à différer un peu
[397].
660
Mais comme à ce rempart l'un et l'autre travaille,
D'une chambre voisine on perce la muraille:
Alors me voyant pris, il fallut composer.
(Ici[398] Clarice les voit de sa fenêtre; et Lucrèce,
avec Isabelle, les voit aussi de la sienne.)
C'est-à-dire en françois qu'il fallut l'épouser?
Les siens m'avoient trouvé de nuit seul avec elle,665
Ils étoient les plus forts, elle me sembloit belle,
Le scandale étoit grand, son honneur se perdoit;
A ne le faire pas ma tête en répondoit;
Ses grands efforts pour moi, son péril, et ses larmes,
A mon cœur amoureux étoient de nouveaux charmes:
Donc, pour sauver ma vie ainsi que son honneur
[399],
Et me mettre avec elle au comble du bonheur,
Je changeai d'un seul mot la tempête en bonace,
Et fis ce que tout autre auroit fait en ma place.
Choisissez maintenant de me voir ou mourir,675
Ou posséder un bien qu'on ne peut trop chérir.
Non, non, je ne suis pas si mauvais que tu penses,
Et trouve en ton malheur de telles circonstances,
Que mon amour t'excuse; et mon esprit touché
Te blâme seulement de l'avoir trop caché.680
Le peu de bien qu'elle a me faisoit vous le taire.
Je prends peu garde au bien, afin d'être bon père.
Elle est belle, elle est sage, elle sort de bon lieu,
Tu l'aimes, elle t'aime; il me suffit. Adieu:
Je vais me dégager du père de Clarice.685
SCÈNE VI.
DORANTE, CLITON.
Que dis-tu de l'histoire, et de mon artifice?
Le bonhomme en tient-il? m'en suis-je bien tiré?
Quelque sot en ma place y seroit demeuré;
Il eût perdu le temps à gémir et se plaindre,
Et malgré son amour, se fût laissé contraindre.690
Oh! l'utile secret que mentir à propos
[400]!
Quoi? ce que vous disiez n'est pas vrai?
Pas deux mots;
Et tu ne viens d'ouïr qu'un trait de gentillesse
Pour conserver mon âme et mon cœur à Lucrèce.
Quoi? la montre, l'épée, avec le pistolet....695
Obligez, Monsieur, votre valet:
Quand vous voudrez jouer de ces grands coups de maître,
Donnez-lui quelque signe à les pouvoir connoître;
Quoique bien averti, j'étois dans le panneau.
Va, n'appréhende pas d'y tomber de nouveau:700
Tu seras de mon cœur l'unique secrétaire,
Et de tous mes secrets le grand dépositaire.
Avec ces qualités j'ose bien espérer
Qu'assez malaisément je pourrai m'en parer.
Mais parlons de vos feux. Certes cette maîtresse....705
SCÈNE VII.
DORANTE, CLITON, SABINE.
(Elle lui donne un billet[401].)
DORANTE,
après l'avoir lu[402].
Dis-lui que j'y viendrai.
(Sabine rentre, et Dorante continue.)
Doute encore, Cliton,
A laquelle des deux appartient ce beau nom.
Lucrèce sent sa part des feux qu'elle fait naître,
Et me veut cette nuit parler par sa fenêtre.710
Dis encor que c'est l'autre, ou que tu n'es qu'un sot.
Qu'auroit l'autre à m'écrire, à qui je n'ai dit mot?
Monsieur, pour ce sujet n'ayons point de querelle:
Cette nuit, à la voix, vous saurez si c'est elle.
Coule-toi là dedans, et de quelqu'un des siens715
Sache subtilement sa famille et ses biens.
SCÈNE VIII.
DORANTE, LYCAS.
LYCAS, lui présentant un billet.
(Il continue, après avoir lu tout bas le billet.)
J'ignore quelle offense
Peut d'Alcippe avec moi rompre l'intelligence;
Mais n'importe, dis-lui que j'irai volontiers.
Je te suis.
(Lycas rentre, et Dorante continue seul.)
Je revins hier au soir de Poitiers,720
D'aujourd'hui seulement je produis mon visage,
Et j'ai déjà querelle, amour et mariage:
Pour un commencement ce n'est point mal trouvé.
Vienne encore un procès, et je suis achevé.
Se charge qui voudra d'affaires plus pressantes,725
Plus en nombre à la fois et plus embarrassantes:
Je pardonne à qui mieux s'en pourra démêler.
Mais allons voir celui qui m'ose quereller.
FIN DU SECOND ACTE.
ACTE III.
SCÈNE PREMIÈRE.
DORANTE, ALCIPPE, PHILISTE.
Oui, vous faisiez tous deux en hommes de courage,
Et n'aviez l'un ni l'autre aucun désavantage.730
Je rends grâces au ciel de ce qu'il a permis
Que je sois survenu pour vous refaire amis,
Et que, la chose égale, ainsi je vous sépare:
Mon heur en est extrême, et l'aventure rare
[404].
L'aventure est encor bien plus rare pour moi,735
Qui lui foisois raison sans avoir su de quoi
[405].
Mais, Alcippe, à présent tirez-moi hors de peine:
Quel sujet aviez-vous de colère ou de haine?
Quelque mauvais rapport m'auroit-il pu noircir?
Dites, que devant lui je vous puisse éclaircir.740
Plus je me considère
[406],
Moins je découvre en moi ce qui vous peut déplaire.
Eh bien! puisqu'il vous faut parler plus clairement,
Depuis plus de deux ans j'aime secrètement;
Mon affaire est d'accord, et la chose vaut faite;745
Mais pour quelque raison nous la tenons secrète.
Cependant à l'objet qui me tient sous sa loi,
Et qui sans me trahir ne peut être qu'à moi,
Vous avez donné bal, collation, musique;
Et vous n'ignorez pas combien cela me pique,750
Puisque, pour me jouer un si sensible tour,
Vous m'avez à dessein caché votre retour,
Et n'avez aujourd'hui quitté votre embuscade
[407]
Qu'afin de m'en conter l'histoire par bravade.
Ce procédé m'étonne, et j'ai lieu de penser755
Que vous n'avez rien fait qu'afin de m'offenser.
Si vous pouviez encor douter de mon courage,
Je ne vous guérirois ni d'erreur ni d'ombrage,
Et nous nous reverrions, si nous étions rivaux;
Mais comme vous savez tous deux ce que je vaux,760
Écoutez en deux mots l'histoire démêlée:
Celle que cette nuit sur l'eau j'ai régalée
N'a pu vous donner lieu de devenir jaloux;
Car elle est mariée, et ne peut être à vous.
Depuis peu pour affaire elle est ici venue,765
Et je ne pense pas qu'elle vous soit connue.
Je suis ravi, Dorante, en cette occasion,
De voir finir sitôt notre division
[408].
Alcippe, une autre fois donnez moins de croyance
Aux premiers mouvements de votre défiance;770
Jusqu'à mieux savoir tout sachez vous retenir
[409],
Et ne commencez plus par où l'on doit finir.
Adieu: je suis à vous.
SCÈNE II.
ALCIPPE, PHILISTE.
Hélas! je sors d'un mal pour tomber dans un pire.
Cette collation, qui l'aura pu donner?775
A qui puis-je m'en prendre? et que m'imaginer?
Que l'ardeur de Clarice est égale à vos flammes.
Cette galanterie étoit pour d'autres dames.
L'erreur de votre page a causé votre ennui;
S'étant trompé lui-même, il vous trompe après lui.780
J'ai tout su de lui-même et des gens de Lucrèce
[410].
Il avoit vu chez elle entrer votre maîtresse;
Mais il n'avoit pas vu
[411] qu'Hippolyte et Daphné
Ce jour-là, par hasard, chez elle avoient dîné.
Il les en voit sortir, mais à coiffe abattue
[412],
785
Et sans les approcher il suit de rue en rue;
Aux couleurs, au carrosse, il ne doute de rien;
Tout étoit à Lucrèce, et le dupe si bien,
Que prenant ces beautés pour Lucrèce et Clarice,
Il rend à votre amour un très-mauvais service.790
Il les voit donc aller jusques au bord de l'eau,
Descendre de carrosse, entrer dans un bateau;
Il voit porter des plats, entend quelque musique
(A ce que l'on m'a dit, assez mélancolique).
Mais cessez
[413] d'en avoir l'esprit inquiété;
795
Car enfin le carrosse avoit été prêté:
L'avis se trouve faux; et ces deux autres belles
Avoient en plein repos passé la nuit chez elles.
Quel malheur est le mien! Ainsi donc sans sujet
J'ai fait ce grand vacarme à ce charmant objet
[414]?
800
Je ferai votre paix. Mais sachez autre chose:
Celui qui de ce trouble est la seconde cause,
Dorante, qui tantôt nous en a tant conté
De son festin superbe et sur l'heure apprêté,
Lui qui depuis un mois nous cachant sa venue,805
La nuit, incognito, visite une inconnue,
Il vint hier de Poitiers, et sans faire aucun bruit,
Chez lui paisiblement a dormi toute nuit.
N'est rien qu'un pur mensonge;
Ou, quand il l'a donnée, il l'a donnée en songe
[415].
810
Dorante, en ce combat si peu prémédité,
M'a fait voir trop de cœur pour tant de lâcheté.
La valeur n'apprend point la fourbe en son école:
Tout homme de courage est homme de parole;
A des vices si bas il ne peut consentir,815
Et fuit plus que la mort la honte de mentir.
Cela n'est point.
Dorante, à ce que je présume,
Est vaillant par nature et menteur par coutume.
Ayez sur ce sujet moins d'incrédulité,
Et vous-même admirez notre simplicité:820
A nous laisser duper nous sommes bien novices.
Une collation servie à six services,
Quatre concerts entiers, tant de plats, tant de feux,
Tout cela cependant prêt en une heure ou deux,
Comme si l'appareil d'une telle cuisine825
Fût descendu du ciel dedans quelque machine.
Quiconque le peut croire ainsi que vous et moi,
S'il a manque de sens, n'a pas manque de foi.
Pour moi, je voyois bien que tout ce badinage
Répondoit assez mal aux remarques du page;830
Mais vous?
La jalousie aveugle un cœur atteint,
Et sans examiner, croit tout ce qu'elle craint.
Mais laissons là Dorante avecque son audace;
Allons trouver Clarice et lui demander grâce:
Elle pouvoit tantôt m'entendre sans rougir.835
Attendez à demain et me laissez agir:
Je veux par ce récit vous préparer la voie,
Dissiper sa colère et lui rendre sa joie.
Ne vous exposez point, pour gagner un moment,
Aux premières chaleurs de son ressentiment.840
Si du jour qui s'enfuit la lumière est fidèle,
Je pense l'entrevoir avec son Isabelle.
Je suivrai tes
[416] conseils, et fuirai son courroux
Jusqu'à ce qu'elle ait ri de m'avoir vu jaloux.
SCÈNE III.
CLARICE, ISABELLE.
Isabelle, il est temps, allons trouver Lucrèce.845
Il n'est pas encor tard, et rien ne vous en presse.
Vous avez un pouvoir bien grand sur son esprit:
A peine ai-je parlé, qu'elle a sur l'heure écrit.
Clarice à la servir ne seroit pas moins prompte.
Mais dis, par sa fenêtre as-tu bien vu Géronte?850
Et sais-tu que ce fils qu'il m'avoit tant vanté
Est ce même inconnu qui m'en a tant conté?
A Lucrèce avec moi je l'ai fait reconnoître;
Et sitôt que Géronte a voulu disparoître,
Le voyant resté seul avec un vieux valet
[417],
855
Sabine à nos yeux même a rendu le billet.
Vous parlerez à lui.
Qu'il est fourbe, Isabelle.
Eh bien! cette pratique est-elle si nouvelle?
Dorante est-il le seul qui, de jeune écolier,
Pour être mieux reçu s'érige en cavalier?860
Que j'en sais comme lui qui parlent d'Allemagne,
Et si l'on veut les croire, ont vu chaque campagne
[418];
Sur chaque occasion tranchent des entendus,
Content quelque défaite, et des chevaux perdus;
Qui dans une gazette apprenant ce langage,865
S'ils sortent de Paris, ne vont qu'à leur village,
Et se donnent ici pour témoins approuvés
De tous ces grands combats qu'ils ont lus ou rêvés!
Il aura cru sans doute, ou je suis fort trompée,
Que les filles de cœur aiment les gens d'épée;870
Et vous prenant pour telle, il a jugé soudain
Qu'une plume au chapeau vous plaît mieux qu'à la main.
Ainsi donc, pour vous plaire, il a voulu paroître,
Non pas pour ce qu'il est, mais pour ce qu'il veut être,
Et s'est osé promettre un traitement plus doux875
Dans la condition qu'il veut prendre pour vous.
En matière de fourbe il est maître, il y pipe;
Après m'avoir dupée, il dupe encore Alcippe
[419].
Ce malheureux jaloux s'est blessé le cerveau
D'un festin qu'hier au soir il m'a donné sur l'eau880
(Juge un peu si la pièce a la moindre apparence).
Alcippe cependant m'accuse d'inconstance,
Me fait une querelle où je ne comprends rien.
J'ai, dit-il, toute nuit souffert son entretien;
Il me parle de bal, de danse, de musique,885
D'une collation superbe et magnifique,
Servie à tant de plats, tant de fois redoublés,
Que j'en ai la cervelle et les esprits troublés.
Reconnoissez par là que Dorante vous aime,
Et que dans son amour son adresse est extrême;890
Il aura su qu'Alcippe étoit bien avec vous
[420],
Et pour l'en éloigner il l'a rendu jaloux.
Soudain à cet effort il en a joint un autre:
Il a fait que son père est venu voir le vôtre.
Un amant peut-il mieux agir en un moment895
Que de gagner un père et brouiller l'autre amant?
Votre père l'agrée, et le sien vous souhaite;
Il vous aime, il vous plaît: c'est une affaire faite.
Elle est faite, de vrai, ce qu'elle se fera.
Quoi? votre cœur se change, et désobéira
[421]?
900
Tu vas sortir de garde, et perdre tes mesures
[422].
Explique, si tu peux, encor ses impostures:
Il étoit marié sans que l'on en sût rien;
Et son père a repris sa parole du mien,
Fort triste de visage et fort confus dans l'âme.905
Ah! je dis à mon tour: «Qu'il est fourbe, Madame!»
C'est bien aimer la fourbe, et l'avoir bien en main,
Que de prendre plaisir à fourber sans dessein;
Car pour moi, plus j'y songe, et moins je puis comprendre
Quel fruit auprès de vous il en ose prétendre.910
Mais qu'allez-vous donc faire? et pourquoi lui parler?
Est-ce à dessein d'en rire, ou de le quereller?
Je prendrai du plaisir du moins à le confondre.
J'en prendrois davantage à le laisser morfondre.
Je veux l'entretenir par curiosité
[423].
915
Mais j'entrevois quelqu'un dans cette obscurité,
Et si c'étoit lui-même, il pourroit me connoître
[424]:
Entrons donc chez Lucrèce, allons à sa fenêtre,
Puisque c'est sous son nom que je lui dois parler.
Mon jaloux, après tout, sera mon pis aller:920
Si sa mauvaise humeur déjà n'est apaisée,
Sachant ce que je sais, la chose est fort aisée.
SCÈNE IV.
DORANTE, CLITON.