Aventures surprenantes de Robinson Crusoé
Ce sentiment qui grossit le danger ne manqua pas son effet ordinaire sur notre imagination en nous représentant les capitaines anglais et hollandais comme des gens incapables d’entendre raison, de distinguer l’honnête homme d’avec le coquin, de discerner une histoire en l’air, calculée pour nous nuire et dans le dessein de tromper, d’avec le récit simple et vrai de tout notre voyage, de nos opérations et de nos projets; car nous avions cent moyens de convaincre toute créature raisonnable que nous n’étions pas des pirates: notre cargaison, la route que nous tenions, la franchise avec laquelle nous nous montrions et étions entrés dans tel et tel port, la forme et la faiblesse de notre bâtiment, le nombre de nos hommes, la petite quantité de nos armes et de nos munitions, la rareté de nos vivres, n’était-ce pas là tout autant de témoignages irrécusables? L’opium et les autres marchandises que nous avions à bord auraient prouvé que le navire était allé au Bengale; les Hollandais, qui, disait-on, avaient tous les noms des hommes de son ancien équipage, auraient vu aisément que nous étions un mélange d’Anglais, de Portugais et d’Indiens, et qu’il n’y avait parmi nous que deux Hollandais. Toutes ces circonstances et bien d’autres encore auraient suffi et au delà pour rendre évident à tout capitaine entre les mains de qui nous serions tombés que nous n’étions pas des pirates.
Mais la peur, cette aveugle et vaine passion, nous troublait et nous jetait dans les vapeurs: elle brouillait notre cervelle, et notre imagination abusée enfantait mille terribles choses moralement impossibles. Nous nous figurions, comme on nous l’avait rapporté, que les marins des navires anglais et hollandais, que ces derniers, particulièrement, étaient si enragés au seul nom de pirate, surtout si furieux de la déconfiture de leurs chaloupes et de notre fuite que, sans se donner le temps de s’informer si nous étions ou non des écumeurs et sans vouloir rien entendre, ils nous exécuteraient sur-le-champ. Pour qu’ils daignassent faire plus de cérémonie, nous réfléchissions que la chose avait à leurs yeux de trop grandes apparences de vérité: le vaisseau n’était-il pas le même, quelques-uns de leurs matelots ne le connaissaient-ils pas, n’avaient-ils pas fait partie de son équipage, et dans la rivière de Camboge, lorsque nous avions appris qu’ils devaient descendre pour nous examiner, n’avions-nous pas battu leurs chaloupes et levé le pied? Nous ne mettions donc pas en doute qu’ils ne fussent aussi pleinement assurés que nous étions pirates que nous étions convaincus du contraire; et souvent je disais que je ne savais si, nos rôles changés, notre cas devenu le leur, je n’eusse pas considéré tout ceci comme de la dernière évidence, et me fusse fait aucun scrupule de tailler en pièces l’équipage sans croire et peut-être même sans écouter ce qu’il aurait pu alléguer pour sa défense.
Quoi qu’il en fût, telles avaient été nos appréhensions, et mon partner et moi nous avions rarement fermé l’œil sans rêver corde et grande vergue, c’est-à-dire potence; sans rêver que nous combattions, que nous étions pris, que nous tuions et que nous étions tués. Une nuit entre autres, dans mon songe j’entrai dans une telle fureur, m’imaginant que les Hollandais nous abordaient et que j’assommais un de leurs matelots, que je frappai du poing contre le côté de la cabine où je couchais et avec une telle force que je me blessai très grièvement la main, que je me foulai les jointures, que je me meurtris et déchirai la chair: à ce coup non seulement je me réveillai en sursaut, mais encore je fus en transe un moment d’avoir perdu deux doigts.
Une autre crainte dont j’avais été possédé, c’était le traitement cruel que nous feraient les Hollandais si nous tombions entre leurs mains. Alors l’histoire d’Amboyne me revenait dans l’esprit, et je pensais qu’ils pourraient nous appliquer la question, comme en cette île ils l’avaient appliquée à nos compatriotes, et forcer par la violence de la torture quelques-uns de nos hommes à confesser des crimes dont jamais ils ne s’étaient rendus coupables, à s’avouer eux et nous tous pirates, afin de pouvoir nous mettre à mort avec quelques apparences de justice; poussés qu’ils seraient à cela par l’appât du gain, notre vaisseau et sa cargaison valant en somme quatre ou cinq mille livres sterling.
Toutes ces appréhensions nous avaient tourmentés, mon partner et moi, nuit et jour. Nous ne prenions point en considération que les capitaines de navire n’avaient aucune autorité pour agir ainsi, et que si nous nous constituions leurs prisonniers, ils ne pourraient se permettre de nous torturer, de nous mettre à mort sans en être responsables quand ils retourneraient dans leur patrie: au fait, ceci n’avait rien de bien rassurant; car s’ils eussent mal agi à notre égard, le bel avantage pour nous qu’ils fussent appelés à en rendre compte, et si nous avions été occis tout d’abord, la belle satisfaction pour nous qu’ils en fussent punis quand ils rentreraient chez eux.
Je ne puis m’empêcher de consigner ici quelques réflexions que je faisais alors sur mes nombreuses vicissitudes passées. Oh! combien je trouvais cruel que moi, qui avais dépensé quarante années de ma vie dans de continuelles traverses, qui avais enfin touché en quelque sorte au port vers lequel tendent tous les hommes, le repos et l’abondance, je me fusse volontairement jeté dans de nouveaux chagrins, par mon choix funeste, et que moi, qui avais échappé à tant de périls dans ma jeunesse, j’en fusse venu sur le déclin de l’âge, dans une contrée lointaine, en lieu et circonstance où mon innocence ne pouvait m’être d’aucune protection, à me faire pendre pour un crime que, bien loin d’en être coupable, j’exécrais.
A ces pensées succédait un élan religieux, et je me prenais à considérer que c’était là sans doute une disposition immédiate de la Providence; que je devais le regarder comme tel et m’y soumettre; que, bien que je fusse innocent devant les hommes, tant s’en fallait que je le fusse devant mon Créateur; que je devais songer aux fautes signalées dont ma vie était pleine et pour lesquelles la Providence pouvait m’infliger ce châtiment, comme une juste rétribution; enfin, que je devais m’y résigner comme je me serais résigné à un naufrage s’il eût plu à Dieu de me frapper d’un pareil désastre.
A son tour mon courage naturel quelquefois reparaissait, je formais de vigoureuses résolutions, je jurais de ne jamais me laisser prendre, de ne jamais me laisser torturer par une poignée de barbares froidement impitoyables; je me disais qu’il aurait mieux valu pour moi tomber entre les mains des sauvages, des cannibales, qui, s’ils m’eussent fait prisonnier, m’eussent à coup sûr dévoré, que de tomber entre les mains de ces messieurs, dont peut-être la rage s’assouvirait sur moi par des cruautés inouïes, des atrocités. Je me disais ceci: Quand autrefois j’en venais aux mains avec les sauvages, n’étais-je pas résolu à combattre jusqu’au dernier soupir? et je me demandais pourquoi je ne ferais pas de même alors, puisque être pris par ces messieurs était pour moi une idée plus terrible que ne l’avait jamais été celle d’être mangé par les sauvages. Les Caraïbes, à leur rendre justice, ne mangeaient pas un prisonnier qu’il n’eût rendu l’âme, ils le tuaient d’abord comme nous tuons un bœuf; tandis que ces messieurs possédaient une multitude de raffinements ingénieux pour enchérir sur la cruauté de la mort.—Toutes les fois que ces pensées prenaient le dessus, je tombais immanquablement dans une sorte de fièvre, allumée par les agitations d’un combat supposé: mon sang bouillait, mes yeux étincelaient comme si j’eusse été dans la mêlée, puis je jurais de ne point accepter de quartier et, quand je ne pourrais plus résister, de faire sauter le navire et tout ce qui s’y trouvait pour ne laisser à l’ennemi qu’un chétif butin dont il pût faire trophée.
Mais aussi lourd qu’avait été le poids de ces anxiétés et de ces perplexités tandis que nous étions à bord, aussi grande fut notre joie quand nous nous vîmes à terre, et mon partner me conta qu’il avait rêvé que ses épaules étaient chargées d’un fardeau très pesant qu’il devait porter au sommet d’une montagne: il sentait qu’il ne pourrait le soutenir longtemps; mais était survenu le pilote portugais qui l’en avait débarrassé, la montagne avait disparu et il n’avait plus aperçu devant lui qu’une plaine douce et unie. Vraiment il en était ainsi, nous étions comme des hommes qu’on a délivrés d’un pesant fardeau.
Pour ma part, j’avais le cœur débarrassé d’un poids sous lequel je faiblissais; et, comme je l’ai dit, je fis serment de ne jamais retourner en mer sur ce navire.—Quand nous fûmes à terre, le vieux pilote, devenu alors notre ami, nous procura un logement et un magasin pour nos marchandises, qui dans le fond ne faisaient à peu près qu’un: c’était une hutte contiguë à une maison spacieuse, le tout construit en cannes et environné d’une palissade de gros roseaux pour garder des pilleries des voleurs, qui, à ce qu’il paraît, pullulent dans le pays. Néanmoins, les magistrats nous octroyèrent une petite garde: nous avions un soldat qui, avec une espèce de hallebarde ou de demi-pique, faisait sentinelle à notre porte et auquel nous donnions une mesure de riz et une petite pièce de monnaie, environ la valeur de trois pence par jour. Grâce à tout cela, nos marchandises étaient en sûreté.
La foire habituellement tenue dans ce lieu était terminée depuis quelque temps; cependant nous trouvâmes encore trois ou quatre jonques dans la rivière et deux japoniers, j’entends deux vaisseaux du Japon, chargés de marchandises chinoises, attendant, pour faire voile, les négociants japonais qui étaient encore à terre.
La première chose que fit pour nous notre vieux pilote portugais, ce fut de nous ménager la connaissance de trois missionnaires catholiques qui se trouvaient dans la ville et qui s’y étaient arrêtés depuis assez longtemps pour convertir les habitants au christianisme; mais nous crûmes voir qu’ils ne faisaient que de piteuse besogne et que les chrétiens qu’ils faisaient n’étaient que de tristes chrétiens. Quoi qu’il en fût, ce n’était pas notre affaire. Un de ces prêtres était un Français qu’on appelait le Père Simon, homme de bonne et joyeuse humeur, franc dans ses propos et n’ayant pas la mine si sérieuse et si grave que les deux autres, l’un Portugais, l’autre Génois. Le Père Simon était courtois, aisé dans ses manières et d’un commerce fort aimable; ses deux compagnons, plus réservés, paraissaient rigides et austères, et s’appliquaient tout de bon à l’œuvre pour laquelle ils étaient venus, c’est-à-dire à s’entretenir avec les habitants et à s’insinuer parmi eux toutes les fois que l’occasion s’en présentait. Souvent nous prenions nos repas avec ces révérends; et quoique, à vrai dire, ce qu’ils appellent la conversion des Chinois au christianisme soit fort éloignée de la vraie conversion requise pour amener un peuple à la foi du Christ, et ne semble guère consister qu’à leur apprendre le nom de Jésus, à réciter quelques prières à la Vierge Marie et à son Fils dans une langue qu’ils ne comprennent pas, à faire le signe de la croix et autres choses semblables, cependant il me faut l’avouer, ces religieux qu’on appelle missionnaires ont une ferme croyance que ces gens seront sauvés et qu’ils sont l’instrument de leur salut; dans cette persuasion, ils subissent non seulement les fatigues du voyage, les dangers d’une pareille vie, mais souvent la mort même avec les tortures les plus violentes pour l’accomplissement de cette œuvre; et ce serait de notre part un grand manque de charité, quelque opinion que nous ayons de leur besogne en elle-même et de leur manière de l’expédier, si nous n’avions pas une haute opinion du zèle qui la leur fait entreprendre à travers tant de dangers, sans avoir en vue pour eux-mêmes le moindre avantage temporel[36].
Or, pour en revenir à mon histoire, ce prêtre français, le Père Simon, avait, ce me semble, ordre du chef de la mission de se rendre à Péking, résidence royale de l’Empereur chinois, et attendait un autre prêtre qu’on devait lui envoyer de Macao pour l’accompagner. Nous nous trouvions rarement ensemble sans qu’il m’invitât à faire ce voyage avec lui, m’assurant qu’il me montrerait toutes les choses glorieuses de ce puissant Empire, et entre autres la plus grande cité du monde:—«Cité, disait-il, que votre Londres et notre Paris réunis ne pourraient égaler.»—Il voulait parler de Péking, qui, je l’avoue, est une ville fort grande et infiniment peuplée; mais comme j’ai regardé ces choses d’un autre œil que le commun des hommes, j’en donnerai donc mon opinion en peu de mots quand, dans la suite de mes voyages, je serai amené à en parler plus particulièrement.
Mais d’abord je retourne à mon moine ou missionnaire: dînant un jour avec lui, nous trouvant tous fort gais, je lui laissai voir quelque penchant à le suivre, et il se mit à me presser très vivement, ainsi que mon partner, et à nous faire mille séductions pour nous décider.—«D’où vient donc, Père Simon, dit mon partner, que vous souhaitez si fort notre société? Vous savez que nous sommes hérétiques; vous ne pouvez nous aimer ni goûter notre compagnie.»—«Oh! s’écria-t-il, vous deviendrez peut-être de bons catholiques, avec le temps: mon affaire ici est de convertir des païens; et qui sait si je ne vous convertirai pas aussi?»—«Très bien, Père, repris-je; ainsi vous nous prêcherez tout le long du chemin?»—«Non, non, je ne vous importunerai pas: notre religion n’est pas incompatible avec les bonnes manières; d’ailleurs, nous sommes tous ici censés compatriotes. Au fait, ne le sommes-nous pas eu égard au pays où nous nous trouvons; et si vous êtes huguenots et moi catholique, au total ne sommes-nous pas tous chrétiens? Tout au moins, ajouta-t-il, nous sommes tous de braves gens et nous pouvons fort bien nous hanter sans nous incommoder l’un l’autre.»—Je goûtai fort ces dernières paroles, qui rappelèrent à mon souvenir mon jeune ecclésiastique que j’avais laissé au Brésil, mais il s’en fallait de beaucoup que ce Père Simon approchât de son caractère; car bien que le Père Simon n’eût en lui nulle apparence de légèreté criminelle, cependant il n’avait pas ce fonds de zèle chrétien, de piété stricte, d’affection sincère pour la religion que mon autre bon ecclésiastique possédait et dont j’ai parlé longuement.
Mais laissons un peu le Père Simon, quoiqu’il ne nous laissât point, ni ne cessât de nous solliciter de partir avec lui. Autre chose alors nous préoccupait: il s’agissait de nous défaire de notre navire et de nos marchandises, et nous commencions à douter fort que nous le pussions, car nous étions dans une place peu marchande: une fois même je fus tenté de me hasarder à faire voile pour la rivière de Kilam et la ville de Nanking; mais la Providence sembla alors, plus visiblement que jamais, s’intéresser à nos affaires, et mon courage fut tout à coup relevé par le pressentiment que je devais, d’une manière ou d’une autre, sortir de cette perplexité et revoir enfin ma patrie: pourtant je n’avais pas le moindre soupçon de la voie qui s’ouvrirait, et quand je me prenais quelquefois à y songer, je ne pouvais imaginer comment cela adviendrait. La Providence, dis-je, commença ici à débarrasser un peu notre route, et pour la première chose heureuse voici que notre vieux pilote portugais nous amena un négociant japonais qui, après s’être enquis des marchandises que nous avions, nous acheta en premier lieu tout notre opium: il nous en donna un très bon prix, et nous paya en or, au poids, partie en petites pièces au coin du pays, partie en petits lingots d’environ dix ou onze onces chacun. Tandis que nous étions en affaire avec lui pour notre opium, il me vint à l’esprit qu’il pourrait bien aussi s’arranger de notre navire, et j’ordonnai à l’interprète de lui en faire la proposition; à cette ouverture, il leva tout bonnement les épaules, mais quelques jours après il revint avec un des missionnaires comme trucheman, et me fit cette offre:—«Je vous ai acheté, dit-il, une trop grande quantité de marchandises avant d’avoir la pensée ou que la proposition m’ait été faite d’acheter ce navire, de sorte qu’il ne me reste pas assez d’argent pour le payer; mais si vous voulez le confier au même équipage, je le louerai pour aller au Japon, d’où je l’enverrai aux îles Philippines avec un nouveau chargement dont je paierai le fret avant son départ du Japon, et à son retour je l’achèterai.»—Je prêtai l’oreille à cette proposition, et elle remua si vivement mon humeur aventurière que je conçus aussitôt l’idée de partir moi-même avec lui, puis de faire voile des îles Philippines pour les mers du Sud. Je demandai donc au négociant japonais s’il ne pourrait pas ne nous garder que jusqu’aux Philippines et nous congédier là. Il répondit que la chose était impossible, parce qu’alors il ne pourrait effectuer le retour de sa cargaison, mais qu’il nous congédierait au Japon, à la rentrée du navire. J’y adhérais, toujours disposé à partir; mais mon partner, plus sage que moi, m’en dissuada en me représentant les dangers auxquels j’allais m’exposer et sur ces mers, et chez les Japonais, qui sont faux, cruels et perfides, et chez les Espagnols des Philippines, plus faux, plus cruels et plus perfides encore.
Mais pour amener à conclusion ce grand changement dans nos affaires, il fallait d’abord consulter le capitaine du navire et l’équipage, et savoir s’ils voulaient aller au Japon, et tandis que cela m’occupait, le jeune homme que mon neveu m’avait laissé pour compagnon de voyage vint à moi et me dit qu’il croyait l’expédition proposée fort belle, qu’elle promettait de grands avantages et qu’il serait ravi que je l’entreprisse; mais que si je ne me décidais pas à cela et que je voulusse l’y autoriser, il était prêt à partir comme marchand, ou en toute autre qualité, à mon bon plaisir.—«Si jamais je retourne en Angleterre, ajouta-t-il, et vous y retrouve vivant, je vous rendrai un compte fidèle de mon gain, qui sera tout à votre discrétion.»
Il m’était réellement pénible de me séparer de lui; mais, songeant aux avantages qui étaient vraiment considérables, et que ce jeune homme était aussi propre à mener l’affaire à bien que qui que ce fût, j’inclinai à le laisser partir; cependant je lui dis que je voulais d’abord consulter mon partner, et que je lui donnerais une réponse le lendemain. Je m’en entretins donc avec mon partner, qui s’y prêta très généreusement.—«Vous savez, me dit-il, que ce navire nous a été funeste, et que nous avons résolu tous les deux de ne plus nous y embarquer: si votre intendant—ainsi appelait-il mon jeune homme—veut tenter le voyage, je lui abandonne ma part du navire pour qu’il en tire le meilleur parti possible; et si nous vivons assez pour revoir l’Angleterre, et s’il réussit dans ces expéditions lointaines, il nous tiendra compte de la moitié du profit du louage du navire, l’autre moitié sera pour lui.»
Mon partner, qui n’avait nulle raison de prendre intérêt à ce jeune homme, faisant une offre semblable, je me gardai bien d’être moins généreux; et tout l’équipage consentant à partir avec lui, nous lui donnâmes la moitié du bâtiment en propriété, et nous reçûmes de lui un écrit par lequel il s’obligeait à nous tenir compte de l’autre; puis il partit pour le Japon.—Le négociant japonais se montra un parfait honnête homme à son égard: il le protégea au Japon, et lui fit obtenir la permission de descendre à terre, faveur qu’en général les Européens n’obtiennent plus depuis quelque temps; il lui paya son fret très ponctuellement, et l’envoya aux Philippines chargé de porcelaines du Japon et de la Chine avec un subrécargue du pays, qui, après avoir trafiqué avec les Espagnols, rapporta des marchandises européennes et un fort lot de clous de girofle et autres épices. A son arrivée, non seulement il lui paya son fret aussitôt et grassement, mais encore, comme notre jeune homme ne se souciait point alors de vendre le navire, le négociant lui fournit des marchandises pour son compte; de sorte qu’avec quelque argent et quelques épices qu’il avait d’autre part et qu’il emporta avec lui, il retourna aux Philippines, chez les Espagnols, où il se défit de sa cargaison très avantageusement. Là, s’étant fait de bonnes connaissances à Manille, il obtint que son navire fût déclaré libre; et le gouverneur de Manille l’ayant loué pour aller en Amérique, à Acapulco, sur la côte du Mexique, il lui donna la permission d’y débarquer, de se rendre à Mexico, et de prendre passage pour l’Europe, lui et tout son monde, sur un navire espagnol.
Il fit le voyage d’Acapulco très heureusement, et il y vendit son navire. Là, ayant aussi obtenu la permission de se rendre par terre à Porto-Bello, il trouva, je ne sais comment, le moyen de passer à la Jamaïque avec tout ce qu’il avait, et environ huit ans après il revint en Angleterre excessivement riche: de quoi je parlerai en son lieu. Sur ce, je reviens à mes propres affaires.
Sur le point de nous séparer du bâtiment et de l’équipage, nous nous prîmes naturellement à songer à la récompense que nous devions donner aux deux hommes qui nous avaient avertis si fort à propos du projet formé contre nous dans la rivière de Camboge. Le fait est qu’ils nous avaient rendu un service insigne, et qu’ils méritaient bien de nous, quoique, soit dit en passant, ils ne fussent eux-mêmes qu’une paire de coquins; car, ajoutant foi à la fable qui nous transformait en pirates, et ne doutant pas que nous ne nous fussions enfuis avec le navire, ils étaient venus nous trouver, non seulement pour nous avertir de ce qu’on machinait contre nous, mais encore pour s’en aller faire la course en notre compagnie, et l’un d’eux avoua plus tard que l’espérance seule d’écumer la mer avec nous l’avait poussé à cette révélation. N’importe! le service qu’ils nous avaient rendu n’en était pas moins grand, et c’est pourquoi, comme je leur avais promis d’être reconnaissant envers eux, j’ordonnai premièrement qu’on leur payât les appointements qu’ils déclaraient leur être dus à bord de leurs vaisseaux respectifs, c’est-à-dire à l’Anglais neuf mois de ses gages et sept au Hollandais; puis, en outre, et par-dessus, je leur fis donner une petite somme en or, à leur grand contentement. Je nommai ensuite l’Anglais maître canonnier du bord, le nôtre ayant passé lieutenant en second et commis aux vivres; pour le Hollandais, je le fis maître d’équipage. Ainsi grandement satisfaits, l’un et l’autre rendirent de bons offices, car tous les deux étaient d’habiles marins et d’intrépides compagnons.
Nous étions alors sur le sol de la Chine; et si au Bengale je m’étais cru banni et éloigné de ma patrie, tandis que pour mon argent j’avais tant de moyens de revenir chez moi, que ne devais-je pas penser en ce moment où j’étais environ à mille lieues plus loin de l’Angleterre, et sans perspective aucune de retour!
Seulement, comme une autre foire devait se tenir au bout de quatre mois dans la ville où nous étions, nous espérions qu’alors nous serions à même de nous procurer toutes sortes de produits du pays, et vraisemblablement de trouver quelque jonque chinoise ou quelque navire venant de Nanking qui serait à vendre et pourrait nous transporter nous et nos marchandises où il nous plairait. Faisant fond là-dessus, je résolus d’attendre; d’ailleurs, comme nos personnes privées n’étaient pas suspectes, si quelques bâtiments anglais ou hollandais se présentaient ne pouvions-nous pas trouver l’occasion de charger nos marchandises et d’obtenir passage pour quelque autre endroit des Indes moins éloigné de notre patrie?
Dans cette espérance, nous nous déterminâmes donc à demeurer en ce lieu; mais, pour nous récréer, nous nous permîmes deux ou trois petites tournées dans le pays. Nous fîmes d’abord un voyage de dix jours pour aller voir Nanking, ville vraiment digne d’être visitée. On dit qu’elle renferme un million d’âmes, je ne le crois pas: elle est symétriquement bâtie, toutes les rues sont régulièrement alignées et se croisent l’une l’autre en ligne droite, ce qui lui donne une avantageuse apparence.
Mais quand j’en viens à comparer les misérables peuples de ces régions aux peuples de nos contrées, leurs édifices, leurs mœurs, leur gouvernement, leur religion, leurs richesses et leur splendeur,—comme disent quelques-uns,—j’avoue que tout cela me semble ne pas valoir la peine d’être nommé, ne pas valoir le temps que je passerais à le décrire et que perdraient à le lire ceux qui viendront après moi.
Il est à remarquer que nous nous ébahissons de la grandeur, de l’opulence, des cérémonies, de la pompe, du gouvernement, des manufactures, du commerce et de la conduite de ces peuples, non parce que ces choses méritent de fixer notre admiration ou même nos regards, mais seulement parce que, tout remplis de l’idée primitive que nous avons de la barbarie de ces contrées, de la grossièreté et de l’ignorance qui y règnent, nous ne nous attendons pas à y trouver rien de si avancé.
Autrement, que sont leurs édifices auprès des palais et des châteaux royaux de l’Europe? Qu’est-ce que leur commerce auprès du commerce universel de l’Angleterre, de la Hollande, de la France et de l’Espagne? Que sont leurs villes auprès des nôtres pour l’opulence, la force, le faste des habits, le luxe des ameublements, la variété infinie? Que sont leurs ports parsemés de quelques jonques et de quelques barques, comparés à notre navigation, à nos flottes marchandes, à notre puissante et formidable marine? Notre cité de Londres fait plus de commerce que tout leur puissant Empire. Un vaisseau de guerre anglais, hollandais ou français, de quatre-vingts canons, battrait et détruirait toutes les forces navales des Chinois. La grandeur de leur opulence et de leur commerce, la puissance de leur gouvernement, la force de leurs armées nous émerveillent parce que, je l’ai déjà dit, accoutumés que nous sommes à les considérer comme une nation barbare de païens et à peu près comme des sauvages, nous ne nous attendons pas à rencontrer rien de semblable chez eux, et c’est vraiment de là que vient le jour avantageux sous lequel nous apparaissent leur splendeur et leur puissance: autrement, cela en soi-même n’est rien du tout; car ce que j’ai dit de leurs vaisseaux peut être dit de leurs troupes et de leurs armées; toutes les forces de leur Empire, bien qu’ils puissent mettre en campagne deux millions d’hommes, ne seraient bonnes ni plus ni moins qu’à ruiner le pays et à les réduire eux-mêmes à la famine. S’ils avaient à assiéger une ville forte de Flandre ou à combattre une armée disciplinée, une ligne de cuirassiers allemands ou de gendarmes français culbuterait toute leur cavalerie; un million de leurs fantassins ne pourraient tenir devant un corps de notre infanterie rangé en bataille et posté de façon à ne pouvoir être enveloppé, fussent-ils vingt contre un: voire même, je n’exagérerais pas si je disais que trente mille hommes d’infanterie allemande ou anglaise et dix mille chevaux français brosseraient toutes les forces de la Chine. Il en est de même de notre fortification et de l’art de nos ingénieurs dans l’attaque et la défense des villes: il n’y a pas en Chine une place fortifiée qui pût tenir un mois contre les batteries et les assauts d’une armée européenne, tandis que toutes les armées des Chinois ne pourraient prendre une ville comme Dunkerque, à moins que ce ne fût par famine, l’assiégeraient-elles dix ans. Ils ont des armes à feu, il est vrai, mais elles sont lourdes et grossières et sujettes à faire long feu; ils ont de la poudre, mais elle n’a point de force; enfin ils n’ont ni discipline sur le champ de bataille, ni tactique, ni habileté dans l’attaque, ni modération dans la retraite. Aussi j’avoue que ce fut chose bien étrange pour moi, quand je revins en Angleterre, d’entendre nos compatriotes débiter de si belles bourdes sur la puissance, les richesses, la gloire, la magnificence et le commerce des Chinois, qui ne sont, je l’ai vu, je le sais, qu’un méprisable troupeau d’esclaves ignorants et sordides assujettis à un gouvernement bien digne de commander à un tel peuple; et en un mot, car je suis maintenant tout à fait lancé hors de mon sujet, et en un mot, dis-je, si la Moscovie n’était pas à une si énorme distance, si l’Empire moscovite n’était pas un ramassis d’esclaves presque aussi grossiers, aussi faibles, aussi mal gouvernés que les Chinois eux-mêmes, le czar de Moscovie pourrait tout à son aise les chasser tous de leur contrée et la subjuguer dans une seule campagne. Si le czar, qui, à ce que j’entends dire, devient un grand prince et commence à se montrer formidable dans le monde, se fût jeté de ce côté au lieu de s’attaquer aux belliqueux Suédois,—dans cette entreprise aucune des puissances de l’Europe ne l’eût envié ou entravé,—il serait aujourd’hui Empereur de la Chine au lieu d’avoir été battu par le roi de Suède à Narva, où les Suédois n’étaient pas un contre six.—De même que les Chinois nous sont inférieurs en force, en magnificence, en navigation, en commerce et en agriculture, de même ils nous sont inférieurs en savoir, en habileté dans les sciences: ils ont des globes et des sphères et une teinture des mathématiques; mais vient-on à examiner leurs connaissances... que les plus judicieux de leurs savants ont la vue courte! Ils ne savent rien du mouvement des corps célestes et sont si grossièrement et si absurdement ignorants, que, lorsque le soleil s’éclipse, ils s’imaginent qu’il est assailli par un grand dragon qui veut l’emporter, et ils se mettent à faire un charivari avec tous les tambours et tous les chaudrons du pays pour épouvanter et chasser le monstre, juste comme nous faisons pour rappeler un essaim d’abeilles.
C’est là l’unique digression de ce genre que je me sois permise dans tout le récit que j’ai donné de mes voyages; désormais je me garderai de faire aucune description de contrée et de peuple; ce n’est pas mon affaire, ce n’est pas de mon ressort: m’attachant seulement à la narration de mes propres aventures à travers une vie ambulante et une longue série de vicissitudes presque inouïes, je ne parlerai des villes importantes, des contrées désertes, des nombreuses nations que j’ai encore à traverser qu’autant qu’elles se lieront à ma propre histoire et que mes relations avec elles le rendront nécessaire.—J’étais alors, selon mon calcul le plus exact, dans le cœur de la Chine, par 30 degrés environ de latitude nord, car nous étions revenus de Nanking. J’étais toujours possédé d’une grande envie de voir Péking, dont j’avais tant ouï parler, et le Père Simon m’importunait chaque jour pour que je fisse cette excursion. Enfin l’époque de son départ étant fixée, et l’autre missionnaire qui devait aller avec lui étant arrivé de Macao, il nous fallait prendre une détermination. Je renvoyai le Père Simon à mon partner, m’en référant tout à fait à son choix. Mon partner finit par se déclarer pour l’affirmative, et nous fîmes nos préparatifs de voyage. Nous partîmes assez avantageusement sous un rapport, car nous obtînmes la permission de voyager à la suite d’un des mandarins du pays, une manière de vice-rois ou principaux magistrats de la province où ils résident, tranchant du grand, voyageant avec un grand cortège et force grands hommages de la part du peuple, qui souvent est grandement appauvri par eux, car tous les pays qu’ils traversent sont obligés de leur fournir des provisions à eux et à toute leur séquelle. Une chose que je ne laissai pas de remarquer particulièrement en cheminant avec les bagages de celui-ci, c’est que, bien que nous reçussions des habitants de suffisantes provisions pour nous et nos chevaux, comme appartenant au mandarin, nous étions néanmoins obligés de tout payer ce que nous acceptions d’après le prix courant du lieu. L’intendant ou commissaire des vivres du mandarin nous soutirait très ponctuellement ce revenant-bon, de sorte que si voyager à la suite du mandarin était une grande commodité pour nous, ce n’était pas une haute faveur de sa part, c’était, tout au contraire, un grand profit pour lui, si l’on considère qu’il y avait une trentaine de personnes chevauchant de la même manière sous la protection de son cortège ou, comme nous dirions, avec son convoi. C’était, je le répète, pour lui un bénéfice tout clair: il nous prenait tout notre argent pour les vivres que le pays lui fournissait pour rien.
Pour gagner Péking, nous eûmes vingt-cinq jours de marche à travers un pays extrêmement populeux, mais misérablement cultivé: quoiqu’on préconise tant l’industrie de ce peuple, son agriculture, son économie rurale, sa manière de vivre, tout cela n’est qu’une pitié. Je dis une pitié, et cela est vraiment tel comparativement à nous, et nous semblerait ainsi à nous qui entendons la vie, si nous étions obligés de le subir; mais il n’en est pas de même pour ces pauvres diables qui ne connaissent rien autre. L’orgueil de ces sottes gens est énorme, il n’est surpassé que par leur pauvreté, et ne fait qu’ajouter à ce que j’appelle leur misère. Il m’est avis que les sauvages tout nus de l’Amérique vivent beaucoup plus heureux; s’ils n’ont rien, ils ne désirent rien, tandis que ceux-ci, insolents et superbes, ne sont après tout que des gueux et des valets; leur ostentation est inexprimable: elle se manifeste surtout dans leurs vêtements, dans leurs demeures et dans la multitude de laquais et d’esclaves qu’ils entretiennent; mais ce qui met le comble à leur ridicule, c’est le mépris qu’ils professent pour tout l’univers, excepté pour eux-mêmes.
Sincèrement, je voyageai par la suite plus agréablement dans les déserts et les vastes solitudes de la Grande-Tartarie que dans cette Chine où cependant les routes sont bien pavées, bien entretenues et très commodes pour les voyageurs. Rien ne me révoltait plus que de voir ce peuple si hautain, si impérieux, si outrecuidant au sein de l’imbécillité et de l’ignorance la plus crasse: car tout son fameux génie n’est que ça et pas plus! Aussi mon ami le Père Simon et moi ne laissions-nous jamais échapper l’occasion de faire gorge chaude de leur orgueilleuse gueuserie.—Un jour, approchant du manoir d’un gentilhomme campagnard, comme l’appelait le Père Simon, à environ dix lieues de la ville de Nanking, nous eûmes l’honneur de chevaucher pendant environ deux milles avec le maître de la maison, dont l’équipage était d’un parfait don-quichottisme, un mélange de pompe et de pauvreté.
L’habit de ce crasseux eût merveilleusement fait l’affaire d’un Scaramouche ou d’un Fagotin: il était d’un sale calicot surchargé de tout le pimpant harnachement de la casaque d’un fou; les manches en étaient pendantes, de tout côté ce n’était que satin, crevés et taillades. Il recouvrait une riche veste de taffetas aussi grasse que celle d’un boucher, et qui témoignait que son Honneur était un malpropre de la plus haute envergure.
Son cheval était une pauvre, maigre, affamée et cagneuse créature; on pourrait avoir une pareille monture en Angleterre pour trente ou quarante schellings. Deux esclaves le suivaient à pied pour faire trotter le pauvre animal. Il avait un fouet à la main et il rossait la bête aussi fort et ferme du côté de la tête que ses esclaves le faisaient du côté de la queue, et ainsi il s’en allait chevauchant près de nous avec environ dix ou douze valets; et on nous dit qu’il se rendait à son manoir à une demi-lieue devant nous. Nous cheminions tout doucement, mais cette manière de gentilhomme prit le devant, et comme nous nous arrêtâmes une heure dans un village pour nous rafraîchir, quand nous arrivâmes vers le castel de ce grand personnage, nous le vîmes installé sur un petit emplacement devant sa porte et en train de prendre sa réfection: au milieu de cette espèce de jardin, il était facile de l’apercevoir, et on nous donna à entendre que plus nous le regarderions, plus il serait satisfait.
Il était assis sous un arbre à peu près semblable à un palmier nain, qui étendait son ombre au-dessus de sa tête, du côté du midi; mais, par luxe, on avait placé sous l’arbre un immense parasol qui ajoutait beaucoup au coup d’œil. Il était étalé et renversé dans un vaste fauteuil, car c’était un homme pesant et corpulent, et sa nourriture lui était apportée par deux esclaves féminines.
On en voyait deux autres, dont peu de gentilshommes européens, je pense, eussent agréé les services: la première faisait manger notre gentillâtre avec une cuillère; la seconde tenait un plat d’une main, et de l’autre raclait ce qui tombait sur la barbe ou la veste de taffetas de sa Seigneurie. Cette grosse et grasse brute croyait au-dessous d’elle d’employer ses propres mains à toutes ces opérations familières que les rois et les monarques aiment mieux faire eux-mêmes plutôt que d’être touchés par les doigts rustiques de leurs valets[37].
A ce spectacle, je me pris à penser aux tortures que la vanité prépare aux hommes et combien un penchant orgueilleux ainsi mal dirigé doit être incommode pour un être qui a du sens commun; puis, laissant ce pauvre hère se délecter à l’idée que nous nous ébahissions devant sa pompe, tandis que nous le regardions en pitié et lui prodiguions le mépris, nous poursuivîmes notre voyage; seulement le Père Simon eut la curiosité de s’arrêter pour tâcher d’apprendre quelles étaient les friandises dont ce châtelain se repaissait avec tant d’apparat; il eut l’honneur d’en goûter et nous dit que c’était, je crois, un mets dont un dogue anglais voudrait à peine manger, si on le lui offrait, c’est-à-dire un plat de riz bouilli, rehaussé d’une grosse gousse d’ail, d’un sachet rempli de poivre vert et d’une autre plante à peu près semblable à notre gingembre, mais qui a l’odeur du musc et la saveur de la moutarde; le tout mis ensemble et mijoté avec un petit morceau de mouton maigre. Voilà quel était le festin de sa Seigneurie, dont quatre ou cinq autres domestiques attendaient les ordres à quelque distance. S’il les nourrissait moins somptueusement qu’il se nourrissait lui-même, si, par exemple, on leur retranchait les épices, ils devaient faire maigre chère en vérité.
Quant à notre mandarin avec qui nous voyagions, respecté comme un roi, il était toujours environné de ses gentilshommes, et entouré d’une telle pompe que je ne pus guère l’entrevoir que de loin; je remarquai toutefois qu’entre tous les chevaux de son cortège il n’y en avait pas un seul qui parût valoir les bêtes de somme de nos voituriers anglais; ils étaient si chargés de housses, de caparaçons, de harnais et autres semblables friperies, que vous n’auriez pu voir s’ils étaient gras ou maigres: on apercevait à peine le bout de leur tête et de leurs pieds.
J’avais alors le cœur gai; débarrassé du trouble et de la perplexité dont j’ai fait la peinture, et ne nourrissant plus d’idées rongeantes, ce voyage me sembla on ne peut plus agréable. Je n’y essuyai d’ailleurs aucun fâcheux accident; seulement, en passant à gué une petite rivière, mon cheval broncha et me désarçonna, c’est-à-dire qu’il me jeta dedans: l’endroit n’était pas profond, mais je fus trempé jusqu’aux os. Je ne fais mention de cela que parce que ce fut alors que se gâta mon livre de poche, où j’avais couché les noms de plusieurs peuples et de différents lieux dont je voulais me ressouvenir. N’en ayant pas pris tout le soin nécessaire, les feuillets se moisirent, et par la suite il me fut impossible de déchiffrer un seul mot, à mon grand regret, surtout quant aux noms de quelques places auxquelles je touchai dans ce voyage.
Enfin nous arrivâmes à Péking.—Je n’avais avec moi que le jeune homme que mon neveu le capitaine avait attaché à ma personne comme domestique, lequel se montra très fidèle et très diligent; mon partner n’avait non plus qu’un compagnon, un de ses parents. Quant au pilote portugais, ayant désiré voir la Cour, nous lui avions donné son passage, c’est-à-dire que nous l’avions défrayé pour l’agrément de sa compagnie et pour qu’il nous servît d’interprète, car il entendait la langue du pays, parlait bien français et quelque peu anglais: vraiment ce bonhomme nous fut partout on ne peut plus utile. Il y avait à peine une semaine que nous étions à Péking, quand il vint me trouver en riant:—«Ah! senhor Inglez, me dit-il, j’ai quelque chose à vous dire qui vous mettra la joie au cœur.»—«La joie au cœur! dis-je, que serait-ce donc? Je ne sache rien dans ce pays qui puisse m’apporter ni grande joie ni grand chagrin.»—«Oui, oui, dit le vieil homme en mauvais anglais, faire vous content, et moi fâcheux.»—C’est fâché qu’il voulait dire. Ceci piqua ma curiosité.—«Pourquoi, repris-je, cela vous fâcherait-il?»—«Parce que, répondit-il, m’ayant amené ici, après un voyage de vingt-cinq jours, vous me laisserez m’en retourner seul. Et comment ferai-je pour regagner mon port sans vaisseau, sans cheval, sans pécune?» C’est ainsi qu’il nommait l’argent dans un latin corrompu qu’il avait en provision pour notre plus grande hilarité.
Bref, il nous dit qu’il y avait dans la ville une grande caravane de marchands moscovites et polonais qui se disposaient à retourner par terre en Moscovie dans quatre ou cinq semaines, et que sûrement nous saisirions l’occasion de partir avec eux et le laisserions derrière s’en revenir tout seul. J’avoue que cette nouvelle me surprit: une joie secrète se répandit dans toute mon âme, une joie que je ne puis décrire, que je ne ressentis jamais ni auparavant ni depuis. Il me fut impossible pendant quelque temps de répondre un seul mot au bonhomme; à la fin pourtant, me tournant vers lui:—«Comment savez-vous cela? fis-je, êtes-vous sûr que ce soit vrai?»—«Oui-da, reprit-il; j’ai rencontré ce matin, dans la rue, une de mes vieilles connaissances, un Arménien, ou, comme vous dites vous autres, un Grec, qui se trouve avec eux; il est arrivé dernièrement d’Astracan et se proposait d’aller au Ton-Kin, où je l’ai connu autrefois; mais il a changé d’avis, et maintenant il est déterminé à retourner à Moscou avec la caravane, puis à descendre le Volga jusqu’à Astracan.»—«Eh bien! senhor, soyez sans inquiétude quant à être laissé seul ici: si c’est un moyen pour moi de retourner en Angleterre, ce sera votre faute si vous remettez jamais le pied à Macao.» J’allai alors consulter mon partner sur ce qu’il y avait à faire, et je lui demandai ce qu’il pensait de la nouvelle du pilote et si elle contrarierait ses intentions: il me dit qu’il souscrivait d’avance à tout ce que je voudrais; car il avait si bien établi ses affaires au Bengale et laissé ses effets en si bonnes mains, que, s’il pouvait convertir l’expédition fructueuse que nous venions de réaliser en soies de Chine écrues et ouvrées qui valussent la peine d’être transportées, il serait très content d’aller en Angleterre, d’où il repasserait au Bengale par les navires de la Compagnie.
Cette détermination prise, nous convînmes que, si notre vieux pilote portugais voulait nous suivre, nous le défraierions jusqu’à Moscou ou jusqu’en Angleterre, comme il lui plairait. Certes nous n’eussions point passé pour généreux si nous ne l’eussions pas récompensé davantage; les services qu’il nous avait rendus valaient bien cela et au delà: il avait été non seulement notre pilote en mer, mais encore pour ainsi dire notre courtier à terre; et en nous procurant le négociant japonais il avait mis quelques centaines de livres sterling dans nos poches. Nous devisâmes donc ensemble là-dessus, et désireux de le gratifier, ce qui, après tout, n’était que lui faire justice, et souhaitant d’ailleurs de le conserver avec nous, car c’était un homme précieux en toute occasion, nous convînmes que nous lui donnerions à nous deux une somme en or monnayé, qui, d’après mon calcul, pouvait monter à 175 livres sterling, et que nous prendrions ses dépenses pour notre compte, les siennes et celles de son cheval, ne laissant à sa charge que la bête de somme qui transporterait ses effets.
Ayant arrêté ceci entre nous, nous mandâmes le vieux pilote pour lui faire savoir ce que nous avions résolu.—«Vous vous êtes plaint, lui dis-je, d’être menacé de vous en retourner tout seul; j’ai maintenant à vous annoncer que vous ne vous en retournerez pas du tout. Comme nous avons pris le parti d’aller en Europe avec la caravane, nous voulons vous emmener avec nous, et nous vous avons fait appeler pour connaître votre volonté.»—Le bonhomme hocha la tête et dit que c’était un long voyage; qu’il n’avait point de pécune pour l’entreprendre, ni pour subsister quand il serait arrivé.—«Nous ne l’ignorons pas, lui dîmes-nous, et c’est pourquoi nous sommes dans l’intention de faire quelque chose pour vous qui vous montrera combien nous sommes sensibles au bon office que vous nous avez rendu, et combien aussi votre compagnie nous est agréable.»—Je lui déclarai alors que nous étions convenus de lui donner présentement une certaine somme, qu’il pourrait employer de la même manière que nous emploierions notre avoir, et que, pour ce qui était de ses dépenses, s’il venait avec nous, nous voulions le déposer à bon port,—sauf mort ou accidents,—soit en Moscovie, soit en Angleterre, et cela à notre charge, le transport de ses marchandises excepté.
Il reçut cette proposition avec transport, et protesta qu’il nous suivrait au bout du monde; nous nous mîmes donc à faire nos préparatifs de voyage. Toutefois il en fut de nous comme des autres marchands: nous eûmes tous beaucoup de choses à terminer, et au lieu d’être prêts en cinq semaines, avant que tout fût arrangé, quatre mois et quelques jours s’écoulèrent.
Ce ne fut qu’au commencement de février que nous quittâmes Péking.—Mon partner et le vieux pilote se rendirent au port où nous avions d’abord débarqué pour disposer de quelques marchandises que nous y avions laissées, et moi avec un marchand chinois que j’avais connu à Nanking, et qui était venu à Péking pour ses affaires, je m’en allai dans la première de ces deux villes, où j’achetai quatre-vingt-dix pièces de beau damas avec environ deux cents pièces d’autres belles étoffes de soie de différentes sortes, quelques-unes brochées d’or: toutes ces acquisitions étaient déjà rendues à Péking au retour de mon partner. En outre, nous achetâmes une partie considérable de soie écrue et plusieurs autres articles: notre pacotille s’élevait, rien qu’en ces marchandises, à 3.500 livres sterling, et avec du thé, quelques belles toiles peintes, et trois charges de chameaux en noix muscades et clous de girofle, elle chargeait, pour notre part, dix-huit chameaux non compris ceux que nous devions monter, ce qui, avec deux ou trois chevaux de main et deux autres chevaux chargés de provisions, portait en somme notre suite à vingt-six chameaux ou chevaux.
La caravane était très nombreuse, et, autant que je puis me le rappeler, se composait de trois ou quatre cents chevaux et chameaux et de plus de cent vingt hommes très bien armés et préparés à tout événement; car, si les caravanes orientales sont sujettes à être attaquées par les Arabes, celles-ci sont sujettes à l’être par les Tartares, qui ne sont pas, à vrai dire, tout à fait aussi dangereux que les Arabes, ni si barbares quand ils ont le dessus.
Notre compagnie se composait de gens de différentes nations, principalement de Moscovites; il y avait bien une soixantaine de négociants ou habitants de Moscou, parmi lesquels se trouvaient quelques Livoniens, et, à notre satisfaction toute particulière, cinq Écossais, hommes de poids et qui paraissaient très versés dans la science des affaires.
Après une journée de marche, nos guides, qui étaient au nombre de cinq, appelèrent tous les gentlemen et les marchands, c’est-à-dire tous les voyageurs, excepté les domestiques, pour tenir, disaient-ils, un grand conseil. A ce grand conseil chacun déposa une certaine somme à la masse commune pour payer le fourrage qu’on achèterait en route, lorsqu’on ne pourrait en avoir autrement, pour les émoluments des guides, pour les chevaux de louage et autres choses semblables. Ensuite ils constituèrent le voyage, selon leur expression, c’est-à-dire qu’ils nommèrent des capitaines et des officiers pour nous diriger et nous commander en cas d’attaque, et assignèrent à chacun son tour de commandement. L’établissement de cet ordre parmi nous ne fut rien moins qu’inutile le long du chemin, comme on le verra en son lieu.
La route, de ce côté-là du pays, est très peuplée: elle est pleine de potiers et de modeleurs, c’est-à-dire d’artisans qui travaillent la terre à porcelaine, et comme nous cheminions, notre pilote portugais, qui avait toujours quelque chose à nous dire pour nous égayer, vint à moi en ricanant et me dit qu’il voulait me montrer la plus grande rareté de tout le pays, afin que j’eusse à dire de la Chine, après toutes les choses défavorables que j’en avais dites, que j’y avais vu une chose qu’on ne saurait voir dans tout le reste de l’univers. Intrigué au plus haut point, je grillais de savoir ce que ce pouvait être; à la fin il me dit que c’était une maison de plaisance, toute bâtie en marchandises de Chine (China ware).—«J’y suis, lui dis-je, les matériaux dont elle est construite sont tous la production du pays? Et ainsi elle est toute en China ware, n’est-ce pas?»—«Non, non, répondit-il, j’entends que c’est une maison entièrement de China ware, comme vous dites en Angleterre, ou de porcelaine, comme on dit dans notre pays.»—«Soit, repris-je, cela est très possible. Mais comment est-elle grosse? Pourrions-nous la transporter dans une caisse sur un chameau? Si cela se peut, nous l’achèterons.»—«Sur un chameau! s’écria le vieux pilote levant ses deux mains jointes, peste! une famille de trente personnes y loge.»
Je fus alors vraiment curieux de la voir, et quand nous arrivâmes auprès je trouvai tout bonnement une maison de charpente, une maison bâtie, comme on dit en Angleterre, avec latte et plâtre, mais dont tous les crépis étaient réellement de China ware, c’est-à-dire qu’elle était enduite de terre à porcelaine.
L’extérieur, sur lequel dardait le soleil, était vernissé, d’un bel aspect, parfaitement blanc, peint de figures bleues, comme le sont les grands vases de Chine qu’on voit en Angleterre, et aussi dur que s’il eût été cuit. Quant à l’intérieur, toutes les murailles au lieu de boiseries étaient revêtues de tuiles durcies et émaillées, comme les petits carreaux qu’on nomme en Angleterre gally tiles, et toutes faites de la plus belle porcelaine, décorée de figures délicieuses d’une variété infinie de couleurs, mélangées d’or. Une seule figure occupait plusieurs de ces carreaux; mais avec un mastic fait de même terre on les avait si habilement assemblés qu’il n’était guère possible de voir où étaient les joints. Le pavé des salles était de la même matière, et aussi solide que les aires de terre cuite en usage dans plusieurs parties de l’Angleterre, notamment dans le Lincolnshire, le Nottinghamshire et le Leicestershire; il était dur comme une pierre, et uni, mais non pas émaillé et peint, si ce n’est dans quelques petites pièces ou cabinets, dont le sol était revêtu comme les parois. Les plafonds, en un mot tous les endroits de la maison étaient faits de même terre; enfin le toit était couvert de tuiles semblables, mais d’un noir foncé et éclatant.
C’était vraiment à la lettre un magasin de porcelaine, on pouvait à bon droit le nommer ainsi, et, si je n’eusse été en marche, je me serais arrêté là plusieurs jours pour l’examiner dans tous ses détails. On me dit que dans le jardin il y avait des fontaines et des viviers dont le fond et les bords étaient pavés pareillement, et le long des allées de belles statues entièrement faites en terre à porcelaine, et cuites toutes d’une pièce.
C’est là une des singularités de la Chine, on peut accorder aux Chinois qu’ils excellent en ce genre; mais j’ai la certitude qu’ils n’excellent pas moins dans les contes qu’ils font à ce sujet, car ils m’ont dit de si incroyables choses de leur habileté en poterie, des choses telles que je ne me soucie guère de les rapporter, dans la conviction où je suis qu’elles sont fausses. Un hâbleur me parla entre autres d’un ouvrier qui avait fait en faïence un navire, avec tous ses apparaux, ses mâts et ses voiles, assez grand pour contenir cinquante hommes. S’il avait ajouté qu’il l’avait lancé, et que sur ce navire il avait fait un voyage au Japon, j’aurais pu dire quelque chose, mais comme je savais ce que valait cette histoire, et, passez-moi l’expression, que le camarade mentait, je souris et gardai le silence.
Cet étrange spectacle me retint pendant deux heures derrière la caravane; aussi celui qui commandait ce jour-là me condamna-t-il à une amende d’environ trois schellings et me déclara-t-il que si c’eût été à trois journées en dehors de la muraille, comme c’était à trois journées en dedans, il m’en aurait coûté quatre fois autant et qu’il m’aurait obligé à demander pardon au premier jour de Conseil. Je promis donc d’être plus exact, et je ne tardai pas à reconnaîtra que l’ordre de se tenir tous ensemble était d’une nécessité absolue pour notre commune sûreté.
Deux jours après nous passâmes la grande muraille de la Chine, boulevard élevé contre les Tartares, ouvrage immense, dont la chaîne sans fin s’étend jusque sur des collines et des montagnes, où les rochers sont infranchissables, et les précipices tels qu’il n’est pas d’ennemis qui puissent y pénétrer, qui puissent y atteindre, ou, s’il en est, quelle muraille pourrait les arrêter! Son étendue, nous dit-on, est d’à peu près un millier de milles d’Angleterre, mais la contrée qu’elle couvre n’en a que cinq cents, mesurée en droite ligne, sans avoir égard aux tours et retours qu’elle fait. Elle a environ quatre toises ou «fathoms» de hauteur et autant d’épaisseur en quelques, endroits.
Là, au pied de cette muraille, je m’arrêtai une heure ou environ sans enfreindre nos règlements, car la caravane mit tout ce temps à défiler par un guichet; je m’arrêtai une heure, dis-je, à la regarder de chaque côté, de près et de loin, du moins à regarder ce qui était à la portée de ma vue; et le guide de notre caravane qui l’avait exaltée comme la merveille du monde, manifesta le vif désir de savoir ce que j’en pensais. Je lui dis que c’était une excellente chose contre les Tartares. Il arriva qu’il n’entendit pas ça comme je l’entendais, et qu’il le prit pour un compliment; mais le vieux pilote sourit:—«Oh! senhor Inglez, dit-il, vous parlez de deux couleurs.»—«De deux couleurs! répétai-je; qu’entendez-vous par là?»—«J’entends que votre réponse paraît blanche d’un côté et noire de l’autre, gaie par là et sombre par ici. Vous lui dites que c’est une bonne muraille contre les Tartares: cela signifie pour moi qu’elle n’est bonne à rien, sinon contre les Tartares, ou qu’elle ne défendrait pas de tout autre ennemi. Je vous comprends, senhor Inglez, je vous comprends, répétait-il en se gaussant; mais monsieur le Chinois vous comprend aussi de son côté.»
—«Eh bien, senhor, repris-je, pensez-vous que cette muraille arrêterait une armée de gens de notre pays avec un bon train d’artillerie, ou nos ingénieurs avec deux compagnies de mineurs? En moins de dix jours n’y feraient-ils pas une brèche assez grande pour qu’une armée y pût passer en front de bataille, ou ne la feraient-ils pas sauter, fondation et tout, de façon à n’en pas laisser une trace?»—«Oui, oui, s’écria-t-il, je sais tout cela.»—Le Chinois brûlait de connaître ce que j’avais dit: je permis au vieux pilote de le lui répéter quelques jours après; nous étions alors presque sortis du territoire, et ce guide devait nous quitter bientôt; mais quand il sut ce que j’avais dit, il devint muet tout le reste du chemin, et nous sevra de ses belles histoires sur le pouvoir et sur la magnificence des Chinois.
Après avoir passé ce puissant rien, appelé muraille, à peu près semblable à la muraille des Pictes, si fameuse dans le Northumberland et bâtie par les Romains, nous commençâmes à trouver le pays clairsemé d’habitants ou plutôt les habitants confinés dans des villes et des places fortes, à cause des incursions et des déprédations des Tartares, qui exercent le brigandage en grand, et auxquels ne pourraient résister les habitants sans armes d’une contrée ouverte.
Je sentis bientôt la nécessité de nous tenir tous ensemble en caravane, chemin faisant; car nous ne tardâmes pas â voir rôder autour de nous plusieurs troupes de Tartares. Quand je vins à les apercevoir distinctement, je m’étonnai que l’Empire chinois ait pu être conquis par de si misérables drôles: ce ne sont que de vraies hordes, de vrais troupeaux de sauvages, sans ordre, sans discipline et sans tactique dans le combat.
Leurs chevaux, pauvres bêtes maigres, affamées et mal dressées, ne sont bons à rien; nous le remarquâmes dès le premier jour que nous les vîmes, ce qui eut lieu aussitôt que nous eûmes pénétré dans la partie déserte du pays; car alors notre commandant du jour donna la permission à seize d’entre nous d’aller à ce qu’ils appelaient une chasse. Ce n’était qu’une chasse au mouton, cependant cela pouvait à bon droit se nommer chasse; car ces moutons sont les plus sauvages et les plus rapides que j’aie jamais vus: seulement ils ne courent pas longtemps; aussi êtes-vous sûr de votre affaire quand vous vous mettez à leurs trousses. Ils se montrent généralement en troupeaux de trente ou quarante; et, comme de vrais moutons, ils se tiennent toujours ensemble quand ils fuient.
Durant cette étrange espèce de chasse, le hasard voulut que nous rencontrâmes une quarantaine de Tartares. Chassaient-ils le mouton comme nous ou cherchaient-ils quelque autre proie, je ne sais; mais, aussitôt qu’ils nous virent, l’un d’entre eux se mit à souffler très fort dans une trompe, et il en sortit un son barbare que je n’avais jamais ouï auparavant, et que, soit dit en passant, je ne me souciais pas d’entendre une seconde fois. Nous supposâmes que c’était pour appeler à eux leurs amis; et nous pensâmes vrai, car en moins d’un demi-quart d’heure une autre troupe de quarante ou cinquante parut à un mille de distance; mais la besogne était déjà faite, et voici comment:
Un des marchands écossais de Moscou se trouvait par hasard avec nous: aussitôt qu’il entendit leur trompe, il nous dit que nous n’avions rien à faire qu’à les charger immédiatement, en toute hâte; et, nous rangeant tous en ligne, il nous demanda si nous étions bien déterminés. Nous lui répondîmes que nous étions prêts à le suivre: sur ce, il courut droit à eux. Nous regardant fixement, les Tartares s’étaient arrêtés tous en troupeau, pêle-mêle et sans aucune espèce d’ordre; mais sitôt qu’ils nous virent avancer, ils décochèrent leurs flèches, qui ne nous atteignirent point, fort heureusement. Ils s’étaient trompés vraisemblablement non sur le but, mais sur la distance, car toutes leurs flèches tombèrent près de nous, si bien ajustées, que si nous avions été environ à vingt verges plus près, nous aurions eu plusieurs hommes tués ou blessés.
Nous fîmes sur-le-champ halte, et, malgré l’éloignement, nous tirâmes sur eux et leur envoyâmes des balles de plomb pour leurs flèches de bois; puis, au grand galop, nous suivîmes notre décharge, déterminés à tomber dessus sabre en main, selon les ordres du hardi Ecossais qui nous commandait. Ce n’était, il est vrai, qu’un marchand; mais il se conduisit dans cette occasion avec tant de vigueur et de bravoure, et en même temps avec un si courageux sang-froid, que je ne sache pas avoir jamais vu dans l’action un homme plus propre au commandement. Aussitôt que nous les joignîmes, nous leur déchargeâmes nos pistolets à la face et nous dégainâmes; mais ils s’enfuirent dans la plus grande confusion imaginable. Le choc fut seulement soutenu sur notre droite, où trois d’entre eux résistèrent, en faisant signe aux autres de se rallier à eux: ceux-là avaient des espèces de grands cimeterres au poing et leurs arcs pendus sur le dos. Notre brave commandant, sans enjoindre à personne de le suivre, fondit sur eux au galop; d’un coup de crosse le premier fut renversé de son cheval, le second fut tué d’un coup de pistolet, le troisième prit la fuite. Ainsi finit notre combat, où nous eûmes l’infortune de perdre tous les moutons que nous avions attrapés. Pas un seul de nos combattants ne fut tué ou blessé; mais, du côté des Tartares, cinq hommes restèrent sur la place. Quel fut le nombre de leurs blessés? nous ne pûmes le savoir; mais, chose certaine, c’est que l’autre bande fut si effrayée du bruit de nos armes, qu’elle s’enfuit sans faire aucune tentative contre nous.
Nous étions, lors de cette affaire, sur le territoire chinois: c’est pourquoi les Tartares ne se montrèrent pas très hardis; mais au bout de cinq jours nous entrâmes dans un vaste et sauvage désert qui nous retint trois jours et trois nuits. Nous fûmes obligés de porter notre eau avec nous dans de grandes outres, et de camper chaque nuit, comme j’ai ouï dire qu’on le fait dans les déserts de l’Arabie.
Je demandai à nos guides à qui appartenait ce pays-là. Ils me dirent que c’était une sorte de frontière qu’à bon droit on pourrait nommer No Man’s Land (la Terre de Personne), faisant partie du grand Karakathay ou grande Tartarie, et dépendant en même temps de la Chine; et que, comme on ne prenait aucun soin de préserver ce désert des incursions des brigands, il était réputé le plus dangereux de la route, quoique nous en eussions de beaucoup plus étendus à traverser.
En passant par ce désert qui, de prime abord, je l’avoue, me remplit d’effroi, nous vîmes deux ou trois fois de petites troupes de Tartares; mais ils semblaient tout entiers à leurs propres affaires et ne paraissaient méditer aucun dessein contre nous; et, comme l’homme qui rencontra le diable, nous pensâmes que s’ils n’avaient rien à nous dire, nous n’avions rien non plus à leur dire: aussi les laissâmes-nous aller.
Une fois, cependant, un de leurs partis s’approcha de nous, s’arrêta pour nous contempler. Examinait-il ce qu’il devait faire, s’il devait nous attaquer ou non, nous ne savions pas. Quoi qu’il en fût, après l’avoir un peu dépassé, nous formâmes une arrière-garde de quarante hommes, et nous nous tînmes prêts à le recevoir, laissant la caravane cheminer à un demi-mille ou environ devant nous. Mais au bout de quelques instants il se retira, nous saluant simplement à son départ de cinq flèches, dont une blessa et estropia un de nos chevaux: nous abandonnâmes le lendemain la pauvre bête en grand besoin d’un bon maréchal. Nous nous attendions à ce qu’il nous décocherait de nouvelles flèches, mieux ajustées; mais, pour cette fois, nous ne vîmes plus ni flèches ni Tartares.
Nous marchâmes après ceci près d’un mois par des routes moins bonnes que d’abord, quoique nous fussions toujours dans les États de l’Empereur de la Chine; mais, pour la plupart, elles traversaient des villages dont quelques-uns étaient fortifiés, à cause des incursions des Tartares. En atteignant un de ces bourgs, à deux journées et demie de marche de la ville de Naum, je me proposai d’acheter un chameau. Tout le long de cette route il y en avait à vendre en quantité, ainsi que des chevaux tels quels, parce que les nombreuses caravanes qui suivent ce chemin en ont souvent besoin. La personne à laquelle je m’adressai pour me procurer un chameau serait allée me le chercher; mais moi, comme un fou, par courtoisie, je voulus l’accompagner. L’emplacement où l’on tenait les chameaux et les chevaux sous bonne garde se trouvait environ à deux milles du bourg.
Je m’y rendis à pied avec mon vieux pilote et un Chinois, désireux que j’étais d’un peu de diversité. En arrivant là, nous vîmes un terrain bas et marécageux entouré comme un parc d’une muraille de pierres empilées à sec, sans mortier et sans liaison, avec une petite garde de soldats chinois à la porte. Après avoir fait choix d’un chameau, après être tombé d’accord sur le prix, je m’en revenais, et le Chinois qui m’avait suivi conduisait la bête, quand tout à coup s’avancèrent cinq Tartares à cheval: deux d’entre eux se saisirent du camarade et lui enlevèrent le chameau, tandis que les trois autres coururent sur mon vieux pilote et sur moi, nous voyant en quelque sorte sans armes; je n’avais que mon épée, misérable défense contre trois cavaliers. Le premier qui s’avança s’arrêta court quand je mis flamberge au vent, car ce sont d’insignes couards; mais un second se jetant à ma gauche m’asséna un horion sur la tête; je ne le sentis que plus tard et je m’étonnai, lorsque je revins à moi, de ce qui avait eu lieu et de ma posture, car il m’avait renversé tout de mon long à terre. Mais mon fidèle pilote, mon vieux Portugais, par un de ces coups heureux de la Providence, qui se plaît à nous délivrer des dangers par des voies imprévues, avait un pistolet dans sa poche, ce que je ne savais pas, non plus que les Tartares; s’ils l’avaient su, je ne pense pas qu’ils nous eussent attaqués: les couards sont toujours les plus hardis quand il n’y a pas de danger.
Le bonhomme, me voyant terrassé, marcha intrépidement sur le bandit qui m’avait frappé, et lui saisissant le bras d’une main et de l’autre l’attirant violemment à lui, il lui déchargea son pistolet dans la tête et l’étendit roide mort; puis il s’élança immédiatement sur celui qui s’était arrêté, comme je l’ai dit, et avant qu’il pût s’avancer de nouveau, car tout ceci fut fait pour ainsi dire en un tour de main, il lui détacha un coup du cimeterre qu’il portait d’habitude. Il manqua l’homme, mais il effleura la tête du cheval et lui abattit une oreille et une bonne tranche de la bajoue. Exaspérée par ses blessures, n’obéissant plus à son cavalier, quoiqu’il se tînt bien en selle, la pauvre bête prit la fuite et l’emporta hors de l’atteinte du pilote. Enfin, se dressant sur les pieds de derrière, elle culbuta le Tartare et se laissa choir sur lui.
Dans ces entrefaites survint le pauvre Chinois qui avait perdu le chameau; mais il n’avait point d’armes. Cependant, apercevant le Tartare abattu et écrasé sous son cheval, il courut à lui, et, empoignant un instrument grossier et mal fait qu’il avait au côté, une manière de hache d’armes, il le lui arracha et lui fit sauter sa cervelle tartarienne. Or mon vieux pilote avait encore quelque chose à démêler avec le troisième chenapan. Voyant qu’il ne fuyait pas comme il s’y était attendu, qu’il ne s’avançait pas pour le combattre comme il le redoutait, mais qu’il restait là comme une souche, il se tint coi lui-même et se mit à recharger son pistolet. Sitôt que le Tartare entrevit le pistolet, s’imagina-t-il que c’en était un autre, je ne sais, il se sauva ventre à terre, laissant à mon pilote, mon champion, comme je l’appelai depuis, une victoire complète.
En ce moment je commençais à m’éveiller, car, en revenant à moi, je crus sortir d’un doux sommeil; et, comme je l’ai dit, je restai là dans l’étonnement de savoir où j’étais, comment j’avais été jeté par terre, ce que tout cela signifiait; mais bientôt après, recouvrant mes esprits, j’éprouvai une douleur vague, je portai la main à ma tête, et je la retirai ensanglantée. Je sentis alors des élancements, la mémoire me revint et tout se représenta dans mon esprit.
Je me dressai subitement sur mes pieds, je me saisis de mon épée, mais point d’ennemis! Je trouvai un Tartare étendu mort et son cheval arrêté tranquillement près de lui; et, regardant plus loin, j’aperçus mon champion, mon libérateur, qui était allé voir ce que le Chinois avait fait et qui s’en revenait avec son sabre à la main. Le bonhomme me voyant sur pied vint à moi en courant et m’embrassa dans un transport de joie, ayant eu d’abord quelque crainte que je n’eusse été tué; et me voyant couvert de sang, il voulut visiter ma blessure; ce n’était que peu de chose, et seulement, comme on dit, une tête cassée. Je ne me ressentis pas trop de ce horion, si ce n’est à l’endroit même qui avait reçu le coup et qui se cicatrisa au bout de deux ou trois jours.
Cette victoire après tout ne nous procura pas grand butin, car nous perdîmes un chameau et gagnâmes un cheval; mais ce qu’il y a de bon, c’est qu’en rentrant dans le village, l’homme, le vendeur, demanda à être payé de son chameau. Je m’y refusai, et l’affaire fut portée à l’audience du juge chinois du lieu, c’est-à-dire, comme nous dirions chez nous, que nous allâmes devant un juge de paix. Rendons-lui justice, ce magistrat se comporta avec beaucoup de prudence et d’impartialité. Après avoir entendu les deux parties, il demanda gravement au Chinois qui était venu avec moi pour acheter le chameau de qui il était le serviteur.—«Je ne suis pas serviteur, répondit-il, je suis allé simplement avec l’étranger.»—«A la requête de qui?» dit le juge.—«A la requête de l’étranger.»—«Alors, reprit le justice, vous étiez serviteur de l’étranger pour le moment; et le chameau ayant été livré à son serviteur, il a été livré à lui, et il faut, lui, qu’il le paye.»
J’avoue que la chose était si claire que je n’eus pas un mot à dire. Enchanté de la conséquence tirée d’un si juste raisonnement et de voir le cas si exactement établi, je payai le chameau de tout cœur et j’en envoyai quérir un autre. Remarquez bien que j’y envoyai; je me donnai de garde d’aller le chercher moi-même: j’en avais assez comme ça.
La ville de Naum est sur la lisière de l’Empire chinois. On la dit fortifiée et l’on dit vrai: elle l’est pour le pays; car je ne craindrais pas d’affirmer que tous les Tartares du Karakathay, qui sont, je crois, quelques millions, ne pourraient pas en abattre les murailles avec leurs arcs et leurs flèches; mais appeler cela une ville forte, si elle était attaquée avec du canon, ce serait vouloir se faire rire au nez par tous ceux qui s’y entendent.
Nous étions encore, comme je l’ai dit, à plus de deux journées de marche de cette ville, quand des exprès furent expédiés sur toute la route pour ordonner à tous les voyageurs et à toutes les caravanes de faire halte jusqu’à ce qu’on leur eût envoyé une escorte, parce qu’un corps formidable de Tartares, pouvant monter à dix mille hommes, avait paru à trente milles environ au delà de la ville.
C’était une fort mauvaise nouvelle pour des voyageurs; cependant, de la part du gouverneur, l’attention était louable, et nous fûmes très contents d’apprendre que nous aurions une escorte. Deux jours après nous reçûmes donc deux cents soldats détachés d’une garnison chinoise sur notre gauche et trois cents autres de la ville de Naum, et avec ce renfort nous avançâmes hardiment. Les trois cents soldats de Naum marchaient à notre front, les deux cents autres à l’arrière-garde, nos gens de chaque côté des chameaux chargés de nos bagages, et toute la caravane au centre. Dans cet ordre, et bien préparés au combat, nous nous croyions à même de répondre aux dix mille Tartares-Mongols, s’ils se présentaient; mais le lendemain, quand ils se montrèrent, ce fut tout autre chose.
De très bonne heure dans la matinée, comme nous quittions une petite ville assez bien située, nommée Changu, nous eûmes une rivière à traverser. Nous fûmes obligés de la passer dans un bac, et si les Tartares eussent eu quelque intelligence, c’est alors qu’ils nous eussent attaqués, tandis que la caravane était déjà sur l’autre rivage et l’arrière-garde encore en deçà; mais personne ne parut en ce lieu.
Environ trois heures après, quand nous fûmes entrés dans un désert de quinze ou seize milles d’étendue, à un nuage de poussière qui s’élevait nous présumâmes que l’ennemi était proche: et il était proche en effet, car il arrivait sur nous à toute bride.
Les Chinois de notre avant-garde, qui la veille avaient eu le verbe si haut, commencèrent à s’ébranler; fréquemment ils regardaient derrière eux, signe certain chez un soldat qu’il est prêt à lever le camp. Mon vieux pilote fit la même remarque; et, comme il se trouvait près de moi, il m’appela:—«Senhor Inglez, dit-il, il faut remettre du cœur au ventre à ces drôles, ou ils nous perdront tous, car si les Tartares s’avancent, ils ne résisteront pas.»—«C’est aussi mon avis, lui répondis-je, mais que faire?»—«Que faire! s’écria-t-il: que de chaque côté cinquante de nos hommes s’avancent, qu’ils flanquent ces peureux et les animent, et ils combattront comme de braves compagnons en brave compagnie; sinon tous vont tourner casaque.»—Là-dessus je courus au galop vers notre commandant, je lui parlai, il fut entièrement de notre avis: cinquante de nous se portèrent donc à l’aile droite et cinquante à l’aile gauche, et le reste forma une ligne de réserve. Nous poursuivîmes ainsi notre route, laissant les derniers deux cents hommes faire un corps à part pour garder nos chameaux; seulement, si besoin était, ils devaient envoyer une centaine des leurs pour assister nos cinquante hommes de réserve.
Bref, les Tartares arrivèrent en foule: impossible à nous de dire leur nombre, mais nous pensâmes qu’ils étaient dix mille tout au moins. Ils détachèrent d’abord un parti pour examiner notre attitude, en traversant le terrain sur le front de notre ligne. Comme nous le tenions à portée de fusil, notre commandant ordonna aux deux ailes d’avancer en toute hâte et de lui envoyer simultanément une salve de mousqueterie, ce qui fut fait. Sur ce, il prit la fuite, pour rendre compte, je présume, de la réception qui attendait nos Tartares. Et il paraîtrait que ce salut ne les mit pas en goût, car ils firent halte immédiatement. Après quelques instants de délibération, faisant un demi-tour à gauche, ils rengainèrent leur compliment et ne nous en dirent pas davantage pour cette fois, ce qui, vu les circonstances, ne fut pas très désagréable: nous ne brûlions pas excessivement de livrer bataille à une pareille multitude.
Deux jours après ceci nous atteignîmes la ville de Naum ou Naunm. Nous remerciâmes le gouverneur de ses soins pour nous, et nous fîmes une collecte qui s’éleva à une centaine de crowns que nous donnâmes aux soldats envoyés pour notre escorte. Nous y restâmes un jour. Naum est tout de bon une ville de garnison; il y avait bien neuf cents soldats, et la raison en est qu’autrefois les frontières moscovites étaient beaucoup plus voisines qu’elles ne le sont aujourd’hui, les Moscovites ayant abandonné toute cette portion du pays (laquelle, à l’ouest de la ville, s’étend jusqu’à deux cents milles environ) comme stérile et indéfrichable, et plus encore à cause de son éloignement et de la difficulté qu’il y a d’y entretenir des troupes pour sa défense, car nous étions encore à deux mille milles de la Moscovie proprement dite.
Après cette étape, nous eûmes à passer plusieurs grandes rivières et deux terribles déserts, dont l’un nous coûta seize jours de marche: c’est à juste titre, comme je l’ai dit, qu’ils pourraient se nommer No Man’s Land (la Terre de Personne); et, le 13 avril, nous arrivâmes aux frontières des États moscovites. Si je me souviens bien, la première cité, ville ou forteresse, comme il vous plaira, qui appartient au Czar de Moscovie, s’appelle Argun, située qu’elle est sur la rive occidentale de la rivière de ce nom.
Je ne pus m’empêcher de faire paraître une vive satisfaction en entrant dans ce que j’appelais un pays chrétien, ou du moins dans un pays gouverné par des chrétiens; car, quoique à mon sens les Moscovites ne méritent que tout juste le nom de chrétiens, cependant ils se prétendent tels et sont très dévots à leur manière. Tout homme à coup sûr qui voyage par le monde comme je l’ai fait, s’il n’est pas incapable de réflexion, tout homme, à coup sûr, dis-je, en arrivera à se bien pénétrer que c’est une bénédiction d’être né dans une contrée où le nom de Dieu et d’un Rédempteur est connu, révéré, adoré, et non pas dans un pays où le peuple, abandonné par le ciel à de grossières impostures, adore le démon, se prosterne devant le bois et la pierre, et rend un culte aux monstres, aux éléments, à des animaux de forme horrible, à des statues ou à des images monstrueuses. Pas une ville, pas un bourg par où nous venions de passer qui n’eût ses pagodes, ses idoles, ses temples, et dont la population ignorante n’adorât jusqu’aux ouvrages de ses mains!
Alors du moins nous étions arrivés en un lieu où tout respirait le culte chrétien, où, mêlée d’ignorance ou non, la religion chrétienne était professée et le nom du vrai Dieu invoqué et adoré. J’en étais réjoui jusqu’au fond de l’âme. Je saluai le brave marchand écossais dont j’ai parlé plus haut à la première nouvelle que j’en eus, et, lui prenant la main, je lui dis:—«Béni soit Dieu! nous voici encore une fois revenus parmi les chrétiens!»—Il sourit, et me répondit:—«Compatriote, ne vous réjouissez pas trop tôt: ces Moscovites sont une étrange sorte de chrétiens; ils en portent le nom, et voilà tout; vous ne verrez pas grand’chose de réel avant quelques mois de plus de notre voyage.»
—«Soit, dis-je; mais toujours est-il que cela vaut mieux que le paganisme et l’adoration des démons.»—«Attendez, reprit-il, je vous dirai qu’excepté les soldats russiens des garnisons et quelques habitants des villes sur la route, tout le reste du pays jusqu’à plus de mille milles au delà est habité par des païens exécrables et stupides;»—comme en effet nous le vîmes.
Nous étions alors, si je comprends quelque chose à la surface du globe, lancés à travers la plus grande pièce de terre solide qui se puisse trouver dans l’univers. Nous avions au moins douze cents milles jusqu’à la mer, à l’est; nous en avions au moins deux mille jusqu’au fond de la mer Baltique, du côté de l’ouest, et au moins trois mille si nous laissions cette mer pour aller chercher au couchant le canal de la Manche entre la France et l’Angleterre; nous avions cinq mille milles pleins jusqu’à la mer des Indes ou de Perse, vers le sud, et environ huit cents milles au nord jusqu’à la mer Glaciale. Si l’on en croit même certaines gens, il ne se trouve point de mer du côté du nord-est jusqu’au pôle, et conséquemment dans tout le nord-ouest: un continent irait donc rejoindre l’Amérique, nul mortel ne sait où! mais d’excellentes raisons que je pourrais donner me portent à croire que c’est une erreur.
Quand nous fûmes entrés dans les possessions moscovites, avant d’arriver à quelque ville considérable, nous n’eûmes rien à observer, sinon que toutes les rivières coulent à l’est. Ainsi que je le reconnus sur les cartes que quelques personnes de la caravane avaient avec elles, il est clair qu’elles affluent toutes dans le grand fleuve Yamour ou Gammour. Ce fleuve, d’après son cours naturel, doit se jeter dans la mer ou Océan chinois. On nous raconta que ses bouches sont obstruées par des joncs d’une crue monstrueuse de trois pieds de tour et de vingt ou trente pieds de haut. Qu’il me soit permis de dire que je n’en crois rien. Comme on ne navigue pas sur ce fleuve, parce qu’il ne se fait point de commerce de ce côté, les Tartares qui, seuls, en sont les maîtres, s’adonnant tout entiers à leurs troupeaux, personne donc, que je sache, n’a été assez curieux pour le descendre en bateau jusqu’à son embouchure, ou pour le remonter avec des navires. Chose positive, c’est que, courant vers l’est par une latitude de 60 degrés, il emporte un nombre infini de rivières, et qu’il trouve dans cette latitude un océan pour verser ses eaux. Aussi est-on sûr qu’il y a une mer par là.
A quelques lieues au nord de ce fleuve il se trouve plusieurs rivières considérables qui courent aussi directement au nord que le Yamour court à l’est. On sait qu’elles vont se décharger dans le grand fleuve Tartarus, tirant son nom des nations les plus septentrionales d’entre les Tartares-Mongols, qui, au sentiment des Chinois, seraient les plus anciens Tartares du monde, et, selon nos géographes, les Gogs et Magogs dont il est fait mention dans l’histoire sacrée.
Ces rivières courant toutes au nord aussi bien que celles dont j’ai encore à parler, démontrent évidemment que l’Océan septentrional borne aussi la terre de ce côté, de sorte qu’il ne semble nullement rationnel de penser que le continent puisse se prolonger dans cette région pour aller joindre l’Amérique, ni qu’il n’y ait point de communication entre l’Océan septentrional et oriental; mais je n’en dirai pas davantage là-dessus: c’est une observation que je fis alors, voilà pourquoi je l’ai consignée ici. De la rivière Arguna, nous poussâmes en avant à notre aise et à petites journées, et nous fûmes sensiblement obligés du soin que le Czar de Moscovie a pris de bâtir autant de cités et de villes que possible, où ses soldats tiennent garnison à peu près comme ces colonies militaires postées par les Romains dans les contrées les plus reculées de leur Empire, et dont quelques-unes, entre autres, à ce que j’ai lu, étaient placées en Bretagne pour la sûreté du commerce et pour l’hébergement des voyageurs. C’était de même ici; car partout où nous passâmes, bien que, en ces villes et en ces stations, la garnison et les gouverneurs fussent Russiens et professassent le christianisme, les habitants du pays n’étaient que de vrais païens, sacrifiant aux idoles et adorant le soleil, la lune, les étoiles et toutes les armées du ciel. Je dirai même que de toutes les idolâtries, de tous les païens que je rencontrai jamais, c’étaient bien les plus barbares; seulement ces misérables ne mangeaient pas de chair humaine, comme font nos sauvages de l’Amérique.
Nous en vîmes quelques exemples dans le pays entre Arguna, par où nous entrâmes dans les États moscovites, et une ville habitée par des Tartares et des Moscovites appelée Nertzinskoy, où se trouve un désert, une forêt continue qui nous demanda vingt-deux jours de marche. Dans un village près de la dernière de ces places, j’eus la curiosité d’aller observer la manière de vivre des gens du pays, qui est bien la plus brute et la plus insoutenable. Ce jour-là il y avait sans doute grand sacrifice, car on avait dressé sur un vieux tronc d’arbre une idole de bois aussi effroyable que le diable, du moins à peu près comme nous nous figurons qu’il doit être représenté: elle avait une tête qui assurément ne ressemblait à celle d’aucune créature que le monde ait vue; des oreilles aussi grosses que les cornes d’un bouc et aussi longues; des yeux de la taille d’un écu; un nez bossu comme une corne de bélier, et une gueule carrée et béante comme celle d’un lion, avec des dents horribles, crochues comme le bec d’un perroquet. Elle était habillée de la plus sale manière qu’on puisse s’imaginer: son vêtement supérieur se composait de peaux de mouton, la laine tournée en dehors, et d’un grand bonnet tartare planté sur sa tête avec deux cornes passant au travers. Elle pouvait avoir huit pieds de haut; mais elle n’avait ni pieds ni jambes, ni aucune espèce de proportions.
Cet épouvantail était érigé hors du village, et quand j’en approchai il y avait là seize ou dix-sept créatures, hommes ou femmes, je ne sais,—car ils ne font point de distinction ni dans leurs habits ni dans leurs coiffures,—toutes couchées par terre à plat ventre, autour de ce formidable et informe bloc de bois. Je n’apercevais pas le moindre mouvement parmi elles, pas plus que si elles eussent été des souches comme leur idole. Je le croyais d’abord tout de bon; mais quand je fus un peu plus près, elles se dressèrent sur leurs pieds et poussèrent un hurlement, à pleine gorge, comme l’eût fait une meute de chiens, puis elles se retirèrent, vexées sans doute de ce que nous les troublions. A une petite distance du monstre, à l’entrée d’une tente ou hutte toute faite de peaux de mouton et de peaux de vache séchées, étaient postés trois hommes que je pris pour des bouchers, parce qu’en approchant je vis de longs couteaux dans leurs mains et au milieu de la tente trois moutons tués et un jeune bœuf ou bouvillon. Selon toute apparence, ces victimes étaient pour cette bûche d’idole, à laquelle appartenaient les trois prêtres, et les dix-sept imbéciles prosternés avaient fourni l’offrande et adressaient leurs prières à la bûche.
Je confesse que je fus plus révolté de leur stupidité et de cette brutale adoration d’un hobgoblin, d’un fantôme, que de tout ce qui m’avait frappé dans le cours de ma vie. Oh! qu’il m’était douloureux de voir la plus glorieuse, la meilleure créature de Dieu, à laquelle, par la création même, il a octroyé tant d’avantages, préférablement à tous les autres ouvrages de ses mains, à laquelle il a donné une âme raisonnable, douée de facultés et de capacités, afin qu’elle honorât son Créateur et qu’elle en fût honorée! oh! qu’il m’était douloureux de la voir, dis-je, tombée et dégénérée jusqu’au point d’être assez stupide pour se prosterner devant un rien hideux, un objet purement imaginaire, dressé par elle-même, rendu terrible à ses yeux par sa propre fantaisie, orné seulement de torchons et de guenilles, et de songer que c’était là l’effet d’une pure ignorance transformée en dévotion infernale par le diable lui-même, qui, enviant à son Créateur l’hommage et l’adoration de ses créatures, les avait plongées dans des erreurs si grossières, si dégoûtantes, si honteuses, si bestiales, qu’elles semblaient devoir choquer la nature elle-même.
Mais que signifiaient cet ébahissement et ces réflexions? C’était ainsi; je le voyais devant mes yeux; impossible à moi d’en douter. Tout mon étonnement tournant en rage, je galopai vers l’image ou monstre, comme il vous plaira, et avec mon épée je pourfendis le bonnet qu’il avait sur la tête, au beau milieu, tellement qu’il pendait par une des cornes. Un de nos hommes qui se trouvait avec moi saisit alors la peau de mouton qui couvrait l’idole et l’arrachait, quand tout à coup une horrible clameur parcourut le village, et deux ou trois cents drôles me tombèrent sur les bras, si bien que je me sauvai sans demander mon reste, et d’autant plus volontiers que quelques-uns avaient des arcs et des flèches; mais je fis serment de leur rendre une nouvelle visite.
Notre caravane demeura trois nuits dans la ville, distante de ce lieu de quatre ou cinq milles environ, afin de se pourvoir de quelques montures dont elle avait besoin, plusieurs de nos chevaux ayant été surmenés et estropiés par le mauvais chemin et notre longue marche à travers le dernier désert; ce qui nous donna le loisir de mettre mon dessein à exécution.—Je communiquai mon projet au marchand écossais de Moscou, dont le courage m’était bien connu. Je lui contai ce que j’avais vu et de quelle indignation j’avais été rempli en pensant que la nature humaine pût dégénérer jusque-là. Je lui dis que si je pouvais trouver quatre ou cinq hommes bien armés qui voulussent me suivre, j’étais résolu à aller détruire cette immonde, cette abominable idole, pour faire voir à ses adorateurs que ce n’était qu’un objet indigne de leur culte et de leurs prières, incapable de se défendre lui-même, bien loin de pouvoir assister ceux qui lui offraient des sacrifices.
Il se prit à rire.—«Votre zèle peut être bon, me dit-il; mais que vous proposez-vous par là?»—«Ce que je me propose! m’écriai-je, c’est de venger l’honneur de Dieu qui est insulté par cette adoration satanique.»—«Mais comment cela vengerait-il l’honneur de Dieu, reprit-il, puisque ces gens ne seront pas à même de comprendre votre intention, à moins que vous ne leur parliez et ne la leur expliquiez, et, alors, ils vous battront, je vous l’assure, car ce sont d’enragés coquins, et surtout quand il s’agit de la défense de leur idolâtrie.»—«Ne pourrions-nous pas le faire de nuit, dis-je, et leur en laisser les raisons par écrit, dans leur propre langage?»—«Par écrit! répéta-t-il; peste! Mais dans cinq de leurs nations il n’y a pas un seul homme qui sache ce que c’est qu’une lettre, qui sache lire un mot dans aucune langue, même dans la leur.»—«Misérable ignorance!... m’écriai-je. J’ai pourtant grande envie d’accomplir mon dessein; peut-être la nature les amènera-t-elle à en tirer des inductions, et à reconnaître combien ils sont stupides d’adorer ces hideuses machines.»—«Cela vous regarde, sir, reprit-il; si votre zèle vous y pousse si impérieusement, faites-le; mais auparavant qu’il vous plaise de considérer que ces peuples sauvages sont assujettis par la force à la domination du Czar de Moscovie; que si vous faites le coup, il y a dix contre un à parier qu’ils viendront par milliers se plaindre au gouverneur de Nertzinskoy et demander satisfaction, et que si on ne peut leur donner satisfaction, il y a dix contre un à parier qu’ils se révolteront et que ce sera là l’occasion d’une nouvelle guerre avec tous les Tartares de ce pays.»
Ceci, je l’avoue, me mit pour un moment de nouvelles pensées en tête; mais j’en revenais toujours à ma première idée, et toute cette journée l’exécution de mon projet me tourmenta[38]. Vers le soir, le marchand écossais m’ayant rencontré par hasard dans notre promenade autour de la ville, me demanda à s’entretenir avec moi.—«Je crains, me dit-il, de vous avoir détourné de votre bon dessein: j’en ai été un peu préoccupé depuis, car j’abhorre les idoles et l’idolâtrie tout autant que vous pouvez le faire.»—«Franchement, lui répondis-je, vous m’avez quelque peu déconcerté quant à son exécution, mais vous ne l’avez point entièrement chassé de mon esprit, et je crois fort que je l’accomplirai avant de quitter ce lieu, dussé-je leur être livré en satisfaction.»—«Non, non, dit-il, à Dieu ne plaise qu’on vous livre à une pareille engeance de monstres! On ne le fera pas; ce serait vous assassiner.»—«Oui-da! fis-je; eh! comment me traiteraient-ils donc?»—«Comment ils vous traiteraient! s’écria-t-il; écoutez, que je vous conte comment ils ont accommodé un pauvre Russien qui, les ayant insultés dans leur culte, juste comme vous avez fait, tomba entre leurs mains. Après l’avoir estropié avec un dard pour qu’il ne pût s’enfuir, ils le prirent, le mirent tout nu, le posèrent sur le haut de leur idole-monstre, se rangèrent tout autour et lui tirèrent autant de flèches qu’il s’en put ficher dans son corps; puis ils le brûlèrent lui et toutes les flèches dont il était hérissé, comme pour l’offrir en sacrifice à leur idole.»—«Était-ce la même idole?» fis-je.—«Oui, dit-il, justement la même.»—«Eh bien! repris-je, à mon tour, que je vous conte une histoire.»—Là-dessus je lui rapportai l’aventure de nos Anglais à Madagascar, et comment ils avaient incendié et mis à sac un village et tué hommes, femmes et enfants pour venger le meurtre de nos compagnons, ainsi que cela a été relaté précédemment; puis, quand j’eus fini, j’ajoutai que je pensais que nous devions faire de même à ce village.
Il écouta très attentivement toute l’histoire; mais quand je parlai de faire de même à ce village, il me dit:—«Vous vous trompez fort, ce n’est pas ce village, c’est au moins à cent milles plus loin; mais c’était bien la même idole, car on la charrie en procession dans tout le pays.»—«Eh bien! alors, dis-je, que l’idole soit punie! et elle le sera, que je vive jusqu’à cette nuit!»
Bref, me voyant résolu, l’aventure le séduisit, et il me dit que je n’irais pas seul, qu’il irait avec moi, et qu’il m’amènerait pour nous accompagner un de ses compatriotes, un gaillard, disait-il, aussi fameux que qui que ce soit pour son zèle contre toutes pratiques diaboliques. Bref, il m’amena ce camarade, cet Écossais qu’il appelait capitaine Richardson. Je lui fis au long le récit de ce que j’avais vu et de ce que je projetais, et sur-le-champ il me dit qu’il voulait me suivre, dût-il lui en coûter la vie. Nous convînmes de partir seulement nous trois. J’en avais bien fait la proposition à mon partner, mais il s’en était excusé. Il m’avait dit que pour ma défense il était prêt à m’assister de toutes ses forces et en toute occasion; mais que c’était une entreprise tout à fait en dehors de sa voie: ainsi, dis-je, nous résolûmes de nous mettre en campagne seulement nous trois et mon serviteur, et d’exécuter le coup cette nuit même vers minuit, avec tout le secret imaginable.
Cependant, toute réflexion faite, nous jugeâmes bon de renvoyer la partie à la nuit suivante, parce que la caravane devant se mettre en route dans la matinée du surlendemain, nous pensâmes que le gouverneur ne pourrait prétendre donner satisfaction à ces barbares à nos dépens quand nous serions hors de son pouvoir. Le marchand écossais, aussi ferme dans ses résolutions que hardi dans l’exécution, m’apporta une robe de Tartare ou gonelle de peau de mouton, un bonnet avec un arc et des flèches, et s’en pourvut lui-même ainsi que son compatriote, afin que, si nous venions à être aperçus, on ne pût savoir qui nous étions.
Nous passâmes toute la première nuit à mixtionner quelques matières combustibles avec de l’aqua-vitæ, de la poudre à canon et autres drogues que nous avions pu nous procurer, et le lendemain, ayant une bonne quantité de goudron dans un petit pot, environ une heure après le soleil couché nous partîmes pour notre expédition.
Quand nous arrivâmes, il était à peu près onze heures du soir: nous ne remarquâmes pas que le peuple eût le moindre soupçon du danger qui menaçait son idole. La nuit était sombre, le ciel était couvert de nuages; cependant la lune donnait assez de lumière pour laisser voir que l’idole était juste dans la même posture et place qu’auparavant. Les habitants semblaient tout entiers à leur repos; seulement dans la grande hutte ou tente, comme nous l’appelions, où nous avions vu les trois prêtres que nous avions pris pour des bouchers, nous aperçûmes une lueur, et en nous glissant près de la porte, nous entendîmes parler, comme s’il y avait cinq ou six personnes. Il nous parut donc de toute évidence que si nous mettions le feu à l’idole, ces gens sortiraient immédiatement et s’élanceraient sur nous pour la sauver de la destruction que nous préméditions. Mais comment faire? nous étions fort embarrassés. Il nous passa bien par l’esprit de l’emporter et de la brûler plus loin; mais quand nous vînmes à y mettre la main, nous la trouvâmes trop pesante pour nos forces et nous retombâmes dans la même perplexité. Le second Écossais était d’avis de mettre le feu à la hutte et d’assommer les drôles qui s’y trouvaient à mesure qu’ils montreraient le nez; mais je m’y opposai, je n’entendais point qu’on tuât personne, s’il était possible de l’éviter.—«Eh bien! alors, dit le marchand écossais, voilà ce qu’il nous faut faire: tâchons de nous emparer d’eux, lions-leur les mains, et forçons-les à assister à la destruction de leur idole.»
Comme il se trouvait que nous n’avions pas mal de cordes et de ficelles qui nous avaient servi à lier nos pièces d’artifice, nous nous déterminâmes à attaquer d’abord les gens de la cabane, et avec aussi peu de bruit que possible. Nous commençâmes par heurter à la porte, et quand un des prêtres se présenta, nous nous en saisîmes brusquement, nous lui bouchâmes la bouche, nous lui liâmes les mains sur le dos et le conduisîmes vers l’idole, où nous le bâillonnâmes pour qu’il ne pût jeter des cris; nous lui attachâmes aussi les pieds et le laissâmes par terre.
Deux d’entre nous guettèrent alors à la porte, comptant que quelque autre sortirait pour voir de quoi il était question. Nous attendîmes jusqu’à ce que notre troisième compagnon nous eût rejoints; mais personne ne se montrant, nous heurtâmes de nouveau tout doucement. Aussitôt sortirent deux individus que nous accommodâmes juste de la même manière; mais nous fûmes obligés de nous mettre tous après eux pour les coucher par terre près de l’idole, à quelque distance l’un de l’autre. Quand nous revînmes, nous en vîmes deux autres à l’entrée de la hutte et un troisième se tenant derrière en dedans de la porte. Nous empoignâmes les deux premiers et les liâmes sur-le-champ. Le troisième se prit alors à crier en se reculant; mais mon Écossais le suivit, et prenant une composition que nous avions faite, une mixtion propre à répandre seulement de la fumée et de la puanteur, il y mit le feu et la jeta au beau milieu de la hutte. Dans l’entrefaite l’autre Écossais et mon serviteur, s’occupant des deux hommes déjà liés, les attachèrent ensemble par le bras, les menèrent auprès de l’idole; puis, pour qu’ils vissent si elle les secourrait, ils les laissèrent là, ayant grande hâte de revenir vers nous.
Quand l’artifice que nous avions jeté eut tellement rempli la hutte de fumée qu’on y était presque suffoqué, nous y lançâmes un sachet de cuir d’une autre espèce qui flambait comme une chandelle; nous le suivîmes, et nous n’aperçûmes que quatre personnes, deux hommes et deux femmes à ce que nous crûmes, venus sans doute pour quelque sacrifice diabolique. Ils nous parurent dans une frayeur mortelle, ou du moins tremblants, stupéfiés, et à cause de la fumée incapables de proférer une parole.
En un mot, nous les prîmes, nous les garrottâmes comme les autres, et le tout sans aucun bruit. J’aurais dû dire que nous les emmenâmes hors de la hutte d’abord, car tout comme à eux la fumée nous fut insupportable. Ceci fait, nous les conduisîmes tous ensemble vers l’idole, et, arrivés là, nous nous mîmes à la travailler: d’abord nous la barbouillâmes du haut en bas, ainsi que son accoutrement, avec du goudron, et certaine autre matière que nous avions composée de suif et de soufre; nous lui bourrâmes ensuite les yeux, les oreilles et la gueule de poudre à canon; puis nous entortillâmes dans son bonnet une grande pièce d’artifice, et quand nous l’eûmes couverte de tous les combustibles que nous avions apportés, nous regardâmes autour de nous pour voir si nous pourrions trouver quelque chose pour son embrasement. Tout à coup mon serviteur se souvint que près de la hutte il y avait un tas de fourrage sec, de la paille ou du foin, je ne me rappelle pas: il y courut avec un des Écossais et ils en apportèrent plein leurs bras. Quand nous eûmes achevé cette besogne, nous prîmes tous nos prisonniers, nous les rapprochâmes, ayant les pieds déliés et la bouche débâillonnée, nous les fîmes tenir debout et les plantâmes juste devant leur monstrueuse idole, puis nous y mîmes feu de tous côtés.
Nous demeurâmes là un quart d’heure ou environ avant que la poudre des yeux, de la bouche et des oreilles de l’idole sautât; cette explosion, comme il nous fut facile de le voir, la fendit et la défigura toute; en un mot, nous demeurâmes là jusqu’à ce que nous la vîmes s’embraser et ne former plus qu’une souche, qu’un bloc de bois. Après l’avoir entourée de fourrage sec, ne doutant pas qu’elle ne fût bientôt entièrement consumée, nous nous disposions à nous retirer, mais l’Écossais nous dit:—«Ne partons pas, car ces pauvres misérables dupes seraient capables de se jeter dans le feu pour se faire rôtir avec leur idole.»—Nous consentîmes donc à rester jusqu’à ce que le fourrage fût brûlé, puis nous fîmes volte-face, et les quittâmes.
Le matin, nous parûmes parmi nos compagnons de voyage excessivement occupés à nos préparatifs de départ: personne ne se serait imaginé que nous étions allés ailleurs que dans nos lits, comme raisonnablement tout voyageur doit faire, pour se préparer aux fatigues d’une journée de marche.
Mais ce n’était pas fini: le lendemain une grande multitude de gens du pays, non seulement de ce village, mais de cent autres, se présenta aux portes de la ville, et, d’une façon fort insolente, demanda satisfaction au gouverneur de l’outrage fait à leurs prêtres et à leur grand Cham-Chi-Thaungu; c’était là le nom féroce qu’il donnait à la monstrueuse créature qu’ils adoraient. Les habitants de Nertzinskoy furent d’abord dans une grande consternation: ils disaient que les Tartares étaient trente mille pour le moins, et qu’avant peu de jours ils seraient cent mille et au delà.
Le gouverneur russien leur envoya des messagers pour les apaiser et leur donner toutes les bonnes paroles imaginables. Il les assura qu’il ne savait rien de l’affaire; que pas un homme de la garnison n’ayant mis le pied dehors, le coupable ne pouvait être parmi eux; mais que s’ils voulaient le lui faire connaître, il serait exemplairement puni. Ils répondirent hautainement que toute la contrée révérait le grand Cham-Chi-Thaungu qui demeurait dans le soleil, et que nul mortel n’eût osé outrager son image, hors quelque chrétien mécréant (ce fut là leur expression, je crois), et qu’ainsi ils lui déclaraient la guerre à lui et à tous les Russiens, qui, disaient-ils, étaient des infidèles, des chrétiens.
Le gouverneur, toujours patient, ne voulant point de rupture, ni qu’on pût en rien l’accuser d’avoir provoqué la guerre, le Czar lui ayant étroitement enjoint de traiter le pays conquis avec bénignité et courtoisie, leur donna encore toutes les bonnes paroles possibles; à la fin il leur dit qu’une caravane était partie pour la Russie le matin même, que quelqu’un peut-être des voyageurs leur avait fait cette injure, et que, s’ils voulaient en avoir l’assurance, il enverrait après eux pour en informer. Ceci parut les apaiser un peu, et le gouverneur nous dépêcha donc un courrier pour nous exposer l’état des choses, en nous intimant que si quelques hommes de notre caravane avaient fait le coup, ils feraient bien de se sauver, et, coupables ou non, que nous ferions bien de nous avancer en toute hâte, tandis qu’il les amuserait aussi longtemps qu’il pourrait.
C’était très obligeant de la part du gouverneur. Toutefois, lorsque la caravane fut instruite de ce message, personne n’y comprit rien, et quant à nous qui étions les coupables, nous fûmes les moins soupçonnés de tous: on ne nous fit pas seulement une question. Néanmoins le capitaine qui, pour le moment, commandait la caravane profita de l’avis que le gouverneur nous donnait, et nous marchâmes ou voyageâmes deux jours et deux nuits, presque sans nous arrêter. Enfin nous nous reposâmes à un village nommé Plothus; nous n’y fîmes pas non plus une longue station, voulant gagner au plus tôt Jarawena, autre colonie du Czar de Moscovie où nous espérions être en sûreté. Une chose à remarquer, c’est qu’après deux ou trois jours de marche au delà de cette ville, nous commençâmes à entrer dans un vaste désert sans nom dont je parlerai plus au long en son lieu, et que si alors nous nous y fussions trouvés, il est plus que probable que nous aurions été tous détruits. Ce fut le lendemain de notre départ de Plothus que des nuages de poussière qui s’élevaient derrière nous à une grande distance firent soupçonner à quelques-uns des nôtres que nous étions poursuivis. Nous étions entrés dans le désert, et nous avions longé un grand lac, appelé Shanks-Oser, quand nous aperçûmes un corps nombreux de cavaliers de l’autre côté du lac vers le nord. Nous remarquâmes qu’ils se dirigeaient ainsi que nous vers l’ouest, mais fort heureusement ils avaient supposé que nous avions pris la rive nord, tandis que nous avions pris la rive sud. Deux jours après nous ne les vîmes plus, car, pensant que nous étions toujours devant eux, ils poussèrent jusqu’à la rivière Udda: plus loin, vers le nord, c’est un courant considérable, mais à l’endroit où nous la passâmes, elle est étroite et guéable.
Le troisième jour, soit qu’ils se fussent aperçus de leur méprise, soit qu’ils eussent eu de nos nouvelles, ils revinrent sur nous ventre à terre, à la brune. Nous venions justement de choisir, à notre grande satisfaction, une place très convenable pour camper pendant la nuit, car bien que nous ne fussions qu’à l’entrée d’un désert dont la longueur était de plus de cinq cents milles, nous n’avions point de villes où nous retirer, et par le fait nous n’en avions d’autre à attendre que Jarawena, qui se trouvait encore à deux journées de marche. Ce désert, cependant, avait quelque peu de bois de ce côté, et de petites rivières qui couraient toutes se jeter dans la grande rivière Udda. Dans un passage étroit entre deux bocages très épais nous avions assis notre camp pour cette nuit, redoutant une attaque nocturne.
Personne, excepté nous, ne savait pourquoi nous étions poursuivis: mais, comme les Tartares-Mongols ont pour habitude de rôder en troupes dans ce désert, les caravanes ont coutume de se fortifier ainsi contre eux chaque nuit, comme contre des armées de voleurs; cette poursuite n’était donc pas chose nouvelle.
Or nous avions cette nuit le camp le plus avantageux que nous eussions jamais eu: nous étions postés entre deux bois, un petit ruisseau coulait juste devant notre front, de sorte que nous ne pouvions être enveloppés, et qu’on ne pouvait nous attaquer que par devant ou par derrière. Encore mîmes-nous tous nos soins à rendre notre front aussi fort que possible, en plaçant nos bagages, nos chameaux et nos chevaux tous en ligne au bord du ruisseau: sur notre arrière nous abattîmes quelques arbres.
Dans cet ordre nous nous établissions pour la nuit, mais les Tartares furent sur nos bras avant que nous eussions achevé notre campement. Ils ne se jetèrent pas sur nous comme des brigands, ainsi que nous nous y attendions, mais ils nous envoyèrent trois messagers pour demander qu’on leur livrât les hommes qui avaient bafoué leurs prêtres et brûlé leur Dieu Cham-Chi-Thaungu, afin de les brûler, et sur ce ils disaient qu’ils se retireraient et ne nous feraient point de mal, autrement qu’ils nous feraient tous périr dans les flammes. Nos gens parurent fort troublés à ce message, et se mirent à se regarder l’un l’autre entre les deux yeux pour voir si quelqu’un avait le péché écrit sur la face. Mais, personne! c’était le mot, personne n’avait fait cela. Le commandant de la caravane leur fit répondre qu’il était bien sûr que pas un des nôtres n’était coupable de cet outrage; que nous étions de paisibles marchands voyageant pour nos affaires; que nous n’avions fait de dommage ni à eux ni à qui que ce fût; qu’ils devaient chercher plus loin ces ennemis qui les avaient injuriés, car nous n’étions pas ces gens-là; et qu’il les priait de ne pas nous troubler, sinon que nous saurions nous défendre.
Cette réponse fut loin de les satisfaire, et le matin, à la pointe du jour, une foule immense s’avança vers notre camp; mais en nous voyant dans une si avantageuse position, ils n’osèrent pas pousser plus avant que le ruisseau qui barrait notre front, où ils s’arrêtèrent, et déployèrent de telles forces, que nous en fûmes atterrés au plus haut point; ceux d’entre nous qui en parlaient le plus modestement, disaient qu’ils étaient dix mille. Là, ils firent une pause et nous regardèrent un moment; puis, poussant un affreux hourra, ils nous décochèrent une nuée de flèches. Mais nous étions trop bien à couvert, nos bagages nous abritaient, et je ne me souviens pas que parmi nous un seul homme fût blessé.
Quelque temps après, nous les vîmes faire un petit mouvement à notre droite, et nous les attendions sur notre arrière, quand un rusé compagnon, un Cosaque de Jarawena, aux gages des Moscovites, appela le commandant de la caravane et lui dit:—«Je vais envoyer cette engeance à Sibeilka.»—C’était une ville à quatre ou cinq journées de marche au moins, vers le sud, ou plutôt derrière nous. Il prend donc son arc et ses flèches, saute à cheval, s’éloigne de notre arrière au galop, comme s’il retournait à Nertzinskoy, puis faisant un grand circuit, il rejoint l’armée des Tartares comme s’il était un exprès envoyé pour leur faire savoir tout particulièrement que les gens qui avaient brûlé leur Cham-Chi-Thaungu étaient partis pour Sibeilka avec une caravane de mécréants, c’est-à-dire de chrétiens, résolus qu’ils étaient de brûler le Dieu Scal-Isarg, appartenant aux Tongouses.
Comme ce drôle était un vrai Tartare et qu’il parlait parfaitement leur langage, il feignit si bien, qu’ils avalèrent tout cela et se mirent en route en toute hâte pour Sibeilka, qui était, ce me semble, à cinq journées de marche vers le sud. En moins de trois heures ils furent entièrement hors de notre vue, nous n’en entendîmes plus parler, et nous n’avons jamais su s’ils allèrent ou non jusqu’à ce lieu nommé Sibeilka.
Nous gagnâmes ainsi sans danger la ville de Jarawena, où il y avait une garnison de Moscovites, et nous y demeurâmes cinq jours, la caravane se trouvant extrêmement fatiguée de sa dernière marche et de son manque de repos durant la nuit.
Au sortir de cette ville, nous eûmes à passer un affreux désert qui nous retint vingt-trois jours. Nous nous étions munis de quelques tentes pour notre plus grande commodité pendant la nuit, et le commandant de la caravane s’était procuré seize chariots ou fourgons du pays pour porter notre eau et nos provisions. Ces chariots, rangés chaque nuit tout autour de notre camp, nous servaient de retranchement; de sorte que, si les Tartares se fussent montrés, à moins d’être en très grand nombre, ils n’auraient pu nous toucher.
On croira facilement que nous eûmes grand besoin de repos après ce long trajet; car dans ce désert nous ne vîmes ni maisons ni arbres. Nous y trouvâmes à peine quelques buissons, mais nous aperçûmes en revanche une grande quantité de chasseurs de zibelines; ce sont tous des Tartares de la Mongolie dont cette contrée fait partie. Ils attaquent fréquemment les petites caravanes, mais nous n’en rencontrâmes point en grande troupe. J’étais curieux de voir les peaux des zibelines qu’ils chassaient; mais je ne pus me mettre en rapport avec aucun d’eux, car ils n’osaient pas s’approcher de nous, et je n’osais pas moi-même m’écarter de la compagnie pour les joindre.
Après avoir traversé ce désert, nous entrâmes dans une contrée assez bien peuplée, c’est-à-dire où nous trouvâmes des villes et des châteaux élevés par le Czar de Moscovie, avec des garnisons de soldats stationnaires pour protéger les caravanes, et défendre le pays contre les Tartares, qui autrement rendraient la route très dangereuse. Et sa majesté Czarienne a donné des ordres si stricts pour la sûreté des caravanes et des marchands que, si on entend parler de quelques Tartares dans le pays, des détachements de la garnison sont de suite envoyés pour escorter les voyageurs de station en station.
Aussi le gouverneur d’Adinskoy, auquel j’eus occasion de rendre visite, avec le marchand écossais qui était lié avec lui, nous offrit-il une escorte de cinquante hommes, si nous pensions qu’il y eût quelque danger, jusqu’à la prochaine station.
Longtemps je m’étais imaginé qu’en approchant de l’Europe, nous trouverions le pays mieux peuplé et le peuple plus civilisé; je m’étais doublement trompé, car nous avions encore à traverser la nation des Tongouses, où nous vîmes des marques de paganisme et de barbarie pour le moins aussi grossières que celles qui nous avaient frappés précédemment; seulement, comme ces Tongouses ont été assujettis par les Moscovites, et entièrement réduits, ils ne sont pas très dangereux; mais, en fait de rudesse de mœurs, d’idolâtrie et de polythéisme, jamais peuple au monde ne les surpassa. Ils sont couverts de peaux de bêtes, aussi bien que leurs maisons, et, à leur mine rébarbative, à leur costume, vous ne distingueriez pas un homme d’avec une femme. Durant l’hiver, quand la terre est couverte de neige, ils vivent sous terre, dans des espèces de repaires voûtés dont les cavités ou cavernes se communiquent entre elles.
Si les Tartares avaient leur Cham-Chi-Thaungu pour tout un village ou toute une contrée, ceux-ci avaient des idoles dans chaque hutte et dans chaque cave. En outre ils adorent les étoiles, le soleil, l’eau, la neige, et en un mot tout ce qu’ils ne comprennent pas, et ils ne comprennent pas grand’chose; de sorte qu’à tous les éléments et à presque tous les objets extraordinaires ils offrent des sacrifices.
Mais je ne dois faire la description d’un peuple ou d’une contrée qu’autant que cela se rattache à ma propre histoire.—Il ne m’arriva rien de particulier dans ce pays, que j’estime éloigné de plus de quatre cents milles du dernier désert dont j’ai parlé, et dont la moitié même est aussi un désert, où nous marchâmes rudement pendant douze jours sans rencontrer une maison, un arbre, une broussaille, et où nous fûmes encore obligés de porter avec nous nos provisions, l’eau comme le pain. Après être sortis de ce steppe, nous parvînmes en deux jours à Yénisséisk, ville ou station moscovite sur le grand fleuve Yénisséi. Ce fleuve, nous fut-il dit, sépare l’Europe de l’Asie, quoique nos faiseurs de cartes, à ce qu’on m’a rapporté, n’en tombent pas d’accord. N’importe, ce qu’il y a de certain, c’est qu’il borne à l’orient l’ancienne Sibérie, qui aujourd’hui ne forme qu’une province du vaste empire moscovite, bien qu’elle soit aussi grande que l’empire germanique tout entier.
Je remarquai que l’ignorance et le paganisme prévalaient encore, excepté dans les garnisons moscovites: toute la contrée entre le fleuve Oby et le fleuve Yénisséi est entièrement païenne, et les habitants sont aussi barbares que les Tartares les plus reculés, même qu’aucune nation que je sache de l’Asie ou de l’Amérique. Je remarquai aussi, ce que je fis observer aux gouverneurs moscovites avec lesquels j’eus occasion de converser, que ces païens, pour être sous le gouvernement moscovite, n’en étaient ni plus sages ni plus près du christianisme. Mais, tout en reconnaissant que c’était assez vrai, ils répondaient que ce n’était pas leur affaire; que si le Czar s’était promis de convertir ses sujets sibériens, tongouses ou tartares, il aurait envoyé parmi eux des prêtres et non pas des soldats, et ils ajoutaient, avec plus de sincérité que je ne m’y serais attendu, que le grand souci de leur monarque n’était pas de faire de ces peuples des chrétiens, mais des sujets.
Depuis ce fleuve jusqu’au fleuve Oby, nous traversâmes une contrée sauvage et inculte; je ne saurais dire que ce soit un sol stérile, c’est seulement un sol qui manque de bras et d’une bonne exploitation, car autrement c’est un pays charmant, très fertile et très agréable en soi. Les quelques habitants que nous y trouvâmes étaient tous païens, excepté ceux qu’on y avait envoyés de Russie; car c’est dans cette contrée, j’entends sur les rives de l’Oby, que sont bannis les criminels moscovites qui ne sont point condamnés à mort: une fois là, il est presque impossible qu’ils en sortent.
Je n’ai rien d’essentiel à dire sur mon compte jusqu’à mon arrivée à Tobolsk, capitale de la Sibérie, où je séjournai assez longtemps pour les raisons suivantes.
Il y avait alors près de sept mois que nous étions en route et l’hiver approchait rapidement: dans cette conjoncture, sur nos affaires privées, mon partner et moi, nous tînmes donc un conseil, où nous jugeâmes à propos, attendu que nous devions nous rendre en Angleterre et non pas à Moscou, de considérer le parti qu’il nous fallait prendre. On nous avait parlé de traîneaux et de rennes pour nous transporter sur la neige pendant l’hiver; et c’est tout de bon que les Russiens font usage de pareils véhicules, dont les détails sembleraient incroyables si je les rapportais, et au moyen desquels ils voyagent beaucoup plus dans la saison froide qu’ils ne sauraient voyager en été, parce que dans ces traîneaux ils peuvent courir nuit et jour: une neige congelée couvrant alors toute la nature, les montagnes, les vallées, les rivières, les lacs n’offrent plus qu’une surface unie et dure comme la pierre, sur laquelle ils courent sans se mettre nullement en peine de ce qui est dessous.
Mais je n’eus pas occasion de faire un voyage de ce genre.—Comme je me rendais en Angleterre et non pas à Moscou, j’avais deux routes à prendre: il me fallait aller avec la caravane jusqu’à Jaroslav, puis tourner vers l’ouest, pour gagner Narva et le golfe de Finlande, et, soit par mer, soit par terre, Dantzig, où ma cargaison de marchandises chinoises devait se vendre avantageusement; ou bien il me fallait laisser la caravane à une petite ville sur la Dvina, d’où par eau je pouvais gagner en six jours Arkhangel, et de là faire voile pour l’Angleterre, la Hollande ou Hambourg.
Toutefois il eût été absurde d’entreprendre l’un ou l’autre de ces voyages pendant l’hiver: si je me fusse décidé pour Dantzig, la Baltique en cette saison est gelée, tout passage m’eût été fermé, et par terre il est bien moins sûr de voyager dans ces contrées que parmi les Tartares-Mongols. D’un autre côté, si je me fusse rendu à Arkhangel en octobre, j’eusse trouvé tous les navires partis, et même les marchands qui ne s’y tiennent que l’été, et l’hiver se retirent à Moscou, vers le sud, après le départ des vaisseaux. Un froid excessif, la disette, et la nécessité de rester tout l’hiver dans une ville déserte, c’est là tout ce que j’eusse pu espérer y rencontrer. En définitive, je pensai donc que le mieux était de laisser partir la caravane, et de faire mes dispositions pour hiverner à l’endroit où je me trouvais, c’est-à-dire à Tobolsk en Sibérie, par une latitude de 60 degrés; là, du moins, pour passer un hiver rigoureux, je pouvais faire fond sur trois choses, savoir: l’abondance de toutes les provisions que fournit le pays, une maison chaude avec des combustibles en suffisance, et une excellente compagnie. De tout ceci, je parlerai plus au long en son lieu.
J’étais alors dans un climat entièrement différent de mon île bien-aimée, où je n’eus jamais froid que dans mes accès de fièvre, où tout au contraire j’avais peine à endurer des habits sur mon dos, où je ne faisais jamais de feu que dehors, et pour préparer ma nourriture: aussi étais-je emmitouflé dans trois bonnes vestes avec de grandes robes par-dessus, descendant jusqu’aux pieds et se boutonnant au poignet, toutes doublées de fourrures pour les rendre suffisamment chaudes.
J’avoue que je désapprouve fort notre manière de chauffer les maisons en Angleterre, c’est-à-dire de faire du feu dans chaque chambre, dans des cheminées ouvertes, qui, dès que le feu est éteint, laissent l’air intérieur aussi froid que la température. Après avoir pris un appartement dans une bonne maison de la ville, au centre de six chambres différentes je fis construire une cheminée en forme de fourneau, semblable à un poêle; le tuyau pour le passage de la fumée était d’un côté, la porte ouvrant sur le foyer d’un autre; toutes les chambres étaient également chauffées, sans qu’on vit aucun feu, juste comme sont chauffés les bains en Angleterre.
Par ce moyen nous avions toujours la même température dans tout le logement, et une chaleur égale se conservait. Quelque froid qu’il fit dehors, il faisait toujours chaud dedans; cependant on ne voyait point de feu, et l’on n’était jamais incommodé par la fumée.
Mais la chose la plus merveilleuse, c’était qu’il fût possible de trouver bonne compagnie, dans une contrée aussi barbare que les parties les plus septentrionales de l’Europe, dans une contrée proche de la mer Glaciale, et à peu de degrés de la Nouvelle-Zemble.
Cependant, comme c’est dans ce pays, ainsi que je l’ai déjà fait remarquer, que sont bannis les criminels d’État moscovites, la ville était pleine de gens de qualité, de princes, de gentilshommes, de colonels, en un mot, de nobles de tout rang, de soldats de tout grade, et de courtisans. Il y avait le fameux prince Galiffken ou Galoffken, son fils le fameux général Robostisky, plusieurs autres personnages de marque, et quelques dames de haut parage.
Par l’intermédiaire de mon négociant écossais, qui toutefois ici se sépara de moi, je fis connaissance avec plusieurs de ces gentilshommes, avec quelques-uns même du premier ordre, et de qui, dans les longues soirées d’hiver pendant lesquelles je restais au logis, je reçus d’agréables visites. Ce fut causant un soir avec un certain prince banni, un des ex-ministres d’État du Czar, que la conversation tomba sur mon chapitre. Comme il me racontait une foule de belles choses sur la grandeur, la magnificence, les possessions et le pouvoir absolu de l’Empereur des Russiens, je l’interrompis et lui dis que j’avais été un prince plus grand et plus puissant que le Czar de Moscovie, quoique mes États ne fussent pas si étendus, ni mes peuples si nombreux. A ce coup, le seigneur russien eut l’air un peu surpris, et, tenant ses yeux attachés sur moi, il commença de s’étonner de ce que j’avançais.
Je lui dis que son étonnement cesserait quand je me serais expliqué. D’abord je lui contai que j’avais à mon entière disposition la vie et la fortune de mes sujets; que, nonobstant mon pouvoir absolu, je n’avais pas eu un seul individu mécontent de mon gouvernement ou de ma personne dans toutes mes possessions. Là-dessus il secoua la tête, et me dit qu’en cela je surpassais tout de bon le Czar de Moscovie. Me reprenant, j’ajoutai que toutes les terres de mon royaume m’appartenaient en propre; que tous mes sujets étaient non seulement mes tenanciers, mais mes tenanciers à volonté; qu’ils se seraient tous battus pour moi jusqu’à la dernière goutte de leur sang, et que jamais tyran, car pour tel je me reconnaissais, n’avait été si universellement aimé, et cependant si horriblement redouté de ses sujets.
Après avoir amusé quelque temps la compagnie de ces énigmes gouvernementales, je lui en dis le mot, je lui fis au long l’histoire de ma vie dans l’île, et de la manière dont je m’y gouvernais et gouvernais le peuple rangé sous moi, juste comme je l’ai rédigé depuis. On fut excessivement touché de cette histoire, et surtout le prince, qui me dit, avec un soupir, que la véritable grandeur ici-bas était d’être son propre maître; qu’il n’aurait pas échangé une condition telle que la mienne, contre celle du Czar de Moscovie; qu’il trouvait plus de félicité dans la retraite à laquelle il semblait condamné en cet exil qu’il n’en avait jamais trouvé dans la plus haute autorité dont il avait joui à la cour de son maître le Czar; que le comble de la sagesse humaine était de ployer notre humeur aux circonstances, et de nous faire un calme intérieur sous le poids des plus grandes tempêtes.—«Ici, poursuivit-il, au commencement de mon bannissement, je pleurais, je m’arrachais les cheveux, je déchirais mes habits, comme tant d’autres avaient fait avant moi, mais amené après un peu de temps et de réflexion à regarder au dedans de moi, et à jeter les yeux autour de moi sur les choses extérieures, je trouvai que, s’il est une fois conduit à réfléchir sur la vie, sur le peu d’influence qu’a le monde sur le véritable bonheur, l’esprit de l’homme est parfaitement capable de se créer une félicité à lui, le satisfaisant pleinement et s’alliant à ses meilleurs desseins et à ses plus nobles désirs, son grand besoin de l’assistance du monde. De l’air pour respirer, de la nourriture pour soutenir la vie, des vêtements pour avoir chaud, la liberté de prendre l’exercice nécessaire à la santé, complètent dans mon opinion tout ce que le monde peut faire pour nous. La grandeur, la puissance, les richesses et les plaisirs dont quelques-uns jouissent ici-bas, et dont pour ma part j’ai joui, sont pleins d’attraits pour nous, mais toutes ces choses lâchent la bride à nos plus mauvaises passions, à notre ambition, à notre orgueil, à notre avarice, à notre vanité, à notre sensualité, passions qui procèdent de ce qu’il y a de pire dans la nature de l’homme, qui sont des crimes en elles-mêmes, qui renferment la semence de toutes espèces de crimes, et n’ont aucun rapport, et ne se rattachent en rien ni aux vertus qui constituent l’homme sage, ni aux grâces qui nous distinguent comme chrétiens. Privé que je suis aujourd’hui de toute cette félicité imaginaire que je goûtais dans la pratique de tous ces vices, je me trouve à même de porter mes regards sur leur côté sombre, où je n’entrevois que difformités. Je suis maintenant convaincu que la vertu seule fait l’homme vraiment sage, riche, grand, et le retient dans la voie qui conduit à un bonheur suprême, dans une vie future; et, en cela, ne suis-je pas plus heureux dans mon exil que ne le sont mes ennemis en pleine possession des biens et du pouvoir que je leur ai abandonnés?»
«Sir, ajouta-t-il, je n’amène point mon esprit à cela par politique, me soumettant à la nécessité de ma condition, que quelques-uns appellent misérable. Non, si je ne m’abuse pas trop sur moi-même, je ne voudrais pas m’en retourner; non, quand bien même le Czar, mon maître, me rappellerait et m’offrirait de me rétablir dans toute ma grandeur passée; non, dis-je, je ne voudrais pas m’en retourner, pas plus que mon âme, je pense, quand elle sera délivrée de sa prison corporelle, et aura goûté la félicité glorieuse qu’elle doit trouver au delà de la vie, ne voudra retourner à la geôle de chair et de sang qui l’enferme aujourd’hui, et abandonner les cieux pour se replonger dans la fange et l’ordure des affaires humaines.»
Il prononça ces paroles avec tant de chaleur et d’effusion, tant d’émotion se trahissait dans son maintien qu’il était visible que c’étaient là les vrais sentiments de son âme. Impossible de mettre en doute sa sincérité.
Je lui répondis qu’autrefois, dans mon ancienne condition dont je venais de lui faire la peinture, je m’étais cru une espèce de monarque, mais que je pensais qu’il était, lui, non seulement un monarque, mais un grand conquérant; car celui qui remporte la victoire sur ses désirs excessifs, qui a un empire absolu sur lui-même, et dont la raison gouverne entièrement la volonté, est certainement plus grand que celui qui conquiert une ville.—«Mais, mylord, ajoutai-je, oserais-je vous faire une question?»—«De tout mon cœur,» répondit-il.—«Si la porte de votre liberté était ouverte, repris-je, ne saisiriez-vous pas cette occasion de vous délivrer de cet exil?»
—«Attendez, dit-il, votre question est subtile, elle demande de sérieuses et d’exactes distinctions pour y donner une réponse sincère, et je veux vous mettre mon cœur à jour. Rien au monde, que je sache, ne pourrait me porter à me délivrer de cet état de bannissement, sinon ces deux choses: premièrement ma famille, et secondement un climat un peu plus doux. Mais je vous proteste que pour retourner aux pompes de la cour, à la gloire, au pouvoir, aux tracas d’un ministre d’État, à l’opulence, au faste et aux plaisirs, c’est-à-dire aux folies d’un courtisan, si mon maître m’envoyait aujourd’hui la nouvelle qu’il me rend tout ce dont il m’a dépouillé, je vous proteste, dis-je, si je me connais bien, que je ne voudrais pas abandonner ce désert, ces solitudes, et ces lacs glacés pour le palais de Moscou.»
—«Mais, mylord, repris-je, peut-être n’êtes-vous pas seulement banni des plaisirs de la cour, du pouvoir, de l’autorité et de l’opulence dont vous jouissiez autrefois, vous pouvez être aussi privé de quelques-unes des commodités de la vie; vos terres sont peut-être confisquées, vos biens pillés, et ce qui vous est laissé ici ne suffit peut-être pas aux besoins ordinaires de la vie?»
—«Oui, me répliqua-t-il, si vous me considérez comme un seigneur ou un prince, comme dans le fait je le suis; mais veuillez ne voir en moi simplement qu’un homme, une créature humaine, que rien ne distingue d’avec la foule, et il vous sera évident que je ne puis sentir aucun besoin, à moins que je ne sois visité par quelque maladie ou quelque infirmité. Pour mettre toutefois la question hors de doute, voyez notre manière de vivre: nous sommes en cette ville cinq grands personnages; nous vivons tout à fait retirés, comme il convient à des gens en exil. Nous avons sauvé quelque chose du naufrage de notre fortune, qui nous met au-dessus de la nécessité de chasser pour notre subsistance; mais les pauvres soldats qui sont ici, et qui n’ont point nos ressources, vivent dans une aussi grande abondance que nous. Ils vont dans les bois chasser les zibelines et les renards: le travail d’un mois fournit à leur entretien pendant un an. Comme notre genre de vie n’est pas coûteux, il nous est aisé de nous procurer ce qu’il nous faut: donc votre objection est détruite.»
La place me manque pour rapporter tout au long la conversation on ne peut plus agréable que j’eus avec cet homme véritablement grand, et dans laquelle son esprit laissa paraître une si haute connaissance des choses, soutenue tout à la fois et par la religion et par une profonde sagesse, qu’il est hors de doute que son mépris pour le monde ne fût aussi grand qu’il l’exprimait. Et jusqu’à la fin il se montra toujours le même, comme on verra par ce qui suit.
Je passai huit mois à Tobolsk. Que l’hiver me parut sombre et terrible! Le froid était si intense que je ne pouvais pas seulement regarder dehors sans être enveloppé dans des pelleteries et sans avoir sur le visage un masque de fourrure ou plutôt un capuchon, avec un trou simplement pour la bouche et deux trous pour les yeux. Le faible jour que nous eûmes pendant trois mois ne durait pas, calcul fait, au delà de cinq heures, six tout au plus; seulement le sol étant continuellement couvert de neige et le temps assez clair, l’obscurité n’était jamais profonde. Nos chevaux étaient gardés ou plutôt affamés sous terre, et quant à nos valets, car nous en avions loué pour prendre soin de nous et de nos montures, il nous fallait à chaque instant panser et faire dégeler leurs doigts ou leurs orteils, de peur qu’ils ne restassent perclus.
Dans l’intérieur, à vrai dire, nous avions chaud, les maisons étant closes, les murailles épaisses, les ouvertures petites, et les vitrages doubles. Notre nourriture consistait principalement en chair de daim salée et apprêtée dans la saison, en assez bon pain, mais préparé comme du biscuit, en poisson sec de toute sorte, en viande de mouton et en viande de buffle, assez bonne espèce de bœuf. Toutes les provisions pour l’hiver sont amassées pendant l’été, et parfaitement conservées. Nous avions pour boisson de l’eau mêlée avec de l’aqua-vitæ au lieu de brandevin, et pour régal, en place de vin, de l’hydromel: ils en ont vraiment de délicieux. Les chasseurs, qui s’aventurent dehors par tous les temps, nous apportaient fréquemment de la venaison fraîche, très grasse et très bonne, et quelquefois de la chair d’ours, mais nous ne faisions pas grand cas de cette dernière. Grâce à la bonne provision de thé que nous avions, nous pouvions régaler nos amis, et après tout, toutes choses bien considérées, nous vivions très gaiement et très bien.
Nous étions alors au mois de mars, les jours croissaient sensiblement et la température devenait au moins supportable; aussi les autres voyageurs commençaient-ils à préparer les traîneaux qui devaient les transporter sur la neige, et à tout disposer pour leur départ; mais notre dessein de gagner Arkhangel, et non Moscou ou la Baltique, étant bien arrêté, je ne bougeai pas. Je savais que les navires du sud ne se mettent en route pour cette partie du monde qu’au mois de mai ou de juin, et que si j’y arrivais au commencement d’août, j’y serais avant qu’aucun bâtiment fût prêt à reprendre la mer. Je ne m’empressai donc nullement de partir comme les autres, et je vis une multitude de gens, je dirai même tous les voyageurs, quitter la ville avant moi. Il paraît que tous les ans ils se rendent à Moscou pour trafiquer, c’est-à-dire pour y porter leurs pelleteries et les échanger contre les articles de nécessité dont ils ont besoin pour leurs magasins. D’autres aussi vont pour le même objet à Arkhangel. Mais comme ils ont plus de huit cents milles à faire pour revenir chez eux, ceux qui s’y rendirent cette année-là partirent de même avant moi.
Bref, dans la seconde quinzaine de mai, je commençai à m’occuper de mes malles, et tandis que j’étais à cette besogne, il me vint dans l’esprit de me demander pourquoi tous ces gens bannis en Sibérie par le Czar, mais, une fois arrivés là, laissés libres d’aller où bon leur semble, ne gagnaient pas quelque autre endroit du monde à leur gré. Et je me pris à examiner ce qui pouvait les détourner de cette tentative.
Mais mon étonnement cessa quand j’en eus touché quelques mots à la personne dont j’ai déjà parlé, et qui me répondit ainsi:—«Considérez d’abord, sir, me dit-il, le lieu où nous sommes, secondement la condition dans laquelle nous sommes, et surtout la majeure partie des gens qui sont bannis ici. Nous sommes environnés d’obstacles plus forts que des barreaux et des verrous: au nord s’étend un océan innavigable où jamais navire n’a fait voile, où jamais barque n’a vogué, et eussions-nous navire et barque à notre service que nous ne saurions où aller. De tout autre côté nous avons plus de mille milles à faire pour sortir des États du Czar, et par des chemins impraticables, à moins de prendre les routes que le gouvernement a fait construire et qui traversent les villes où ses troupes tiennent garnison. Nous ne pouvons ni suivre ces routes sans être découverts, ni trouver de quoi subsister en nous aventurant par tout autre chemin; ce serait donc en vain que nous tenterions de nous enfuir.»
Là-dessus je fus réduit au silence, et je compris qu’ils étaient dans une prison tout aussi sûre que s’ils eussent été renfermés dans le château de Moscou. Cependant il me vint la pensée que je pourrais fort bien devenir l’instrument de la délivrance de cet excellent homme, et qu’il me serait très aisé de l’emmener, puisque dans le pays on n’exerçait point sur lui de surveillance. Après avoir roulé cette idée dans ma tête quelques instants, je lui dis que, comme je n’allais pas à Moscou, mais à Arkhangel, et que je voyageais à la manière des caravanes, ce qui me permettait de ne pas coucher dans les stations militaires du désert, et de camper chaque nuit où je voulais, nous pourrions facilement gagner sans malencontre cette ville, où je le mettrais immédiatement en sûreté à bord d’un vaisseau anglais ou hollandais qui nous transporterait tous deux à bon port.—«Quant à votre subsistance et aux autres détails, ajoutai-je, je m’en chargerai jusqu’à ce que vous puissiez faire mieux vous-même.»
Il m’écouta très attentivement et me regarda fixement tout le temps que je parlai; je pus même voir sur son visage que mes paroles jetaient son esprit dans une grande émotion. Sa couleur changeait à tout moment, ses yeux s’enflammaient, toute sa contenance trahissait l’agitation de son cœur. Il ne put me répliquer immédiatement quand j’eus fini. On eût dit qu’il attendait ce qu’il devait répondre. Enfin, après un moment de silence, il m’embrassa en s’écriant:—«Malheureux que nous sommes, infortunées créatures, il faut donc que même les plus grands actes de l’amitié soient pour nous des occasions de chute, il faut donc que nous soyons les tentateurs l’un de l’autre? Mon cher ami, continua-t-il, votre offre est si honnête, si désintéressée, si bienveillante pour moi, qu’il faudrait que j’eusse une bien faible connaissance du monde si, tout à la fois, je ne m’en étonnais pas et ne reconnaissais pas l’obligation que je vous en ai. Mais croyez-vous que j’aie été sincère dans ce que je vous ai si souvent dit de mon mépris pour le monde? Croyez-vous que je vous aie parlé du fond de l’âme, et qu’en cet exil je sois réellement parvenu à ce degré de félicité qui m’a placé au-dessus de tout ce que le monde pouvait me donner et pouvait faire pour moi? Croyez-vous que j’étais franc quand je vous ai dit que je ne voudrais pas m’en retourner, fussé-je rappelé pour redevenir tout ce que j’étais autrefois à la cour, et pour rentrer dans la faveur du Czar, mon maître? Croyez-vous, mon ami, que je sois un honnête homme, ou pensez-vous que je sois un orgueilleux hypocrite?»—Ici il s’arrêta comme pour écouter ce que je répondrais; mais je reconnus bientôt que c’était l’effet de la vive émotion de ses esprits: son cœur était plein, il ne pouvait poursuivre. Je fus, je l’avoue, aussi frappé de ces sentiments qu’étonné de trouver un tel homme, et j’essayai de quelques arguments pour le pousser à recouvrer sa liberté. Je lui représentai qu’il devait considérer ceci comme une porte que lui ouvrait le ciel pour sa délivrance, comme une sommation que lui faisait la Providence, qui dans sa sollicitude dispose tous les événements, pour qu’il eût à améliorer son état et à se rendre utile dans le monde.
Ayant eu le temps de se remettre:—«Que savez-vous, sir, me dit-il vivement, si, au lieu d’une injonction de la part du ciel, ce n’est pas une instigation de toute autre part me représentant sous des couleurs attrayantes, comme une grande félicité, une délivrance qui peut être en elle-même un piège pour m’entraîner à ma ruine? Ici je ne suis point en proie à la tentation de retourner à mon ancienne misérable grandeur; ailleurs je ne suis pas sûr que toutes les semences d’orgueil, d’ambition, d’avarice et de luxure que je sais au fond de mon cœur ne puissent se raviver, prendre racine, en un mot, m’accabler derechef, et alors l’heureux prisonnier que vous voyez maintenant maître de la liberté de son âme deviendrait, en pleine possession de toute liberté personnelle, le misérable esclave de ses sens. Généreux ami, laissez-moi dans cette heureuse captivité, éloigné de toute occasion de chute, plutôt que de m’exciter à pourchasser une ombre de liberté aux dépens de la liberté de ma raison et aux dépens du bonheur futur que j’ai aujourd’hui en perspective, et qu’alors, j’en ai peur, je perdrais totalement de vue, car je suis de chair, car je suis un homme, rien qu’un homme, car je ne suis pas plus qu’un autre à l’abri des passions. Oh! ne soyez pas à la fois mon ami et mon tentateur.»
Si j’avais été surpris d’abord, je devins alors tout à fait muet, et je restai là à le contempler dans le silence et l’admiration. Le combat que soutenait son âme était si grand que, malgré le froid excessif, il était tout en sueur. Je vis que son esprit avait besoin de retrouver du calme; aussi je lui dis en deux mots que je le laissais réfléchir, que je reviendrais le voir; et je regagnai mon logis.
Environ deux heures après, j’entendis quelqu’un à la porte de la chambre, et je me levais pour aller ouvrir quand il l’ouvrit lui-même et entra.—«Mon cher ami, me dit-il, vous m’aviez presque vaincu, mais je suis revenu à moi. Ne trouvez pas mauvais que je me défende de votre offre. Je vous assure que ce n’est pas que je ne sois pénétré de votre bonté; je viens pour vous exprimer la plus sincère reconnaissance; mais j’espère avoir remporté une victoire sur moi-même.»
-«Mylord, lui répondis-je, j’aime à croire que vous êtes pleinement assuré que vous ne résistez pas à la voix du ciel.»—«Sir, reprit-il, si c’eût été de la part du ciel, la même influence céleste m’eût poussé à l’accepter, mais j’espère, mais je demeure bien convaincu que c’est de par le ciel que je m’en excuse, et quand nous nous séparerons, ce ne sera pas une petite satisfaction pour moi de penser que vous m’aurez laissé honnête homme, sinon homme libre.»
Je ne pouvais plus qu’acquiescer et protester que dans tout cela mon unique but avait été de le servir. Il m’embrassa très affectueusement en m’assurant qu’il en était convaincu et qu’il en serait toujours reconnaissant; puis il m’offrit un très beau présent de zibelines, trop magnifique vraiment pour que je pusse l’accepter d’un homme dans sa position, et que j’aurais refusé s’il ne s’y fût opposé.
Le lendemain matin, j’envoyai à sa seigneurie mon serviteur avec un petit présent de thé, deux pièces de damas chinois, et quatre petits lingots d’or japonais, qui tous ensemble ne pesaient pas plus de six onces ou environ; mais ce cadeau n’approchait pas de la valeur des zibelines, dont je trouvai vraiment, à mon arrivée en Angleterre, près de 200 livres sterling. Il accepta le thé, une des pièces de damas et une des pièces d’or au coin japonais, portant une belle empreinte, qu’il garda, je pense, pour sa rareté; mais il ne voulut rien prendre de plus, et me fit savoir par mon serviteur qu’il désirait me parler.
Quand je me fus rendu auprès de lui, il me dit que je savais ce qui s’était passé entre nous, et qu’il espérait que je ne chercherais plus à l’émouvoir; mais puisque je lui avais fait une si généreuse offre, qu’il me demandait si j’aurais assez de bonté pour la transporter à une autre personne qu’il me nommerait, et à laquelle il s’intéressait beaucoup. Je lui répondis que je ne pouvais dire que je fusse porté à faire autant pour un autre que pour lui pour qui j’avais conçu une estime toute particulière, et que j’aurais été ravi de délivrer; cependant, s’il lui plaisait de me nommer la personne, que je lui rendrais réponse, et que j’espérais qu’il ne m’en voudrait pas si elle ne lui était point agréable. Sur ce, il me dit qu’il s’agissait de son fils unique, qui, bien que je ne l’eusse pas vu, se trouvait dans la même situation que lui, environ à deux cents milles plus loin, de l’autre côté de l’Oby, et que, si j’accueillais sa demande, il l’enverrait chercher.
Je lui répondis sans balancer que j’y consentais. Je fis toutefois quelques cérémonies pour lui donner à entendre que c’était entièrement à sa considération, et parce que, ne pouvant l’entraîner, je voulais lui prouver ma déférence par mon zèle pour son fils. Mais ces choses sont trop fastidieuses pour que je les répète ici. Il envoya le lendemain chercher son fils, qui, au bout de vingt jours, arriva avec le messager, amenant six ou sept chevaux chargés de très riches pelleteries d’une valeur considérable.
Les valets firent entrer les chevaux dans la ville, mais ils laissèrent leur jeune seigneur à quelque distance. A la nuit, il se rendit incognito dans notre appartement, et son père me le présenta. Sur-le-champ nous concertâmes notre voyage, et nous en réglâmes tous les préparatifs.
J’achetai une grande quantité de zibelines, de peaux de renards noirs, de belles hermines, et d’autres riches pelleteries, je les troquai, veux-je dire, dans cette ville, contre quelques-unes des marchandises que j’avais apportées de Chine, particulièrement contre des clous de girofle, des noix muscades dont je vendis là une grande partie, et le reste plus tard à Arkhangel, beaucoup plus avantageusement que je ne l’eusse fait à Londres; aussi mon partner, qui était fort sensible aux profits et pour qui le négoce était chose plus importante que pour moi, fut-il excessivement satisfait de notre séjour en ce lieu à cause du trafic que nous y fîmes.
Ce fut au commencement de juin que je quittai cette place reculée, cette ville dont, je crois, on entend peu parler dans le monde; elle est, par le fait, si éloignée de toutes les routes du commerce, que je ne vois pas pourquoi on s’en entretiendrait beaucoup. Nous ne formions plus alors qu’une très petite caravane, composée seulement de trente-deux chevaux et chameaux. Tous passaient pour être à moi, quoique onze d’entre eux appartinssent à mon nouvel hôte. Il était donc très naturel après cela que je m’attachasse un plus grand nombre de domestiques. Le jeune seigneur passa pour mon intendant; pour quel grand personnage passai-je moi-même? je ne sais; je ne pris pas la peine de m’en informer. Nous eûmes ici à traverser le plus détestable et le plus grand désert que nous eussions rencontré dans tout le voyage; je dis le plus détestable parce que le chemin était creux en quelques endroits et très inégal dans d’autres. Nous nous consolions en pensant que nous n’avions à redouter ni troupes de Tartares, ni brigands, que jamais ils ne venaient sur ce côté de l’Oby, ou du moins très rarement; mais nous nous mécomptions.
Mon jeune seigneur avait avec lui un fidèle valet moscovite ou plutôt sibérien qui connaissait parfaitement le pays, et qui nous conduisit par des chemins détournés pour que nous évitassions d’entrer dans les principales villes échelonnées sur la grande route, telles que Tumen, Soloy-Kamaskoy et plusieurs autres, parce que les garnisons moscovites qui s’y trouvent examinent scrupuleusement les voyageurs, de peur que quelque exilé de marque ne parvienne à rentrer en Moscovie. Mais si, par ce moyen, nous évitions toutes recherches, en revanche nous faisions tout notre voyage dans le désert, et nous étions obligés de camper et de coucher sous nos tentes, tandis que nous pouvions avoir de bons logements dans les villes de la route. Le jeune seigneur le sentait si bien qu’il ne voulait pas nous permettre de coucher dehors, quand nous venions à rencontrer quelque bourg sur notre chemin. Il se retirait seul avec son domestique et passait la nuit en plein air dans les bois, puis le lendemain il nous rejoignait au rendez-vous.
Nous entrâmes en Europe en passant le fleuve Kama, qui, dans cette région, sépare l’Europe de l’Asie. La première ville sur le côté européen s’appelle Soloy-Kamaskoy, ce qui veut dire la grande ville sur le fleuve Kama. Nous nous étions imaginé qu’arrivés là nous verrions quelque changement notable chez les habitants, dans leurs mœurs, leur costume, leur religion, mais nous nous étions trompés, nous avions encore à traverser un vaste désert qui, à ce qu’on rapporte, a près de sept cents milles de long en quelques endroits, bien qu’il n’en ait pas plus de deux cents milles au lieu où nous le passâmes, et, jusqu’à ce que nous fussions sortis de cette horrible solitude, nous trouvâmes très peu de différence entre cette contrée et la Tartarie Mongole.
Nous trouvâmes les habitants pour la plupart païens et ne valant guère mieux que les sauvages de l’Amérique. Leurs maisons et leurs villages sont pleins d’idoles, et leurs mœurs sont tout à fait barbares, excepté dans les villes et dans les villages qui les avoisinent, où ces pauvres gens se prétendent chrétiens de l’Église grecque, mais vraiment leur religion est encore mêlée à tant de restes de superstitions que c’est à peine si l’on peut en quelques endroits la distinguer d’avec la sorcellerie et la magie.
En traversant ce steppe, lorsque nous avions banni toute idée de danger de notre esprit, comme je l’ai déjà insinué, nous pensâmes être pillés et détroussés, et peut-être assassinés par une troupe de brigands. Étaient-ils de ce pays, étaient-ce des bandes roulantes d’Ostiaks (espèce de Tartares ou de peuple sauvage du bord de l’Oby) qui rôdaient ainsi au loin, ou étaient-ce des chasseurs de zibelines de Sibérie, je suis encore à le savoir, mais ce que je sais bien, par exemple, c’est qu’ils étaient tous à cheval, qu’ils portaient des arcs et des flèches et que nous les rencontrâmes d’abord au nombre de quarante-cinq environ. Ils approchèrent de nous jusqu’à deux portées de mousquet, et, sans autre préambule, ils nous environnèrent avec leurs chevaux et nous examinèrent à deux reprises très attentivement. Enfin ils se postèrent juste dans notre chemin; sur quoi nous nous rangeâmes en ligne devant nos chameaux—nous n’étions pourtant que seize hommes en tout—et ainsi rangés nous fîmes halte et dépêchâmes le valet sibérien au service du jeune seigneur, pour voir quelle engeance c’était. Son maître le laissa aller d’autant plus volontiers qu’il avait une vive appréhension que ce ne fût une troupe de Sibériens envoyés à sa poursuite. Cet homme s’avança vers eux avec un drapeau parlementaire et les interpella. Mais quoiqu’il sût plusieurs de leurs langues ou plutôt de leurs dialectes, il ne put comprendre un mot de ce qu’ils répondaient. Toutefois, à quelques signes ayant cru reconnaître qu’ils le menaçaient de lui tirer dessus s’il s’approchait, ce garçon s’en revint comme il était parti. Seulement il nous dit qu’il présumait, à leur costume, que ces Tartares devaient appartenir à quelque horde kalmoucke ou circassienne, et qu’ils devaient se trouver en bien plus grand nombre dans le désert, quoiqu’il n’eût jamais entendu dire qu’auparavant ils eussent été vus si loin vers le nord.
C’était peu consolant pour nous, mais il n’y avait point de remède.—A main gauche, à environ un quart de mille de distance, se trouvait un petit bocage, un petit bouquet d’arbres très serrés, et fort près de la route. Sur-le-champ je décidai qu’il nous fallait avancer jusqu’à ces arbres et nous y fortifier de notre mieux, envisageant d’abord que leur feuillage nous mettrait en grande partie à couvert des flèches de nos ennemis, et, en second lieu, qu’ils ne pourraient venir nous y charger en masse: ce fut, à vrai dire, mon vieux pilote qui en fit la proposition. Ce brave avait cette précieuse qualité, qui ne l’abandonnait jamais, d’être toujours le plus prompt et plus apte à nous diriger et à nous encourager dans les occasions périlleuses. Nous avançâmes donc immédiatement, et nous gagnâmes en toute hâte ce petit bois, sans que les Tartares ou les brigands, car nous ne savions comment les appeler, eussent fait le moindre mouvement pour nous en empêcher. Quand nous fûmes arrivés, nous trouvâmes, à notre grande satisfaction, que c’était un terrain marécageux et plein de fondrières d’où, sur le côté, s’échappait une fontaine, formant un ruisseau, joint à quelque distance de là par un autre petit courant. En un mot, c’était la source d’une rivière considérable appelée plus loin Wirtska. Les arbres qui croissaient autour de cette source n’étaient pas en tout plus de deux cents, mais ils étaient très gros et plantés fort épais. Aussi, dès que nous eûmes pénétré dans ce bocage, vîmes-nous que nous y serions parfaitement à l’abri de l’ennemi, à moins qu’il ne mît pied à terre pour nous attaquer.
Mais afin de rendre cette attaque même difficile, notre vieux Portugais, avec une patience incroyable, s’avisa de couper à demi de grandes branches d’arbres, et de les laisser pendre d’un tronc à l’autre pour former une espèce de palissade tout autour de nous.
Nous attendions là depuis quelques heures que nos ennemis exécutassent un mouvement sans nous être aperçus qu’ils eussent fait mine de bouger, quand environ deux heures avant la nuit ils s’avancèrent droit sur nous. Quoique nous ne l’eussions point remarqué, nous vîmes alors qu’ils avaient été rejoints par quelques gens de leur espèce, de sorte qu’ils étaient bien quatre-vingts cavaliers parmi lesquels nous crûmes distinguer quelques femmes. Lorsqu’ils furent à demi-portée de mousquet de notre petit bois, nous tirâmes un coup à poudre et leur adressâmes la parole en langue russienne pour savoir ce qu’ils voulaient et leur enjoindre de se tenir à distance; mais comme ils ne comprenaient rien à ce que nous leur disions, ce coup ne fit que redoubler leur fureur, et ils se précipitèrent du côté du bois, ne s’imaginant pas que nous y étions si bien barricadés qu’il leur serait impossible d’y pénétrer. Notre vieux pilote, qui avait été notre ingénieur, fut aussi notre capitaine. Il nous pria de ne point faire feu dessus qu’ils ne fussent à portée de pistolet, afin de pouvoir être sûrs de leur faire mordre la poussière, et de ne point tirer que nous ne fussions sûrs d’avoir bien ajusté. Nous nous en remîmes à son commandement, mais il différa si longtemps le signal que quelques-uns de nos adversaires n’étaient pas éloignés de nous de la longueur de deux piques quand nous leur envoyâmes notre décharge.
Nous visâmes si juste, ou la Providence dirigea si sûrement nos coups, que de cette première salve nous en tuâmes quatorze et en blessâmes plusieurs autres, cavaliers et chevaux; car nous avions tous chargé nos armes de deux ou trois balles au moins.
Ils furent terriblement surpris de notre feu, et se retirèrent immédiatement à environ une centaine de verges. Ayant profité de ce moment pour recharger nos armes, et voyant qu’ils se tenaient à cette distance, nous fîmes une sortie et nous emparâmes de quatre ou cinq de leurs chevaux dont nous supposâmes que les cavaliers avaient été tués. Aux corps restés sur la place nous reconnûmes de suite que ces gens étaient des Tartares; mais à quel pays appartenaient-ils, mais comment en étaient-ils venus à faire une excursion si longue, c’est ce que nous ne pûmes savoir.
Environ une heure après ils firent un second mouvement pour nous attaquer, et galopèrent autour de notre petit bois pour voir s’ils pourraient y pénétrer par quelque autre point; mais, nous trouvant toujours prêts à leur faire face, ils se retirèrent de nouveau: sur quoi nous résolûmes de ne pas bouger de là pour cette nuit.
Nous dormîmes peu, croyez-le. Nous passâmes la plus grande partie de la nuit à fortifier notre retrait, et à barricader toutes les percées du bois; puis, faisant une garde sévère, nous attendîmes le jour. Mais, quand il parut, il nous fit faire une fâcheuse découverte; car l’ennemi, que nous pensions découragé par la réception de la veille, s’était renforcé de plus de deux cents hommes et avait dressé onze ou douze huttes comme s’il était déterminé à nous assiéger.
Ce petit camp était planté en pleine campagne à trois quarts de mille de nous environ. Nous fûmes tout de bon grandement surpris à cette découverte, et j’avoue que je me tins alors pour perdu, moi et tout ce que j’avais. La perte de mes effets, bien qu’ils fussent considérables, me touchait moins que la pensée de tomber entre les mains de pareils barbares, tout à la fin de mon voyage, après avoir traversé tant d’obstacles et de hasards, et même en vue du port où nous espérions sûreté et délivrance. Quant à mon partner, il enrageait; il protestait que la perte de ses marchandises serait sa ruine, qu’il aimait mieux mourir que d’être réduit à la misère et qu’il voulait combattre jusqu’à la dernière goutte de son sang.
Le jeune seigneur, brave au possible, voulait aussi combattre jusqu’au dernier soupir, et mon vieux pilote avait pour opinion que nous pouvions résister à nos ennemis, postés comme nous l’étions. Toute la journée se passa ainsi en discussions sur ce que nous devions faire, mais vers le soir nous nous aperçûmes que le nombre de nos ennemis s’était encore accru. Comme ils rôdaient en plusieurs bandes à la recherche de quelque proie, peut-être la première bande avait-elle envoyé des exprès pour demander du secours et donner avis aux autres du butin qu’elle avait découvert, et rien ne nous disait que le lendemain ils ne seraient pas encore en plus grand nombre; aussi commençai-je à m’enquérir auprès des gens que nous avions amenés de Tobolsk s’il n’y avait pas d’autres chemins, des chemins plus détournés par lesquels nous pussions échapper à ces drôles pendant la nuit, puis nous réfugier dans quelque ville, ou nous procurer une escorte pour nous protéger dans le désert.
Le Sibérien, domestique du jeune seigneur, nous dit que si nous avions le dessein de nous retirer et non pas de combattre, il se chargerait, à la nuit, de nous faire prendre un chemin conduisant au nord vers la rivière Petraz, par lequel nous pourrions indubitablement nous évader sans que les Tartares y vissent goutte; mais il ajouta que son seigneur lui avait dit qu’il ne voulait pas s’enfuir, qu’il aimait mieux combattre. Je lui répondis qu’il se méprenait sur son seigneur, qui était un homme trop sage pour vouloir se battre pour le plaisir de se battre; que son seigneur avait déjà donné des preuves de sa bravoure et que je le tenais pour brave, mais que son seigneur avait trop de sens pour désirer mettre aux prises dix-sept ou dix-huit hommes avec cinq cents, à moins d’une nécessité inévitable.—«Si vous pensez réellement, ajoutai-je, qu’il nous soit possible de nous échapper cette nuit, nous n’avons rien de mieux à faire.»—«Que mon seigneur m’en donne l’ordre, répliqua-t-il, et ma vie est à vous si je ne l’accomplis pas.» Nous amenâmes bientôt son maître à donner cet ordre, secrètement toutefois, et nous nous préparâmes immédiatement à le mettre à exécution.
Et d’abord, aussitôt qu’il commença à faire sombre, nous allumâmes un feu dans notre petit camp, que nous entretînmes et que nous disposâmes de manière qu’il pût brûler toute la nuit, afin de faire croire aux Tartares que nous étions toujours là; puis, dès qu’il fit noir, c’est-à-dire dès que nous pûmes voir les étoiles (car notre guide ne voulut pas bouger auparavant), tous nos chevaux et nos chameaux se trouvant prêts et chargés, nous suivîmes notre nouveau guide, qui, je ne tardai pas à m’en apercevoir, se guidait lui-même sur l’étoile polaire, tout le pays ne formant jusqu’au loin qu’une vaste plaine.
Quand nous eûmes marché rudement pendant deux heures, le ciel, non pas qu’il eût été bien sombre jusque-là, commença à s’éclaircir, la lune se leva, et bref il fit plus clair que nous ne l’aurions souhaité. Vers six heures du matin nous avions fait près de quarante milles: à vrai dire, nous avions éreinté nos chevaux. Nous trouvâmes alors un village russien nommé Kirmazinskoy, où nous nous arrêtâmes tout le jour. N’ayant pas eu de nouvelles de nos Tartares Kalmoucks, environ deux heures avant la nuit nous nous remîmes en route et marchâmes jusqu’à huit heures du matin, moins vite toutefois que la nuit précédente. Sur les sept heures nous passâmes une petite rivière appelée Kirtza et nous atteignîmes une bonne et grande ville habitée par les Russiens et très peuplée, nommée Ozomoys. Nous y apprîmes que plusieurs troupes ou hordes de Kalmoucks s’étaient répandues dans le désert, mais que nous n’en avions plus rien à craindre, ce qui fut pour nous une grande satisfaction, je vous l’assure. Nous fûmes obligés de nous procurer quelques chevaux frais en ce lieu, et comme nous avions grand besoin de repos, nous y demeurâmes cinq jours; et, mon partner et moi, nous convînmes de donner à l’honnête Sibérien qui nous y avait conduits la valeur de dix pistoles pour sa peine.
Après une nouvelle marche de cinq jours nous atteignîmes Veussima, sur la rivière Witzogda qui se jette dans la Dvina: nous touchions alors au terme heureux de nos voyages par terre, car ce fleuve, en sept jours de navigation, pouvait nous conduire à Arkhangel. De Veussima nous nous rendîmes à Laurenskoy, au confluent de la rivière, le 3 juillet, où nous nous procurâmes deux bateaux de transport, et une barge pour notre propre commodité. Nous nous embarquâmes le 7, et nous arrivâmes tous sains et saufs a Arkhangel le 18, après avoir été un an, cinq mois et trois jours en voyage, y compris notre station de huit mois et quelques jours à Tobolsk.
Nous fûmes obligés d’y attendre six semaines l’arrivée des navires et nous eussions attendu plus longtemps si un navire hambourgeois n’eût devancé de plus d’un mois tous les vaisseaux anglais. Considérant alors que nous pourrions nous défaire de nos marchandises aussi avantageusement à Hambourg qu’à Londres, nous prîmes tous passage sur ce bâtiment. Une fois nos effets à bord, pour en avoir soin, rien ne fut plus naturel que d’y placer mon intendant, le jeune seigneur, qui, par ce moyen, put se tenir caché parfaitement. Tout le temps que nous séjournâmes encore, il ne remit plus le pied à terre, craignant de se montrer dans la ville, où quelques-uns des marchands moscovites l’eussent certainement vu et reconnu.
Nous quittâmes Arkhangel le 20 août de la même année, et, après un voyage pas trop mauvais, nous entrâmes dans l’Elbe le 13 septembre. Là, mon partner et moi, nous trouvâmes un très bon débit de nos marchandises chinoises, ainsi que de nos zibelines et autres pelleteries de Sibérie. Nous fîmes alors le partage de nos bénéfices, et ma part montait à 3,475 livres sterling 17 shillings et 3 pence, malgré toutes les pertes que nous avions essuyées et les frais que nous avions eus; seulement, je me souviens que j’y avais compris la valeur d’environ 600 livres sterling pour les diamants que j’avais achetés au Bengale.
Le jeune seigneur prit alors congé de nous, et s’embarqua sur l’Elbe, dans le dessein de se rendre à la cour de Vienne, où il avait résolu de chercher protection et d’où il pourrait correspondre avec ceux des amis de son père qui vivaient encore. Il ne se sépara pas de moi sans me témoigner toute sa gratitude pour le service que je lui avais rendu, et sans se montrer pénétré de mes bontés pour le prince son père.
Pour conclusion, après être demeuré près de quatre mois à Hambourg, je me rendis par terre à La Haye, où je m’embarquai sur le paquebot, et j’arrivai à Londres le 10 janvier 1705. Il y avait dix ans et neuf mois que j’étais absent d’Angleterre.
Enfin, bien résolu à ne pas me harasser davantage, je suis en train de me préparer pour un plus long voyage que tous ceux-ci, ayant passé soixante-douze ans d’une vie d’une variété infinie, ayant appris suffisamment à connaître le prix de la retraite et le bonheur qu’il y a à finir ses jours en paix.