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Aventures surprenantes de Robinson Crusoé

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Navire en vue.—Débarquement du capitaine anglais.—Offres de service.—Visite au château de Robinson.—Mesures de précaution.—Nouvelle descente.—Reddition des mutins.—Le gouverneur de l’île.—Attaque du navire.—Gratitude du capitaine.

Ils s’éloignèrent avec une brise favorable le jour où la lune était dans son plein, et, selon mon calcul, dans le mois d’octobre. Quant au compte exact des jours, après que je l’eus perdu une fois, je ne pus jamais le retrouver; je n’avais pas même gardé assez ponctuellement le chiffre des années pour être sûr qu’il était juste; cependant, quand plus tard je vérifiai mon calcul, je reconnus que j’avais tenu un compte fidèle des années.

Il n’y avait pas moins de huit jours que je les attendais, quand survint une aventure étrange et inopinée dont la pareille est peut-être inouïe dans l’histoire.—J’étais un matin profondément endormi dans ma huche; tout à coup mon serviteur Vendredi vint en courant vers moi et me cria:—«Maître, maître, ils sont venus! ils sont venus!»

Je sautai à bas du lit, et, ne prévoyant aucun danger, je m’élançai, aussitôt que j’eus enfilé mes vêtements, à travers mon petit bocage, qui, soit dit en passant, était alors devenu un bois très épais. Je dis ne prévoyant aucun danger, car je sortis sans armes, contre ma coutume; mais je fus bien surpris quand, tournant mes yeux vers la mer, j’aperçus, à environ une lieue et demie de distance, une embarcation qui portait le cap sur mon île, avec une voile en épaule de mouton, comme on l’appelle, et à la faveur d’un assez bon vent. Je remarquai aussi tout d’abord qu’elle ne venait point de ce côté où la terre était située, mais de la pointe la plus méridionale de l’île. Là-dessus j’appelai Vendredi et lui enjoignis de se tenir caché, car ces gens n’étaient pas ceux que nous attendions, et nous ne savions pas encore s’ils étaient amis ou ennemis.

Vite je courus chercher ma longue-vue, pour voir ce que j’aurais à faire. Je dressai mon échelle et je grimpai sur le sommet du rocher, comme j’avais coutume de le faire lorsque j’appréhendais quelque chose et que je voulais planer au loin sans me découvrir.

A peine avais-je mis le pied sur le rocher, que mon œil distingua parfaitement un navire à l’ancre, à environ deux lieues et demie de moi, au sud-sud-est, mais seulement à une lieue et demie du rivage. Par mes observations je reconnus, à n’en pas douter, que le bâtiment devait être anglais, et l’embarcation une chaloupe anglaise.

Je ne saurais exprimer le trouble où je tombai, bien que la joie de voir un navire, et un navire que j’avais raison de croire monté par mes compatriotes, et par conséquent des amis, fût telle que je ne puis la dépeindre. Cependant des doutes secrets, dont j’ignorais la source, m’enveloppaient et me commandaient de veiller sur moi. Je me pris d’abord à considérer quelle affaire un vaisseau anglais pouvait avoir dans cette partie du monde, puisque ce n’était, ni pour aller, ni pour revenir, le chemin d’aucun des pays où l’Angleterre a quelque comptoir. Je savais qu’aucune tempête n’avait pu le faire dériver de ce côté en état de détresse. S’ils étaient réellement Anglais, il était donc plus que probable qu’ils ne venaient pas avec de bons desseins; et il valait mieux pour moi demeurer comme j’étais que de tomber entre les mains de voleurs et de meurtriers.

Que l’homme ne méprise pas les pressentiments et les avertissements secrets du danger qui parfois lui sont donnés quand il ne peut entrevoir la possibilité de son existence réelle. Que de tels pressentiments et avertissements nous soient donnés, je crois que peu de gens ayant fait quelque observation des choses puissent le nier; qu’ils soient les manifestations certaines d’un monde invisible et du commerce des esprits, on ne saurait non plus le mettre en doute. Et s’ils semblent tendre à nous avertir du danger, pourquoi ne supposerions-nous pas qu’ils nous viennent de quelque agent propice,—soit suprême ou inférieur et subordonné, ce n’est pas là que gît la question,—et qu’ils nous sont donnés pour notre bien?

Le fait présent me confirme fortement dans la justesse de ce raisonnement, car si je n’avais pas été rendu circonspect par cette secrète admonition, qu’elle vienne d’où elle voudra, j’aurais été inévitablement perdu, et dans une condition cent fois pire qu’auparavant, comme on le verra tout à l’heure.

Je ne me tins pas longtemps dans cette position sans voir l’embarcation approcher du rivage, comme si elle cherchait une crique pour y pénétrer et accoster la terre commodément. Toutefois, comme elle ne remonta pas tout à fait assez loin, l’équipage n’aperçut pas la petite anse où j’avais autrefois abordé avec mes radeaux, et tira la chaloupe sur la grève à environ un demi-mille de moi; ce qui fut très heureux, car autrement il aurait pour ainsi dire débarqué juste à ma porte, m’aurait eu bientôt arraché de mon château, et peut-être m’aurait dépouillé de tout ce que j’avais.

Quand ils furent sur le rivage, je me convainquis pleinement qu’ils étaient Anglais, au moins pour la plupart. Un ou deux me semblèrent Hollandais, mais cela ne se vérifia pas. Il y avait en tout onze hommes, dont je trouvai que trois étaient sans armes et—autant que je pus voir—garrottés. Les premiers quatre ou cinq qui descendirent à terre firent sortir ces trois de la chaloupe, comme des prisonniers. Je pus distinguer que l’un de ces trois faisait les gestes les plus passionnés, des gestes de supplication, de douleur et de désespoir, allant jusqu’à une sorte d’extravagance. Les deux autres, je le distinguai aussi, levaient quelquefois leurs mains au ciel, et à la vérité paraissaient affligés, mais pas aussi profondément que le premier.

A cette vue je fus jeté dans un grand trouble, et je ne savais quel serait le sens de tout cela.—Vendredi tout à coup s’écria en anglais, et de son mieux possible:—«O maître! vous voir hommes anglais manger prisonniers aussi bien qu’hommes sauvages!»—«Quoi! dis-je à Vendredi, tu penses qu’ils vont les manger?»—«Oui, répondit-il, eux vouloir les manger.»—«Non, non, répliquai-je: je redoute, à la vérité, qu’ils ne veuillent les assassiner, mais sois sûr qu’ils ne les mangeront pas.»

Durant tout ce temps je n’eus aucune idée de ce que réellement ce pouvait être; mais je demeurais tremblant d’horreur à ce spectacle, m’attendant à tout instant que les trois prisonniers seraient massacrés. Je vis même une fois un de ces scélérats lever un grand coutelas ou poignard,—comme l’appellent les marins,—pour frapper un de ces malheureux hommes. Je crus que c’était fait de lui, tout mon sang se glaça dans mes veines.

Je regrettais alors du fond du cœur notre Espagnol et le vieux sauvage parti avec lui, et je souhaitais de trouver quelque moyen d’arriver inaperçu à portée de fusil de ces bandits pour délivrer les trois hommes; car je ne leur voyais point d’armes à feu. Mais un autre expédient se présenta à mon esprit.

Après avoir remarqué l’outrageux traitement fait aux trois prisonniers par l’insolent matelot, je vis que ses compagnons se dispersèrent par toute l’île, comme s’ils voulaient reconnaître le pays. Je remarquai aussi que les trois autres avaient la liberté d’aller où il leur plairait; mais ils s’assirent tous trois à terre, très mornes et l’œil hagard, comme des hommes au désespoir.

Ceci me fit souvenir du premier moment où j’abordai dans l’île et commençai à considérer ma position. Je me remémorai combien je me croyais perdu, combien désespérément je promenais mes regards autour de moi, quelles terribles appréhensions j’avais, et comment je me logeai dans un arbre toute la nuit, de peur d’être dévoré par les bêtes féroces.

De même que cette nuit-là je ne me doutais pas du secours que j’allais recevoir du providentiel entraînement du vaisseau vers le rivage, par la tempête et la marée, du vaisseau qui depuis me nourrit et m’entretint si longtemps; de même ces trois pauvres désolés ne soupçonnaient pas combien leur délivrance et leur consolation étaient assurées, combien elles étaient prochaines, et combien effectivement et réellement ils étaient en état de salut au moment même où ils se croyaient perdus et dans un cas désespéré.

Donc nous voyons peu devant nous ici-bas. Donc avons-nous de puissantes raisons pour nous reposer avec joie sur le grand Créateur du monde, qui ne laisse jamais ses créatures dans un entier dénûment. Elles ont toujours dans les pires circonstances quelque motif de lui rendre grâces, et sont quelquefois plus près de leur délivrance qu’elles ne l’imaginent; souvent même elles sont amenées à leur salut par les moyens qui leur semblaient devoir les conduire à leur ruine.

C’était justement au plus haut de la marée montante que ces gens étaient venus à terre; et, tantôt pourparlant avec leurs prisonniers, et tantôt rôdant pour voir dans quelle espèce de lieu ils avaient mis le pied, ils s’étaient amusés négligemment jusqu’à ce que la marée fût passée, et que l’eau se fût retirée considérablement, laissant leur chaloupe échouée.

Ils l’avaient confiée à deux hommes qui, comme je m’en aperçus plus tard, ayant bu un peu trop d’eau-de-vie, s’étaient endormis. Cependant l’un d’eux, se réveillant plus tôt que l’autre et trouvant la chaloupe trop ensablée pour la dégager tout seul, se mit à crier après ses camarades, qui erraient aux environs. Aussitôt ils accoururent; mais tous leurs efforts pour la mettre à flot furent inutiles: elle était trop pesante, et le rivage de ce côté était une grève molle et vaseuse, presque comme un sable mouvant.

Voyant cela, en vrais marins, ce sont peut-être les moins prévoyants de tous les hommes, ils passèrent outre, et se remirent à vaguer çà et là dans le pays. Puis j’entendis l’un deux crier à un autre,—en l’engageant à s’éloigner de la chaloupe:—«Hé! Jack, peux-tu pas la laisser tranquille? à la prochaine marée elle flottera.»—Ces mots me confirmèrent pleinement dans ma forte présomption qu’ils étaient mes compatriotes.

Pendant tout ce temps je me tins à couvert, je n’osai pas une seule fois sortir de mon château pour aller plus loin qu’à mon lieu d’observation, sur le sommet du rocher, et très joyeux j’étais en songeant combien ma demeure était fortifiée. Je savais que la chaloupe ne pourrait être à flot avant dix heures, et qu’alors faisant sombre, je serais plus à même d’observer leurs mouvements et d’écouter leurs propos s’ils en tenaient.

Dans ces entrefaites je me préparai pour le combat comme autrefois, bien qu’avec plus de précautions, sachant que j’avais affaire avec une tout autre espèce d’ennemis que par le passé. J’ordonnai pareillement à Vendredi, dont j’avais fait un excellent tireur, de se munir d’armes. Je pris moi-même deux fusils de chasse et je lui donnai trois mousquets. Ma figure était vraiment farouche: j’avais ma formidable casaque de peau de chèvre, avec le grand bonnet que j’ai mentionné, un sabre nu, deux pistolets à ma ceinture et un fusil sur chaque épaule.

Mon dessein était, comme je le disais tout à l’heure, de ne faire aucune tentative avant qu’il fit nuit; mais vers deux heures environ, au plus chaud du jour, je m’aperçus qu’en rôdant ils étaient tous allés dans les bois, sans doute pour s’y coucher et dormir. Les trois pauvres infortunés, trop inquiets sur leur sort pour goûter le sommeil, étaient cependant étendus à l’ombre d’un grand arbre, à environ un quart de mille de moi, et probablement hors de la vue des autres.

Sur ce, je résolus de me découvrir à eux et d’apprendre quelque chose de leur condition. Immédiatement je me mis en marche dans l’équipage que j’ai dit, mon serviteur Vendredi à une bonne distance derrière moi, aussi formidablement armé que moi, mais ne faisant pas tout à fait une figure de fantôme aussi effroyable que la mienne.

Je me glissai inaperçu aussi près qu’il me fut possible, et avant qu’aucun d’eux m’eût découvert, je leur criai en espagnol:—«Qui êtes-vous, gentlemen?»

Ils se levèrent à ce bruit; mais ils furent deux fois plus troublés quand ils me virent, moi et la figure rébarbative que je faisais. Ils restèrent muets et s’apprêtaient à s’enfuir, quand je leur adressai la parole en anglais:—«Gentlemen, dis-je, ne soyez point surpris de ma venue; peut-être avez-vous auprès de vous un ami, bien que vous ne vous y attendissiez pas.»—«Il faut alors qu’il soit envoyé du ciel, me répondit l’un d’eux très gravement, ôtant en même temps son chapeau, car notre condition passe tout secours humain.»—«Tout secours vient du ciel, sir, répliquai-je. Mais ne pourriez-vous pas mettre un étranger à même de vous secourir, car vous semblez plongé dans quelque grand malheur? Je vous ai vu débarquer; et, lorsque vous paraissiez faire une supplication à ces brutaux qui sont venus avec vous,—j’ai vu l’un d’eux lever son sabre pour vous tuer.»

Le pauvre homme, tremblant, la figure baignée de larmes, et dans l’ébahissement, s’écria:—«Parlé-je à un Dieu ou à un homme? En vérité, êtes-vous un homme ou un ange?»—«Soyez sans crainte, sir, répondis-je; si Dieu avait envoyé un ange pour vous secourir, il serait venu mieux vêtu et armé de toute autre façon que je ne le suis. Je vous en prie, mettez de côté vos craintes, je suis un homme, un Anglais prêt à vous secourir; vous le voyez, j’ai seulement un serviteur, mais nous avons des armes et des munitions; dites franchement, pouvons-nous vous servir? Dites, quelle est votre infortune?»

—«Notre infortune, sir, serait trop longue à raconter, tandis que nos assassins sont si proches. Mais bref, sir, je suis capitaine de ce vaisseau: mon équipage s’est mutiné contre moi, j’ai obtenu à grand’peine qu’il ne me tuerait pas, et enfin d’être déposé au rivage, dans ce lieu désert, ainsi que ces deux hommes; l’un est mon second et l’autre un passager. Ici nous nous attendions à périr, croyant la place inhabitée, et nous ne savons que penser de cela.»

—«Où sont, lui dis-je, ces cruels, vos ennemis? savez-vous où ils sont allés?»—«Ils sont là, sir, répondit-il, montrant du doigt un fourré d’arbres; mon cœur tremble de crainte qu’ils ne nous aient vus et qu’ils ne vous aient entendu parler: si cela était, à coup sûr, ils nous massacreraient tous.»

—«Ont-ils des armes à feu?» lui demandai-je.—«Deux mousquets seulement et un qu’ils ont laissé dans la chaloupe,» répondit-il.—«Fort bien, dis-je, je me charge du reste; je vois qu’ils sont tous endormis, c’est chose facile que de les tuer tous. Mais ne vaudrait-il pas mieux les faire prisonniers?»—Il me dit alors que parmi eux il y avait deux désespérés coquins à qui il ne serait pas trop prudent de faire grâce; mais que, si on s’en assurait, il pensait que tous les autres retourneraient à leur devoir. Je lui demandai lesquels c’étaient. Il me dit qu’à cette distance il ne pouvait les indiquer, mais qu’il obéirait à mes ordres dans tout ce que je voudrais commander.—«Eh bien, dis-je, mettons-nous hors de leur vue et de la portée de leurs oreilles, de peur qu’ils ne s’éveillent, et nous délibérerons plus à fond.»—Puis volontiers ils s’éloignèrent avec moi jusqu’à ce que les bois nous eussent cachés.

—«Voyez, sir, lui dis-je, si j’entreprends votre délivrance, êtes-vous prêt à faire deux conditions avec moi?» Il prévint mes propositions en me déclarant que lui et son vaisseau, s’il le recouvrait, seraient en toutes choses entièrement dirigés et commandés par moi; et que, si le navire n’était point repris, il vivrait et mourrait avec moi dans quelque partie du monde que je voulusse le conduire; et les deux autres hommes protestèrent de même.

—«Eh bien, dis-je, mes deux conditions les voici:

«1o Tant que vous demeurerez dans cette île avec moi, vous ne prétendrez ici à aucune autorité. Si je vous confie des armes, vous en viderez vos mains quand bon me semblera. Vous ne ferez aucun préjudice ni à moi ni aux miens sur cette terre, et vous serez soumis à mes ordres;

«2o Si le navire est ou peut être recouvré, vous me transporterez gratuitement, moi et mon serviteur, en Angleterre.»

Il me donna toutes les assurances que l’imagination et la bonne foi humaines puissent inventer qu’il se soumettrait à ces demandes extrêmement raisonnables, et qu’en outre, comme il me devait la vie, il le reconnaîtrait en toute occasion aussi longtemps qu’il vivrait.

—«Eh bien, dis-je alors, voici trois mousquets pour vous, avec de la poudre et des balles; dites-moi maintenant ce que vous pensez convenable de faire.» Il me témoigna toute la gratitude dont il était capable, mais il me demanda à se laisser entièrement guider par moi. Je lui dis que je croyais l’affaire très chanceuse; que le meilleur parti, selon moi, était de faire feu sur eux tout d’un coup pendant qu’ils étaient couchés; que, si quelqu’un, échappant à notre première décharge, voulait se rendre, nous pourrions le sauver, et qu’ainsi nous laisserions à la providence de Dieu la direction de nos coups.

Il me répliqua, avec beaucoup de modération, qu’il lui coûterait de les tuer s’il pouvait faire autrement; mais que pour ces deux incorrigibles vauriens qui avaient été les auteurs de toute la mutinerie dans le bâtiment, s’ils échappaient, nous serions perdus: car ils iraient à bord et ramèneraient tout l’équipage pour nous tuer.—«Cela étant, dis-je, la nécessité confirme mon avis: c’est le seul moyen de sauver notre vie.»—Cependant, lui voyant toujours de l’aversion pour répandre le sang, je lui dis de s’avancer avec ses compagnons et d’agir comme ils le jugeraient convenable.

Au milieu de cet entretien, nous en entendîmes quelques-uns se réveiller, et bientôt après nous en vîmes deux sur pied. Je demandai au capitaine s’ils étaient les chefs de la mutinerie; il me répondit que non.—«Eh bien! laissez-les se retirer, la Providence semble les avoir éveillés à dessein de leur sauver la vie. Maintenant, si les autres vous échappent, c’est votre faute.»

Animé par ces paroles, il prit à la main le mousquet que je lui avais donné, un pistolet à sa ceinture, et s’avança avec ses deux compagnons, armés également chacun d’un fusil. Marchant devant, ces deux hommes firent quelque bruit: un des matelots, qui s’était éveillé, se retourna, et les voyant venir, il se mit à appeler les autres; mais il était trop tard, car au moment où il cria, ils firent feu,—j’entends les deux hommes,—le capitaine réservant prudemment son coup. Ils avaient si bien visé les meneurs, qu’ils connaissaient, que l’un d’eux fut tué sur la place, et l’autre grièvement blessé. N’étant point frappé à mort, il se dressa sur ses pieds, et appela vivement à son aide; mais le capitaine le joignit et lui dit qu’il était trop tard pour crier au secours, qu’il ferait mieux de demander à Dieu le pardon de son infamie; et à ces mots il lui asséna un coup de crosse qui lui coupa la parole à jamais. De cette troupe il en restait encore trois, dont l’un était légèrement blessé. J’arrivai en ce moment; et quand ils virent leur danger et qu’il serait inutile de faire de la résistance, ils implorèrent miséricorde. Le capitaine leur dit:—«Je vous accorderai la vie si vous voulez me donner quelque assurance que vous prenez en horreur la trahison dont vous vous êtes rendus coupables, et jurez de m’aider fidèlement à recouvrer le navire et à le ramener à la Jamaïque, d’où il vient.» Ils lui firent toutes les protestations de sincérité qu’on pouvait désirer; et, comme il inclinait à les croire et à leur laisser la vie sauve, je n’allai point à l’encontre; je l’obligeai seulement à les garder pieds et mains liés tant qu’ils seraient dans l’île.

Sur ces entrefaites, j’envoyai Vendredi et le second du capitaine vers la chaloupe avec ordre de s’en assurer, et d’emporter les avirons et la voile; ce qu’ils firent. Aussitôt, trois matelots rôdant, qui, fort heureusement pour eux, s’étaient écartés des autres, revinrent au bruit des mousquets; et, voyant leur capitaine, de leur prisonnier qu’il était, devenu leur vainqueur, ils consentirent à se laisser garrotter aussi; et notre victoire fut complète.

Il ne restait plus alors au capitaine et à moi qu’à nous ouvrir réciproquement sur notre position. Je commençai le premier, et lui contai mon histoire entière, qu’il écouta avec une attention qui allait jusqu’à l’ébahissement, surtout la manière merveilleuse dont j’avais été fourni de vivres et de munitions. Et au fait, comme mon histoire est un tissu de prodiges, elle fit sur lui une profonde impression. Puis, quand il en vint à réfléchir sur lui-même, et que je semblais avoir été préservé en ce lieu à dessein de lui sauver la vie, des larmes coulèrent sur sa face, et il ne put proférer une parole.

Après que cette conversation fut terminée, je le conduisis lui et ses deux compagnons dans mon logis, où je les introduisis par mon issue, c’est-à-dire par le haut de la maison. Là, pour se rafraîchir, je leur offris les provisions que je me trouvais avoir, puis je leur montrai toutes les inventions dont je m’étais ingénié pendant mon long séjour, mon bien long séjour en ce lieu.

Tout ce que je leur faisais voir, tout ce que je leur disais excitait leur étonnement. Mais le capitaine admira surtout mes fortifications, et combien j’avais habilement masqué ma retraite par un fourré d’arbres. Il y avait alors près de vingt ans qu’il avait été planté; et, comme en ces régions la végétation est beaucoup plus prompte qu’en Angleterre, il était devenu une petite forêt si épaisse qu’elle était impénétrable de toutes parts, excepté d’un côté, où je m’étais réservé un petit passage tortueux. Je lui dis que c’était là mon château et ma résidence, mais que j’avais aussi, comme la plupart des princes, une maison de plaisance à la campagne, où je pouvais me retirer à l’occasion, et que je lui montrerais une autre fois; mais que pour le présent notre affaire était de songer aux moyens de recouvrer le vaisseau. Il en convint avec moi, mais il m’avoua qu’il ne savait vraiment quelles mesures prendre.—«Il y a encore à bord, dit-il, vingt-six hommes qui, ayant trempé dans une abominable conspiration, compromettant leur vie vis-à-vis de la loi, s’y opiniâtreront par désespoir et voudront pousser les choses à bout: car ils n’ignorent pas que s’ils étaient réduits, ils seraient pendus en arrivant en Angleterre ou dans quelqu’une de ses colonies. Nous sommes en trop petit nombre pour nous permettre de les attaquer.»

Je réfléchis quelque temps sur cette objection, et j’en trouvai la conclusion très raisonnable. Il s’agissait donc d’imaginer promptement quelque stratagème, aussi bien pour les faire tomber par surprise dans quelque piège, que pour les empêcher de faire une descente sur nous et de nous exterminer. Il me vint incontinent à l’esprit qu’avant peu les gens du navire, voulant savoir ce qu’étaient devenus leurs camarades et la chaloupe, viendraient assurément à terre dans leur autre embarcation pour les chercher, et qu’ils se présenteraient peut-être armés et en force trop supérieure pour nous. Le capitaine trouva ceci très plausible.

Là-dessus je lui dis:—«La première chose que nous avons à faire est de nous assurer de la chaloupe qui gît sur la grève, de telle sorte qu’ils ne puissent la ramener; d’emporter tout ce qu’elle contient et de la désemparer, si bien qu’elle soit hors d’état de voguer.» En conséquence, nous allâmes à la barque, nous prîmes les armes qui étaient restées à bord, et aussi tout ce que nous y trouvâmes, c’est-à-dire une bouteille d’eau-de-vie et une autre de rum, quelques biscuits, une corne à poudre et un énorme morceau de sucre dans une pièce de canevas; il y en avait bien cinq ou six livres. Tout ceci fut le bienvenu pour moi, surtout l’eau-de-vie et le sucre, dont je n’avais pas goûté depuis tant d’années.

Quand nous eûmes porté toutes ces choses à terre,—les rames, le mât, la voile et le gouvernail avaient été enlevés auparavant, comme je l’ai dit,—nous fîmes un grand trou au fond de la chaloupe, afin que, s’ils venaient en assez grand nombre pour nous vaincre, ils ne pussent toutefois la remmener.

A dire vrai, je ne me figurais guère que nous fussions capables de recouvrer le navire; mais j’avais mon but. Dans le cas où ils repartiraient sans la chaloupe, je ne doutais pas que je ne pusse la mettre en état de nous transporter aux Iles sous le Vent et de recueillir en chemin nos amis les Espagnols; car ils étaient toujours présents à ma pensée.

Ayant à l’aide de nos forces réunies tiré la chaloupe si avant sur la grève que la marée haute ne pût l’entraîner, ayant fait en outre un trou dans le fond, trop grand pour être promptement rebouché, nous nous étions assis pour songer à ce que nous avions à faire; et, tandis que nous concertions nos plans, nous entendîmes tirer un coup de canon, puis nous vîmes le navire faire avec son pavillon comme un signal pour rappeler la chaloupe à bord; mais la chaloupe ne bougea pas, et il se remit de plus belle à tirer et à lui adresser des signaux.

A la fin, quand il s’aperçut que ses signaux et ses coups de canon n’aboutissaient à rien et que la chaloupe ne se montrait pas, nous le vîmes,—à l’aide de mes longues-vues,—mettre à la mer une autre embarcation qui nagea vers le rivage; et tandis qu’elle s’approchait, nous reconnûmes qu’elle n’était pas montée par moins de dix hommes, munis d’armes à feu.

Comme le navire mouillait à peu près à deux lieues du rivage, nous eûmes tout le loisir, durant le trajet, d’examiner l’embarcation, ses hommes d’équipage et même leurs figures; parce que, la marée les ayant fait dériver un peu à l’est de l’autre chaloupe, ils longèrent le rivage pour venir à la même place où elle avait abordé et où elle était gisante.

De cette façon, dis-je, nous eûmes tout le loisir de les examiner. Le capitaine connaissait la physionomie et le caractère de tous les hommes qui se trouvaient dans l’embarcation; il m’assura qu’il y avait parmi eux trois honnêtes garçons, qui, dominés et effrayés, avaient été assurément entraînés dans le complot par les autres.

Mais quant au maître d’équipage, qui semblait être le principal officier, et quant à tout le reste, ils étaient aussi dangereux que qui que ce fût du bâtiment, et devaient sans aucun doute agir en désespérés dans leur nouvelle entreprise. Enfin il redoutait véhémentement qu’ils ne fussent trop forts pour nous.

Je me pris à sourire, et lui dis que des gens dans notre position étaient au-dessus de la crainte; que, puisque à peu près toutes les conditions possibles étaient meilleures que celle où nous semblions être, nous devions accueillir toute conséquence résultante, soit vie ou mort, comme un affranchissement. Je lui demandai ce qu’il pensait des circonstances de ma vie, et si ma délivrance n’était pas chose digne d’être tentée.—«Et qu’est devenue, sir, continuai-je, votre croyance que j’avais été conservé ici à dessein de vous sauver la vie, croyance qui vous avait exalté il y a peu de temps? Pour ma part, je ne vois qu’une chose malencontreuse dans toute cette affaire.»—«Et quelle est-elle?» dit-il.—«C’est, répondis-je, qu’il y a parmi ces gens, comme vous l’avez dit, trois ou quatre honnêtes garçons qu’il faudrait épargner. S’ils avaient été tous le rebut de l’équipage, j’aurais cru que la providence de Dieu les avait séparés pour les livrer entre nos mains; car faites fond là-dessus: tout homme qui mettra le pied sur le rivage sera nôtre, et vivra ou mourra suivant qu’il agira envers nous.»

Ces paroles, prononcées d’une voix ferme et d’un air enjoué, lui redonnèrent du courage, et nous nous mîmes vigoureusement à notre besogne. Dès la première apparence d’une embarcation venant du navire, nous avions songé à écarter nos prisonniers, et, au fait, nous nous en étions parfaitement assurés.

Il y en avait deux dont le capitaine était moins sûr que des autres: je les fis conduire par Vendredi et un des trois hommes délivrés à ma caverne, où ils étaient assez éloignés et hors de toute possibilité d’être entendus ou découverts, ou de trouver leur chemin pour sortir des bois s’ils parvenaient à se débarrasser eux-mêmes. Là ils les laissèrent garrottés, mais ils leur donnèrent quelques provisions, et leur promirent que, s’ils y demeuraient tranquillement, on leur rendrait leur liberté dans un jour ou deux; mais que, s’ils tentaient de s’échapper, ils seraient mis à mort sans miséricorde. Ils protestèrent sincèrement qu’ils supporteraient leur emprisonnement avec patience, et parurent très reconnaissants de ce qu’on les traitait si bien, qu’ils avaient des provisions et de la lumière; car Vendredi leur avait donné pour leur bien-être quelques-unes de ces chandelles que nous faisions nous-mêmes.—Ils avaient la persuasion qu’il se tiendrait en sentinelle à l’entrée de la caverne.

Les autres prisonniers étaient mieux traités: deux d’entre eux, à la vérité, avaient les bras liés, parce que le capitaine n’osait pas trop s’y fier; mais les deux autres avaient été pris à mon service, sur la recommandation du capitaine et sur leur promesse solennelle de vivre et de mourir avec nous. Ainsi, y compris ceux-ci et les trois braves garçons, nous étions sept hommes bien armés; et je ne mettais pas en doute que nous ne pussions venir à bout des dix arrivants, considérant surtout ce que le capitaine avait dit qu’il y avait trois ou quatre honnêtes hommes parmi eux.

Aussitôt qu’ils atteignirent l’endroit où gisait leur autre embarcation, ils poussèrent la leur sur la grève et mirent pied à terre en la halant après eux; ce qui me fit grand plaisir à voir: car j’avais craint qu’ils ne la laissassent à l’ancre, à quelque distance du rivage, avec du monde dedans pour la garder, et qu’ainsi il nous fût impossible de nous en emparer.

Une fois à terre, la première chose qu’ils firent, ce fut de courir tous à l’autre embarcation; et il fut aisé de voir qu’ils tombèrent dans une grande surprise en la trouvant dépouillée,—comme il a été dit,—de tout ce qui s’y trouvait et avec un grand trou dans le fond.

Après avoir pendant quelque temps réfléchi sur cela, ils poussèrent de toutes leurs forces deux ou trois grands cris pour essayer s’ils ne pourraient point se faire entendre de leurs compagnons; mais c’était peine inutile. Alors ils se serrèrent tous en cercle et firent une salve de mousqueterie; nous l’entendîmes, il est vrai: les échos en firent retentir les bois, mais ce fut tout. Les prisonniers qui étaient dans la caverne, nous en étions sûrs, ne pouvaient entendre, et ceux en notre garde, quoiqu’ils entendissent très bien, n’avaient pas toutefois la hardiesse de répondre.

Ils furent si étonnés et si atterrés de ce silence, qu’ils résolurent, comme ils nous le dirent plus tard, de se rembarquer pour retourner vers le navire, et de raconter que leurs camarades avaient été massacrés et leur chaloupe défoncée. En conséquence ils lancèrent immédiatement leur esquif et remontèrent tous à bord.

A cette vue, le capitaine fut terriblement surpris et même stupéfié; il pensait qu’ils allaient rejoindre le navire et mettre à la voile, regardant leurs compagnons comme perdus, et qu’ainsi il lui fallait décidément perdre son navire, qu’il avait eu l’espérance de recouvrer. Mais il eut bientôt une tout autre raison de se déconcerter.

A peine s’étaient-ils éloignés que nous les vîmes revenir au rivage, mais en suivant une conduite toute nouvelle, sur laquelle sans doute ils avaient délibéré, c’est-à-dire qu’ils laissèrent trois hommes dans l’embarcation, et que les autres descendirent à terre et s’enfoncèrent dans le pays pour chercher leurs compagnons.

Ce fut un grand désappointement pour nous, et nous en étions à ne savoir que faire; car nous saisir des sept hommes qui se trouvaient à terre ne serait d’aucun avantage si nous laissions échapper le bateau, parce qu’il regagnerait le navire, et qu’alors à coup sûr le reste de l’équipage lèverait l’ancre et mettrait à la voile, de sorte que nous perdrions le bâtiment sans retour.

Cependant il n’y avait d’autre remède que d’attendre et de voir ce qu’offrirait l’issue des choses.—Après que les sept hommes furent descendus à terre, les trois hommes restés dans l’esquif remontèrent à une bonne distance du rivage, et mirent à l’ancre pour les attendre. Ainsi il nous était impossible de parvenir jusqu’à eux.

Ceux qui avaient mis pied à terre se tenaient serrés tous ensemble et marchaient vers le sommet de la petite éminence au-dessous de laquelle était située mon habitation, et nous les pouvions voir parfaitement sans en être aperçus. Nous aurions été enchantés qu’ils vinssent plus près de nous, afin de faire feu dessus, ou bien qu’ils s’éloignassent davantage pour que nous pussions nous-mêmes nous débusquer.

Quand ils furent parvenus sur le versant de la colline d’où ils pouvaient planer au loin sur les vallées et les bois qui s’étendaient au nord-ouest, dans la partie la plus basse de l’île, ils se mirent à appeler et à crier jusqu’à n’en pouvoir plus. Là, n’osant pas sans doute s’aventurer loin du rivage, ni s’éloigner l’un de l’autre, ils s’assirent tous ensemble sous un arbre pour délibérer. S’ils avaient trouvé bon d’aller là pour s’y endormir, comme avait fait la première bande, c’eût été notre affaire; mais ils étaient trop remplis de l’appréhension du danger pour s’abandonner au sommeil, bien qu’assurément ils ne pussent se rendre compte de l’espèce de péril qu’ils avaient à craindre.

Le capitaine fit une ouverture fort sage au sujet de leur délibération.—«Ils vont peut-être, disait-il, faire une nouvelle salve générale pour tâcher de se faire entendre de leurs compagnons; fondons tous sur eux juste au moment où leurs mousquets seront déchargés; à coup sûr ils demanderont quartier, et nous nous en rendrons maîtres sans effusion de sang.»—J’approuvai cette proposition, pourvu qu’elle fût exécutée lorsque nous serions assez près d’eux pour les assaillir avant qu’ils eussent pu recharger leurs armes.

Mais le cas prévu n’advint pas, et nous demeurâmes encore longtemps fort irrésolus sur le parti à prendre. Enfin je dis à mon monde que mon opinion était qu’il n’y avait rien à faire avant la nuit; qu’alors, s’ils n’étaient pas retournés à leur embarcation, nous pourrions peut-être trouver moyen de nous jeter entre eux et le rivage, et quelque stratagème pour attirer à terre ceux restés dans l’esquif.

Nous avions attendu fort longtemps, quoique très impatients de les voir s’éloigner et fort mal à notre aise, quand, après d’interminables consultations, nous les vîmes tous se lever et descendre vers la mer. Il paraît que de si terribles appréhensions du danger de cette place pesaient sur eux, qu’ils avaient résolu de regagner le navire, pour annoncer à bord la perte de leurs compagnons, et poursuivre leur voyage projeté.

Sitôt que je les aperçus se diriger vers le rivage, j’imaginai,—et cela était réellement,—qu’ils renonçaient à leurs recherches et se décidaient à s’en retourner. A cette seule appréhension le capitaine, à qui j’avais communiqué cette pensée, fut près de tomber en défaillance; mais, sur-le-champ, pour les faire revenir sur leurs pas, je m’avisai d’un stratagème qui répondit complètement à mon but.

J’ordonnai à Vendredi et au second du capitaine d’aller de l’autre côté de la crique à l’ouest, vers l’endroit où étaient parvenus les sauvages lorsque je sauvai Vendredi; sitôt qu’ils seraient arrivés à une petite butte distante d’un demi-mille environ, je leur recommandai de crier aussi fort qu’ils pourraient et d’attendre jusqu’à ce que les matelots les eussent entendus; puis, dès que les matelots leur auraient répondu, de rebrousser chemin, et alors, se tenant hors de vue, répondant toujours quand les autres appelleraient, de prendre un détour pour les attirer au milieu des bois, aussi avant dans l’île que possible; puis enfin de revenir vers moi par certaines routes que je leur indiquai.

Ils étaient justement sur le point d’entrer dans la chaloupe, quand Vendredi et le second se mirent à crier. Ils les entendirent aussitôt, et leur répondirent tout en courant le long du rivage à l’ouest, du côté de la voix qu’ils avaient entendue; mais tout à coup ils furent arrêtés par la crique. Les eaux étant hautes, ils ne pouvaient traverser, et firent venir la chaloupe pour les passer sur l’autre bord, comme je l’avais prévu.

Quand ils eurent traversé, je remarquai que, la chaloupe ayant été conduite assez avant dans la crique, et pour ainsi dire dans un port, ils prirent avec eux un des trois hommes qui la montaient, et n’en laissèrent seulement que deux, après l’avoir amarrée au tronc d’un petit arbre sur le rivage.

C’était là ce que je souhaitais. Laissant Vendredi et le second du capitaine à leur besogne, j’emmenai sur-le-champ les autres avec moi, et, me rendant en tapinois au delà de la crique, nous surprîmes les deux matelots avant qu’ils fussent sur leurs gardes, l’un couché sur le rivage, l’autre dans la chaloupe. Celui qui se trouvait à terre flottait entre le sommeil et le réveil; et, comme il allait se lever, le capitaine, qui était le plus avancé, courut sur lui, l’assomma, et cria à l’autre, qui était dans l’esquif:—«Rends-toi ou tu es mort.»

Il ne fallait pas beaucoup d’arguments pour soumettre un seul homme, qui voyait cinq hommes contre lui et son camarade étendu mort. D’ailleurs c’était, à ce qu’il paraît, un des trois matelots qui avaient pris moins de part à la mutinerie que le reste de l’équipage. Aussi non seulement il se décida facilement à se rendre, mais dans la suite il se joignit sincèrement à nous.

Dans ces entrefaites Vendredi et le second du capitaine gouvernèrent si bien leur affaire avec les autres mutins, qu’en criant et répondant, ils les entraînèrent d’une colline à une autre, et d’un bois à un autre, jusqu’à ce qu’ils les eussent horriblement fatigués, et ils ne les laissèrent que lorsqu’ils furent certains qu’ils ne pourraient regagner la chaloupe avant la nuit. Ils étaient eux-mêmes harassés quand ils revinrent auprès de nous.

Il ne nous restait alors rien autre à faire qu’à les épier dans l’obscurité, pour fondre sur eux et en avoir bon marché.

Ce ne fut que plusieurs heures après le retour de Vendredi qu’ils arrivèrent à leur chaloupe; mais longtemps auparavant nous pûmes entendre les plus avancés crier aux traîneurs de se hâter, et ceux-ci répondre et se plaindre qu’ils étaient las et éclopés et ne pouvaient marcher plus vite: fort heureuse nouvelle pour nous.

Enfin ils atteignirent la chaloupe.—Il serait impossible de décrire quelle fut leur stupéfaction quand ils virent qu’elle était ensablée dans la crique, que la marée s’était retirée et que leurs deux compagnons avaient disparu. Nous les entendions s’appeler l’un l’autre de la façon la plus lamentable, et se dire entre eux qu’ils étaient dans une île ensorcelée; que, si elle était habitée par des hommes, ils seraient tous massacrés; que si elle l’était par des démons ou des esprits, ils seraient tous enlevés et dévorés.

Ils se mirent à crier de nouveau, et appelèrent un grand nombre de fois leurs deux camarades par leurs noms; mais point de réponse. Un moment après nous pouvions les voir, à la faveur du peu de jour qui restait, courir çà et là en se tordant les mains comme des hommes au désespoir. Tantôt ils allaient s’asseoir dans la chaloupe pour se reposer, tantôt ils en sortaient pour rôder de nouveau sur le rivage, et pendant assez longtemps dura ce manège.

Mes gens auraient bien désiré que je leur permisse de tomber brusquement sur eux dans l’obscurité; mais je ne voulais les assaillir qu’avec avantage, afin de les épargner et d’en tuer le moins que je pourrais. Je voulais surtout n’exposer aucun de mes hommes à la mort, car je savais l’ennemi bien armé. Je résolus donc d’attendre pour voir s’ils ne se sépareraient point; et, à dessein de m’assurer d’eux, je portai en avant mon embuscade, et j’ordonnai à Vendredi et au capitaine de s’avancer en rampant, aussi à plat ventre qu’il leur serait possible, pour ne pas être découverts, et de s’approcher d’eux le plus qu’ils pourraient avant de faire feu.

Il n’y avait pas longtemps qu’ils étaient dans cette posture quand le maître d’équipage, qui avait été le principal meneur de la révolte, et qui se montrait alors le plus lâche et le plus abattu de tous, tourna ses pas de leur côté, avec deux autres de la bande. Le capitaine était tellement animé en sentant ce principal vaurien si bien en son pouvoir, qu’il avait à peine la patience de le laisser assez approcher pour le frapper à coup sûr; car jusque-là il n’avait qu’entendu sa voix; et dès qu’ils furent à sa portée, se dressant subitement sur ses pieds, ainsi que Vendredi, ils firent feu dessus.

Le maître d’équipage fut tué sur la place; un autre fut atteint au corps et tomba près de lui, mais il n’expira qu’une ou deux heures après; le troisième prit la fuite.

A cette détonation, je m’approchai immédiatement avec toute mon armée, qui était alors de huit hommes, savoir: moi, généralissime; Vendredi, mon lieutenant général; le capitaine et ses deux compagnons, et les trois prisonniers de guerre auxquels il avait confié des armes.

Nous nous avançâmes sur eux dans l’obscurité, de sorte qu’on ne pouvait juger de notre nombre.—J’ordonnai au matelot qu’ils avaient laissé dans la chaloupe, et qui était alors un des nôtres, de les appeler par leurs noms, afin d’essayer si je pourrais les amener à parlementer, et par là peut-être à des termes d’accommodement;—ce qui nous réussit à souhait;—car il était en effet naturel de croire que, dans l’état où ils étaient alors, ils capituleraient très volontiers. Ce matelot se mit donc à crier de toute sa force à l’un d’entre eux:—«Tom Smith! Tom Smith!»—Tom Smith répondit aussitôt:—«Est-ce toi, Robinson?»—Car il paraît qu’il avait reconnu sa voix.—«Oui, oui, reprit l’autre. Au nom de Dieu, Tom Smith, mettez bas les armes et rendez-vous, sans quoi vous êtes tous morts à l’instant.»

—«A qui faut-il nous rendre? répliqua Smith; où sont-ils?»—«Ils sont ici, dit Robinson: c’est notre capitaine avec cinquante hommes qui vous pourchassent depuis deux heures. Le maître d’équipage est tué, Will Frye blessé, et moi je suis prisonnier. Si vous ne vous rendez pas, vous êtes tous perdus.»

—«Nous donnera-t-on quartier, dit Tom Smith, si nous nous rendons?»—«Je vais le demander, si vous promettez de vous rendre,» répondit Robinson.—Il s’adressa donc au capitaine, et le capitaine lui-même se mit alors à crier:—«Toi, Smith, tu connais ma voix; si vous déposez immédiatement les armes et vous soumettez, vous aurez tous la vie sauve, hormis Will Atkins.»

Sur ce, Will Atkins s’écria:—«Au nom de Dieu! capitaine, donnez-moi quartier! Qu’ai-je fait? Ils sont tous aussi coupables que moi.»—Ce qui, au fait, n’était pas vrai; car il paraît que ce Will Atkins avait été le premier à se saisir du capitaine au commencement de la révolte, et qu’il l’avait cruellement maltraité en lui liant les mains et l’accablant d’injures. Quoi qu’il en fût, le capitaine le somma de se rendre à discrétion et de se confier à la miséricorde du gouverneur: c’est moi dont il entendait parler, car ils m’appelaient tous gouverneur.

Bref, ils déposèrent tous les armes et demandèrent la vie; et j’envoyai pour les garrotter l’homme qui avait parlementé avec deux de ses compagnons. Alors ma grande armée de cinquante hommes, laquelle, y compris les trois en détachement, se composait en tout de huit hommes, s’avança et fit main basse sur eux et leur chaloupe. Mais je me tins avec un des miens hors de leur vue, pour des raisons d’État.

Notre premier soin fut de réparer la chaloupe et de songer à recouvrer le vaisseau. Quant au capitaine, il eut alors le loisir de pourparler avec ses prisonniers. Il leur reprocha l’infamie de leurs procédés à son égard, et l’atrocité de leur projet, qui, assurément, les aurait conduits enfin à la misère et à l’opprobre, et peut-être à la potence.

Ils parurent tous fort repentants, et implorèrent la vie. Il leur répondit là-dessus qu’ils n’étaient pas ses prisonniers, mais ceux du gouverneur de l’île; qu’ils avaient cru le jeter sur le rivage d’une île stérile et déserte, mais qu’il avait plu à Dieu de les diriger vers une île habitée, dont le gouverneur était Anglais, et pouvait les y faire pendre tous, si tel était son plaisir; mais que, comme il leur avait donné quartier, il supposait qu’il les enverrait en Angleterre pour y être traités comme la justice le requérait, hormis Atkins, à qui le gouverneur lui avait enjoint de dire de se préparer à la mort, car il serait pendu le lendemain matin.

Quoique tout ceci ne fût qu’une fiction de sa part, elle produisit cependant tout l’effet désiré. Atkins se jeta à genoux et supplia le capitaine d’intercéder pour lui auprès du gouverneur, et tous les autres le conjurèrent au nom de Dieu, afin de n’être point envoyés en Angleterre.

Il me vint alors à l’esprit que le moment de notre délivrance était venu, et que ce serait une chose très facile que d’amener ces gens à s’employer de tout cœur à recouvrer le vaisseau. Je m’éloignai donc dans l’ombre pour qu’ils ne pussent voir quelle sorte de gouverneur ils avaient, et j’appelai à moi le capitaine. Quand j’appelai, comme si j’étais à une bonne distance, un de mes hommes reçut l’ordre de parler à son tour, et il dit au capitaine:—«Capitaine, le commandant vous appelle.»—Le capitaine répondit aussitôt:—«Dites à Son Excellence que je viens à l’instant.»—Ceci les trompa encore parfaitement, et ils crurent tous que le gouverneur était près de là avec ses cinquante hommes.

Quand le capitaine vint à moi, je lui communiquai mon projet pour la prise du vaisseau. Il le trouva parfait, et résolut de le mettre à exécution le lendemain.

Mais, pour l’exécuter avec plus d’artifice et en assurer le succès, je lui dis qu’il fallait que nous séparassions les prisonniers, et qu’il prît Atkins et deux autres d’entre les plus mauvais, pour les envoyer, bras liés, à la caverne où étaient déjà les autres. Ce soin fut remis à Vendredi et aux deux hommes qui avaient été débarqués avec le capitaine.

Ils les emmenèrent à la caverne comme à une prison; et c’était au fait un horrible lieu, surtout pour des hommes dans leur position.

Il fit conduire les autres à ma tonnelle, comme je l’appelais, et dont j’ai donné une description complète. Comme elle était enclose, et qu’ils avaient les bras liés, la place était sûre, attendu que de leur conduite dépendait leur sort.

A ceux-ci dans la matinée j’envoyai le capitaine pour entrer en pourparlers avec eux; en un mot, les éprouver et me dire s’il pensait qu’on pût ou non se fier à eux pour aller à bord et surprendre le navire. Il leur parla de l’outrage qu’ils lui avaient fait, de la condition dans laquelle ils étaient tombés, et leur dit que, bien que le gouverneur leur eût donné quartier actuellement, ils seraient à coup sûr mis au gibet si on les envoyait en Angleterre; mais que s’ils voulaient s’associer à une entreprise aussi loyale que celle de recouvrer le vaisseau, il aurait du gouverneur la promesse de leur grâce.

On devine avec quelle hâte une semblable proposition fut acceptée par des hommes dans leur situation. Ils tombèrent aux genoux du capitaine, et promirent avec les plus énergiques imprécations qu’ils lui seraient fidèles jusqu’à la dernière goutte de leur sang; que, lui devant la vie, ils le suivraient en tous lieux, et qu’ils le regarderaient comme leur père tant qu’ils vivraient.

—«Bien, reprit le capitaine; je m’en vais reporter au gouverneur ce que vous m’avez dit, et voir ce que je puis faire pour l’amener à donner son consentement.»—Il vint donc me rendre compte de l’état d’esprit dans lequel il les avait trouvés, et m’affirma qu’il croyait vraiment qu’ils seraient fidèles.

Néanmoins, pour plus de sûreté, je le priai de retourner vers eux, d’en choisir cinq et de leur dire, pour leur donner à penser qu’on n’avait pas besoin d’hommes, qu’il n’en prenait que cinq pour l’aider, et que les deux autres et les trois qui avaient été envoyés prisonniers au château,—ma caverne,—le gouverneur voulait les garder comme otages, pour répondre de la fidélité de ces cinq; et que, s’ils se montraient perfides dans l’exécution, les cinq otages seraient tout vifs accrochés à un gibet sur le rivage.

Ceci parut sévère, et les convainquit que c’était chose sérieuse que le gouverneur. Toutefois, ils ne pouvaient qu’accepter, et ce fut alors autant l’affaire des prisonniers que celle du capitaine d’engager les cinq autres à faire leur devoir.

Voici quel était l’état de nos forces pour l’expédition: 1o le capitaine, son second et le passager; 2o les deux prisonniers de la première escouade, auxquels, sur les renseignements du capitaine, j’avais donné la liberté et confié des armes; 3o les deux autres, que j’avais tenus jusqu’alors garrottés dans ma tonnelle, et que je venais de relâcher, à la sollicitation du capitaine; 4o les cinq élargis en dernier: ils étaient donc douze en tout, outre les cinq que nous tenions prisonniers dans la caverne comme otages.

Je demandai au capitaine s’il voulait avec ce monde risquer l’abordage du navire. Quant à moi et mon serviteur Vendredi, je ne pensai pas qu’il fût convenable que nous nous éloignassions, ayant derrière nous sept hommes captifs. C’était bien assez de besogne pour nous que de les garder à l’écart, et de les fournir de vivres.

Quant aux cinq de la caverne, je résolus de les tenir séquestrés; mais Vendredi allait deux fois par jour pour leur donner le nécessaire. J’employais les deux autres à porter les provisions à une certaine distance, où Vendredi devait les prendre.

Lorsque je me montrai aux deux premiers otages, ce fut avec le capitaine, qui leur dit que j’étais la personne que le gouverneur avait désignée pour veiller sur eux; que le bon plaisir du gouverneur était qu’ils n’allassent nulle part sans mon autorisation; et que, s’ils le faisaient, ils seraient transférés au château et mis aux fers. Ne leur ayant jamais permis de me voir comme gouverneur, je jouais donc pour lors un autre personnage, et leur parlais du gouverneur, de la garnison, du château et autres choses semblables, en toute occasion.

Le capitaine n’avait plus d’autre difficulté à surmonter que celle de gréer les deux chaloupes, de reboucher celle défoncée, et de les équiper. Il fit son passager capitaine de l’une avec quatre hommes, et lui-même, son second et cinq matelots montèrent dans l’autre. Ils concertèrent très bien leurs plans, car ils arrivèrent au navire vers le milieu de la nuit. Aussitôt qu’ils en furent à portée de la voix, le capitaine ordonna à Robinson de héler et de leur dire qu’ils ramenaient les hommes et la chaloupe, mais qu’ils avaient été bien longtemps avant de les trouver, et autres choses semblables. Il conversa avec eux jusqu’à ce qu’ils eussent accosté le vaisseau. Alors le capitaine et son second, avec leurs armes, s’élançant les premiers à bord, assommèrent sur-le-champ, à coups de crosse de mousquet, le bosseman et le charpentier; et, fidèlement secondés par leur monde, ils s’assuraient de tous ceux qui étaient sur le pont et le gaillard d’arrière, et commençaient à fermer les écoutilles pour empêcher de monter ceux qui étaient en bas, quand les gens de l’autre embarcation, abordant par les porte-haubans de misaine, s’emparèrent du gaillard d’avant et de l’écoutillon qui descendait à la cuisine, où trois hommes qui s’y trouvaient furent faits prisonniers.

Ceci fait, et tout étant en sûreté sur le pont, le capitaine ordonna à son second de forcer avec trois hommes la chambre du conseil, où était posté le nouveau capitaine rebelle, qui, ayant eu quelque alerte, était monté et avait pris les armes avec deux matelots et un mousse. Quand le second eut effondré la porte avec une pince, le nouveau capitaine et ses hommes firent hardiment feu sur eux. Une balle de mousquet atteignit le second et lui cassa le bras, deux autres matelots furent aussi blessés, mais personne ne fut tué.

Le second, appelant à son aide, se précipita cependant, tout blessé qu’il était, dans la chambre du conseil, et déchargea son pistolet à travers la tête du nouveau capitaine. Les balles entrèrent par la bouche, ressortirent derrière l’oreille et le firent taire à jamais. Là-dessus le reste se rendit, et le navire fut réellement repris sans qu’aucun autre perdît la vie.

Aussitôt que le bâtiment fut ainsi recouvré, le capitaine ordonna de tirer sept coups de canon, signal dont il était convenu avec moi pour me donner avis de son succès. Je vous laisse à penser si je fus aise de les entendre, ayant veillé tout exprès sur le rivage jusqu’à près de deux heures du matin.

Après avoir parfaitement entendu le signal, je me couchai; et, comme cette journée avait été pour moi très fatigante, je dormis profondément jusqu’à ce que je fusse réveillé en sursaut par un coup de canon. Je me levai sur-le-champ, et j’entendis quelqu’un m’appeler:—«Gouverneur, gouverneur!»—Je reconnus de suite la voix du capitaine, et je grimpai sur le haut du rocher, où il était monté. Il me reçut dans ses bras, et me montrant du doigt le bâtiment:—«Mon cher ami et libérateur, me dit-il, voilà votre navire; car il est tout à vous, ainsi que nous et tout ce qui lui appartient.» Je jetai les yeux sur le vaisseau. Il était mouillé à un peu plus d’un demi-mille du rivage; car ils avaient appareillé dès qu’ils en avaient été maîtres; et, comme il faisait beau, ils étaient venus jeter l’ancre à l’embouchure de la petite crique; puis, à la faveur de la marée haute, le capitaine amenant la pinasse près de l’endroit où j’avais autrefois abordé avec mes radeaux, il avait débarqué juste à ma porte.

Je fus d’abord sur le point de m’évanouir de surprise; car je voyais positivement ma délivrance dans mes mains, toutes choses faciles, et un grand bâtiment prêt à me transporter s’il me plaisait de partir. Pendant quelque temps je fus incapable de répondre un seul mot; mais, comme le capitaine m’avait pris dans ses bras, je m’appuyai fortement sur lui, sans quoi je serais tombé par terre.

Il s’aperçut de ma défaillance, et, tirant vite une bouteille de sa poche, me fit boire un trait d’une liqueur cordiale qu’il avait apportée exprès pour moi. Après avoir bu, je m’assis à terre; et, quoique cela m’eût rappelé à moi-même, je fus encore longtemps sans pouvoir lui dire un mot.

Cependant le pauvre homme était dans un aussi grand ravissement que moi; seulement il n’était pas comme moi sous le coup de la surprise. Il me disait mille bonnes et tendres choses pour me calmer et rappeler mes sens. Mais il y avait un tel gonflement de joie dans ma poitrine, que mes esprits étaient plongés dans la confusion; cette crise se termina enfin par des larmes, et peu après je recouvrai la parole.

Alors, je l’étreignis à mon tour, je l’embrassai comme mon libérateur, et nous nous abandonnâmes à la joie. Je lui dis que je le regardais comme un homme envoyé par le ciel pour me délivrer; que toute cette affaire me semblait un enchaînement de prodiges; que de telles choses étaient pour nous un témoignage que la main cachée d’une Providence gouverne l’univers, et une preuve évidente que l’œil d’une puissance infinie sait pénétrer dans les coins les plus reculés du monde et envoyer aide aux malheureux toutes fois et quand il lui plaît.

Je n’oubliai pas d’élever au ciel mon cœur reconnaissant. Et quel cœur aurait pu se défendre de bénir. Celui qui non seulement avait d’une façon miraculeuse pourvu aux besoins d’un homme dans un semblable désert et dans un pareil abandon, mais de qui, il faut sans cesse le reconnaître, toute délivrance procède!

Quand nous eûmes conversé quelque temps, le capitaine me dit qu’il m’avait apporté certains petits rafraîchissements que pouvait fournir le bâtiment, et que les misérables qui en avaient été si longtemps maîtres n’avaient pas gaspillés. Sur ce, il appela les gens de la pinasse et leur ordonna d’apporter à terre les choses destinées au gouverneur. C’était réellement un présent comme pour quelqu’un qui n’eût pas dû s’en aller avec eux, comme si j’eusse dû toujours demeurer dans l’île, et comme s’ils eussent dû partir sans moi.

Premièrement, il m’avait apporté un coffret à flacons plein d’excellentes eaux cordiales, six grandes bouteilles de vin de Madère, de la contenance de deux quartes, deux livres de très bon tabac, douze grosses pièces de bœuf salé et six pièces de porc, avec un sac de pois et environ cent livres de biscuit.

Il m’apporta aussi une caisse de sucre, une caisse de fleur de farine, un sac plein de citrons, deux bouteilles de jus de limon et une foule d’autres choses. Outre cela, et ce qui m’était mille fois plus utile, il ajouta six chemises toutes neuves, six cravates fort bonnes, deux paires de gants, une paire de souliers, un chapeau, une paire de bas, un très bon habillement complet qu’il n’avait que très peu porté. En un mot, il m’équipa des pieds à la tête.

Comme on l’imagine, c’était un bien doux et bien agréable présent pour un homme dans ma situation. Mais jamais costume au monde ne fut aussi déplaisant, aussi étrange, aussi incommode que le furent pour moi ces habits les premières fois que je m’en affublai.

Après ces cérémonies, et quand toutes ces bonnes choses furent transportées dans mon petit logement, nous commençâmes à nous consulter sur ce que nous avions à faire de nos prisonniers; car il était important de considérer si nous pouvions ou non risquer de les prendre avec nous, surtout les deux d’entre eux que nous savions être incorrigibles et intraitables au dernier degré. Le capitaine me dit qu’il les connaissait pour des vauriens tels qu’il n’y avait pas à les dompter, et que, s’il les emmenait, ce ne pourrait être que dans les fers, comme des malfaiteurs, afin de les livrer aux mains de la justice à la première colonie anglaise qu’il atteindrait. Je m’aperçus que le capitaine lui-même en était fort chagrin. Aussi lui dis-je que, s’il le souhaitait, j’entreprendrais d’amener les deux hommes en question à demander eux-mêmes d’être laissés dans l’île.—«J’en serais aise, répondit-il, de tout mon cœur.»

—«Bien, je vais les envoyer chercher et leur parler de votre part.»—Je commandai donc à Vendredi et aux deux otages, qui pour lors étaient libérés, leurs camarades ayant accompli leur promesse, je leur ordonnai donc, dis-je, d’aller à la caverne, d’emmener les cinq prisonniers, garrottés comme ils étaient, à ma tonnelle, et de les y garder jusqu’à ce que je vinsse.

Quelque temps après je m’y rendis vêtu de mon nouveau costume, et je fus alors derechef appelé gouverneur. Tous étant réunis, et le capitaine m’'accompagnant, je fis amener les prisonniers devant moi, et je leur dis que j’étais parfaitement instruit de leur infâme conduite envers le capitaine, et de leur projet de faire la course avec le navire et d’exercer le brigandage; mais que la Providence les avait enlacés dans leurs propres pièges, et qu’ils étaient tombés dans la fosse qu’ils avaient creusée pour d’autres.

Je leur annonçai que, par mes instructions, le navire avait été recouvré, qu’il était pour lors dans la rade, et que tout à l’heure ils s’assureraient que leur nouveau capitaine avait reçu le prix de sa trahison, car ils le verraient pendu au bout d’une vergue.

Je les priai de me dire, quant à eux, ce qu’ils avaient à alléguer pour que je ne les fisse pas exécuter comme des pirates pris sur le fait, ainsi qu’ils ne pouvaient douter que ma commission m’y autorisât.

Un d’eux me répondit au nom de tous qu’ils n’avaient rien à dire, sinon que lorsqu’ils s’étaient rendus le capitaine leur avait promis la vie, et qu’ils imploraient humblement ma miséricorde.—«Je ne sais quelle grâce vous faire, leur repartis-je: moi, j’ai résolu de quitter l’île avec mes hommes, je m’embarque avec le capitaine pour retourner en Angleterre; et lui, le capitaine, ne peut vous emmener que prisonniers, dans les fers, pour être jugés comme révoltés et comme forbans, ce qui, vous ne l’ignorez pas, vous conduirait droit à la potence. Je n’entrevois rien de meilleur pour vous, à moins que vous n’ayez envie d’achever votre destin en ce lieu. Si cela vous convient, comme il m’est loisible de le quitter, je ne m’y oppose pas; je me sens même quelque penchant à vous accorder la vie si vous pensez pouvoir vous accommoder de cette île.»—Ils parurent très reconnaissants, et me déclarèrent qu’ils préféreraient se risquer à demeurer en ce séjour plutôt que d’être transférés en Angleterre pour être pendus: je tins cela pour dit.

Néanmoins le capitaine parut faire quelques difficultés, comme s’il redoutait de les laisser. Alors je fis semblant de me fâcher contre lui, et je lui dis qu’ils étaient mes prisonniers et non les siens; que, puisque je leur avais offert une si grande faveur, je voulais être aussi bon que je m’y étais engagé; que s’il ne jugeait point à propos d’y consentir, je les remettrais en liberté, comme je les avais trouvés; permis à lui de les reprendre, s’il pouvait le faire.

Là-dessus ils me témoignèrent beaucoup de gratitude, et moi, conséquemment, je les fis mettre en liberté; puis je leur dis de se retirer dans les bois, au lieu même d’où ils venaient, et que je leur laisserais des armes à feu, des munitions, et quelques instructions nécessaires pour qu’ils vécussent très bien si bon leur semblait.

Alors je me disposai à me rendre au navire. Je dis néanmoins au capitaine que je resterais encore cette nuit pour faire mes préparatifs, et que je désirais qu’il retournât cependant à son bord pour y maintenir le bon ordre, et qu’il m’envoyât la chaloupe à terre le lendemain. Je lui recommandai en même temps de faire pendre au taquet d’une vergue le nouveau capitaine, qui avait été tué, afin que nos bannis pussent le voir.

Quand le capitaine fut parti, je fis venir ces hommes à mon logement, et j’entamai avec eux un grave entretien sur leur position. Je leur dis que, selon moi, ils avaient fait un bon choix; que si le capitaine les emmenait, ils seraient assurément pendus. Je leur montrai leur capitaine à eux flottant au bout d’une vergue, et je leur déclarai qu’ils n’auraient rien moins que cela à attendre.

Quand ils eurent tous manifesté leur bonne disposition à rester, je leur dis que je voulais les initier à l’histoire de mon existence en cette île, et les mettre à même de rendre la leur agréable. Conséquemment je leur fis tout l’historique du lieu et de ma venue en ce lieu. Je leur montrai mes fortifications; je leur indiquai la manière dont je faisais mon pain, plantais mon blé et préparais mes raisins; en un mot, je leur enseignai tout ce qui était nécessaire pour leur bien-être. Je leur contai l’histoire des seize Espagnols qu’ils avaient à attendre, pour lesquels je laissais une lettre, et je leur fis promettre de fraterniser avec eux[18].

Je leur laissai mes armes à feu, nommément cinq mousquets et trois fusils de chasse, de plus trois épées, et environ un baril de poudre que j’avais de reste; car après la première et la deuxième année j’en usais peu et n’en gaspillais point.

Je leur donnai une description de la manière de gouverner mes chèvres, et des instructions pour les traire et les engraisser, et pour faire du beurre et du fromage.

En un mot, je leur mis à jour chaque partie de ma propre histoire, et leur donnai l’assurance que j’obtiendrais du capitaine qu’il leur laissât deux barils de poudre à canon en plus, et quelques semences de légumes, que moi-même, leur dis-je, je me serais estimé fort heureux d’avoir. Je leur abandonnai aussi le sac de pois que le capitaine m’avait apporté pour ma consommation, et je leur recommandai de les semer, qu’immanquablement ils multiplieraient.

Ceci fait, je pris congé d’eux le jour suivant, et m’en allai à bord du navire. Nous nous disposâmes immédiatement à mettre à la voile, mais nous n’appareillâmes que de nuit. Le lendemain matin, de très bonne heure, deux des cinq exilés rejoignirent le bâtiment à la nage, et, se plaignant très lamentablement des trois autres bannis, demandèrent au nom de Dieu à être pris à bord, car ils seraient assassinés. Ils supplièrent le capitaine de les accueillir, dussent-ils être pendus sur-le-champ.

A cela le capitaine prétendit ne pouvoir rien sans moi; mais après quelques difficultés, et seulement après leur solennelle promesse d’amendement, nous les reçûmes à bord. Quelque temps après ils furent fouettés et châtiés d’importance; dès lors ils se montrèrent de fort tranquilles et de fort honnêtes compagnons.

Ensuite, à marée haute, j’allai au rivage avec la chaloupe chargée des choses promises aux exilés, et auxquelles, sur mon intercession, le capitaine avait donné l’ordre qu’on ajoutât leurs coffres et leurs vêtements, qu’ils reçurent avec beaucoup de reconnaissance. Pour les encourager, je leur dis que s’il ne m’était point impossible de leur envoyer un vaisseau pour les prendre, je ne les oublierais pas.

Quand je pris congé de l’île, j’emportai à bord, comme reliques, le grand bonnet de peau de chèvre que je m’étais fabriqué, mon parasol et un de mes perroquets. Je n’oubliai pas de prendre l’argent dont autrefois je fis mention, lequel était resté si longtemps inutile qu’il s’était terni et noirci; à peine aurait-il pu passer pour de l’argent avant d’avoir été quelque peu frotté et manié. Je n’oubliai pas non plus celui que j’avais trouvé dans les débris du vaisseau espagnol.

C’est ainsi que j’abandonnai mon île le dix-neuf décembre mil six cent quatre-vingt-six, selon le calcul du navire, après y être demeuré vingt-huit ans deux mois et dix-neuf jours. De cette seconde captivité je fus délivré le même jour du mois que je m’étais enfui jadis dans le Barco-Longo, de chez les Maures de Sallé.

Sur ce navire, au bout d’un long voyage, j’arrivai en Angleterre le 11 juin de l’an 1687, après une absence de trente-cinq années.


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