Notes de transcription:
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l'original ont été également omis dans cette version. Les numéros
des pages blanches n'ont pas été repris.
LES
GRANDS ÉCRIVAINS
DE LA FRANCE
NOUVELLES ÉDITIONS
PUBLIÉES SOUS LA DIRECTION
DE M. AD. REGNIER
Membre de l'Institut
ŒUVRES
DE
P. CORNEILLE
TOME IV
PARIS.——IMPRIMERIE DE CH. LAHURE ET Cie
Rue de Fleurus, 9
ŒUVRES
DE
P. CORNEILLE
NOUVELLE ÉDITION
REVUE SUR LES PLUS ANCIENNES IMPRESSIONS
ET LES AUTOGRAPHES
ET AUGMENTÉE
de morceaux inédits, des variantes, de notices, de notes, d'un lexique des mots
et locutions remarquables, d'un portrait, d'un fac-simile, etc.
PAR M. CH. MARTY-LAVEAUX
TOME QUATRIÈME
PARIS
LIBRAIRIE DE L. HACHETTE ET Cie
BOULEVARD SAINT-GERMAIN
1862
POMPÉE
TRAGÉDIE
1641
NOTICE.
Le génie espagnol attirait Corneille avec une violence impérieuse
dont il nous a lui-même fait l'aveu dans l'Épître qu'il a
placée en tête du Menteur. «J'ai cru, dit-il, que nonobstant la
guerre des deux couronnes, il m'étoit permis de trafiquer en Espagne.
Si cette sorte de commerce étoit un crime, il y a longtemps
que je serois coupable, je ne dis pas seulement pour le
Cid, où je me suis aidé de D. Guillen de Castro, mais aussi pour
Médée, dont je viens de parler, et pour Pompée même, où pensant
me fortifier du secours de deux Latins, j'ai pris celui de deux
Espagnols, Sénèque et Lucain étant tous deux de Cordoue[1].»
Sa prédilection pour Lucain datait de loin; il avait remporté
un prix de rhétorique pour une traduction en vers français
d'un morceau de la Pharsale, et, après les éclatants triomphes
de la scène, il se plaisait encore à se rappeler cette humble
victoire de collége et le bonheur qu'elle lui avait causé[2].
Huet s'exprime ainsi dans le paragraphe de ses Origines de
Caen consacré à Malherbe: «S'il a manqué de goût dans le
discernement de la belle poésie, ce défaut lui a été commun
avec plusieurs excellents poëtes que j'ai connus. Le grand
Corneille, prince des poëtes dramatiques françois, m'a avoué,
non sans quelque peine et quelque honte, qu'il préféroit Lucain
à Virgile. Mais cela est plus excusable dans un poëte de
théâtre, qui cherchant à plaire au peuple et s'étant fait un
long usage de tourner ses pensées de ce côté-là, y avoit aussi
formé son goût, et n'étoit plus touché que de ce qui touche
le plus le vulgaire, de ces sentiments héroïques, de ces figures
brillantes et de ces expressions relevées[3].»
Boileau, moins accommodant, ne peut contenir son indignation,
et l'exhale dans ces vers de l'Art poétique[4], qui paraissent
bien s'appliquer à Corneille:
Tel excelle à rimer, qui juge sottement;
Tel s'est fait par ses vers distinguer dans la ville,
Qui jamais de Lucain n'a distingué Virgile.
Corneille tenait très-fort à prouver qu'il possédait le secret
de cette diction majestueuse si sérieusement admirée par lui
chez autrui: c'était la qualité dont il était le plus fier; il ne
souffrait pas qu'on élevât un doute à cet égard, et sa susceptibilité
sur ce point nous a valu la Mort de Pompée. «J'ai fait
Pompée, dit-il dans l'Épître qui est en tête du Menteur, pour
satisfaire à ceux qui ne trouvoient pas les vers de Polyeucte si
puissants que ceux de Cinna, et leur montrer que j'en saurois
bien retrouver la pompe, quand le sujet le pourroit souffrir.»
Toutefois l'idée de transporter à la scène les plus beaux
morceaux de la Pharsale ne s'est pas offerte d'elle-même à
Corneille: il la doit bien évidemment à Chaulmer, auteur
d'une traduction abrégée des Annales de Baronius, qui a publié
en 1638, chez Antoine de Sommaville, un des libraires de
notre poëte, la Mort de Pompée, tragédie. Cette pièce, dédiée
à Richelieu, diffère tout à fait par le plan de celle de Corneille.
Elle a, il est vrai, le mérite de mieux justifier son titre, car
Pompée en est le principal personnage, mais ce mérite est à
peu près le seul qu'elle possède. L'auteur a eu cependant la
pensée de substituer à l'unique discours de Photin sur le parti
à prendre à l'égard de Pompée une véritable délibération,
déjà dramatique, qui a été de quelque utilité à Corneille pour
l'admirable scène par laquelle sa pièce commence[5].
Rappelons, pour être complet, que Garnier a publié en 1574
une tragédie intitulée Cornélie. On y trouve, entre la veuve
de Pompée et Philippe, l'affranchi de Pompée, une scène déclamatoire
et peu intéressante, mais dont toutefois certains
traits ont fourni à Voltaire de curieux rapprochements avec la
pièce de Corneille. Nous les avons reproduits dans les notes
dont notre texte est accompagné[6].
Corneille nous apprend qu'il composa la Mort de Pompée
dans le même hiver que le Menteur[7]; les frères Parfait la placent
la dernière parmi les pièces de l'année 1641, mais ils ne disent
pas sur quel théâtre elle a été représentée. D'après le Journal
du Théâtre françois de Mouhy[8], la tragédie de Chaulmer fut
jouée par la troupe du Marais en 1638[9], et celle de Corneille
en 1641, par la troupe Royale[10]. Au premier abord, cette assertion
semble être confirmée par un passage d'une mazarinade
de 1649, intitulée Lettre de Bellerose à l'abbé de la Rivière. En
effet, la femme de Bellerose, comédienne de l'hôtel de Bourgogne,
y est appelée «cette Cléopatre.... cette impératrice de
nos jeux;» mais il est bien probable qu'il est question ici du rôle
principal de la Cléopatre de Benserade, représentée en 1635, et
non du personnage de Cléopatre dans la Mort de Pompée. Ce
passage de la notice que Lemazurier consacre à Mme Bellerose
paraît le prouver: «Cette actrice faisait partie de la troupe de
l'hôtel de Bourgogne.... Benserade en devint si passionnément
amoureux, qu'il quitta pour elle la Sorbonne, où il étudiait,
et l'état ecclésiastique, auquel ses parents le destinaient. Peu
s'en fallut qu'il n'embrassât l'état de comédien pour être plus
sûr de lui plaire; il se borna cependant à lui faire hommage de
sa tragédie de Cléopatre[11].» Suivant l'édition de M. Lefèvre, ce
fut au Marais que Pompée fut représenté. En effet, la distribution
des rôles est ainsi faite dans cette édition: César, d'Orgemont;
Cornélie, Mlle Duclos; Ptolmée, Floridor; mais il est
impossible de savoir d'où ces renseignements sont tirés.
Ce qui est certain, c'est qu'en 1663 Pompée était joué par la
troupe de Molière, et que Molière lui-même remplissait dans
cette pièce le rôle de César. Ce passage de l'Impromptu de
l'hôtel de Condé[12] ne laisse aucun doute à ce sujet:
Cet homme est admirable,
Et dans tout ce qu'il fait il est inimitable.
Il est vrai qu'il récite avecque beaucoup d'art,
Témoin dedans Pompée alors qu'il fait César.
Madame, avez-vous vu dans ces tapisseries
Ces héros de romans?
Il est fait tout de même: il vient le nez au vent,
Les pieds en parenthèse, et l'épaule en avant,
Sa perruque qui suit le côté qu'il avance,
Plus pleine de laurier qu'un jambon de Mayence,
Les mains sur les côtés d'un air peu négligé,
La tête sur le dos comme un mulet chargé,
Les yeux fort égarés, puis débitant ses rôles,
D'un hoquet éternel sépare ses paroles,
Et lorsque l'on lui dit: Et commandez ici,
il répond:
Connaissez-vous César, de lui parler ainsi?
Que m'offriroit de pis la fortune ennemie,
A moi qui tiens le sceptre égal à l'infamie[13]?...
Plus tard, l'élève de prédilection de Molière, Michel Baron,
a rempli à son tour ce même rôle avec un grand succès[14].
Cornélie fut un des triomphes d'Adrienne le Couvreur. Le
plus beau portrait de cette actrice, que la gravure de Drevet
a rendu presque populaire, est celui où Coypel l'a représentée
dans ce rôle, vêtue de deuil et portant l'urne qui contient les
cendres de Pompée. La vue de cette belle peinture a inspiré
à Mlle Clairon les réflexions suivantes: «L'ignorance et la
fantaisie font faire tant de contre-sens au théâtre, qu'il est
impossible que je les relève tous; mais il en est un que je ne
puis passer sous silence: c'est de voir arriver Cornélie en noir.
Le vaisseau dans lequel elle fuit, le peu de moments qui se
sont écoulés entre l'assassinat de son époux et son arrivée à
Alexandrie, n'ont pu lui laisser le temps ni les moyens de se
faire faire des habits de veuve; et certainement les dames romaines
n'avaient point la précaution d'en tenir de tout prêts
dans leur bagage. La célèbre le Couvreur, en se faisant peindre
dans ce vêtement, prouve qu'elle le portait au théâtre. Ce devrait
être une autorité imposante pour moi-même; mais, d'après
la réputation qui lui reste, j'ose croire qu'elle n'a fait cette
faute que d'après quelques raisons que j'ignore, et qu'elle-même
en sentait tout le ridicule[15].»
Les Mémoires pour Marie-Françoise Dumesnil répondent,
non sans raison, à Mlle Clairon: «Êtes-vous bien sûre qu'il
fallût à une dame romaine, pour se mettre en deuil, tout l'attirail
d'une dame française? Êtes-vous bien sûre qu'elle eût
besoin de marchandes de modes, de cordonniers, de tailleurs,
de frangiers, de bijoutiers, pour se revêtir des habits funèbres?...
Je me permettrai de vous proposer une moyenne proportionnelle.
L'actrice qui jouera Cornélie ne pourra désormais
être en deuil d'appareil, mais elle portera un voile noir
relevé et se drapera de noir. Il est à croire que la célèbre
le Couvreur ne s'est permis aucune innovation en portant des
habits de deuil dans le rôle de Cornélie. Il est à croire que
l'actrice qui l'avait précédée jouait le rôle dans le même costume
sous les yeux de Corneille[16].»
Du reste, Mlle Clairon nous apprend qu'elle ne représenta jamais
Cornélie: «Ayant à jouer ce rôle, dit-elle, j'ai fait sur lui
toutes les études dont j'étais capable: aucune ne m'a réussi.
La modulation que je voulais établir d'après le personnage
historique n'allait point du tout avec le personnage théâtral;
autant le premier me paraissait noble, simple, touchant, autant
l'autre me paraissait gigantesque, déclamatoire et froid.
Je me gardai bien de penser que le public et Corneille eussent
tort: ma vanité n'allait point jusque-là; mais pour ne pas la
compromettre, je me promis de me taire, et de ne jamais jouer
Cornélie[17].» Elle comprit, au contraire, et joua parfaitement
dans la même pièce le rôle de Cléopatre[18].
Un jour la représentation de Pompée causa à une des spectatrices
un genre d'émotion que Corneille n'avait assurément ni
cherché ni prévu. Cette historiette est racontée dans une note
d'une chanson du Recueil Maurepas[19], et comme cette chanson
est inédite et n'a que trois couplets, nous allons la rapporter
en entier.
CHANSON.
Sur l'air: Amants, aimez vos chaînes.
A Bonne de Pons, femme de Michel Sublet, marquis d'Heudicourt,
grand louvetier de France.
N'êtes-vous pas un astre
De la maison de Pons,
De celle de Lanclastre,
Toulouze et d'Arragon?
—J'en viens en droite ligne;
Ne suis-je pas très-digne
D'en porter l'écusson
Et d'en avoir le nom?
Farasie de Guienne,
Elisabeth de Foix
Pouvoient bien être reines
En épousant des rois;
Mais dès qu'on n'est point maître,
On se fait honneur d'être
Dedans notre maison
Toujours sire de Pons.
L'on pourroit sans machine,
S'il en étoit besoin,
Pousser mon origine
Encore un peu plus loin;
Car jusqu'au grand Pompée,
Avecque ma lignée,
J'irois en vérité
Sans mon humilité.
Le quatrième vers du dernier couplet donne lieu à la note
suivante: «L'auteur raille ici sur les chimères de la maison
de Cossé à propos de celle de la maison de Pons, et surtout
sur Marie de Cossé, veuve de Charles de la Porte, duc de la
Meilleraye, pair et maréchal de France, etc., laquelle étoit plus
entêtée que personne de la maison sur l'étrange chimère dont
elle est infatuée. La maison de Cossé est originaire du Maine,
où leur fief existe encore, qui est une grosse paroisse appelée
Cossé. Ils étoient au service des ducs d'Anjou et du Maine,
leurs souverains, qu'ils suivirent à la conquête du royaume de
Naples. La branche aînée y périt; et la cadette, qui étoit restée
en Anjou, où ils étoient seigneurs d'une petite terre appelée
Beaulieu, dans la sénéchaussée de Baugé, a fondé la branche
des ducs de Brissac. Malgré tout cela, François de Cossé, second
duc de Brissac, s'avisa de vouloir venir des Cossa de Naples,
bien qu'ils fussent différents en armoiries; et non content de
cette chimère, il y en ajouta une autre, qui étoit de venir de
Cocceius Nerva, empereur romain l'an 98, et enfin de Jules
César. Il laissa cette fantaisie à ses enfants, dont la plus entêtée
étoit la maréchale duchesse de la Meilleraye. On conte d'elle
qu'un jour étant à la comédie, on y représenta la Mort de
Pompée de l'illustre Pierre Corneille, et que comme elle y
pleuroit amèrement, quelqu'un lui demanda pourquoi elle versoit
tant de larmes; à quoi elle répondit: «Je pense bien,
c'étoit mon oncle;» parce que Pompée étoit gendre de Jules
César[20].»
L'édition originale de la tragédie de Corneille a pour titre:
La Mort de Pompee, tragedie. A Paris, chez Antoine de
Sommauille.... et Augustin Courbé.... M.DC.XLIV. Auec priuilege
du Roy.
Elle forme un volume in-4o de 7 feuillets et 100 pages, orné
d'un frontispice de Chauveau représentant le meurtre de Pompée.
L'achevé d'imprimer est du 16 février; le privilége, commun
à la Mort de Pompée et au Menteur, avait été accordé
le 22 janvier à Corneille, qui l'avait cédé aux deux libraires
dont les noms figurent sur le titre. Cette tragédie a été imprimée
sous la même date et avec la même adresse dans le format
in-12.
La dédicace, adressée à Mazarin, est suivie, dans ces deux
éditions de 1644, d'une pièce de vers intitulée: A Son Éminence,
Remercîment, présentée trois mois auparavant par Corneille
au Cardinal, pour lui rendre grâce d'un présent, dont
le poëte se sentait d'autant plus touché qu'il n'avait rien eu à
faire pour l'obtenir. On trouvera dans les Poésies diverses ce
remercîment, et le court avis Au lecteur dont il est suivi dans
l'édition in-12 seulement, avis où Corneille rappelle les circonstances
qui le lui ont inspiré.
ÉPÎTRE.
A MONSEIGNEUR
L'ÉMINENTISSIME CARDINAL MAZARIN[21].
Monseigneur,
Je présente le grand Pompée à Votre Éminence, c'est-à-dire
le plus grand personnage de l'ancienne Rome au
plus illustre de la nouvelle. Je mets sous la protection du
premier ministre de notre jeune roi un héros qui dans
sa bonne fortune fut le protecteur de beaucoup de
rois, et qui dans sa mauvaise eut encore des rois
pour ses ministres. Il espère de la générosité de Votre
Éminence qu'elle ne dédaignera pas de lui conserver
cette seconde vie que j'ai tâché de lui redonner, et que
lui rendant cette justice qu'elle fait rendre par tout le
royaume, elle le vengera pleinement de la mauvaise politique
de la cour d'Égypte. Il l'espère, et avec raison,
puisque dans le peu de séjour qu'il a fait en France, il a
déjà su de la voix publique que les maximes dont vous
vous servez pour la conduite de cet État ne sont point
fondées sur d'autres principes que sur ceux de la vertu. Il
a su d'elle les obligations que vous a la France de l'avoir
choisie pour votre seconde mère, qui vous est d'autant
plus redevable, que les grands services que vous lui rendez
sont de purs effets de votre inclination et de votre
zèle, et non pas des devoirs de votre naissance. Il a su
d'elle que Rome[22] s'est acquittée envers notre jeune monarque
de ce qu'elle devoit à ses prédécesseurs, par le
présent qu'elle lui a fait de votre personne. Il a su d'elle
enfin que la solidité de votre prudence et la netteté de
vos lumières enfantent des conseils si avantageux pour
le gouvernement, qu'il semble que ce soit vous à qui,
par un esprit de prophétie, notre Virgile ait adressé ce
vers il y a plus de seize siècles:
Tu regere imperio populos, Romane, memento[23].
Voilà, Monseigneur, ce que ce grand homme a appris
en apprenant à parler françois:
Pauca, sed a pleno venientia pectore veri[24];
et comme la gloire de V. É. est assez assurée sur la
fidélité de cette voix publique, je n'y mêlerai point la
foiblesse de mes pensées, ni la rudesse de mes expressions,
qui pourroient diminuer quelque chose de
son éclat; et je n'ajouterai rien aux célèbres témoignages
qu'elle vous rend, qu'une profonde vénération
pour les hautes qualités qui vous les ont acquis, avec une
protestation très-sincère et très-inviolable d'être toute
ma vie,
MONSEIGNEUR,
De V. É.,
Le très-humble, très-obéissant
et très-fidèle serviteur,
Corneille.
AU LECTEUR[25].
Si je voulois faire ici ce que j'ai fait en mes deux derniers
ouvrages[26], et te donner le texte ou l'abrégé des
auteurs dont cette histoire est tirée, afin que tu pusses
remarquer en quoi je m'en serois écarté pour l'accommoder
au théâtre, je ferois un avant-propos dix fois plus
long que mon poëme, et j'aurois à rapporter des livres
entiers de presque tous ceux qui ont écrit l'histoire romaine.
Je me contenterai de t'avertir que celui dont je
me suis le plus servi a été le poëte Lucain, dont la lecture
m'a rendu si amoureux de la force de ses pensées et
de la majesté de son raisonnement, qu'afin d'en enrichir
notre langue, j'ai fait cet effort pour réduire en poëme
dramatique ce qu'il a traité en épique[27]. Tu trouveras ici
cent ou deux cents vers traduits ou imités de lui[28]. J'ai
tâché de le suivre dans le reste[29], et de prendre son caractère
quand son exemple m'a manqué: si je suis demeuré
bien loin derrière, tu en jugeras. Cependant j'ai
cru ne te déplaire pas de te donner ici trois passages
qui ne viennent pas mal à mon sujet. Le premier est
un épitaphe[30] de Pompée, prononcé par Caton dans
Lucain. Les deux autres sont deux peintures de Pompée
et de César, tirées de Velleius Paterculus. Je les laisse
en latin, de peur que ma traduction n'ôte trop de leur
grâce et de leur force; les dames se les feront expliquer[31].
EPITAPHIUM POMPEII MAGNI[32].
Cato, apud Lucanum, Lib. IX (vers. 190-214)[33].
Civis obit, inquit, multo majoribus impar
Nosse modum juris, sed in hoc tamen utilis ævo,
Cui non ulla fuit justi reverentia: salva
Libertate potens, et solus plebe parata
Privatus servire sibi, rectorque senatus,
Sed regnantis, erat. Nil belli jure poposcit;
Quæque dari voluit, voluit sibi posse negari.
Immodicas possedit opes, sed plura retentis
Intulit; invasit ferrum, sed ponere norat.
Prætulit arma togæ, sed pacem armatus amavit.
Juvit sumpta ducem, juvit[34] dimissa potestas.
Casta domus, luxuque carens, corruptaque nunquam
Fortuna domini. Clarum et venerabile nomen
Gentibus, et multum nostræ quod proderat urbi.
Olim vera fides, Sylla Marioque receptis,
Libertatis obit; Pompeio rebus adempto
Nunc et ficta perit. Non jam regnare pudebit;
Nec color imperii, nec frons erit ulla senatus.
O felix, cui summa dies fuit obvia victo,
Et cui quærendos Pharium scelus obtulit enses!
Forsitan in soceri potuisses vivere regno.
Scire mori, sors prima viris; sed proxima cogi.
Et mihi, si fatis aliena in jura venimus,
Da talem, Fortuna, Jubam: non deprecor hosti
Servari, dum me servet cervice recisa.
ICON POMPEII MAGNI[35].
Velleius Paterculus, lib. II (cap. XXIX).
Fuit hic genitus matre Lucilia, stirpis senatoriæ, forma
excellens, non ea qua flos commendatur ætatis, sed dignitate
et constantia, quæ in illam conveniens amplitudinem,
fortunam quoque ejus ad ultimum vitæ comitata est
diem: innocentia eximius, sanctitate præcipuus, eloquentia
medius; potentiæ, quæ honoris causa ad eum
deferretur, non ut ab eo occuparetur, cupidissimus; dux
bello peritissimus; civis in toga (nisi ubi vereretur ne
quem haberet parem) modestissimus, amicitiarum tenax,
in offensis exorabilis, in reconcilianda gratia fidelissimus,
in accipienda satisfactione facillimus, potentia sua nunquam
aut raro ad impotentiam usus; pæne omnium
votorum[36] expers, nisi numeraretur inter maxima, in civitate
libera dominaque gentium, indignari, quum omnes
cives jure haberet pares, quemquam æqualem dignitate
conspicere.
ICON C. J. CÆSARIS[37].
Velleius Paterculus, lib. II (cap. XLI).
Hic, nobilissima Juliorum genitus familia, et, quod
inter omnes antiquissimos constabat, ab Anchise ac Venere
deducens genus, forma omnium civium excellentissimus,
vigore animi acerrimus, munificentia effusissimus,
animo super humanam et naturam et fidem evectus,
magnitudine cogitationum, celeritate bellandi, patientia
periculorum, Magno illi Alexandro, sed sobrio, neque
iracundo, simillimus; qui denique semper et somno et
cibo in vitam, non in voluptatem uteretur.
EXAMEN.
A bien considérer cette pièce, je ne crois pas qu'il y
en aye sur le théâtre où l'histoire soit plus conservée et
plus falsifiée tout ensemble. Elle est si connue, que je
n'ai osé en changer les événements; mais il s'y en trouvera
peu qui soient arrivés comme je les fais arriver. Je
n'y ai ajouté que ce qui regarde Cornélie, qui semble
s'y offrir d'elle-même, puisque, dans la vérité historique,
elle étoit dans le même vaisseau que son mari lorsqu'il
aborda en Égypte, qu'elle le vit descendre dans la barque,
où il fut assassiné à ses yeux par Septime[38], et qu'elle
fut poursuivie sur mer par les ordres de Ptolomée[39]. C'est
ce qui m'a donné occasion de feindre qu'on l'atteignit,
et qu'elle fut ramenée devant César, bien que l'histoire
n'en parle point. La diversité des lieux où les choses se
sont passées, et la longueur du temps qu'elles ont consumé
dans la vérité historique, m'ont réduit à cette falsification,
pour les ramener dans l'unité de jour et de
lieu. Pompée fut massacré devant les murs de Pélusium,
qu'on appelle aujourd'hui Damiette, et César prit terre
à Alexandrie. Je n'ai nommé ni l'une ni l'autre ville, de
peur que le nom de l'une n'arrêtât l'imagination de l'auditeur,
et ne lui fît remarquer malgré lui la fausseté de
ce qui s'est passé ailleurs. Le lieu particulier est, comme
dans Polyeucte, un grand vestibule commun à tous les
appartements du palais royal; et cette unité n'a rien que
de vraisemblable, pourvu qu'on se détache de la vérité
historique. Le premier, le troisième et le quatrième acte
y ont leur justesse manifeste; il y peut avoir quelque
difficulté pour le second et le cinquième, dont Cléopatre
ouvre l'un, et Cornélie l'autre. Elles sembleroient toutes
deux avoir plus de raison de parler dans leur appartement;
mais l'impatience de la curiosité féminine les en
peut faire sortir: l'une pour apprendre plus tôt les nouvelles
de la mort de Pompée, ou par Achorée, qu'elle a
envoyé en être témoin, ou par le premier qui entrera
dans ce vestibule; et l'autre, pour en savoir du combat
de César et des Romains contre Ptolomée et les Égyptiens,
pour empêcher que ce héros n'en aille donner[40] à
Cléopatre avant qu'à elle, et pour obtenir de lui d'autant
plus tôt la permission de partir. En quoi on peut remarquer
que comme elle sait qu'il est amoureux de cette
reine, et qu'elle peut douter qu'au retour de son combat,
les trouvant ensemble, il ne lui fasse le premier compliment,
le soin qu'elle a de conserver la dignité romaine
lui fait prendre la parole la première, et obliger par là
César à lui répondre avant qu'il puisse dire rien à l'autre.
Pour le temps, il m'a fallu réduire en soulèvement
tumultuaire une guerre qui n'a pu durer guère moins
d'un an, puisque Plutarque rapporte qu'incontinent
après que César fut parti d'Alexandrie, Cléopatre accoucha
de Césarion[41]. Quand Pompée se présenta pour entrer
en Égypte, cette princesse et le Roi son frère avoient
chacun leur armée prête à en venir aux mains l'une
contre l'autre, et n'avoient garde ainsi de loger dans
le même palais. César, dans ses Commentaires, ne parle
point de ses amours avec elle, ni que la tête de Pompée
lui fut présentée quand il arriva: c'est Plutarque[42] et
Lucain[43] qui nous apprennent l'un et l'autre; mais ils ne
lui font présenter cette tête que par un des ministres du
Roi, nommé Théodote, et non pas par le Roi même,
comme je l'ai fait[44].
Il y a quelque chose d'extraordinaire dans le titre de
ce poëme, qui porte le nom d'un héros qui n'y parle
point; mais il ne laisse pas d'en être, en quelque sorte,
le principal acteur, puisque sa mort est la cause unique
de tout ce qui s'y passe. J'ai justifié ailleurs[45] l'unité d'action
qui s'y rencontre, par cette raison que les événements
y ont une telle dépendance l'un de l'autre, que la
tragédie n'auroit pas été complète, si je ne l'eusse poussée
jusqu'au terme[46] où je la fais finir. C'est à ce dessein
que dès le premier acte, je fais connoître la venue de
César, à qui la cour d'Égypte immole Pompée pour gagner
les bonnes grâces du victorieux; et ainsi il m'a fallu
nécessairement faire voir quelle réception il feroit à leur
lâche et cruelle politique. J'ai avancé l'âge de Ptolomée,
afin qu'il pût agir, et que, portant le titre de roi, il tâchât
d'en soutenir le caractère. Bien que les historiens et
le poëte Lucain l'appellent communément rex puer, «le
roi enfant[47],» il ne l'étoit pas à tel point qu'il ne fût
en état d'épouser sa sœur Cléopatre, comme l'avoit ordonné
son père. Hirtius dit qu'il étoit puer jam adulta
ætate[48]; et Lucain appelle Cléopatre incestueuse, dans ce
vers qu'il adresse à ce roi par apostrophe:
Incestæ sceptris cessure sorori[49];
soit qu'elle eût déjà contracté ce mariage incestueux, soit
à cause qu'après la guerre d'Alexandrie et la mort de
Ptolomée, César la fit épouser à son jeune frère, qu'il
rétablit dans le trône[50]: d'où l'on peut tirer une conséquence
infaillible, que si le plus jeune des deux frères
étoit en âge de se marier quand César partit d'Égypte,
l'aîné en étoit capable quand il y arriva, puisqu'il n'y
tarda pas plus d'un an.
Le caractère de Cléopatre garde une ressemblance ennoblie
par ce qu'on y peut imaginer de plus illustre. Je
ne la fais amoureuse que par ambition, et en sorte qu'elle
semble n'avoir point d'amour qu'en tant qu'il peut servir
à sa grandeur. Quoique la réputation qu'elle a laissée
la fasse passer pour une femme lascive et abandonnée à
ses plaisirs, et que Lucain, peut-être en haine de César,
la nomme en quelque endroit meretrix regina[51], et fasse
dire ailleurs à l'eunuque Photin, qui gouvernoit sous le
nom de son frère Ptolomée:
Quem non e nobis credit Cleopatra nocentem,
je trouve qu'à bien examiner l'histoire, elle n'avoit que
de l'ambition sans amour, et que par politique elle se
servoit des avantages de sa beauté pour affermir sa fortune.
Cela paroît visible, en ce que les historiens ne
marquent point qu'elle se soit donnée qu'aux deux premiers
hommes du monde, César et Antoine; et qu'après
la déroute de ce dernier, elle n'épargna aucun artifice
pour engager Auguste dans la même passion qu'ils avoient
eue pour elle, et fit voir par là qu'elle ne s'étoit attachée
qu'à la haute puissance d'Antoine, et non pas à sa
personne.
Pour le style, il est plus élevé en ce poëme qu'en aucun
des miens, et ce sont, sans contredit, les vers les
plus pompeux que j'aye faits. La gloire n'en est pas toute
à moi: j'ai traduit de Lucain tout ce que j'y ai trouvé de
propre à mon sujet; et comme je n'ai point fait de scrupule
d'enrichir notre langue du pillage que j'ai pu faire
chez lui, j'ai tâché, pour le reste, à entrer si bien dans
sa manière de former ses pensées et de s'expliquer, que
ce qu'il m'a fallu y joindre du mien sentît son génie, et
ne fût pas indigne d'être pris pour un larcin que je lui
eusse fait[53]. J'ai parlé, en l'examen de Polyeucte[54], de ce
que je trouve à dire en la confidence que fait Cléopatre
à Charmion au second acte[55]; il ne me reste qu'un mot
touchant les narrations d'Achorée, qui ont toujours passé
pour fort belles[56]: en quoi je ne veux pas aller contre le
jugement du public, mais seulement faire remarquer de
nouveau[57] que celui qui les fait et les personnes qui les
écoutent ont l'esprit assez tranquille pour avoir toute la
patience qu'il y faut donner. Celle du troisième acte,
qui est à mon gré la plus magnifique, a été accusée de
n'être pas reçue par une personne digne de la recevoir;
mais bien que Charmion qui l'écoute ne soit qu'une domestique
de Cléopatre, qu'on peut toutefois prendre
pour sa dame d'honneur, étant envoyée exprès par cette
reine pour l'écouter, elle tient lieu de cette reine même,
qui cependant montre un orgueil digne d'elle, d'attendre
la visite de César dans sa chambre sans aller au-devant
de lui. D'ailleurs Cléopatre eût rompu tout le reste de
ce troisième acte, si elle s'y fût montrée; et il m'a fallu
la cacher par adresse de théâtre, et trouver pour cela
dans l'action un prétexte qui fût glorieux pour elle, et
qui ne laissât point paroître le secret de l'art qui m'obligeoit
à l'empêcher de se produire.
LISTE DES ÉDITIONS QUI ONT ÉTÉ COLLATIONNÉES
POUR LES VARIANTES DE POMPÉE.
ÉDITIONS SÉPARÉES.
RECUEILS.
- 1648 in-12;
- 1652 in-12;
- 1654 in-12;
- 1655 in-12;
- 1656 in-12;
- 1660 in-8o;
- 1663 in-fol.;
- 1664 in-8o;
- 1668 in-12;
- 1682 in-12.
ACTEURS.
| MARC ANTOINE. |
|
| LÉPIDE. |
|
| CORNÉLIE, |
femme de Pompée[58]. |
| PTOLOMÉE, |
roi d'Égypte. |
| CLÉOPATRE, |
sœur de Ptolomée[59]. |
| PHOTIN, |
chef du conseil d'Égypte[60]. |
| ACHILLAS, |
lieutenant général des armées du roi d'Égypte. |
| SEPTIME, |
tribun romain, à la solde du roi d'Égypte. |
| CHARMION, |
dame d'honneur de Cléopatre[61]. |
| ACHORÉE, |
écuyer de Cléopatre[62]. |
| PHILIPPE, |
affranchi de Pompée[63]. |
| Troupe de Romains. |
|
| Troupe d'Égyptiens. |
|
La scène est en Alexandrie, dans le palais de Ptolomée[64].
POMPÉE.
TRAGÉDIE[65].
ACTE I.
SCÈNE PREMIÈRE[66].
PTOLOMÉE, PHOTIN, ACHILLAS, SEPTIME.
Le destin se déclare, et nous venons d'entendre
Ce qu'il a résolu du beau-père et du gendre.
Quand les Dieux étonnés sembloient se partager,
Pharsale a décidé ce qu'ils n'osoient juger.
Ses fleuves teints de sang, et rendus plus rapides5
Par le débordement de tant de parricides,
Cet horrible débris d'aigles, d'armes, de chars,
Sur ses champs empestés confusément épars,
Ces montagnes de morts
[67] privés d'honneurs suprêmes,
Que la nature force à se venger eux-mêmes,10
Et dont les troncs pourris exhalent dans les vents
[68]
De quoi faire la guerre au reste des vivants,
Sont les titres affreux dont le droit de l'épée,
Justifiant César, a condamné Pompée
[69].
Ce déplorable chef du parti le meilleur,15
Que sa fortune lasse abandonne au malheur,
Devient un grand exemple, et laisse à la mémoire
Des changements du sort une éclatante histoire
[70].
Il fuit, lui qui, toujours triomphant et vainqueur,
Vit ses prospérités égaler son grand cœur;20
Il fuit, et dans nos ports, dans nos murs, dans nos villes;
Et contre son beau-père ayant besoin d'asiles,
Sa déroute orgueilleuse en cherche aux mêmes lieux
Où contre les Titans en trouvèrent les Dieux:
Il croit que ce climat, en dépit de la guerre,25
Ayant sauvé le ciel, sauvera bien la terre,
Et dans son désespoir à la fin se mêlant,
Pourra prêter l'épaule au monde en chancelant
[71].
Oui, Pompée avec lui porte le sort du monde,
Et veut que notre Égypte, en miracles féconde,30
Serve à sa liberté de sépulcre ou d'appui,
Et relève sa chute, ou trébuche sous lui.
C'est de quoi, mes amis, nous avons à résoudre.
Il apporte en ces lieux les palmes ou la foudre:
S'il couronna le père, il hasarde le fils
[72];
35
Et nous l'ayant donnée, il expose Memphis.
Il faut le recevoir, ou hâter son supplice
[73],
Le suivre, ou le pousser dedans le précipice.
L'un me semble peu sûr, l'autre peu généreux,
Et je crains d'être injuste et
[74] d'être malheureux.
40
Quoi que je fasse enfin, la fortune ennemie
M'offre bien des périls, ou beaucoup d'infamie:
C'est à moi de choisir, c'est à vous d'aviser
A quel choix vos conseils doivent me disposer
[75].
Il s'agit de Pompée, et nous aurons la gloire45
D'achever de César ou troubler la victoire;
Et je puis dire enfin que jamais potentat
[76]
N'eut à délibérer d'un si grand coup d'État.
Seigneur, quand par le fer les choses sont vidées
[77],
La justice et le droit sont de vaines idées;50
Et qui veut être juste en de telles saisons,
Balance le pouvoir, et non pas les raisons.
Voyez donc votre force, et regardez Pompée,
Sa fortune abattue et sa valeur trompée.
César n'est pas le seul qu'il fuie en cet état:55
Il fuit et le reproche et les yeux du sénat,
Dont plus de la moitié piteusement étale
Une indigne curée aux vautours de Pharsale;
Il fuit Rome perdue, il fuit tous les Romains,
A qui par sa défaite il met les fers aux mains;60
Il fuit le désespoir des peuples et des princes
Qui vengeroient sur lui le sang de leurs provinces
[78],
Leurs États et d'argent et d'hommes épuisés,
Leurs trônes mis en cendre, et leurs sceptres brisés:
Auteur des maux de tous, il est à tous en butte,65
Et fuit le monde entier écrasé sous sa chute.
Le défendrez-vous seul contre tant d'ennemis?
L'espoir de son salut en lui seul étoit mis;
Lui seul pouvoit pour soi: cédez alors qu'il tombe.
Soutiendrez-vous un faix sous qui Rome succombe,70
Sous qui tout l'univers se trouve foudroyé,
Sous qui le grand Pompée a lui-même ployé?
Quand on veut soutenir ceux que le sort accable,
A force d'être juste on est souvent coupable;
Et la fidélité qu'on garde imprudemment,75
Après un peu d'éclat traîne un long châtiment,
Trouve un noble revers, dont les coups invincibles,
Pour être glorieux, ne sont pas moins sensibles.
Seigneur, n'attirez point le tonnerre en ces lieux
[79]:
Rangez-vous du parti des destins et des Dieux,80
Et sans les accuser d'injustice ou d'outrage,
Puisqu'ils font les heureux, adorez leur ouvrage;
Quels que soient leurs décrets, déclarez-vous pour eux,
Et pour leur obéir, perdez le malheureux.
Pressé de toutes parts des colères célestes,85
Il en vient dessus vous faire fondre les restes;
Et sa tête, qu'à peine il a pu dérober,
Toute prête de choir, cherche avec qui tomber.
Sa retraite chez vous en effet n'est qu'un crime:
Elle marque sa haine, et non pas son estime;90
Il ne vient que vous perdre en venant prendre port;
Et vous pouvez douter s'il est digne de mort!
Il devoit mieux remplir nos vœux et notre attente,
Faire voir sur ses nefs la victoire flottante:
Il n'eût ici trouvé que joie et que festins;95
Mais puisqu'il est vaincu, qu'il s'en prenne aux destins.
J'en veux à sa disgrâce, et non à sa personne:
J'exécute à regret ce que le ciel ordonne;
Et du même poignard pour César destiné,
Je perce en soupirant son cœur infortuné.100
Vous ne pouvez enfin qu'aux dépens de sa tête
Mettre à l'abri la vôtre et parer la tempête.
Laissez nommer sa mort un injuste attentat:
La justice n'est pas une vertu d'État.
Le choix des actions ou mauvaises ou bonnes105
Ne fait qu'anéantir la force des couronnes;
Le droit des rois consiste à ne rien épargner:
La timide équité détruit l'art de régner.
Quand on craint d'être injuste, on a toujours à craindre;
Et qui veut tout pouvoir doit oser tout enfreindre,110
Fuir comme un déshonneur la vertu qui le perd,
Et voler sans scrupule au crime qui lui sert
[80].
C'est là mon sentiment. Achillas et Septime
S'attacheront peut-être à quelque autre maxime:
Chacun a son avis; mais quel que soit le leur,115
Qui punit le vaincu ne craint point le vainqueur
[81].
Seigneur, Photin dit vrai; mais quoique de Pompée
[82]
Je voie et la fortune et la valeur trompée,
Je regarde son sang comme un sang précieux,
Qu'au milieu de Pharsale ont respecté les Dieux.120
Non qu'en un coup d'État je n'approuve le crime;
Mais s'il n'est nécessaire, il n'est point légitime:
Et quel besoin ici d'une extrême rigueur?
Qui n'est point au vaincu ne craint point le vainqueur.
Neutre jusqu'à présent, vous pouvez l'être encore:125
Vous pouvez adorer César, si l'on l'adore;
Mais quoique vos encens le traitent d'immortel,
Cette grande victime est trop pour son autel;
Et sa tête immolée au Dieu de la victoire
Imprime à votre nom une tache trop noire:130
Ne le pas secourir suffit sans l'opprimer;
En usant de la sorte, on ne vous peut blâmer.
Vous lui devez beaucoup: par lui Rome animée
A fait rendre le sceptre au feu roi Ptolomée;
Mais la reconnoissance et l'hospitalité135
Sur les âmes des rois n'ont qu'un droit limité.
Quoi que doive un monarque, et dût-il sa couronne,
Il doit à ses sujets encor plus qu'à personne,
Et cesse de devoir quand la dette est d'un rang
A ne point s'acquitter qu'aux dépens de leur sang
[83].
140
S'il est juste d'ailleurs que tout se considère,
Que hasardoit Pompée en servant votre père?
Il se voulut par là faire voir tout-puissant,
Et vit croître sa gloire en le rétablissant.
Il le servit enfin, mais ce fut de la langue.145
La bourse de César fit plus que sa harangue:
Sans ses mille talents
[84], Pompée et ses discours
Pour rentrer en Égypte étoient un froid secours.
Qu'il ne vante donc plus ses mérites frivoles:
Les effets de César valent bien ses paroles;150
Et si c'est un bienfait qu'il faut rendre aujourd'hui,
Comme il parla pour vous, vous parlerez pour lui.
Ainsi vous le pouvez et devez reconnoître.
Le recevoir chez vous, c'est recevoir un maître,
Qui, tout vaincu qu'il est, bravant le nom de roi,155
Dans vos propres États vous donneroit la loi.
Fermez-lui donc vos ports, mais épargnez sa tête.
S'il le faut toutefois, ma main est toute prête:
J'obéis avec joie, et je serois jaloux
[85]
Qu'autre bras que le mien portât les premiers coups.160
Seigneur, je suis Romain: je connois l'un et l'autre
[86].
Pompée a besoin d'aide, il vient chercher la vôtre;
Vous pouvez, comme maître absolu de son sort,
Le servir, le chasser, le livrer vif ou mort.
Des quatre le premier vous seroit trop funeste;165
Souffrez donc qu'en deux mots j'examine le reste.
Le chasser, c'est vous faire un puissant ennemi,
Sans obliger par là le vainqueur qu'à demi,
Puisque c'est lui laisser et sur mer et sur terre
La suite d'une longue et difficile guerre,170
Dont peut-être tous deux également lassés
Se vengeroient sur vous de tous les maux passés.
Le livrer à César n'est que la même chose:
Il lui pardonnera, s'il faut qu'il en dispose,
Et s'armant à regret de générosité,175
D'une fausse clémence il fera vanité:
Heureux de l'asservir en lui donnant la vie,
Et de plaire par là même à Rome asservie!
Cependant que forcé d'épargner son rival,
Aussi bien que Pompée il vous voudra du mal.180
Il faut le délivrer du péril et du crime,
Assurer sa puissance, et sauver son estime,
Et du parti contraire en ce grand chef détruit,
Prendre sur vous le crime, et lui laisser le fruit
[87].
C'est là mon sentiment, ce doit être le vôtre:185
Par là vous gagnez l'un, et ne craignez plus l'autre
[88];
Mais suivant d'Achillas le conseil hasardeux,
Vous n'en gagnez aucun, et les perdez tous deux
[89].
N'examinons donc plus la justice des causes,
Et cédons au torrent qui roule toutes choses
[90].
190
Je passe au plus de voix, et de mon sentiment
Je veux bien avoir part à ce grand changement.
Assez et trop longtemps l'arrogance de Rome
A cru qu'être Romain c'étoit être plus qu'homme.
Abattons sa superbe avec sa liberté;195
Dans le sang de Pompée éteignons sa fierté;
Tranchons l'unique espoir où tant d'orgueil se fonde,
Et donnons un tyran à ces tyrans du monde:
Secondons le destin qui les veut mettre aux fers
[91],
Et prêtons-lui la main pour venger l'univers.200
Rome, tu serviras; et ces rois que tu braves,
Et que ton insolence ose traiter d'esclaves,
Adoreront César avec moins de douleur,
Puisqu'il sera ton maître aussi bien que le leur.
Allez donc, Achillas, allez avec Septime205
Nous immortaliser par cet illustre crime.
Qu'il plaise au ciel ou non, laissez-m'en le souci
[92].
Je crois qu'il veut sa mort, puisqu'il l'amène ici.
Seigneur, je crois tout juste alors qu'un roi l'ordonne
[93].
Allez, et hâtez-vous d'assurer ma couronne,210
Et vous ressouvenez que je mets en vos mains
Le destin de l'Égypte et celui des Romains
[94].
SCÈNE II.
PTOLOMÉE, PHOTIN.
Photin, ou je me trompe, ou ma sœur est déçue:
De l'abord de Pompée elle espère autre issue.
Sachant que de mon père il a le testament,215
Elle ne doute point de son couronnement:
Elle se croit déjà souveraine maîtresse
D'un sceptre partagé que sa bonté lui laisse;
Et se promettant tout de leur vieille amitié,
De mon trône en son âme elle prend la moitié
[95],
220
Où de son vain orgueil les cendres rallumées
Poussent déjà dans l'air de nouvelles fumées.
Seigneur, c'est un motif que je ne disois pas
[96],
Qui devoit de Pompée avancer le trépas.
Sans doute il jugeroit de la sœur et du frère225
Suivant le testament du feu Roi votre père,
Son hôte et son ami, qui l'en daigna saisir
[97]:
Jugez après cela de votre déplaisir.
Ce n'est pas que je veuille, en vous parlant contre elle,
Rompre les sacrés nœuds d'une amour fraternelle;230
Du trône et non du cœur je la veux éloigner,
Car c'est ne régner pas qu'être deux à régner;
Un roi qui s'y résout est mauvais politique:
Il détruit son pouvoir quand il le communique;
Et les raisons d'État.... Mais, Seigneur, la voici
[98].
235
SCÈNE III.
PTOLOMÉE, CLÉOPATRE, PHOTIN.
Seigneur, Pompée arrive, et vous êtes ici
[99]!
J'attends dans mon palais ce guerrier magnanime,
Et lui viens d'envoyer Achillas et Septime.
Quoi? Septime à Pompée, à Pompée Achillas!
Si ce n'est assez d'eux, allez, suivez leurs pas.240
Donc pour le recevoir c'est trop que de vous-même?
Ma sœur, je dois garder l'honneur du diadème.
Si vous en portez un, ne vous en souvenez
Que pour baiser la main de qui vous le tenez,
Que pour en faire hommage aux pieds d'un si grand homme.
Au sortir de Pharsale est-ce ainsi qu'on le nomme?
Fût-il dans son malheur de tous abandonné,
Il est toujours Pompée, et vous a couronné.
Il n'en est plus que l'ombre, et couronna mon père,
Dont l'ombre et non pas moi lui doit ce qu'il espère.250
Il peut aller, s'il veut, dessus son monument
[100]
Recevoir ses devoirs et son remercîment.
Après un tel bienfait, c'est ainsi qu'on le traite!
Je m'en souviens, ma sœur, et je vois sa défaite.
Vous la voyez de vrai, mais d'un œil de mépris.255
Le temps de chaque chose ordonne et fait le prix.
Vous qui l'estimez tant, allez lui rendre hommage;
Mais songez qu'au port même il peut faire naufrage.
Il peut faire naufrage, et même dans le port!
Quoi? vous auriez osé lui préparer la mort!260
J'ai fait ce que les Dieux m'ont inspiré de faire,
Et que pour mon État j'ai jugé nécessaire.
Je ne le vois que trop, Photin et ses pareils
Vous ont empoisonné de leurs lâches conseils:
Ces âmes que le ciel ne forma que de boue....265
Ce sont de nos conseils, oui, Madame, et j'avoue....
Photin, je parle au Roi; vous répondrez
[101] pour tous
Quand je m'abaisserai jusqu'à parler à vous.
Il faut un peu souffrir de cette humeur hautaine.
Je sais votre innocence, et je connois sa haine;270
Après tout, c'est ma sœur, oyez sans repartir.
Ah! s'il est encor temps de vous en repentir
[103],
Affranchissez-vous d'eux et de leur tyrannie;
Rappelez la vertu par leurs conseils bannie:
Cette haute vertu dont le ciel et le sang275
Enflent toujours les cœurs de ceux de notre rang.
Quoi? d'un frivole espoir déjà préoccupée,
Vous me parlez en reine en parlant de Pompée;
Et d'un faux zèle ainsi votre orgueil revêtu
Fait agir l'intérêt sous le nom de vertu!280
Confessez-le, ma sœur, vous sauriez vous en taire,
N'étoit le testament du feu Roi notre père:
Vous savez qu'il le garde.
Et vous saurez aussi
Que la seule vertu me fait parler ainsi,
Et que si l'intérêt m'avoit préoccupée,285
J'agirois pour César, et non pas pour Pompée.
Apprenez un secret que je voulois cacher,
Et cessez désormais de me rien reprocher.
Quand ce peuple insolent qu'enferme Alexandrie
Fit quitter au feu Roi son trône et sa patrie,290
Et que jusque dans Rome il alla du sénat
[104]
Implorer la pitié contre un tel attentat,
Il nous mena tous deux pour toucher son courage
Vous, assez jeune encor; moi, déjà dans un âge
Où ce peu de beauté que m'ont donné les cieux295
D'un assez vif éclat faisoit briller mes yeux.
César en fut épris, et du moins j'eus la gloire
[105]
De le voir hautement donner lieu de le croire;
Mais voyant contre lui le sénat irrité,
Il fit agir Pompée et son autorité.300
Ce dernier nous servit à sa seule prière,
Qui de leur amitié fut la preuve dernière:
Vous en savez l'effet, et vous en jouissez.
Mais pour un tel amant ce ne fut pas assez:
Après avoir pour nous employé ce grand homme,305
Qui nous gagna soudain toutes les voix de Rome,
Son amour en voulut seconder les efforts,
Et nous ouvrant son cœur, nous ouvrit ses trésors:
Nous eûmes de ses feux, encore en leur naissance,
Et les nerfs de la guerre, et ceux de la puissance;310
Et les mille talents qui lui sont encore dus
Remirent en nos mains tous nos États perdus.
Le Roi, qui s'en souvint à son heure fatale,
Me laissa comme à vous la dignité royale,
Et par son testament il vous fit cette loi
[106],
315
Pour me rendre une part de ce qu'il tint de moi.
C'est ainsi qu'ignorant d'où vint ce bon office,
Vous appelez faveur ce qui n'est que justice,
Et l'osez accuser d'une aveugle amitié,
Quand du tout qu'il me doit il me rend la moitié.320
Certes, ma sœur, le conte est fait avec adresse.
César viendra bientôt, et j'en ai lettre expresse;
Et peut-être aujourd'hui vos yeux seront témoins
De ce que votre esprit s'imagine le moins.
Ce n'est pas sans sujet que je parlois en reine.325
Je n'ai reçu de vous que mépris et que haine;
Et de ma part du sceptre indigne ravisseur,
Vous m'avez plus traitée en esclave qu'en sœur;
Même, pour éviter des effets plus sinistres,
Il m'a fallu flatter vos insolents ministres,330
Dont j'ai craint jusqu'ici le fer ou le poison.
Mais Pompée ou César m'en va faire raison,
Et quoi qu'avec Photin Achillas en ordonne,
Ou l'une ou l'autre main, me rendra ma couronne.
Cependant mon orgueil vous laisse à démêler335
Quel étoit l'intérêt qui me faisoit parler.
SCÈNE IV.
PTOLOMÉE, PHOTIN.
Que dites-vous, ami, de cette âme orgueilleuse?
Seigneur, cette surprise est pour moi merveilleuse
[107];
Je n'en sais que penser, et mon cœur étonné
D'un secret que jamais il n'auroit soupçonné,340
Inconstant et confus dans son incertitude,
Ne se résout à rien qu'avec inquiétude.
Il faudroit faire effort,
Si nous l'avions sauvé, pour conclure sa mort.
Cléopatre vous hait; elle est fière, elle est belle;345
Et si l'heureux César a de l'amour pour elle,
La tête de Pompée est l'unique présent
Qui vous fasse contre elle un rempart suffisant.
Ce dangereux esprit a beaucoup d'artifice.
Son artifice est peu contre un si grand service.350
Mais si, tout grand qu'il est, il cède à ses appas?
Il la faudra flatter; mais ne m'en croyez pas,
Et pour mieux empêcher qu'elle ne vous opprime,
Consultez-en encore Achillas et Septime.
Allons donc les voir faire, et montons à la tour;355
Et nous en résoudrons ensemble à leur retour.
FIN DU PREMIER ACTE.
ACTE II.
SCÈNE PREMIÈRE[108].
CLÉOPATRE, CHARMION.
Quoi? vous aimez César, et si vous étiez crue,365
L'Égypte pour Pompée armeroit à sa vue,
En prendroit la défense, et par un prompt secours
Du destin de Pharsale arrêteroit le cours!
L'amour certes sur vous a bien peu de puissance.
Ainsi donc de César l'amante et l'ennemie....
Je lui garde ma flamme exempte d'infamie
[112],
Un cœur digne de lui.
Mais le savez-vous bien
[113]?
Apprends qu'une princesse aimant sa renommée,385
Quand elle dit qu'elle aime, est sûre d'être aimée
[114],
Et que les plus beaux feux dont son cœur soit épris
N'oseroient l'exposer aux hontes d'un mépris.
Notre séjour à Rome enflamma son courage:
Là j'eus de son amour le premier témoignage,390
Et depuis jusqu'ici chaque jour ses courriers
M'apportent en tribut ses vœux et ses lauriers
[115].
Partout, en Italie, aux Gaules, en Espagne,
La fortune le suit, et l'amour l'accompagne.
Son bras ne dompte point de peuples ni de lieux395
Dont il ne rende hommage au pouvoir de mes yeux;
Et de la même main dont il quitte l'épée,
Fumante encor du sang des amis de Pompée,
Il trace des soupirs, et d'un style plaintif
Dans son champ de victoire il se dit mon captif.400
Oui, tout victorieux il m'écrit de Pharsale;
Et si sa diligence à ses feux est égale,
Ou plutôt si la mer ne s'oppose à ses feux,
L'Égypte le va voir me présenter ses vœux.
Il vient, ma Charmion, jusque dans nos murailles,405
Chercher auprès de moi le prix de ses batailles,
M'offrir toute sa gloire, et soumettre à mes lois
Ce cœur et cette main qui commandent aux rois
[116];
Et ma rigueur, mêlée aux faveurs de la guerre,
Feroit un malheureux du maître de la terre.410
J'oserois bien jurer que vos charmants appas
[117]
Se vantent d'un pouvoir dont ils n'useront pas,
Et que le grand César n'a rien qui l'importune,
Si vos seules rigueurs ont droit sur sa fortune.
Mais quelle est votre attente, et que prétendez-vous,
Puisque d'une autre femme il est déjà l'époux,
Et qu'avec Calphurnie
[118] un paisible hyménée
Par des liens sacrés tient son âme enchaînée?
Le divorce, aujourd'hui si commun aux Romains,
Peut rendre en ma faveur tous ces obstacles vains:420
César en sait l'usage et la cérémonie;
Un divorce chez lui fit place à Calphurnie
[119].
Par cette même voie il pourra vous quitter.
Peut-être mon bonheur saura mieux l'arrêter
[120];
Peut-être mon amour aura quelque avantage425
Qui saura mieux pour moi
[121] ménager son courage.
Mais laissons au hasard ce qui peut arriver;
Achevons cet hymen, s'il se peut achever,
Ne durât-il qu'un jour, ma gloire est sans seconde
D'être du moins un jour la maîtresse du monde.430
J'ai de l'ambition, et soit vice ou vertu,
Mon cœur sous son fardeau veut bien être abattu;
J'en aime la chaleur et la nomme sans cesse
La seule passion digne d'une princesse.
Mais je veux que la gloire anime ses ardeurs,435
Qu'elle mène sans honte au faîte des grandeurs;
Et je la désavoue alors que sa manie
Nous présente le trône avec ignominie.
Ne t'étonne donc plus, Charmion, de me voir
Défendre encor Pompée et suivre mon devoir.440
Ne pouvant rien de plus pour sa vertu séduite,
Dans mon âme en secret je l'exhorte à la fuite,
Et voudrois qu'un orage, écartant ses vaisseaux,
Malgré lui l'enlevât aux mains de ses bourreaux.
Mais voici de retour le fidèle Achorée,445
Par qui j'en apprendrai la nouvelle assurée.
SCÈNE II.
CLÉOPATRE, ACHORÉE, CHARMION.
En est-ce déjà fait, et nos bords malheureux
Sont-ils déjà souillés d'un sang si généreux?
Madame, j'ai couru par votre ordre au
rivage;
J'ai vu la trahison, j'ai vu toute sa rage;450
J'ai vu dans son malheur la gloire de sa mort;
Et puisque vous voulez qu'ici je vous raconte
La gloire d'une mort qui nous couvre de honte,
Écoutez, admirez et plaignez son trépas.455
Ses trois vaisseaux en rade avoient mis voile bas;
Et voyant dans le port préparer nos galères,
Il croyoit que le Roi, touché de ses misères,
Par un beau sentiment d'honneur et de devoir,
Avec toute sa cour le venoit recevoir;460
Mais voyant que ce prince, ingrat à ses mérites,
N'envoyoit qu'un esquif rempli de satellites,
Il soupçonne aussitôt son manquement de foi
[123],
Et se laisse surprendre à quelque peu d'effroi;
Enfin, voyant nos bords et notre flotte en armes,465
Il condamne en son cœur ces indignes alarmes
[124],
Et réduit tous les soins d'un si pressant ennui
A ne hasarder pas Cornélie avec lui:
«N'exposons, lui dit-il, que cette seule tête
A la réception que l'Égypte m'apprête;470
Et tandis que moi seul j'en courrai le danger,
Songe à prendre la fuite afin de me venger.
Le roi Juba nous garde une foi plus sincère;
Chez lui tu trouveras et mes fils et ton père
[125];
Mais quand tu les verrois descendre chez Pluton,475
Ne désespère point, du vivant de Caton.»
Tandis que leur amour en cet adieu conteste
[126],
Achillas à son bord joint son esquif funeste.
Septime se présente, et lui tendant la main,
Le salue empereur en langage romain;480
Et comme député de ce jeune monarque:
«Passez, Seigneur, dit-il, passez dans cette barque;
Les sables et les bancs cachés dessous les eaux
Rendent l'accès mal sûr à de plus grands vaisseaux.»
Ce héros voit la fourbe, et s'en moque dans l'âme:
Il reçoit les adieux des siens et de sa femme,
Leur défend de le suivre, et s'avance au trépas
Avec le même front qu'il donnoit les États;
La même majesté sur son visage empreinte
Entre ces assassins montre un esprit sans crainte;490
Sa vertu toute entière à la mort le conduit.
Son affranchi Philippe est le seul qui le suit;
C'est de lui que j'ai su ce que je viens de dire;
Mes yeux ont vu le reste, et mon cœur en soupire,
Et croit que César même à de si grands malheurs495
Ne pourra refuser des soupirs et des pleurs.
N'épargnez pas les miens; achevez, Achorée,
L'histoire d'une mort que j'ai déjà pleurée.
On l'amène; et du port nous le voyons venir,
Sans que pas un d'entre eux daigne l'entretenir.500
Ce mépris lui fait voir ce qu'il en doit attendre.
Sitôt qu'on a pris terre, on l'invite à descendre
[127]:
Il se lève; et soudain, pour signal, Achillas
[128]
Derrière ce héros tirant son coutelas,
Septime et trois des siens, lâches enfants de Rome,505
Percent à coups pressés les flancs de ce grand homme,
Tandis qu'Achillas même, épouvanté d'horreur,
De ces quatre enragés admire la fureur.
Vous qui livrez la terre aux discordes civiles,
Si vous vengez sa mort, Dieux, épargnez nos villes!510
N'imputez rien aux lieux, reconnoissez les mains:
Le crime de l'Égypte est fait par des Romains.
Mais que fait et que dit ce généreux courage?
D'un des pans de sa robe il couvre son visage,
A son mauvais destin en aveugle obéit,515
Et dédaigne de voir le ciel qui le trahit,
De peur que d'un coup d'œil contre une telle offense
[129]
Il ne semble implorer son aide ou sa vengeance.
Aucun gémissement à son cœur échappé
Ne le montre, en mourant, digne d'être frappé:520
Immobile à leurs coups, en lui-même il rappelle
[130]
Ce qu'eut de beau sa vie, et ce qu'on dira d'elle;
Et tient la trahison que le Roi leur prescrit
Trop au-dessous de lui pour y prêter l'esprit.
Sa vertu dans leur crime augmente ainsi son lustre;525
Et son dernier soupir est un soupir illustre,
Qui de cette grande âme achevant les destins,
Étale tout Pompée aux yeux des assassins.
Sur les bords de l'esquif sa tête enfin penchée
[131],
Par le traître Septime indignement tranchée,530
Passe au bout d'une lance en la main d'Achillas,
Ainsi qu'un grand trophée après de grands combats.
On descend, et pour comble à sa noire aventure
[132]
On donne à ce héros la mer pour sépulture,
Et le tronc sous les flots roule dorénavant535
Au gré de la fortune, et de l'onde, et du vent.
La triste Cornélie, à cet affreux spectacle
[133],
Par de longs cris aigus tâche d'y mettre obstacle,
Défend ce cher époux de la voix et des yeux,
Puis n'espérant plus rien, lève les mains aux cieux;540
Et cédant tout à coup à la douleur plus forte,
Tombe, dans sa galère, évanouie ou morte.
Les siens en ce désastre, à force de ramer,
L'éloignent de la rive, et regagnent la mer
[134].
Mais sa fuite est mal sûre; et l'infâme Septime,545
Qui se voit dérober la moitié de son crime,
Afin de l'achever, prend six vaisseaux au port,
Et poursuit sur les eaux Pompée après sa mort.
Cependant Achillas porte au Roi sa conquête:
Tout le peuple tremblant en détourne la tête;550
Un effroi général offre à l'un sous ses pas
Des abîmes ouverts pour venger ce trépas;
L'autre entend le tonnerre, et chacun se figure
[135]
Un désordre soudain de toute la nature:
Tant l'excès du forfait, troublant leurs jugements,555
Présente à leur terreur l'excès des châtiments!
Philippe, d'autre part, montrant sur le rivage
Dans une âme servile un généreux courage,
Examine d'un œil et d'un soin curieux
Où les vagues rendront ce dépôt précieux,560
Pour lui rendre, s'il peut, ce qu'aux morts on doit rendre,
Dans quelque urne chétive en ramasser la cendre,
Et d'un peu de poussière élever un tombeau
A celui qui du monde eut le sort le plus beau.
Mais comme vers l'Afrique on poursuit Cornélie,565
On voit d'ailleurs César venir de Thessalie:
Une flotte paroît qu'on a peine à compter....
C'est lui-même, Achorée, il n'en faut point douter.
Tremblez, tremblez, méchants, voici venir la foudre;
Cléopatre a de quoi vous mettre tous en poudre:570
César vient, elle est reine, et Pompée est vengé;
La tyrannie est bas, et le sort a changé
[136].
Admirons cependant le destin des grands hommes,
Plaignons-les, et par eux jugeons ce que nous sommes.
Ce prince d'un sénat maître de l'univers,575
Dont le bonheur sembloit au-dessus du revers
[137],
Lui que sa Rome a vu plus craint que le tonnerre,
Triompher en trois fois des trois parts de la terre,
Et qui voyoit encore en ces derniers hasards
L'un et l'autre consul suivre ses étendards;580
Sitôt que d'un malheur sa fortune est suivie,
Les monstres de l'Égypte ordonnent de sa vie.
On voit un Achillas, un Septime, un Photin,
Arbitres souverains d'un si noble destin;
Un roi qui de ses mains a reçu la couronne585
A ces pestes de cour lâchement l'abandonne.
Ainsi finit Pompée; et peut-être qu'un jour
César éprouvera même sort à son tour.
Rendez l'augure faux, Dieux qui voyez mes larmes,
Et secondez partout et mes vœux et ses armes!590
Madame, le Roi vient, qui pourra vous ouïr.
SCÈNE III.
PTOLOMÉE, CLÉOPATRE, CHARMION.
Savez-vous le bonheur dont nous allons jouir,
Ma sœur?
Oui, je le sais, le grand César arrive:
Sous les lois de Photin je ne suis plus captive.
Vous haïssez toujours ce fidèle sujet?595
Non, mais en liberté je ris de son projet.
Quel projet faisoit-il dont vous puissiez vous plaindre?
J'en ai souffert beaucoup, et j'avois plus à craindre:
Un si grand politique est capable de tout;
Et vous donnez les mains à tout ce qu'il résout.600
Si je suis ses conseils, j'en connois la prudence.
Si j'en crains les effets, j'en vois la violence.
Pour le bien de l'État tout est juste en un roi.
Ce genre de justice est à craindre pour moi:
Après ma part du sceptre, à ce titre usurpée,605
Il en coûte la vie et la tête à Pompée.
Jamais un coup d'État ne fut mieux entrepris.
Le voulant secourir, César nous eût surpris:
Vous voyez sa vitesse; et l'Égypte troublée
Avant qu'être en défense en seroit accablée;610
Mais je puis maintenant à cet heureux vainqueur
Offrir en sûreté mon trône et votre cœur.
Je ferai mes présents; n'ayez soin que des vôtres,
Et dans vos intérêts n'en confondez point d'autres.
Les vôtres sont les miens, étant de même sang.615
Vous pouvez dire encore, étant de même rang,
Étant rois l'un et l'autre; et toutefois je pense
Que nos deux intérêts ont quelque différence.
Oui, ma sœur; car l'État dont mon cœur est content,
Sur quelques bords du Nil à grand'peine s'étend
[138];
620
Mais César, à vos lois soumettant son courage,
Vous va faire régner sur le Gange et le Tage.
J'ai de l'ambition, mais je la sais régler:
Elle peut m'éblouir, et non pas m'aveugler.
Ne parlons point ici du Tage ni du Gange;625
Je connois ma portée, et ne prends point le change.
L'occasion vous rit, et vous en userez.
Si je n'en use bien, vous m'en accuserez.
J'en espère beaucoup, vu l'amour qui l'engage.
Vous la craignez peut-être encore davantage;630
Mais quelque occasion qui me rie aujourd'hui,
N'ayez aucune peur, je ne veux rien d'autrui:
Je ne garde pour vous ni haine ni colère,
Et je suis bonne sœur, si vous n'êtes
[139] bon frère.
Vous montrez cependant un peu bien du mépris.635
Le temps de chaque chose ordonne et fait le prix.
Votre façon d'agir le fait assez connoître.
Le grand César arrive, et vous avez un maître.
Il l'est de tout le monde, et je l'ai fait le mien.
Allez lui rendre hommage, et j'attendrai le sien;640
Allez, ce n'est pas trop pour lui que de vous-même:
Je garderai pour vous l'honneur du diadème.
Photin vous vient aider à le bien recevoir:
Consultez avec lui quel est votre devoir.
SCÈNE IV.
PTOLOMÉE, PHOTIN.
J'ai suivi tes conseils, mais plus je l'ai flattée,645
Et plus dans l'insolence elle s'est emportée;
Si bien qu'enfin, outré de tant d'indignités,
Je m'allois emporter dans les extrémités:
Mon bras, dont ses mépris forçoient la retenue,
N'eût plus considéré César ni sa venue,650
Et l'eût mise en état, malgré tout son appui,
De s'en plaindre à Pompée auparavant qu'à lui
[140].
L'arrogante! à l'ouïr elle est déjà ma reine;
Et si César en croit son orgueil et sa haine;
Si, comme elle s'en vante, elle est son cher objet,655
De son frère et son roi je deviens son sujet.
Non, non; prévenons-la: c'est foiblesse d'attendre
Le mal qu'on voit venir sans vouloir s'en défendre
[141].
Otons-lui les moyens de nous plus dédaigner;
Otons-lui les moyens de plaire et de régner;660
Et ne permettons pas qu'après tant de bravades,
Mon sceptre soit le prix d'une de ses œillades.
Seigneur, ne donnez point de prétexte à César
[142]
Pour attacher l'Égypte aux pompes de son char.
Ce cœur ambitieux, qui par toute la terre665
Ne cherche qu'à porter l'esclavage et la guerre,
Enflé de sa victoire, et des ressentiments
Qu'une perte pareille imprime aux vrais amants,
Quoique vous ne rendiez que justice à vous-même,
Prendroit l'occasion de venger ce qu'il aime;670
Et pour s'assujettir et vos États et vous,
Imputeroit à crime un si juste courroux.
Si Cléopatre vit, s'il la voit, elle est reine.
Si Cléopatre meurt, votre perte est certaine.
Je perdrai qui me perd, ne pouvant me sauver.675
Pour la perdre avec joie, il faut vous conserver.
Quoi? pour voir sur sa tête éclater ma couronne?
Sceptre, s'il faut enfin que ma main t'abandonne,
Passe, passe plutôt en celle du vainqueur.
Vous l'arracherez mieux de celle d'une sœur.680
Quelques feux que d'abord il lui fasse paroître,
Il partira bientôt, et vous serez le maître.
L'amour à ses pareils ne donne point d'ardeur
Qui ne cède aisément aux soins de leur grandeur.
Il voit encor l'Afrique et l'Espagne occupées685
Par Juba, Scipion et les jeunes Pompées;
Et le monde à ses lois n'est point assujetti,
Tant qu'il verra durer ces restes du parti.
Au sortir de Pharsale un si grand capitaine
Sauroit mal son métier s'il laissoit prendre haleine,690
Et s'il donnoit loisir à des cœurs si hardis
De relever du coup dont ils sont étourdis.
S'il les vainc, s'il parvient où son desir aspire,
Il faut qu'il aille à Rome établir son empire,
Jouir de sa fortune et de son attentat,695
Et changer à son gré la forme de l'État.
Jugez durant ce temps ce que vous pourrez faire.
Seigneur, voyez César, forcez-vous à lui plaire
[143];
Et lui déférant tout, veuillez vous souvenir
Que les événements régleront l'avenir.700
Remettez en ses mains trône, sceptre, couronne,
Et sans en murmurer, souffrez qu'il en ordonne:
Il en croira sans doute ordonner justement,
En suivant du feu Roi l'ordre et le testament
[144];
L'importance d'ailleurs de ce dernier service705
Ne permet pas d'en craindre une entière injustice.
Quoi qu'il en fasse enfin, feignez d'y consentir,
Louez son jugement, et laissez-le partir
[145].
Après, quand nous verrons le temps propre aux vengeances,
Nous aurons et la force et les intelligences.
Jusque-là réprimez ces transports violents
Qu'excitent d'une sœur les mépris insolents:
Les bravades enfin sont des discours frivoles,
Et qui songe aux effets néglige les paroles.
Ah! tu me rends la vie et le sceptre à la fois:715
Un sage conseiller est le bonheur des rois.
Cher appui de mon trône, allons, sans plus attendre,
Offrir tout à César, afin de tout reprendre;
Avec toute ma flotte allons le recevoir
[146],
Et par ces vains honneurs séduire son pouvoir.720
FIN DU SECOND ACTE.
ACTE III.
SCÈNE PREMIÈRE.
CHARMION, ACHORÉE.
Oui, tandis que le Roi va lui-même en personne
Jusqu'aux pieds de César prosterner sa couronne,
Cléopatre s'enferme en son appartement,
Et sans s'en émouvoir attend son compliment.
Comment nommerez-vous une humeur si hautaine?725
La tête de Pompée a produit des effets735
Dont ils n'ont pas sujet d'être fort satisfaits.
Je ne sais si César prendroit plaisir à feindre;
Mais pour eux jusqu'ici je trouve lieu de craindre:
S'ils aimoient Ptolomée, ils l'ont fort mal servi.
Vous l'avez vu partir, et moi je l'ai suivi.740
Ses vaisseaux en bon ordre ont éloigné la ville
[149],
Et pour joindre César n'ont avancé qu'un mille.
Il venoit à plein voile
[150]; et si dans les hasards
Il éprouva toujours pleine faveur de Mars
[151],
Sa flotte, qu'à l'envi favorisoit Neptune,745
Avoit le vent en poupe ainsi que sa fortune.
Dès le premier abord notre prince étonné
Ne s'est plus souvenu de son front couronné:
Sa frayeur a paru sous sa fausse allégresse;
Toutes ses actions ont senti la bassesse;750
J'en ai rougi moi-même, et me suis plaint à moi
De voir là Ptolomée, et n'y voir point de roi;
Et César, qui lisoit sa peur sur son visage,
Le flattoit par pitié pour lui donner courage.
Lui, d'une voix tombante offrant ce don fatal:755
«Seigneur, vous n'avez plus, lui dit-il, de rival;
Ce que n'ont pu les Dieux dans votre Thessalie,
Je vais mettre en vos mains Pompée et Cornélie:
En voici déjà l'un, et pour l'autre, elle fuit;
Mais avec six vaisseaux un des miens la poursuit.»760
A ces mots Achillas découvre cette tête:
Il semble qu'à parler encore elle s'apprête,
Qu'à ce nouvel affront un reste de chaleur
En sanglots mal formés exhale sa douleur;
Sa bouche encore ouverte et sa vue égarée765
Rappellent sa grande âme à peine séparée;
Et son courroux mourant fait un dernier effort
Pour reprocher aux Dieux sa défaite et sa mort.
César, à cet aspect, comme frappé du foudre,
Et comme ne sachant que croire ou que résoudre,770
Immobile, et les yeux sur l'objet attachés,
Nous tient assez longtemps ses sentiments cachés;
Et je dirai, si j'ose en faire conjecture,
Que, par un mouvement commun à la nature,
Quelque maligne joie en son cœur s'élevoit,775
Dont sa gloire indignée à peine le sauvoit.
L'aise de voir la terre à son pouvoir soumise
Chatouilloit malgré lui son âme avec surprise,
Et de cette douceur son esprit combattu
Avec un peu d'effort rassuroit sa vertu.780
S'il aime sa grandeur, il hait la perfidie;
Il se juge en autrui, se tâte, s'étudie,
Examine en secret sa joie et ses douleurs
[152],
Les balance, choisit, laisse couler des pleurs;
Et forçant sa vertu d'être encor la maîtresse,785
Se montre généreux par un trait de foiblesse;
Ensuite il fait ôter ce présent de ses yeux,
Lève les mains ensemble et les regards aux cieux,
Lâche deux ou trois mots contre cette insolence;
Puis tout triste et pensif il s'obstine au silence,790
Et même à ses Romains ne daigne repartir
Que d'un regard farouche et d'un profond soupir.
Enfin, ayant pris terre avec trente cohortes,
Il se saisit du port, il se saisit des portes,
Met des gardes partout et des ordres secrets,795
Fait voir sa défiance, ainsi que ses regrets,
Parle d'Égypte en maître et de son adversaire,
Non plus comme ennemi, mais comme son beau-père
[153].
Voilà ce que j'ai vu.
Voilà ce qu'attendoit,
Ce qu'au juste Osiris la Reine demandoit.800
Je vais bien la ravir avec cette nouvelle.
Vous, continuez-lui ce service fidèle.
Qu'elle n'en doute point. Mais César vient. Allez,
Peignez-lui bien nos gens pâles et désolés;
Et moi, soit que l'issue en soit douce ou funeste,805
J'irai l'entretenir quand j'aurai vu le reste.
SCÈNE II.
CÉSAR, PTOLOMÉE, LÉPIDE, PHOTIN, ACHORÉE[154];
Soldats romains, Soldats égyptiens.
Seigneur, montez au trône, et commandez ici.
Connoissez-vous César, de lui parler ainsi?
Que m'offriroit de pis la fortune ennemie,
Certes, Rome à ce coup pourroit bien se vanter
D'avoir eu juste lieu de me persécuter;
Elle qui d'un même œil les donne et les dédaigne,
Qui ne voit rien aux rois qu'elle aime ou qu'elle craigne,
Et qui verse en nos cœurs, avec l'âme et le sang,815
Et la haine du nom, et le mépris du rang.
C'est ce que de Pompée il vous falloit apprendre:
S'il en eût aimé l'offre, il eût su s'en défendre;
Et le trône et le Roi se seroient ennoblis
A soutenir la main qui les a rétablis.820
Vous eussiez pu tomber, mais tout couvert de gloire:
Votre chute eût valu la plus haute victoire;
Et si votre destin n'eût pu vous en sauver,
César eût pris plaisir à vous en relever.
Vous n'avez pu former une si noble envie;825
Mais quel droit aviez-vous sur cette illustre vie?
Que vous devoit son sang pour y tremper vos mains,
Vous qui devez respect au moindre des Romains?
Ai-je vaincu pour vous dans les champs de Pharsale
[155]?
Et par une victoire aux vaincus trop fatale,830
Vous ai-je acquis sur eux, en ce dernier effort,
La puissance absolue et de vie et de mort?
Moi qui n'ai jamais pu la souffrir à Pompée,
La souffrirai-je en vous sur lui-même usurpée,
Et que de mon bonheur vous ayez abusé835
Jusqu'à plus attenter que je n'aurois osé?
De quel nom, après tout, pensez-vous que je nomme
Ce coup où vous tranchez du souverain de Rome,
Et qui sur un seul chef lui fait bien plus d'affront
Que sur tant de milliers ne fit le roi de Pont
[156]?
840
Pensez-vous que j'ignore ou que je dissimule
Que vous n'auriez pas eu pour moi plus de scrupule,
Et que s'il m'eût vaincu, votre esprit complaisant
[157]
Lui faisoit de ma tête un semblable présent?
Grâces à ma victoire, on me rend des hommages845
Où ma fuite eût reçu toutes sortes d'outrages;
Au vainqueur, non à moi, vous faites tout l'honneur:
Si César en jouit, ce n'est que par bonheur.
Amitié dangereuse, et redoutable zèle,
Que règle la fortune, et qui tourne avec elle
[158]!
850
Mais parlez, c'est trop être interdit et confus.
Je le suis, il est vrai, si jamais je le fus;
Et vous-même avouerez que j'ai sujet de l'être.
Étant né souverain, je vois ici mon maître:
Ici, dis-je, où ma cour tremble en me regardant,855
Où je n'ai point encore agi qu'en commandant,
Je vois une autre cour sous une autre puissance,
Et ne puis plus agir qu'avec obéissance.
De votre seul aspect je me suis vu surpris:
Jugez si vos discours rassurent mes esprits
[159];
860
Jugez par quels moyens je puis sortir d'un trouble
Que forme le respect, que la crainte redouble,
Et ce que vous peut dire un prince épouvanté
De voir tant de colère et tant de majesté.
Dans ces étonnements dont mon âme est frappée,865
De rencontrer en vous le vengeur de Pompée,
Il me souvient pourtant que s'il fut notre appui,
Nous vous dûmes dès lors autant et plus qu'à lui.
Votre faveur pour nous éclata la première,
Tout ce qu'il fit après fut à votre prière:870
Il émut le sénat pour des rois outragés,
Que sans cette prière il auroit négligés;
Mais de ce grand sénat les saintes ordonnances
Eussent peu fait pour nous, Seigneur, sans vos finances
[160];
Par là de nos mutins le feu Roi vint à bout;875
Et pour en bien parler, nous vous devons le tout.
Nous avons honoré votre ami, votre gendre,
Jusqu'à ce qu'à vous-même il ait osé se prendre;
Mais voyant son pouvoir, de vos succès jaloux,
Passer en tyrannie, et s'armer contre vous....880
Tout beau: que votre haine en son sang assouvie
N'aille point à sa gloire; il suffit de sa vie.
N'avancez rien ici que Rome ose nier;
Et justifiez-vous sans le calomnier
[161].
Je laisse donc aux Dieux à juger ses pensées,885
Et dirai seulement qu'en vos guerres passées,
Où vous fûtes forcé par tant d'indignités,
Tous nos vœux ont été pour vos prospérités
[162];
Que comme il vous traitoit en mortel adversaire,
J'ai cru sa mort pour vous un malheur nécessaire;890
Et que sa haine injuste, augmentant tous les jours,
Jusque dans les enfers chercheroit du secours;
Ou qu'enfin, s'il tomboit dessous votre puissance,
Il nous falloit pour vous craindre votre clémence,
Et que le sentiment d'un cœur trop généreux,895
Usant mal de vos droits, vous rendît malheureux.
J'ai donc considéré qu'en ce péril extrême
Nous vous devions, Seigneur, servir malgré vous-même;
Et sans attendre d'ordre en cette occasion,
Mon zèle ardent l'a prise à ma confusion.900
Vous m'en désavouez, vous l'imputez à crime;
Mais pour servir César rien n'est illégitime.
J'en ai souillé mes mains pour vous en préserver:
Vous pouvez en jouir, et le désapprouver;
Et j'ai plus fait pour vous, plus l'action est noire,905
Puisque c'est d'autant plus vous immoler ma gloire,
Et que ce sacrifice, offert par mon devoir,
Vous assure la vôtre avec votre pouvoir.
Vous cherchez, Ptolomée, avecque trop de ruses
[163],
De mauvaises couleurs et de froides excuses.910
Votre zèle étoit faux, si seul il redoutoit
Ce que le monde entier à pleins vœux souhaitoit,
Et s'il vous a donné ces craintes trop subtiles,
Qui m'ôtent tout le fruit de nos guerres civiles,
Où l'honneur seul m'engage, et que pour terminer915
Je ne veux que celui de vaincre et pardonner,
Où mes plus dangereux et plus grands adversaires,
Sitôt qu'ils sont vaincus, ne sont plus que mes frères;
Et mon ambition ne va qu'à les forcer,
Ayant dompté leur haine, à vivre
[164] et m'embrasser.
920
Oh! combien d'allégresse une si triste guerre
Auroit-elle laissé dessus toute la terre,
Si Rome avoit pu voir marcher en même char
[165],
Vainqueurs de leur discorde, et Pompée et César!
Voilà ces grands malheurs que craignoit votre zèle.925
O crainte ridicule autant que criminelle!
Vous craigniez ma clémence! ah! n'ayez plus ce soin;
Souhaitez-la plutôt, vous en avez besoin.
Si je n'avois égard qu'aux lois de la justice
[166],
Je m'apaiserois Rome avec votre supplice,930
Sans que ni vos respects, ni votre repentir,
Ni votre dignité vous pussent garantir
[167];
Votre trône lui-même en seroit le théâtre;
Mais voulant épargner le sang de Cléopatre,
J'impute à vos flatteurs toute la trahison,935
Et je veux voir comment vous m'en ferez raison.
Suivant les sentiments dont vous serez capable,
Je saurai vous tenir innocent ou coupable.
Cependant à Pompée élevez des autels:
Rendez-lui les honneurs qu'on rend aux immortels;940
Par un prompt sacrifice expiez tous vos crimes;
Et surtout pensez bien au choix de vos victimes.
Allez y donner ordre, et me laissez ici
Entretenir les miens sur quelque autre souci.
SCÈNE III.
CÉSAR, ANTOINE, LÉPIDE.