Antoine, avez-vous vu cette reine adorable?945
 
Oui, Seigneur, je l'ai vue: elle est incomparable
[168];
 
Le ciel n'a point encor, par de si doux accords,
Uni tant de vertus aux grâces d'un beau corps.
Une majesté douce épand sur son visage
De quoi s'assujettir le plus noble courage;950
Ses yeux savent ravir, son discours sait charmer;
Et si j'étois César, je la voudrois aimer
[169].
 
 
Comme a-t-elle reçu les offres de ma flamme?
 
Comme n'osant la croire, et la croyant dans l'âme;
Par un refus modeste et fait pour inviter,955
Elle s'en dit indigne, et la croit mériter.
 
Douter qu'elle vous aime,
Elle qui de vous seul attend son diadème,
Qui n'espère qu'en vous! douter de ses ardeurs,
Vous qui pouvez la mettre au faîte des grandeurs
[170]!
960 
Que votre amour sans crainte à son amour prétende:
Au vainqueur de Pompée il faut que tout se rende;
Et vous l'éprouverez. Elle craint toutefois
L'ordinaire mépris que Rome fait des rois,
Et surtout elle craint l'amour de Calphurnie;965
Mais l'une et l'autre crainte à votre aspect bannie,
Vous ferez succéder un espoir assez doux,
Lorsque vous daignerez lui dire un mot pour vous.
 
Allons donc l'affranchir
[171] de ces frivoles craintes,
 
Lui montrer de mon cœur les sensibles atteintes;970
Allons, ne tardons plus.
 
Avant que de la voir,
Sachez que Cornélie est en votre pouvoir;
Septime vous l'amène, orgueilleux de son crime,
Et pense auprès de vous se mettre en haute estime.
Dès qu'ils ont abordé, vos chefs, par vous instruits
[172],
975 
Sans leur rien témoigner, les ont ici conduits.
 
Qu'elle entre. Ah! l'importune et fâcheuse nouvelle!
Qu'à mon impatience elle semble cruelle!
O ciel! et ne pourrai-je enfin à mon amour
Donner en liberté ce qui reste du jour?980
   
SCÈNE IV.
CÉSAR, CORNÉLIE, ANTOINE, LÉPIDE, SEPTIME.
Seigneur....
Allez, Septime, allez vers votre maître.
César ne peut souffrir la présence d'un traître,
D'un Romain lâche assez pour servir sous un roi,
Après avoir servi sous Pompée et sous moi.
(Septime rentre.)
 
César, car le destin, que dans tes fers je brave
[173],
985 
Me fait ta prisonnière et non pas ton esclave,
Et tu ne prétends pas qu'il m'abatte le cœur
Jusqu'à te rendre hommage, et te nommer seigneur:
De quelque rude trait qu'il m'ose avoir frappée,
Veuve du jeune Crasse
[174], et veuve de Pompée,
990 
Fille de Scipion, et pour dire encor plus,
Romaine, mon courage est encore au-dessus;
Et de tous les assauts que sa rigueur me livre,
Rien ne me fait rougir que la honte de vivre.
J'ai vu mourir Pompée, et ne l'ai pas suivi;995
Et bien que le moyen m'en aye été ravi,
Qu'une pitié cruelle à mes douleurs profondes
M'aye ôté le secours et du fer et des ondes,
Je dois rougir pourtant, après un tel malheur,
De n'avoir pu mourir d'un excès de douleur:1000
Ma mort étoit ma gloire, et le destin m'en prive
Pour croître mes malheurs et me voir ta captive.
Je dois bien toutefois rendre grâces aux Dieux
[175] 
De ce qu'en arrivant je te trouve en ces lieux,
Que César y commande, et non pas Ptolomée.1005
Hélas! et sous quel astre, ô ciel! m'as-tu formée,
Si je leur dois des vœux de ce qu'ils ont permis
[176] 
Que je rencontre ici mes plus grands ennemis,
Et tombe entre leurs mains plutôt qu'aux mains d'un prince
Qui doit à mon époux son trône et sa province?
César, de ta victoire écoute moins le bruit:
Elle n'est que l'effet du malheur qui me suit;
Je l'ai porté pour dot chez Pompée et chez Crasse;
Deux fois du monde entier j'ai causé la disgrâce,
Deux fois de mon hymen le nœud mal assorti1015
A chassé tous les Dieux du plus juste parti:
Heureuse en mes malheurs, si ce triste hyménée,
Pour le bonheur de Rome, à César m'eût donnée,
Et si j'eusse avec moi porté dans ta maison
D'un astre envenimé l'invincible poison!1020
Car enfin n'attends pas que j'abaisse ma haine:
Je te l'ai déjà dit, César, je suis Romaine;
Et quoique ta captive, un cœur comme le mien,
De peur de s'oublier, ne te demande rien.
Ordonne; et sans vouloir qu'il tremble ou s'humilie,
Souviens-toi seulement que je suis Cornélie.
 
O d'un illustre époux noble et digne moitié,
Dont le courage étonne, et le sort fait pitié!
Certes, vos sentiments font assez reconnoître
Qui vous donna la main, et qui vous donna l'être;1030
Et l'on juge aisément, au cœur que vous portez,
Où vous êtes entrée, et de qui vous sortez.
L'âme du jeune Crasse, et celle de Pompée,
L'une et l'autre vertu par le malheur trompée,
Le sang des Scipions protecteur de nos Dieux,1035
Parlent par votre bouche et brillent dans vos yeux;
Et Rome dans ses murs ne voit point de famille
Qui soit plus honorée ou de femme ou de fille.
Plût au grand Jupiter, plût à ces mêmes Dieux,
Qu'Annibal eût bravés jadis sans vos aïeux,1040
Que ce héros si cher dont le ciel vous sépare
N'eût pas si mal connu la cour d'un roi barbare,
Ni mieux aimé tenter une incertaine foi,
Que la vieille amitié qu'il eût trouvée en moi;
Qu'il eût voulu souffrir qu'un bonheur de mes armes
Eût vaincu ses soupçons, dissipé ses alarmes;
Et qu'enfin, m'attendant sans plus se défier,
Il m'eût donné moyen de me justifier!
Alors, foulant aux pieds la discorde et l'envie,
Je l'eusse conjuré de se donner la vie,1050
D'oublier ma victoire, et d'aimer un rival
Heureux d'avoir vaincu pour vivre son égal;
J'eusse alors regagné son âme satisfaite
[177],
 
Jusqu'à lui faire aux Dieux pardonner sa défaite;
Il eût fait à son tour, en me rendant son cœur,1055
Que Rome eût pardonné la victoire au vainqueur.
Mais puisque par sa perte, à jamais sans seconde,
Le sort a dérobé cette allégresse au monde,
César s'efforcera de s'acquitter vers vous
De ce qu'il voudroit rendre à cet illustre époux.1060
Prenez donc en ces lieux liberté toute entière:
Seulement pour deux jours soyez ma prisonnière,
Afin d'être témoin, comme après nos débats
Je chéris sa mémoire et venge son trépas,
Et de pouvoir apprendre à toute l'Italie1065
De quel orgueil nouveau m'enfle la Thessalie.
Je vous laisse à vous-même et vous quitte un moment.
Choisissez-lui, Lépide, un digne appartement;
Et qu'on l'honore ici, mais en dame romaine,
C'est-à-dire un peu plus qu'on n'honore la Reine.1070
Commandez, et chacun aura soin d'obéir.
 
O ciel, que de vertus vous me faites haïr
[178]!
 
   
FIN DU TROISIÈME ACTE.
ACTE IV.
SCÈNE PREMIÈRE.
PTOLOMÉE, ACHILLAS, PHOTIN.
Quoi? de la même main et de la même épée
Dont il vient d'immoler le malheureux Pompée,
Septime, par César indignement chassé,1075
Dans un tel désespoir à vos yeux a passé?
 
Oui, Seigneur; et sa mort a de quoi vous apprendre
[179] 
La honte qu'il prévient et qu'il vous faut attendre.
Jugez quel est César à ce courroux si lent
[180].
 
Un moment pousse et rompt un transport violent;1080
Mais l'indignation qu'on prend avec étude
Augmente avec le temps, et porte un coup plus rude;
Ainsi n'espérez pas de le voir modéré:
Par adresse il se fâche après s'être assuré.
Sa puissance établie, il a soin de sa gloire.1085
Il poursuivoit Pompée, et chérit sa mémoire;
Et veut tirer à soi, par un courroux accort,
L'honneur de sa vengeance et le fruit de sa mort.
 
Ah! si je t'avois cru, je n'aurois pas de maître:
Je serois dans le trône où le ciel m'a fait naître;1090
Mais c'est une imprudence assez commune aux rois
D'écouter trop d'avis, et se tromper au choix;
Le destin les aveugle au bord du précipice;
Ou si quelque lumière en leur âme se glisse,
Cette fausse clarté, dont il les éblouit,1095
Les plonge dans un gouffre, et puis s'évanouit.
 
J'ai mal connu César; mais puisqu'en son estime
Un si rare service est un énorme crime,
Il porte dans son flanc de quoi nous en laver
[181];
 
C'est là qu'est notre grâce, il nous l'y faut trouver.1100
Je ne vous parle plus de souffrir sans murmure,
D'attendre son départ pour venger cette injure;
Je sais mieux conformer les remèdes au mal:
Justifions sur lui la mort de son rival;
Et notre main alors également trempée1105
Et du sang de César et du sang de Pompée,
Rome, sans leur donner de titres différents,
Se croira par vous seul libre de deux tyrans.
 
Oui, par là seulement ma perte est évitable
[182]:
 
C'est trop craindre un tyran que j'ai fait redoutable.
Montrons que sa fortune est l'œuvre de nos mains;
Deux fois en même jour disposons des Romains;
Faisons leur liberté comme leur esclavage.
César, que tes exploits n'enflent plus ton courage;
Considère les miens, tes yeux en sont témoins.1115
Pompée étoit mortel, et tu ne l'es pas moins;
Il pouvoit plus que toi; tu lui portois envie;
Tu n'as, non plus que lui, qu'une âme et qu'une vie;
Et son sort que tu plains te doit faire penser
Que ton cœur est sensible, et qu'on peut le percer
[183].
1120 
Tonne, tonne à ton gré, fais peur de ta justice:
C'est à moi d'apaiser Rome par ton supplice;
C'est à moi de punir ta cruelle douceur,
Qui n'épargne en un roi que le sang de sa sœur.
Je n'abandonne plus ma vie et ma puissance
[184]1125 
Au hasard de sa haine ou de ton inconstance;
Ne crois pas que jamais tu puisses à ce prix
[185] 
Récompenser sa flamme ou punir ses mépris:
J'emploierai contre toi de plus nobles maximes.
Tu m'as prescrit tantôt de choisir des victimes,1130
De bien penser au choix
[186]; j'obéis, et je voi
 
Que je n'en puis choisir de plus dignes
[187] que toi,
 
Ni dont le sang offert, la fumée et la cendre
Puissent mieux satisfaire aux mânes de ton gendre.
Mais ce n'est pas assez, amis, de s'irriter:1135
Il faut voir quels moyens on a d'exécuter;
Toute cette chaleur est peut-être inutile;
Les soldats du tyran sont maîtres de la ville;
Que pouvons-nous contre eux? et pour les prévenir,
Quel temps devons-nous prendre, et quel ordre tenir?
 
Nous pouvons tout, Seigneur, en l'état où nous sommes
[188].
 
A deux milles d'ici vous avez six mille hommes,
Que depuis quelques jours, craignant des remuements,
Je faisois tenir prêts à tous événements.
Quelques soins qu'ait César, sa prudence est déçue.1145
Cette ville a sous terre une secrète 
issue, 
Par où fort aisément on les peut cette nuit
Jusque dans le palais introduire sans bruit;
Car contre sa fortune aller à force ouverte,
Ce seroit trop courir vous-même à votre perte.1150
Il nous le faut surprendre au milieu du festin,
Enivré des douceurs de l'amour et du vin.
Tout le peuple est pour nous. Tantôt, à son entrée,
J'ai remarqué l'horreur que ce peuple a montrée
[189] 
Lorsque avec tant de fast
[190] il a vu ses faisceaux
1155 
Marcher arrogamment et braver nos drapeaux;
Au spectacle insolent de ce pompeux outrage
Ses farouches regards étinceloient de rage:
Je voyois sa fureur à peine se dompter;
Et pour peu qu'on le pousse, il est prêt d'éclater;1160
Mais surtout les Romains que commandoit Septime,
Pressés de la terreur que sa mort leur imprime,
Ne cherchent qu'à venger par un coup généreux
Le mépris qu'en leur chef ce superbe a fait d'eux.
 
Mais qui pourra de nous approcher sa personne,1165
Si durant le festin sa garde l'environne?
 
Les gens de Cornélie, entre qui vos Romains
Ont déjà reconnu des frères, des germains,
Dont l'âpre déplaisir leur a laissé paroître
Une soif d'immoler leur tyran à leur maître:1170
Ils ont donné parole, et peuvent, mieux que nous,
Dans les flancs de César porter les premiers coups.
Son faux art de clémence, ou plutôt sa folie,
Qui pense gagner Rome en flattant Cornélie,
Leur donnera sans doute un assez libre accès1175
Pour de ce grand dessein assurer le succès.
Mais voici Cléopatre: agissez avec feinte,
Seigneur, et ne montrez que foiblesse et que crainte
[191].
 
Nous allons vous quitter, comme objets odieux
Dont l'aspect importun offenseroit ses yeux.1180
 
  
SCÈNE II.
PTOLOMÉE, CLÉOPATRE, ACHORÉE, CHARMION.
J'ai vu César, mon frère,
Et de tout mon pouvoir combattu sa colère.
 
Vous êtes généreuse; et j'avois attendu
Cet office
[192] de sœur que vous m'avez rendu.
 
Mais cet illustre amant vous a bientôt quittée.1185
 
Sur quelque brouillerie, en la ville excitée:
Il a voulu lui-même apaiser les débats
Qu'avec nos citoyens ont eus
[193] quelques soldats
[194];
 
Et moi, j'ai bien voulu moi-même vous redire
Que vous ne craigniez rien pour vous ni votre empire;
Et que le grand César blâme votre action
Avec moins de courroux que de compassion.
Il vous plaint d'écouter ces lâches politiques
Qui n'inspirent aux rois que des mœurs tyranniques:
Ainsi que la naissance, ils ont les esprits bas.1195
En vain on les élève à régir des États:
Un cœur né pour servir sait mal comme on commande;
Sa puissance l'accable alors qu'elle est trop grande;
Et sa main, que le crime en vain fait redouter,
Laisse choir le fardeau qu'elle ne peut porter.1200
 
Vous dites vrai, ma sœur, et ces effets sinistres
Me font bien voir ma faute au choix de mes ministres.
Si j'avois écouté de plus nobles conseils,
Je vivrois dans la gloire où vivent mes pareils;
Je mériterois mieux cette amitié si pure1205
Que pour un frère ingrat vous donne la nature;
César embrasseroit Pompée en ce palais;
Notre Égypte à la terre auroit rendu la paix,
Et verroit son monarque encore à juste titre
Ami de tous les deux, et peut-être l'arbitre.1210
Mais puisque le passé ne peut se révoquer
[195],
 
Trouvez bon qu'avec vous mon cœur s'ose expliquer.
Je vous ai maltraitée, et vous êtes si bonne,
Que vous me conservez la vie et la couronne.
Vainquez-vous tout à fait; et par un digne effort1215
Arrachez Achillas et Photin à la mort:
Elle leur est bien due; ils vous ont offensée;
Mais ma gloire en leur perte est trop intéressée.
Si César les punit des crimes de leur roi,
Toute l'ignominie en rejaillit sur moi:1220
Il me punit en eux; leur supplice est ma peine.
Forcez, en ma faveur, une trop juste haine.
De quoi peut satisfaire un cœur si généreux
Le sang abject et vil de ces deux malheureux?
Que je vous doive tout: César cherche à vous plaire,
Et vous pouvez d'un mot désarmer sa colère
[196].
 
 
Si j'avois en mes mains leur vie et leur trépas,
Je les méprise assez pour ne m'en venger pas;
Mais sur le grand César je puis fort peu de chose,
Quand le sang de Pompée à mes desirs s'oppose.1230
Je ne me vante pas de pouvoir le fléchir
[197];
 
J'en ai déjà parlé, mais il a su gauchir;
Et tournant le discours sur une autre matière,
Il n'a ni refusé, ni souffert ma prière.
Je veux bien toutefois encor m'y hasarder,1235
Mes efforts redoublés pourront mieux succéder;
Et j'ose croire....
 
Il vient; souffrez que je l'évite:
Je crains que ma présence à vos yeux ne l'irrite
[198],
 
Que son courroux ému ne s'aigrisse à me voir;
Et vous agirez seule avec plus de pouvoir.1240
   
SCÈNE III.
CÉSAR, CLÉOPATRE, ANTOINE, LÉPIDE,
CHARMION, ACHORÉE, Romains.
Reine, tout est paisible; et la ville calmée,
Qu'un trouble assez léger avoit trop alarmée,
N'a plus à redouter le divorce intestin
Du soldat insolent et du peuple mutin.
Mais, ô Dieux! ce moment que je vous ai quittée1245
D'un trouble bien plus grand a mon âme agitée!
Et ces soins importuns, qui m'arrachoient de vous,
Contre ma grandeur même allumoient mon courroux:
Je lui voulois du mal de m'être si contraire,
De rendre ma présence ailleurs si nécessaire;1250
Mais je lui pardonnois, au simple souvenir
Du bonheur qu'à ma flamme elle fait obtenir.
C'est elle dont je tiens cette haute espérance
Qui flatte mes desirs d'une illustre apparence,
Et fait croire à César qu'il peut former des vœux,1255
Qu'il n'est pas tout à fait indigne de vos feux,
Et qu'il peut en prétendre une juste conquête
[199],
 
N'ayant plus que les Dieux au-dessus de sa tête.
Oui, Reine, si quelqu'un dans ce vaste univers
Pouvoit porter plus haut la gloire de vos fers;1260
S'il étoit quelque trône où vous pussiez paroître
Plus dignement assise en captivant son maître
[200],
 
J'irois, j'irois à lui, moins pour le lui ravir,
Que pour lui disputer le droit de vous servir;
Et je n'aspirerois au bonheur de vous plaire1265
Qu'après avoir mis bas un si grand adversaire
[201].
 
C'étoit pour acquérir un droit si précieux
Que combattoit partout mon bras ambitieux;
Et dans Pharsale même il a tiré l'épée
Plus pour le conserver que pour vaincre Pompée.1270
Je l'ai vaincu, Princesse; et le Dieu des combats
M'y favorisoit moins que vos divins appas:
Ils conduisoient ma main, ils enfloient mon courage;
Cette pleine victoire est leur dernier ouvrage:
C'est l'effet des ardeurs qu'ils daignoient m'inspirer;
Et vos beaux yeux enfin m'ayant fait soupirer,
Pour faire que votre âme avec gloire y réponde,
M'ont rendu le premier et de Rome et du monde.
C'est ce glorieux titre, à présent effectif,
Que je viens ennoblir par celui de captif:1280
Heureux, si mon esprit gagne tant sur le vôtre,
Qu'il en estime l'un et me permette l'autre!
 
Je sais ce que je dois au souverain bonheur
Dont me comble et m'accable un tel excès d'honneur.
Je ne vous tiendrai plus mes passions secrètes:1285
Je sais ce que je suis; je sais ce que vous êtes.
Vous daignâtes m'aimer dès mes plus jeunes ans;
Le sceptre que je porte est un de vos présents;
Vous m'avez par deux fois rendu le diadème:
J'avoue, après cela, Seigneur, que je vous aime,1290
Et que mon cœur n'est point à l'épreuve des traits
Ni de tant de vertus, ni de tant de bienfaits.
Mais, hélas! ce haut rang, cette illustre naissance,
Cet État de nouveau rangé sous ma puissance,
Ce sceptre par vos mains dans les miennes remis,1295
A mes vœux innocents sont autant d'ennemis.
Ils allument contre eux une implacable haine:
Ils me font méprisable alors qu'ils me font reine;
Et si Rome est encor telle qu'auparavant,
Le trône où je me sieds m'abaisse en m'élevant;1300
Et ces marques d'honneur, comme titres infâmes,
Me rendent à jamais indigne de vos flammes.
J'ose encor toutefois, voyant votre pouvoir,
Permettre à mes desirs un généreux espoir.
Après tant de combats, je sais qu'un si grand homme
A droit de triompher des caprices de Rome,
Et que l'injuste horreur qu'elle eut toujours des rois
Peut céder par votre ordre à de plus justes lois.
Je sais que vous pouvez forcer d'autres obstacles:
Vous me l'avez promis, et j'attends ces miracles.1310
Votre bras dans Pharsale a fait de plus grands coups,
Et je ne les demande à d'autres Dieux qu'à vous.
 
Tout miracle est facile où mon amour s'applique.
Je n'ai plus qu'à courir les côtes de l'Afrique,
Qu'à montrer mes drapeaux au reste épouvanté1315
Du parti malheureux qui m'a persécuté;
Rome n'ayant plus lors d'ennemis à me faire,
Par impuissance enfin prendra soin de me plaire;
Et vos yeux la verront, par un superbe accueil,
Immoler à vos pieds sa haine et son orgueil.1320
Encore une défaite, et dans Alexandrie
Je veux que cette ingrate en ma faveur vous prie;
Et qu'un juste respect, conduisant ses regards,
A votre chaste amour demande des Césars.
C'est l'unique bonheur où mes desirs prétendent;1325
C'est le fruit que j'attends des lauriers qui m'attendent:
Heureux si mon destin, encore un peu plus doux,
Me les faisoit cueillir sans m'éloigner de vous!
Mais, las! contre mon feu mon feu me sollicite:
Si je veux être à vous, il faut que je vous quitte.1330
En quelques lieux qu'on fuie, il me faut y courir,
Pour achever de vaincre et de vous conquérir.
Permettez cependant qu'à ces douces amorces
Je prenne un nouveau cœur et de nouvelles forces,
Pour faire dire encore aux peuples pleins d'effroi,1335
Que venir, voir et vaincre est même chose en moi
[202].
 
 
C'est trop, c'est trop, Seigneur, souffrez que j'en abuse:
Votre amour fait ma faute, il fera mon excuse.
Vous me rendez le sceptre, et peut-être le jour;
Mais si j'ose abuser de cet excès d'amour,1340
Je vous conjure encor, par ses plus puissants charmes,
Par ce juste bonheur qui suit toujours vos armes,
Par tout ce que j'espère et que vous attendez,
De n'ensanglanter pas ce que vous me rendez.
Faites grâce, Seigneur, ou souffrez que j'en fasse
[203],
1345 
Et montre à tous par là que j'ai repris ma place.
Achillas et Photin sont gens à dédaigner:
Ils sont assez punis en me voyant régner;
Et leur crime....
 
Ah! prenez d'autres marques de reine:
Dessus mes volontés vous êtes souveraine;1350
Mais si mes sentiments peuvent être écoutés,
Choisissez des sujets dignes de vos bontés.
Ne vous donnez sur moi qu'un pouvoir légitime,
Et ne me rendez point complice de leur crime,
C'est beaucoup que pour vous j'ose épargner le Roi,1355
Et si mes feux n'étoient....
   
SCÈNE IV.
CÉSAR, CORNÉLIE, CLÉOPATRE, ACHORÉE,
ANTOINE, LÉPIDE, CHARMION, Romains.
César, prends garde à toi:
Ta mort est résolue, on la jure, on l'apprête;
A celle de Pompée on veut joindre ta tête.
Prends-y garde, César, ou ton sang répandu
Bientôt parmi le sien se verra confondu.1360
Mes esclaves en sont; apprends de leurs indices
L'auteur de l'attentat, et l'ordre, et les complices:
Je te les abandonne.
 
O cœur vraiment romain,
Et digne du héros qui vous donna la main!
Ses mânes, qui du ciel ont vu de quel courage1365
Je préparois la mienne à venger son outrage,
Mettant leur haine bas, me sauvent aujourd'hui
Par la moitié qu'en terre il nous laisse de lui
[204].
 
Il vit, il vit encore en l'objet de sa flamme,
Il parle par sa bouche, il agit dans son âme;1370
Il la pousse, et l'oppose à cette indignité,
Pour me vaincre par elle en générosité.
 
Tu te flattes, César, de mettre en ta croyance
Que la haine ait fait place à la reconnoissance:
Ne le présume plus; le sang de mon époux1375
A rompu pour jamais tout commerce entre nous.
J'attends la liberté qu'ici tu m'as offerte,
Afin de l'employer toute entière à ta perte;
Et je te chercherai partout des ennemis,
Si tu m'oses tenir ce que tu m'as promis.1380
Mais avec cette soif que j'ai de ta ruine,
Je me jette au-devant du coup qui t'assassine,
Et forme des desirs avec trop de raison
Pour en aimer l'effet par une trahison:
Qui la sait et la souffre a part à l'infamie.1385
Si je veux ton trépas, c'est en juste ennemie:
Mon époux a des fils, il aura des neveux;
Quand ils te combattront, c'est là que je le veux,
Et qu'une digne main par moi-même animée,
Dans ton champ de bataille, aux yeux de ton armée,
T'immole noblement, et par un digne effort,
Aux mânes du héros dont tu venges la mort.
Tous mes soins, tous mes vœux hâtent cette vengeance;
Ta perte la recule, et ton salut l'avance.
Quelque espoir qui d'ailleurs me l'ose ou puisse offrir,
Ma juste impatience auroit trop à souffrir:
La vengeance éloignée est à demi perdue,
Et quand il faut l'attendre, elle est trop cher vendue
[205].
 
Je n'irai point chercher sur les bords africains
Le foudre souhaité que je vois en tes mains
[206]:
1400 
La tête qu'il menace en doit être frappée.
J'ai pu donner la tienne, au lieu d'elle, à Pompée:
Ma haine avoit le choix; mais cette haine enfin
Sépare son vainqueur d'avec son assassin,
Et ne croit avoir droit de punir ta victoire
[207]1405 
Qu'après le châtiment d'une action si noire.
Rome le veut ainsi; son adorable front
Auroit de quoi rougir d'un trop honteux affront,
De voir en même jour, après tant de conquêtes,
Sous un indigne fer ses deux plus nobles têtes.1410
Son grand cœur, qu'à tes lois en vain tu crois soumis,
En veut aux criminels plus qu'à ses ennemis,
Et tiendroit à malheur le bien de se voir libre,
Si l'attentat du Nil affranchissoit le Tibre.
Comme autre qu'un Romain n'a pu l'assujettir,1415
Autre aussi qu'un Romain ne l'en doit garantir.
Tu tomberois ici sans être sa victime;
Au lieu d'un châtiment ta mort seroit un crime;
Et sans que tes pareils en conçussent d'effroi,
L'exemple que tu dois périroit avec toi.1420
Venge-la de l'Égypte à son appui fatale,
Et je la vengerai, si je puis, de Pharsale.
Va, ne perds point de temps, il presse. Adieu: tu peux
[208] 
Te vanter qu'une fois j'ai fait pour toi des vœux
[209].
 
   
SCÈNE V.
CÉSAR, CLÉOPATRE, ANTOINE, LÉPIDE,
ACHORÉE, CHARMION.
Son courage m'étonne autant que leur audace.1425
Reine, voyez pour qui vous me demandiez grâce!
 
Je n'ai rien à vous dire: allez, Seigneur, allez
Venger sur ces méchants tant de droits violés.
On m'en veut plus qu'à vous: c'est ma mort qu'ils respirent,
C'est contre mon pouvoir que les traîtres conspirent;
Leur rage, pour l'abattre, attaque mon soutien,
Et par votre trépas cherche un passage au mien.
Mais parmi ces transports d'une juste colère,
Je ne puis oublier que leur chef est mon frère.
Le saurez-vous, Seigneur? et pourrai-je obtenir1435
Que ce cœur irrité daigne s'en souvenir?
 
Oui, je me souviendrai que ce cœur magnanime
Au bonheur de son sang veut pardonner son crime.
Adieu, ne craignez rien: Achillas et Photin
Ne sont pas gens à vaincre un si puissant destin.1440
Pour les mettre en déroute, eux et tous leurs complices,
Je n'ai qu'à déployer l'appareil des supplices,
Et pour soldats choisis, envoyer des bourreaux
Qui portent hautement mes haches pour drapeaux.
 
(César rentre avec les Romains.)
CLÉOPATRE
 
Ne quittez pas César: allez, cher Achorée,1445
Repousser avec lui ma mort qu'on a jurée;
Et quand il punira nos lâches ennemis,
Faites-le souvenir de ce qu'il m'a promis.
Ayez l'œil sur le Roi dans la chaleur des armes,
Et conservez son sang pour épargner mes larmes.1450
 
Madame, assurez-vous qu'il ne peut y périr
Si mon zèle et mes soins peuvent le secourir
[210].
 
   
FIN DU QUATRIÈME ACTE.
ACTE V.
SCÈNE PREMIÈRE.
CORNÉLIE, tenant une petite urne en sa main;
PHILIPPE.
Mes yeux, puis-je vous croire, et n'est-ce point un songe
Qui sur mes tristes vœux a formé ce mensonge?
Te revois-je, Philippe, et cet époux si cher1455
A-t-il reçu de toi les honneurs du bûcher?
Cette urne que je tiens contient-elle sa cendre?
O vous, à ma douleur objet terrible et tendre
[211],
 
Éternel entretien de haine et de pitié,
Reste du grand Pompée, écoutez sa moitié.1460
N'attendez point de moi de regrets, ni de larmes;
Un grand cœur à ses maux applique d'autres charmes.
Les foibles déplaisirs s'amusent à parler,
Et quiconque se plaint cherche à se consoler.
Moi, je jure des Dieux la puissance suprême,1465
Et pour dire encor plus, je jure par vous-même,
Car vous pouvez bien plus sur ce cœur affligé
Que le respect des Dieux qui l'ont mal protégé:
Je jure donc par vous, ô pitoyable reste,
Ma divinité seule après ce coup funeste,1470
Par vous, qui seul ici pouvez me soulager
[212],
 
De n'éteindre jamais l'ardeur de le venger.
Ptolomée à César, par un lâche artifice,
Rome, de ton Pompée a fait un sacrifice;
Et je n'entrerai point dans tes murs désolés,1475
Que le prêtre et le Dieu ne lui soient immolés.
Faites-m'en souvenir, et soutenez ma haine,
O cendres, mon espoir aussi bien que ma peine;
Et pour m'aider un jour à perdre son vainqueur,
Versez dans tous les cœurs ce que ressent mon cœur.
Toi qui l'as honoré sur cette infâme rive
D'une flamme pieuse autant comme chétive,
Dis-moi, quel bon démon a mis en ton pouvoir
De rendre à ce héros ce funèbre devoir?
 
Tout couvert de son sang, et plus mort que lui-même,
Après avoir cent fois maudit le diadème,
Madame, j'ai porté mes pas et mes sanglots
[213] 
Du côté que le vent poussoit encor les flots.
Je cours longtemps en vain; mais enfin d'une roche
J'en découvre le tronc vers un sable assez proche,1490
Où la vague en courroux sembloit prendre plaisir
A feindre de le rendre, et puis s'en ressaisir.
Je m'y jette, et l'embrasse, et le pousse au rivage;
Et ramassant sous lui le débris d'un naufrage,
Je lui dresse un bûcher à la hâte et sans art,1495
Tel que je pus sur l'heure, et qu'il plut au hasard.
A peine brûloit-il que le ciel plus propice
M'envoie un compagnon en ce pieux office:
Cordus
[214], un vieux Romain qui demeure en ces lieux,
 
Retournant de la ville, y détourne les yeux;1500
Et n'y voyant qu'un tronc dont la tête est coupée
[215],
 
A cette triste marque il reconnoît Pompée.
Soudain la larme à l'œil: «O toi, qui que tu sois,
A qui le ciel permet de si dignes emplois,
Ton sort est bien, dit-il, autre que tu ne penses;1505
Tu crains des châtiments, attends des récompenses.
César est en Égypte, et venge hautement
Celui pour qui ton zèle a tant de sentiment.
Tu peux faire éclater les soins qu'on t'en voit prendre
[216],
 
Tu peux même à sa veuve en reporter la cendre.1510
Son vainqueur l'a reçue avec tout le respect
Qu'un dieu pourroit ici trouver à son aspect.
Achève, je reviens.» Il part et m'abandonne,
Et rapporte aussitôt ce vase qu'il me donne,
Où sa main et la mienne enfin ont renfermé1515
Ces restes d'un héros par le feu consumé
[217].
 
 
Oh! que sa piété mérite de louanges!
 
En entrant j'ai trouvé des désordres étranges.
J'ai vu fuir tout un peuple en foule vers le port
[218],
 
Où le Roi, disoit-on, s'étoit fait le plus fort.1520
Les Romains poursuivoient; et César, dans la place
Ruisselante du sang de cette populace,
Montroit de sa justice un exemple si beau
[219],
 
Faisant passer Photin par les mains d'un bourreau.
Aussitôt qu'il me voit, il daigne me connoître;1525
Et prenant de ma main les cendres de mon maître:
«Restes d'un demi-dieu, dont à peine je puis
Égaler le grand nom, tout vainqueur que j'en suis,
De vos traîtres, dit-il, voyez punir les crimes:
Attendant des autels, recevez ces victimes;1530
Bien d'autres vont les suivre. Et toi, cours au palais
Porter à sa moitié ce don que je lui fais;
Porte à ses déplaisirs cette foible allégeance,
Et dis-lui que je cours achever sa vengeance
[220].»
 
Ce grand homme à ces mots me quitte en soupirant,
Et baise avec respect ce vase qu'il me rend.
 
O soupirs! ô respect! oh! qu'il est doux de plaindre
Le sort d'un ennemi quand il n'est plus à craindre
[221]!
 
Qu'avec chaleur, Philippe, on court à le venger
Lorsqu'on s'y voit forcé par son propre danger
[222],
1540 
Et quand cet intérêt qu'on prend pour sa mémoire
[223] 
Fait notre sûreté comme il croît notre gloire!
César est généreux, j'en veux être d'accord;
Mais le Roi le veut perdre, et son rival est mort.
Sa vertu laisse lieu de douter à l'envie1545
De ce qu'elle feroit s'il le voyoit en vie:
Pour grand qu'en soit le prix, son péril en rabat;
Cette ombre qui la couvre en affoiblit l'éclat;
L'amour même s'y mêle, et le force à combattre:
Quand il venge Pompée, il défend Cléopatre.1550
Tant d'intérêts sont joints à ceux de mon époux,
Que je ne devrois rien à ce qu'il fait pour nous,
Si, comme par soi-même un grand cœur juge un autre,
Je n'aimois mieux juger sa vertu par la nôtre,
Et croire que nous seuls armons ce combattant,1555
Parce qu'au point qu'il est j'en voudrois faire autant.
   
SCÈNE II.
CLÉOPATRE, CORNÉLIE, PHILIPPE,
CHARMION.
Je ne viens pas ici pour troubler une plainte
Trop juste à la douleur dont vous êtes atteinte:
Je viens pour rendre hommage aux cendres d'un héros
Qu'un fidèle affranchi vient d'arracher aux flots;1560
Pour le plaindre avec vous, et vous jurer, Madame,
Que j'aurois conservé ce maître de votre âme,
Si le ciel, qui vous traite avec trop de rigueur,
M'en eût donné la force aussi bien que le cœur.
Si pourtant, à l'aspect de ce qu'il vous renvoie,1565
Vos douleurs laissoient place à quelque peu de joie;
Si la vengeance avoit de quoi vous soulager,
Je vous dirois aussi qu'on vient de vous venger,
Que le traître Photin.... Vous le savez peut-être?
 
Oui, Princesse, je sais qu'on a puni ce traître.1570
 
Un si prompt châtiment vous doit être bien doux.
 
S'il a quelque douceur, elle n'est que pour vous.
 
Tous les cœurs trouvent doux le succès qu'ils espèrent.
 
Comme nos intérêts, nos sentiments diffèrent.
Si César à sa mort joint celle d'Achillas,1575
Vous êtes satisfaite, et je ne la suis pas.
Aux mânes de Pompée il faut une autre offrande:
La victime est trop basse et l'injure est trop grande;
Et ce n'est pas un sang que pour la réparer
Son ombre et ma douleur daignent considérer.1580
L'ardeur de le venger, dans mon âme allumée,
En attendant César, demande Ptolomée.
Tout indigne qu'il est de vivre et de régner,
Je sais bien que César se force à l'épargner;
Mais quoi que son amour ait osé vous promettre,1585
Le ciel, plus juste enfin, n'osera le permettre;
Et s'il peut une fois écouter tous mes vœux,
Par la main l'un de l'autre ils périront tous deux.
Mon âme à ce bonheur, si le ciel me l'envoie,
Oubliera ses douleurs pour s'ouvrir à la joie;1590
Mais si ce grand souhait demande trop pour moi,
Si vous n'en perdez qu'un, ô ciel! perdez le Roi.
 
Le ciel sur nos souhaits ne règle pas les choses.
 
Le ciel règle souvent les effets sur les causes
[224],
 
Et rend aux criminels ce qu'ils ont mérité.1595
 
Comme de la justice, il a de la bonté.
 
Oui; mais il fait juger, à voir comme il commence,
Que sa justice agit, et non pas sa clémence.
 
Souvent de la justice il passe à la douceur.
 
Reine, je parle en veuve, et vous parlez en sœur.1600
Chacune a son sujet d'aigreur ou de tendresse,
Qui dans le sort du Roi justement l'intéresse.
Apprenons par le sang qu'on aura répandu
A quels souhaits le ciel a le mieux répondu
[225].
 
Voici votre Achorée.
   
SCÈNE III.
CORNÉLIE, CLÉOPATRE, ACHORÉE,
PHILIPPE, CHARMION.
Hélas! sur son visage1605
Rien ne s'offre à mes yeux que de mauvais présage.
Ne nous déguisez rien, parlez sans me flatter:
Qu'ai-je à craindre, Achorée, ou qu'ai-je à regretter?
 
Aussitôt que César eut su la perfidie....
 
Ce ne sont pas ses soins que je veux qu'on me die
[226].
 
Je sais qu'il fit trancher et clore ce conduit
Par où ce grand secours devoit être introduit
[227];
 
Qu'il manda tous les siens pour s'assurer la place,
Où Photin a reçu le prix de son audace;
Que d'un si prompt supplice Achillas étonné1615
S'est aisément saisi du port abandonné;
Que le Roi l'a suivi; qu'Antoine a mis à terre
Ce qui dans ses vaisseaux restoit de gens de guerre
[228];
 
Que César l'a rejoint; et je ne doute pas
Qu'il n'ait su vaincre encore, et punir Achillas.1620
 
Oui, Madame, on a vu son bonheur ordinaire....
 
Dites-moi seulement s'il a sauvé mon frère,
S'il m'a tenu promesse.
 
Oui, de tout son pouvoir.
 
C'est là l'unique point que je voulois savoir.
Madame, vous voyez, les Dieux m'ont écoutée.1625
 
Ils n'ont que différé la peine méritée.
 
Vous la vouliez sur l'heure, ils l'en ont garanti.
 
Il faudroit qu'à nos vœux il eût mieux consenti
[229].
 
 
Que disiez-vous naguère, et que viens-je d'entendre?
Accordez ces discours, que j'ai peine à comprendre.1630
 
Aucuns ordres ni soins n'ont pu le secourir
[230]:
 
Malgré César et nous il a voulu périr;
Mais il est mort, Madame, avec toutes les marques
Que puissent laisser d'eux les plus dignes monarques
[231]:
 
Sa vertu rappelée a soutenu son rang,1635
Et sa perte aux Romains a coûté bien du sang
[232].
 
Il combattoit Antoine avec tant de courage,
Qu'il emportoit déjà sur lui quelque avantage;
Mais l'abord de César a changé le destin;
Aussitôt Achillas suit le sort de Photin:1640
Il meurt, mais d'une mort trop belle pour un traître,
Les armes à la main, en défendant son maître.
Le vainqueur crie en vain qu'on épargne le Roi;
Ces mots au lieu d'espoir lui donnent de l'effroi;
Son esprit alarmé les croit un artifice1645
Pour réserver sa tête à l'affront d'un supplice
[233].
 
Il pousse dans nos rangs, il les perce, et fait voir
Ce que peut la vertu qu'arme le désespoir;
Et son cœur, emporté par l'erreur qui l'abuse
[234],
 
Cherche partout la mort, que chacun lui refuse.1650
Enfin perdant haleine après ces grands efforts,
Près d'être environné, ses meilleurs soldats morts,
Il voit quelques fuyards sauter dans une barque:
Il s'y jette, et les siens, qui suivent leur monarque,
D'un si grand nombre en foule accablent ce vaisseau
[235],
 
Que la mer l'engloutit avec tout son fardeau
[236].
 
C'est ainsi que sa mort lui rend toute sa gloire,
A vous toute l'Égypte, à César la victoire.
Il vous proclame reine; et bien qu'aucun Romain
[237] 
Du sang que vous pleurez n'ait vu rougir sa main,1660
Il nous fait voir à tous un déplaisir extrême,
Il soupire, il gémit. Mais le voici lui-même,
Qui pourra mieux que moi vous montrer la douleur
[238] 
Que lui donne du Roi l'invincible malheur.
   
SCÈNE IV.
CÉSAR, CORNÉLIE, CLÉOPATRE, ANTOINE, LÉPIDE,
ACHORÉE, CHARMION, PHILIPPE.
César, tiens-moi parole, et me rends mes galères.1665
Achillas et Photin ont reçu leurs salaires;
Leur roi n'a pu jouir de ton cœur adouci;
Et Pompée est vengé ce qu'il peut l'être ici.
Je n'y saurois plus voir qu'un funeste rivage
[239] 
Qui de leur attentat m'offre l'horrible image,1670
Ta nouvelle victoire, et le bruit éclatant
Qu'aux changements de roi pousse un peuple inconstant
[240];
 
Et parmi ces objets, ce qui le plus m'afflige
[241],
 
C'est d'y revoir toujours l'ennemi qui m'oblige.
Laisse-moi m'affranchir de cette indignité,1675
Et souffre que ma haine agisse en liberté.
A cet empressement j'ajoute une requête:
Vois l'urne de Pompée; il y manque sa tête:
Ne me la retiens plus, c'est l'unique faveur
Dont je te puis encor prier avec honneur.1680
 
Il est juste, et César est tout prêt de vous rendre
Ce reste où vous avez tant de droit de prétendre;
Mais il est juste aussi qu'après tant de sanglots
A ses mânes errants nous rendions le repos,
Qu'un bûcher allumé par ma main et la vôtre1685
Le venge pleinement de la honte de l'autre,
Que son ombre s'apaise en voyant notre ennui,
Et qu'une urne plus digne et de vous et de lui,
Après la flamme éteinte et les pompes finies,
Renferme avec éclat ses cendres réunies.1690
De cette même main dont il fut combattu,
Il verra des autels dressés à sa vertu;
Il recevra des vœux, de l'encens, des victimes,
Sans recevoir par là d'honneurs que légitimes
[242]:
 
Pour ces justes devoirs je ne veux que demain;1695
Ne me refusez pas ce bonheur souverain.
Faites un peu de force à votre impatience;
Vous êtes libre après: partez en diligence;
Portez à notre Rome un si digne trésor;
Portez....
 
Non pas, César, non pas à Rome encor:1700
Il faut que ta défaite et que tes funérailles
A cette cendre aimée en ouvrent les murailles;
Et quoiqu'elle la tienne aussi chère que moi,
Elle n'y doit rentrer qu'en triomphant de toi.
Je la porte en Afrique; et c'est là que j'espère1705
Que les fils de Pompée, et Caton, et mon père,
Secondés par l'effort d'un roi
[243] plus généreux
[244],
 
Ainsi que la justice auront le sort pour eux.
C'est là que tu verras sur la terre et sur l'onde
Le débris de Pharsale armer un autre monde;1710
Et c'est là que j'irai, pour hâter tes malheurs,
Porter de rang en rang ces cendres et mes pleurs.
Je veux que de ma haine ils reçoivent des règles,
Qu'ils suivent au combat des urnes au lieu d'aigles;
Et que ce triste objet porte en leur souvenir
[245]1715 
Les soins de le venger, et ceux de te punir.
Tu veux à ce héros rendre un devoir suprême:
L'honneur que tu lui rends rejaillit sur toi-même;
Tu m'en veux pour témoin: j'obéis au vainqueur;
Mais ne présume pas toucher par là mon cœur.1720
La perte que j'ai faite est trop irréparable;
La source de ma haine est trop inépuisable:
A l'égal de mes jours je la ferai durer;
Je veux vivre avec elle, avec elle expirer.
Je t'avouerai pourtant, comme vraiment Romaine,
Que pour toi mon estime est égale à ma haine;
Que l'une et l'autre est juste, et montre le pouvoir,
L'une de ta vertu, l'autre de mon devoir
[246];
 
Que l'une est généreuse, et l'autre intéressée,
Et que dans mon esprit l'une et l'autre est forcée.1730
Tu vois que ta vertu, qu'en vain on veut trahir
[247],
 
Me force de priser ce que je dois haïr:
Juge ainsi de la haine où mon devoir me lie;
La veuve de Pompée y force Cornélie.
J'irai, n'en doute point, au sortir de ces lieux,1735
Soulever contre toi les hommes et les Dieux;
Ces Dieux qui t'ont flatté, ces Dieux qui m'ont trompée,
Ces Dieux qui dans Pharsale ont mal servi Pompée,
Qui la foudre à la main l'ont pu voir égorger:
Ils connoîtront leur faute, et le voudront venger.1740
Mon zèle, à leur refus, aidé de sa mémoire,
Te saura bien sans eux arracher la victoire:
Et quand tout mon effort se trouvera rompu,
Cléopatre fera ce que je n'aurai pu.
Je sais quelle est ta flamme et quelles sont ses forces,
Que tu n'ignores pas comme on fait les divorces,
Que ton amour t'aveugle, et que pour l'épouser
Rome n'a point de lois que tu n'oses briser;
Mais sache aussi qu'alors la jeunesse romaine
Se croira tout permis sur l'époux d'une reine,1750
Et que de cet hymen tes amis indignés
Vengeront sur ton sang leurs avis dédaignés.
J'empêche ta ruine, empêchant tes caresses.
Adieu: j'attends demain l'effet de tes promesses.
   
SCÈNE V.
CÉSAR, CLÉOPATRE, ANTOINE, LÉPIDE,
ACHORÉE, CHARMION.
Plutôt qu'à ces périls je vous puisse exposer,1755
Seigneur, perdez en moi ce qui les peut causer:
Sacrifiez ma vie au bonheur de la vôtre;
Le mien sera trop grand, et je n'en veux point d'autre,
Indigne que je suis d'un César pour époux,
Que de vivre en votre âme, étant morte pour vous.1760
 
Reine, ces vains projets sont le seul avantage
Qu'un grand cœur impuissant a du ciel en partage:
Comme il a peu de force, il a beaucoup de soins;
Et s'il pouvoit plus faire, il souhaiteroit moins.
Les Dieux empêcheront l'effet de ces augures,1765
Et mes félicités n'en seront pas moins pures,
Pourvu que votre amour gagne sur vos douleurs,
Qu'en faveur de César vous tarissiez vos pleurs,
Et que votre bonté, sensible à ma prière,
Pour un fidèle amant oublie un mauvais frère.1770
On aura pu vous dire avec quel déplaisir
J'ai vu le désespoir qu'il a voulu choisir;
Avec combien d'efforts j'ai voulu le défendre
Des paniques terreurs qui l'avoient pu surprendre.
Il s'est de mes bontés jusqu'au bout défendu,1775
Et de peur de se perdre il s'est enfin perdu.
Oh! honte pour César, qu'avec tant de puissance,
Tant de soins de vous rendre entière obéissance
[248],
 
Il n'ait pu toutefois, en ces événements,
Obéir au premier de vos commandements!1780
Prenez-vous-en au ciel, dont les ordres sublimes
Malgré tous nos efforts savent punir les crimes;
Sa rigueur envers lui vous ouvre un sort plus doux,
Puisque par cette mort l'Égypte est toute à vous.
 
Je sais que j'en reçois un nouveau diadème,1785
Qu'on n'en peut accuser que les Dieux et lui-même;
Mais comme il est, Seigneur, de la fatalité
Que l'aigreur soit mêlée à la félicité,
Ne vous offensez pas si cet heur de vos armes,
Qui me rend tant de biens, me coûte un peu de larmes,
Et si voyant sa mort due à sa trahison,
Je donne à la nature ainsi qu'à la raison.
Je n'ouvre point les yeux sur ma grandeur si proche,
Qu'aussitôt à mon cœur mon sang ne le reproche;
J'en ressens dans mon âme un murmure secret,1795
Et ne puis remonter au trône sans regret
[249].
 
 
Un grand peuple, Seigneur, dont cette cour est pleine,
Par des cris redoublés demande à voir sa reine,
Et tout impatient déjà se plaint aux cieux
Qu'on lui donne trop tard un bien si précieux.1800
 
Ne lui refusons plus le bonheur qu'il désire:
Princesse, allons par là commencer votre empire.
Fasse le juste ciel, propice à mes desirs,
Que ces longs cris de joie étouffent vos soupirs,
Et puissent ne laisser dedans votre pensée1805
Que l'image des traits dont mon âme est blessée!
Cependant, qu'à l'envi ma suite et votre cour
Préparent pour demain la pompe d'un beau jour,
Où dans un digne emploi l'une et l'autre occupée
Couronne Cléopatre et m'apaise Pompée,1810
Élève à l'une un trône, à l'autre des autels,
Et jure à tous les deux des respects immortels.
   
FIN DU CINQUIÈME ET DERNIER ACTE.
APPENDICE.
I
PASSAGES DE LA PHARSALE
DE LUCAIN
IMITÉS PAR CORNEILLE ET SIGNALÉS PAR LUI[250].
| Vers | 
52, 53. | 
Metiri sua regna decet, viresque fateri. 
(Livre VIII, vers 527.) | 
|   | 
55-58. | 
Nec soceri tantum arma fugit, fugit ora senatus, 
Cujus thessalicas saturat pars magna volucres. 
(VIII, 506, 507.) | 
|   | 
61-64. | 
Et metuit gentes quas uno in sanguine mistas 
Deseruit, regesque timet quorum omnia mersit. 
(VIII, 508, 509.) | 
|   | 
70. | 
Tu, Ptolemæe, potes Magni fulcire ruinam, 
Sub qua Roma cadit? 
(VIII, 528, 529.) | 
|   | 
73, 74. | 
Jus et fas multos faciunt, Ptolemæe, nocentes. 
(VIII, 484.) | 
|   | 
75, 76. | 
Dat pœnas laudata fides, quum sustinet, inquit, 
Quos fortuna premit. 
(VIII, 485, 486.) | 
|   | 
80. | 
.... Fatis accede, Deisque. 
(VIII, 486.) | 
|   | 
82. | 
Et cole felices. 
(VIII, 487.) | 
|   | 
84. | 
.... Miseros fuge. 
(VIII, 487.) | 
|   | 
87, 88. | 
Postquam nulla manet rerum fiducia, quærit 
Cum qua gente cadat. 
(VIII, 504, 505.) | 
|   | 
93. | 
.... Votis tua fovimus arma. 
(VIII, 519.) | 
|   | 
97-100. | 
Hoc ferrum, quod fata jubent proferre, paravi 
Non tibi, sed victo. Feriam tua viscera, Magne; 
Malueram soceri. 
(VIII, 520-523.) | 
|   | 
105, 106. | 
Sceptrorum vis tota perit, quum pendere justa 
Incipit. 
(VIII, 489, 490.) | 
|   | 
109. | 
.... Semper metuet quem sæva pudebunt. 
(VIII, 495.) | 
|   | 
124. | 
Quicquid non fuerit Magni, dum bella geruntur, 
Nec victoris erit. 
(VIII, 502, 503.) | 
|   | 
461-463. | 
Quippe fides si pura foret.... 
Venturum tota pharium cum classe tyrannum. 
(VIII, 572-574.) | 
|   | 
469, 470. | 
.... Longeque a littore casus 
Exspectate meos, et in hac cervice tyranni 
Explorate fidem. 
(VIII, 580-582.) | 
|   | 
479, 480. | 
Romanus pharia miles de puppe salutat 
Septimius. 
(VIII, 596, 597.)
 | 
|   | 
514-516. | 
Involvit vultus, atque indignatus apertum 
Fortunæ præbere caput, tunc lumina pressit. 
(VIII, 614, 615.) | 
|   | 
519, 520. | 
.... Nullo gemitu consensit ad ictum. 
(VIII, 619.) | 
|   | 
526-528. | 
Seque probat moriens. 
(VIII, 621.) | 
|   | 
529-531. | 
Septimius.... 
.... retegit..., scisso velamine, vultus, 
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 
Collaque in oblique ponit languentia rostro, 
Tunc nervos venasque secat.... 
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 
Vindicat hoc pharius dextra gestare satelles. 
(VIII, 668-675.) | 
|   | 
534-536. | 
Littora Pompeium feriunt, truncusque vadosis 
Huc illuc jactatur aquis. 
(VIII, 698, 699.) | 
|   | 
541, 542. | 
.... Interque suorum 
Lapsa manus, rapitur, trepida fugiente carina. 
(VIII, 661, 662.) | 
|   | 
763, 764. | 
.... Atque os in murmura pulsant 
Singultus animæ. 
(VIII, 682, 683.) | 
|   | 
766-768. | 
Iratamque Deis faciem. 
(VIII, 665.) | 
|   | 
769, 770.  | 
Non primo Cæsar damnarit munera vultu: 
.... Vultus, dum crederet, hæsit. 
(IX, 1035, 1036.) | 
|   | 
783-786. | 
.... Lacrymas non sponte cadentes 
Effudit. 
(IX, 1038, 1039.) | 
|   | 
787. | 
Aufer ab aspectu nostro funesta, satelles, 
Regis dona tui. 
(IX, 1064, 1065.) | 
|   | 
829. | 
Ergo in thessalicis pellæo fecimus arvis 
Jus gladio? 
(IX, 1073, 1074.) | 
|   | 
833, 834. | 
Non tuleram Magnum, mecum Romana regentem: 
Te, Ptolemæe, feram? 
(IX, 1075, 1076.) | 
|   | 
841, 842. | 
.... Nec fallere vos me 
Credite victorem: nobis quoque tale paratum 
Littoris hospitium. 
(IX, 1081-1083.)
 | 
|   | 
845, 846. | 
.... Ne sic mea colla gerantur 
Thessaliæ fortuna facit. 
(IX, 1083, 1084.) | 
|   | 
914-916.  | 
.... Unica belli 
Præmia civilis, victis donare salutem, 
Perdidimus. 
(IX, 1066-1068.) | 
|   | 
939-941.  | 
.... Justo date tura sepulcro, 
Et placate caput. 
(IX, 1091, 1092.) | 
|   | 
999, 1000. | 
Turpe mori post te solo non posse dolore. 
(IX, 108.) | 
|   | 
1014. | 
Bis nocui mundo. 
(VIII, 90.) | 
|   | 
1015, 1016. | 
.... Cunctosque fugavi 
A causa meliore Deos. 
(VIII, 93, 94.) | 
|   | 
1017, 1018.  | 
O utinam in thalamos invisi Cæsaris issem 
Infelix conjux, et nulli læta marito! 
(VIII, 88, 89.) | 
|   | 
1050-1056. | 
Ut te complexus, positis civilibus armis, 
Affectus abs te veteres, vitamque rogarem, 
Magne, tuam, dignaque satis mercede laborum 
Contentus par esse tibi. Tunc pace fideli 
Fecissem ut victus posses ignoscere Divis; 
Fecisses ut Roma mihi. 
(IX, 1099-1104.) | 
|   | 
1058. | 
Læta dies rapta est populis. 
(IX, 1097.) | 
|   | 
1104-1108. | 
.... Placemus cæde secunda 
Hesperias gentes; jugulus mihi Cæsaris haustus 
Hoc præstare potest, Pompeii cæde nocentes 
Ut populus Romanus amet. 
(X, 386-389.) | 
|   | 
1110. | 
Quid, miserande, times quem tu facis ipse timendum? 
(IV, 185.) | 
|   | 
1116. | 
Quem metuis par hujus erat. 
(V, 382.) | 
|   | 
1151, 1152. | 
Plenum epulis, madidumque mero, Venerique paratum 
Invenies. 
(X, 396, 397.) | 
|   | 
1153-1156. | 
Sed fremitu vulgi, fasces et signa querentis 
Inferri romana suis, discordia sensit 
Pectora. 
(X, 11-13.) | 
|   | 
1417-1419. | 
In celus it pharium romani pœna tyranni, 
Exemplumque perit. 
(X, 343.) | 
|   | 
1501, 1502. | 
Una nota est Magno capitis jactura revulsi. 
(VIII, 711.) | 
Corneille n'a extrait de Lucain, pour les rapprocher de ses imitations, que
les passages qu'il a ou le plus fidèlement traduits, ou du moins imités sciemment
et à dessein. Si l'on voulait y joindre, pour les parties de la pièce dont
le sujet se rencontre avec celui de la Pharsale, tous les souvenirs qui lui étaient
restés de l'étude de ce poëme, les ressemblances lointaines, les idées, les tours,
les mots dont il s'était inspiré et qui ont passé dans ses vers, d'une manière
moins apparente, et le plus souvent, je pense, sans même qu'il y songeât, on
allongerait beaucoup la liste des rapprochements. Nous nous bornerons à un
petit nombre d'exemples, que nous prendrons çà et là; quelques-uns peut-être
ont été omis involontairement par Corneille dans les citations qu'il a placées au
bas des pages; mais la plupart nous paraissent être d'autre nature: ou bien
ce sont des passages mis en œuvre si librement qu'ils n'appartiennent pour
ainsi dire plus au modèle, ou bien il s'en était tellement pénétré qu'il n'avait
plus conscience de l'imitation ou de la réminiscence.
Dans le récit d'Achorée, les vers 482-484 reproduisent, sans les copier, ces
quatre vers de Lucain, changés en discours direct:
.... Celsæ de puppe carinæ
In parvam jubet ire ratem, littusque malignum
Incusat, bimaremque vadis frangentibus æstum,
Qui vetet externas terris advertere classes.
 
(Livre VIII, vers 564-567.)
  
Les vers 1011-1016 du premier discours de Cornélie à César sont un frappant
souvenir de ce passage:
Fortuna est mutata toris; semperque potentes
Detrahere in cladem fato damnata maritos
Innupsit tepido pellex Cornelia busto.
 
 
Le vers 575 est la traduction de cet autre endroit:
.... Rectorque senatus,
Sed regnantis, erat.
 
 
Les trois triomphes mentionnés immédiatement après, au vers 578, reviennent
plusieurs fois dans le poëme latin: voyez livre VI, vers 817, 818; livre VII,
vers 685; livre VIII, vers 553, 554, et vers 814, 815. «Les monstres de l'Égypte»
(vers 582) sont les regia monstra du livre VIII, vers 613.
Mais nulle part on ne voit mieux que dans la délibération qui ouvre la tragédie
et principalement, je crois, dans le premier discours de Ptolomée et dans
celui de Photin, à quel point Corneille était plein de la Pharsale et comment
il s'en inspirait. D'abord aux fragments qu'il a cités lui-même du discours de
Photin (Pothinus) dans Lucain (livre VIII, vers 484-535), il faudrait joindre
plusieurs autres extraits de ce morceau, si, outre les endroits fidèlement reproduits
dans le Pompée, on voulait donner aussi tous ceux qui ont quelque analogie
de pensée ou de forme avec les vers français, ou que notre poëte a rendus,
ou fait sentir, par quelque équivalent. Ainsi:
Pompeii nunc castra placent quæ deserit orbis?
 
Thessaliæque reus, nulla tellure receptus,
Sollicitat nostrum, quem nondum perdidit, orbem.
 
Justior in Magnum nobis, Ptolemæe, querelæ
Causa data est.
 
.... Exeat aula
Qui volet esse pius; virtus et summa potestas
Non coeunt.
 
Libertas scelerum est quæ regna invisa tuetur,
Sublatusque modus gladiis.
 
.... Facere omnia sæve
Non impune licet, nisi quum facis.
 
 
Dans ce même discours de Pothinus se trouve aussi ce que dit Ptolomée pour
clore la délibération:
«Et cédons au torrent qui roule toutes choses.»
 
Rapimur quo cuncta feruntur.
 
 
Aux emprunts faits à cette tirade oratoire, où il était si naturel de puiser pour
cette scène du conseil, nous pouvons ajouter des traits pris çà et là dans les
diverses parties de la Pharsale, et sinon toujours imités de Lucain, au moins
suggérés par lui. Rapprochez, par exemple, des vers 3 et 4 cette apostrophe
latine:
Thessalicæ tantum, Superi, permittitis oræ?
 
 
Pour les vers 5 et suivants, voyez ce qui est dit plus haut, p. 27, note 3. «Le
droit de l'épée» (vers 13) est la traduction de ferri jus (livre V, vers 387).
L'idée du vers 14 est contenue dans ce passage:
Hæc fato quæ teste probet quis justius arma
Sumpserit, hæc acies victum factura nocentem est.
 
 
Aussitôt après Corneille s'est souvenu de cet autre endroit:
.... Lassata triumphis
Descivit fortuna tuis.
 
 
Nous ne pousserons pas plus loin ces rapprochements. Ceux qui précèdent
suffisent pour montrer, et c'est là tout ce que nous voulions faire, qu'outre les
imitations directes et frappantes que notre poëte a lui-même signalées, il y a
dans diverses parties de sa tragédie bon nombre de souvenirs qui font voir
combien était vif le goût qu'il avait pour Lucain, combien il avait pratiqué ce
poëte, et de quelle manière il savait s'approprier ses beautés et ses défauts.
 
ARGUMENT.
Après la guerre de Pharsale, Pompée se retire vers Ptolomée, roi
d'Égypte, en dessein d'obtenir de lui quelques nouvelles troupes,
avec lesquelles il pût rallier le débris de sa fortune; mais son dessein
ne réussit pas comme il l'avoit projeté. Le Roi assemble son conseil
sur ce sujet, où trois des plus signalés parlent: l'un en faveur de
Pompée, les deux autres contre lui; l'un à ce qu'il fût chassé, l'autre
à ce qu'il fût mis à mort: à quoi le Roi conclut, et ce qui est
exécuté; ensuite de quoi sa femme, son fils et ceux qui suivoient son
parti se retirèrent avec exécration contre le tyran et toute l'Égypte.
Ce sujet est amplement traité par Plutarque, en la Vie de Pompée,
et par Florus, historien romain; par Suétone, et encore plus au long
dans les œuvres de Lucain, poëte romain. Les circonstances sont de
l'invention de l'auteur, dont il a enrichi un si noble sujet pour ne le
mettre point au jour sans les ornements dus à son mérite.
ANALYSE
PAR LES FRÈRES PARFAIT[252].
Nous n'entrerons dans le détail de cette pièce que pour faire voir
«les circonstances de l'invention de l'auteur....»
Après la perte de la bataille de Pharsale, Pompée se réfugie en
Égypte, accompagné de Cornélie, de Sexte et de deux sénateurs.
Il est reçu avec distinction par Parthénie, veuve du dernier roi,
et par Cléopatre, sa fille, qui devient aussitôt amoureuse du fils de
Pompée....
.... Lis sur ce visage, et ma mort, et sa cause.
 
Qui vit jamais la mort peinte en telle couleur?
 
Comme dedans la glace, on meurt dans la chaleur.
 
Le moyen d'amortir le feu qui vous dévore?
 
Allume-le plutôt, c'est un feu que j'adore.
 
  
Elle promet de s'employer. Sexte est tenté de faire une infidélité
à Léonie, sa première maîtresse; cette dernière, qui s'est travestie en
cavalier, conduite par sa jalousie, vient trouver son amant et lui fait
mettre l'épée à la main. Cléopatre interrompt un si brusque entretien;
mais ne pouvant rien gagner sur le cœur de Sexte, qui se pique
de constance, elle ne s'oppose plus à la perte de Pompée, et ordonne
à Théodote d'y concourir. Pendant ce temps-là, Pompée, agité par
un songe affreux, vient le raconter à sa femme. Elle achève de l'effrayer
par le récit du sien. Au quatrième acte, le conseil d'Égypte
s'assemble pour délibérer de son sort. Ptolomée s'y rend à la cinquième
scène; c'est le meilleur endroit de la pièce. M. Corneille a
commencé celle qu'il a donnée depuis sous le même nom, par une
pareille situation. Ici Photin joue le personnage généreux et conseille
de recevoir Pompée. Achillas représente le danger où l'on s'expose
en lui accordant une retraite, et Théodote soutient que le plus sûr
moyen d'éviter l'indignation de César est de lui porter la tête de son
ennemi. Ptolomée s'arrête à ce dernier avis.... On exécute au cinquième
acte ce qui vient d'être résolu. Cornélie partage avec les spectateurs
le déplaisir de voir trancher la tête de Pompée, et la tragédie
finit par les regrets de cette veuve et ceux de son fils....
ACTE IV.
SCÈNE V.
PTOLOMÉE, PHOTIN, ACHILLAS, THÉODOTE.
Ministres d'un État, que vos sages génies
Ont toujours garanti de pertes infinies,
C'est maintenant, amis, qu'il est temps de parler;
C'est en cet accident qu'il vous faut signaler,
Et par l'autorité que votre roi vous donne,
Dire ce qui peut faire au bien de sa couronne.
Parlez donc hardiment, et puis ma volonté
Fera de vos avis un dessein arrêté.
 
Monarque glorieux! Égypte fortunée!
Rencontre avantageuse! agréable journée!
Qui résigne à mon prince et lui met entre mains
La gloire que s'étoient acquise les Romains.
Il semble que le ciel ne les fit misérables
Que pour rendre à jamais ses vertus mémorables,
Puisque les secourir est le plus digne emploi
Où se puisse arrêter la vertu d'un grand roi.
Qu'il imite en cela les puissances suprêmes,
Dont les rois ici-bas tiennent les diadèmes,
Qui voyant les méchants accabler la vertu,
Relèvent aussitôt ce qu'ils ont abattu:
C'est ce que la nature et le droit vous commandent,
Ce que l'affection et la pitié demandent;
Et puisque notre bien autorise ces lois,
Obligeons nos amis, et nous tous à la fois;
Joignons nos intérêts avecque leur fortune:
Aussi bien le ciel veut qu'elle nous soit commune.
Je vois bien que les Dieux ont ce point arrêté,
Et qu'on ne peut forcer cette nécessité.
Mais pourquoi la forcer? puisque cette entreprise
Nous est utile autant qu'elle les favorise;
Que leur donnant moyen de rentrer au combat,
Nous assurons le trône et conservons l'État,
Ou l'augmentons plutôt, puisqu'après la victoire
Ayant part au bonheur, aussi bien qu'à la gloire,
Nous verrons que plusieurs de leurs peuples soumis
Deviendront nos sujets cessant d'être ennemis?
C'est ce qu'il faut attendre et croire de Pompée,
Sans que notre espérance en puisse être trompée;
Et je crois après tout que c'est se rendre heureux,
Que de faire plaisir à des cœurs généreux.
Et puis le traitement qu'en reçut votre père
Ne veut pas qu'en ceci votre esprit délibère.
Où pensez-vous trouver des sentiments plus sains?
Il faut courre sans guide en de si beaux desseins;
Et puisque de lui seul vous tenez la couronne,
Vous voyez clairement ce que le ciel ordonne.
En conservant l'État, il le fit comme sien;
En demandant l'entrée, il demande son bien.
Qu'on équipe soudain, et qu'on aille avec joie
Recevoir le présent que le ciel nous envoie.
Ce qu'il falloit chercher au bout de l'univers
Se vient offrir à nous: que nos ports soient ouverts,
Que nos cœurs soient de même, et que ces braves princes
Entrent dans nos esprits comme dans nos provinces.
Rome vous en conjure, et votre Égypte en pleurs
Appréhende pour soi, regardant ses malheurs;
Votre peuple pour eux implore votre grâce,
Qui le peut garantir d'une telle menace.
 
Je crois que nos avis tendent à mêmes fins:
Mais ils tiennent pourtant de différents chemins.
On ne vous chante ici que biens et que victoire,
Nos esprits n'ont d'objets que ceux de votre gloire;
Mais peignant un discours de si belles couleurs,
On ne vous montre pas un serpent sous des fleurs.
Je sais qu'il appartient à toute âme royale
De relever les grands quand le sort les ravale;
Aussi n'appartient-il qu'à des cœurs généreux
De courir au secours des hommes malheureux.
Mais nous ne devons pas par la loi de nature,
Pour secourir autrui, recevoir une injure:
Ce seroit excéder le droit et l'équité,
De qui par la raison le pouvoir limité
Ne nous apprend que trop qu'en des périls extrêmes
Le meilleur est toujours de penser à nous-mêmes;
Et croire qu'il nous faut résoudre sur ce point,
De fermer le royaume ou de n'en avoir point.
L'Égypte ne peut pas obéir à deux maîtres,
Et ces submissions ne sont qu'appas de traîtres,
Qui flattant nos esprits avec leur vain éclat,
Veulent, nous surprenant, s'emparer de l'État.
Oui, c'est le moindre mal que le sort nous apprête,
Puisque le même encor menace notre tête.
Croyons qu'en recevant nos pires ennemis,
Nous ferions beaucoup plus qu'il ne nous est permis,
Que voulant préférer à l'honnête l'utile,
Notre ruine aussi lui feroit un asile.
Ce royaume puissant, commis à votre foi,
Blâmeroit en tombant la faute de son roi,
Qui par trop de bonté l'auroit perdu lui-même,
Prodigue de son sang et de son diadème.
Pardonnez, s'il vous plaît, à mon ressentiment,
Qui me fait devant vous parler si librement;
Quoique ailleurs le respect dût retenir ma langue,
Ici votre intérêt anime ma harangue,
Et je ne puis souffrir qu'on mette en compromis
Votre vie et l'État pour ces traîtres amis.
Oui, nous nous perdons tous, en recevant Pompée;
Et notre piété par son crime trompée,
Ouvrant notre royaume à ce prince latin,
En croyant lui prêter n'en fait que son butin.
Délivrons nos sujets de si fortes alarmes;
Que Rome cherche ailleurs des pays et des armes;
Gardons-nous d'exposer nos terres au hasard,
D'avoir pour ennemis et Pompée et César,
Et souffrir cependant que leur bouillant courage
Décharge dessus nous les effets de leur rage.
Et comme bien souvent, voulant sauver de l'eau
Celui qu'on voit périr, l'on a même tombeau,
Ainsi de ces vaincus les desseins adversaires
Nous précipiteroient en de mêmes misères.
Créon perdit-il pas fille, vie et maison,
Quand il en voulut faire une asile
[254] à Jason?
 
Perdit-il pas lui-même et le sceptre et la vie,
Au lieu d'effectuer cette louable envie?...
Croyons donc que suivant le sort des malheureux,
Nous ne pouvons enfin que nous perdre avec eux.
Repoussons bravement l'effort de tant de guerres,
Et contraignons Pompée à chercher d'autres terres.
 
Mon prince, il n'est plus temps de rien dissimuler.
Oui, s'il le fut jamais, il est temps de parler;
Et puisque votre esprit si longtemps en balance,
Demeurant suspendu, choque votre prudence,
Il faut vous avertir, au nom de tous les Dieux,
Que nous devons ici suivre l'arrêt des cieux.
Puisqu'ils ont résolu de ruiner Pompée,
Notre âme en ce dessein ne peut être trompée:
Refuser d'obéir et de les imiter
Ne seroit justement que pour les irriter,
Et nous envelopper dans les mêmes ruines
Qui s'en vont accabler les reliques latines.
Non, non, ne soyons pas courageux à demi.
Il ne nous suffit pas de chasser l'ennemi,
Qui nous pourroit un jour, par de nouvelles guerres,
Voler, à force ouverte, et nos biens et nos terres,
Dont notre piété lui voudroit faire part.
Pour un temps seulement on fuiroit le hasard;
Et puis après, César, apprenant ces nouvelles,
Nous traiteroit sans doute ainsi que des rebelles.
Que ferions-nous alors?... Non, non, ne pensons pas
Que Pompée avec nous s'exemptât du trépas;
Et puisque de tous points sa mort est arrêtée,
Il vaut mieux qu'elle soit un peu précipitée,
Que si pour retarder quelque peu cet arrêt,
Notre État se perdoit dedans son intérêt.
Si César irrité tourne ici ses armées,
Qui pourra repousser ses troupes animées?
Qui pourra résister à ses braves guerriers,
Dont la valeur s'échauffe à force de lauriers?...
Ce pays aura-t-il des plaines de Pharsale?
Ah! Sire, la partie est par trop inégale;
Et notre vain effort, en la voulant tenter,
Ne feroit justement que nous précipiter.
Aussi bien la justice et bonté de la cause
N'empêche pas toujours que le sort n'en dispose:
Il est maître de tout, et souvent l'innocent
Tombe dessous le joug d'un ennemi puissant;
Et souvent la vertu, ne passant que pour crime,
D'un injuste supplice en fait un légitime,
Lorsque de son État les destins envieux
L'emportent aux mortels pour la porter aux Dieux.
Apaisons donc César par un sang si funeste,
Qui nous est un venin, un aspic, une peste;
Et puisque contre nous il fit cet attentat,
Qu'il rassure en mourant la couronne et l'État.
Que l'équité le veuille, ou bien que l'injustice,
Perdant notre ennemi, nous rende un bon office,
Il n'importe: pourvu qu'en perdant l'ennemi,
Le pays soit en paix et le sceptre affermi.
Faisons donc que le droit le cède à la puissance:
Pour bien régner, qu'il souffre un peu de violence.
Qu'en perdant l'ennemi, ce précieux moment
Redonne à notre État un plus sûr fondement.
Peut-être que César lui laisseroit la vie;
Mais il sera content qu'elle lui soit ravie.
En se voyant vengé par la faute d'autrui,
Il rendra la faveur qu'on lui fait aujourd'hui,
Et les Dieux et César autorisent ce crime,
Qu'encor notre intérêt fait assez légitime,
Puisqu'il vit pour nous perdre, et puisqu'un homme mort
Ne peut plus empirer ou troubler notre sort.
 
Qu'il meure, et que sa mort affranchisse son âme:
C'est par où le vaincu doit éviter le blâme.
  
 
LE MENTEUR
COMÉDIE
1642
NOTICE.
Dans l'Épître qui précède cette comédie, Corneille fait bien
nettement profession d'imiter les Espagnols, et déclare que
l'emprunt qu'il avoue ne sera pas le dernier. Cependant il faudrait
se garder de voir en lui un connaisseur curieux de la
littérature à laquelle il demande si fréquemment des inspirations.
Il s'empare de ce qui est à sa convenance, et ne sait
même pas toujours précisément à qui il a affaire. En 1642, il a
lu la comédie intitulée la Verdad sospechosa[255], pensant qu'elle
était de Lope, et il l'a imitée à sa façon, sans se préoccuper de
son origine. En 1660, lorsqu'il écrit ses examens et qu'il quitte
ainsi un instant le rôle de poëte pour celui de critique, il nous
dit bien qu'il lui est tombé entre les mains «un volume de don
Juan d'Alarcon, où il prétend que cette comédie est à lui;»
mais il ne se passionne nullement pour découvrir la solution
de ce problème. «Si c'est son bien, je n'empêche pas qu'il ne
s'en ressaisisse,» dit-il; puis il passe outre, et, après avoir
marqué la source où il a puisé, il déclare dans l'avis Au lecteur
que, bien qu'il ait indiqué pour le Cid les vers espagnols,
et pour Pompée les vers latins qu'il a principalement imités, il
n'en a pas fait de même ici, à cause du peu de rapport entre
l'espagnol et le français. Quant à nous, nous avons pensé que
cette imitation, pour être plus libre, n'en serait pas moins curieuse
à examiner, et, enhardi par la bienveillance que M. Viguier
nous avait déjà témoignée en plus d'une occasion, nous
avons réclamé de lui sur ce point une étude qu'on trouvera,
sous forme d'appendice, à la suite de la pièce. Nous n'avons
donc pas à insister, ni ici ni dans les notes, sur la manière
dont Corneille imite son modèle; nous nous contenterons de
donner un seul exemple des procédés qu'il emploie pour accommoder
aux usages, aux mœurs, et au langage de son temps
le sujet qu'il a emprunté à l'Espagne.
Lorsque Dorante nous dit:
On s'introduit bien mieux à titre de vaillant
[256],
 
  
c'est un souvenir d'Alarcon; Corneille nous l'apprend lui-même
dans son avis Au lecteur[257]: «Tout ce que je fais conter à
notre Menteur des guerres d'Allemagne, où il se vante d'avoir
été, l'Espagnol le lui fait dire du Pérou et des Indes, dont il
fait le nouveau revenu.» Mais ce changement donne à l'imitation
un tour original, et en fait ainsi la peinture fidèle de ce
que Corneille voyait et entendait chaque jour. Le chevalier de
Charny, un des personnages qui figurent dans la galerie des
Divers portraits de Mlle de Montpensier[258], nous avoue en ces
termes qu'il lui paraît indispensable d'avoir pris part à quelque
expédition lointaine avant d'oser se présenter devant les dames:
«Il me semble que devant que de me hasarder à la galanterie,
je dois m'être fort hasardé à la guerre, et qu'il faut avoir
fait plusieurs campagnes à l'armée, premier que de faire un
quartier d'hiver à la cour.» Ici nous sommes en présence d'un
loyal gentilhomme, tout disposé à passer par les épreuves nécessaires,
et à mériter par sa vaillance une attention dont il
sera vraiment digne; mais le Dorante de Corneille n'est pas le
premier qui s'en soit tiré à meilleur marché. Voici ce que
nous lisons dans le Pasquil de la Court pour apprendre à discourir
et à s'habiller à la mode, écrit qui date de 1622:
Avoir son galant,
Qui contrefasse le vaillant,
Encor que jamais son épée
N'ait été dans le sang trempée,
Et qu'il n'ait jamais vu Saint-Jean,
La Rochelle, ni Montauban;
S'il en discourt, sont ses oreilles
Qui lui ont appris les merveilles:
Voilà, pour le vous faire court,
La vraie mode de la Court.
  
Les récits ne suffisent pas, il faut encore parsemer son discours
de termes militaires, d'expressions techniques. Jodelle nous
signale déjà ce procédé dans son Eugène[259].
Premièrement estonné m'ont
Avec leurs mots, comme estocades,
Capo de Dious, estaphilades,
Ou autres bravades de guerre.
  
Dorante n'a garde d'oublier cette partie de son rôle:
Tout le secret ne gît qu'en un peu de grimace,
A mentir à propos, jurer de bonne grâce,
Étaler force mots qu'elles n'entendent pas,
Faire sonner Lamboy, Jean de Vert, et Galas,
Nommer quelques châteaux de qui les noms barbares
Plus ils blessent l'oreille, et plus leur semblent rares,
Avoir toujours en bouche angles, lignes, fossés,
Vedette, contrescarpe, et travaux avancés
[260].
 
  
La recette paraissait si bonne à la Fontaine que, dans un passage
où il semble se rappeler le discours de Dorante, il nous montre
Mars ne dédaignant pas d'employer ce moyen auprès de Vénus[261].
Peut-être conta-t-il ses siéges, ses combats,
Parla de contrescarpe, et cent autres merveilles,
Que les femmes n'entendent pas,
Et dont pourtant les mots sont doux à leurs oreilles.
  
Enfin les choses en étaient venues à ce point que ces termes
avaient passé des récits guerriers aux déclarations d'amour,
dont elles formaient le langage technique: «Il y en a plusieurs,
dit le Commandeur introduit par Caillières dans son livre
des Mots à la mode, qui, voulant exprimer leur attachement
pour une dame ou quelques autres desseins particuliers, ne
parlent que d'attaquer la place dans les formes, de faire les
approches, de ruiner les défenses, de prendre par capitulation,
ou d'emporter d'assaut[262].» On doit même croire que ces termes
formaient dans certains cas pour les amants une sorte de chiffre
complet et suivi, car, dans la scène du Menteur citée plus haut,
Dorante dit à Cliton:
Si jamais un fâcheux nous nuit par sa présence,
Nous pourrons sous ces mots être d'intelligence
[263];
 
  
et dans une des scènes suivantes Cliton, se rappelant ces paroles,
s'exprime ainsi à son tour:
....Je suis ce fâcheux qui nuis par ma présence,
Et vous fais sous ces mots être d'intelligence
[264].
 
  
C'est là peut-être quelque allusion à une mode passagère, que
Corneille aura tenu, comme c'est son habitude dans ses comédies[265],
à indiquer au passage[266]. Dans cette même comédie il nous
donne une autre preuve de son empressement en ce genre, car
il nous y parle de la poudre de sympathie[267] dans un temps où
aucun médecin n'avait encore, en France, écrit sur ce remède.
Tous les historiens du théâtre s'accordent à placer la première
représentation du Menteur en 1642. Corneille nous renseigne
beaucoup mieux sur cette pièce que sur les précédentes:
On la joue au Marais, sous le nom du Menteur,
 
nous dit-il dans un morceau qui termine la première édition
de la Suite[268], et qu'il a retranché des autres. Dans une scène
qui au contraire a toujours été maintenue, il fait un charmant
compte rendu du Menteur; il constate que
La pièce a réussi, quoique foible de style
[269];
 
  
nous donne de l'acteur qui jouait Dorante, le portrait qu'on
va voir, et, chose encore plus importante pour nous, jusqu'au
nom même de celui qui représentait Cliton:
On y voit un Dorante avec votre visage:
On le prendroit pour vous; il a votre air, votre âge,
Vos yeux, votre action, votre maigre embonpoint,
Et paroît, comme vous, adroit au dernier point.
Comme à l'événement j'ai part à la peinture:
Après votre portrait on produit ma figure.
Le héros de la farce, un certain Jodelet,
Fait marcher après vous votre digne valet;
Il a jusqu'à mon nez et jusqu'à ma parole,
Et nous avons tous deux appris en même école
[270].
 
  
Déjà, dans une scène précédente de la Suite du Menteur[271], il
avait été question de la voix et du nez du Jodelet:
Ce ton de voix enfin avec cette parole?
 
Ah! c'est là que mes sens demeurent étonnés:
Le ton de voix est rare, aussi bien que le nez.
   
Ces plaisanteries revenaient du reste presque inévitablement
dans toutes les pièces où jouait cet acteur[272].
Jodelet, dont le véritable nom était Julien Geoffrin, entra au
Marais en 1610, passa au mois de décembre 1634 à l'hôtel de
Bourgogne[273], et revint au Marais à une époque indéterminée
jusqu'ici, mais antérieure assurément à 1642, puisque, d'après
le propre témoignage de Corneille, Jodelet jouait alors à ce
théâtre Cliton dans le Menteur[274].
Il est regrettable que Corneille ne nous ait pas nommé le
comédien qui remplissait le rôle de Dorante. Il est vrai qu'à
en croire l'auteur de la Lettre sur la vie et les ouvrages de
Molière, publiée en 1740, et que nous avons déjà eu occasion
de citer[275], c'est Bellerose qui «a joué le rôle du Menteur d'original.
Le cardinal de Richelieu lui avoit fait présent d'un habit
magnifique pour le jouer, ce qui piqua si fort l'acteur qui
jouoit le rôle d'Alcippe, qui étoit fort inférieur au rôle du Menteur,
qu'il fit valoir Alcippe autant et plus qu'il ne pouvoit
valoir[276].» Mais ce récit paraît difficile à concilier avec le vers
où Corneille nous dit que sa pièce a été jouée au Marais. En effet,
à l'époque où le Menteur fut représenté pour la première fois,
Pierre le Messier, dit Bellerose, était encore chef de la troupe
de l'hôtel de Bourgogne. Chapuzeau nous apprend que ce fut
en 1643 que Floridor entra dans la troupe royale et y remplit les
fonctions d'orateur, dont jusqu'alors Bellerose s'était chargé[277].
Ce fut sans doute alors que Floridor lui succéda: «Floridor,
dit Tallemant, las d'être au Marais avec de méchants comédiens,
acheta la place de Bellerose, avec ses habits, moyennant
vingt mille livres; cela ne s'étoit jamais vu. La pension que le
Roi donne aux comédiens de l'hôtel de Bourgogne, le chef tenant
part et demie, est ce qui faisoit donner cet argent[278].»
On s'est demandé quel était l'acteur qui remplissait le rôle
d'Alcippe, et l'on a cru que c'était Beauchâteau; mais cette
conjecture est évidemment fausse, puisque Beauchâteau, comme
Bellerose, appartenait à l'hôtel de Bourgogne[279].
M. Édouard Fournier a dit dans son Corneille à la butte
Saint-Roch[280]: