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Aventures surprenantes de Robinson Crusoé

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Le radeau.—Visites au navire.—Forteresse de Robinson.—Réflexions consolantes.—Journal.—Les affaires du ménage.—Une récolte imprévue.—Tremblement de terre et ouragan.—Violente fièvre.—Pensées d’un malade.—Nouvelles découvertes.—Anniversaire du naufrage.

Mon radeau était alors assez fort pour porter un poids raisonnable; il ne s’agissait plus que de voir de quoi je le chargerais, et comment je préserverais ce chargement du ressac de la mer. J’eus bientôt pris ma détermination. D’abord, je mis tous les bordages et toutes les planches que je pus atteindre; puis, ayant bien songé à ce dont j’avais le plus besoin, je pris premièrement trois coffres de matelots, que j’avais forcés et vidés, et je les descendis sur mon radeau. Le premier je le remplis de provisions, savoir: du pain, du riz, trois fromages de Hollande, cinq pièces de viande de chèvre séchée, dont l’équipage faisait sa principale nourriture, et un petit reste de blé d’Europe mis à part pour quelques poules que nous avions embarquées et qui avaient été tuées. Il y avait aussi à bord un peu d’orge et de froment mêlés ensemble; mais je m’aperçus, à mon grand désappointement, que ces grains avaient été mangés ou gâtés par les rats. Quant aux liqueurs, je trouvai plusieurs caisses de bouteilles appartenant à notre patron, dans lesquelles étaient quelques eaux cordiales, et enfin environ cinq ou six gallons d’arack; mais je les arrimai séparément parce qu’il n’était pas nécessaire de les mettre dans le coffre, et que, d’ailleurs, il n’y avait plus de place pour elles. Tandis que j’étais occupé à ceci, je remarquai que la marée, quoique très calme, commençait à monter, et j’eus la mortification de voir flotter au large mon justaucorps, ma chemise et ma veste, que j’avais laissés sur le sable du rivage. Quant à mon haut-de-chausses, qui était seulement de toile et ouvert aux genoux, je l’avais gardé sur moi ainsi que mes bas pour nager jusqu’à bord. Quoi qu’il en soit, cela m’obligea d’aller à la recherche des hardes. J’en trouvai suffisamment, mais je ne pris que ce dont j’avais besoin pour le présent; car il y avait d’autres choses que je convoitais bien davantage, telles que des outils pour travailler à terre. Ce ne fut qu’après une longue quête que je découvris le coffre du charpentier, qui fut alors, en vérité, une capture plus profitable et d’une bien plus grande valeur, pour moi, que ne l’eût été un plein vaisseau d’or. Je le descendis sur mon radeau tel qu’il était, sans perdre mon temps à regarder dedans, car je savais, en général, ce qu’il contenait.

Je pensai ensuite aux munitions et aux armes; il y avait dans la grande chambre deux très bons fusils de chasse et deux pistolets; je les mis d’abord en réserve avec quelques poires à poudre, un petit sac de menu plomb et deux vieilles épées rouillées. Je savais qu’il existait à bord trois barils de poudre, mais j’ignorais où notre canonnier les avait rangés; enfin je les trouvai après une longue perquisition. Il y en avait un qui avait été mouillé; les deux autres étaient secs et en bon état, et je les mis avec les armes sur mon radeau. Me croyant alors assez bien chargé, je commençai à songer comment je devais conduire tout cela au rivage; car je n’avais ni voile, ni aviron, ni gouvernail, et la moindre bouffée de vent pouvait submerger mon embarcation.

Trois choses relevaient mon courage: 1o une mer calme et unie; 2o la marée montante et portant à la terre; 3o le vent, qui, tout faible qu’il était, soufflait vers le rivage. Enfin, ayant trouvé deux ou trois rames rompues appartenant à la chaloupe, et deux scies, une hache et un marteau, en outre des outils qui étaient dans le coffre, je me mis en mer avec ma cargaison. Jusqu’à un mille, ou environ, mon radeau alla très bien; seulement je m’aperçus qu’il dérivait un peu au delà de l’endroit où d’abord j’avais pris terre. Cela me fit juger qu’il y avait là un courant d’eau, et me fit espérer, par conséquent, de trouver une crique ou une rivière dont je pourrais faire usage comme d’un port, pour débarquer mon chargement.

La chose était ainsi que je l’avais présumé. Je découvris devant moi une petite ouverture de terre, et je vis la marée qui s’y précipitait. Je gouvernai donc mon radeau du mieux que je pus pour le maintenir dans le milieu du courant; mais là je faillis à faire un second naufrage, qui, s’il fût advenu, m’aurait, à coup sûr, brisé le cœur. Cette côte m’étant tout à fait inconnue, j’allai toucher d’un bout de mon radeau sur un banc de sable, et comme l’autre bout n’était point ensablé, peu s’en fallut que toute ma cargaison ne glissât hors du train et ne tombât dans l’eau. Je fis tout mon possible, en appuyant mon dos contre les coffres, pour les retenir à leur place; car tous mes efforts eussent été insuffisants pour repousser le radeau; je n’osais pas, d’ailleurs, quitter la posture où j’étais. Soutenant ainsi les coffres de toutes mes forces, je demeurai dans cette position près d’une demi-heure, durant laquelle la crue de la marée vint me remettre un peu plus de niveau. L’eau s’élevant toujours, quelque temps après, mon train surnagea de nouveau, et, avec la rame que j’avais, je le poussai dans le chenal. Lorsque j’eus été dressé plus haut, je me trouvai enfin à l’embouchure d’une petite rivière, entre deux rives, sur un courant ou flux rapide qui remontait. Cependant je cherchais des yeux, sur l’un et l’autre bord, une place convenable pour prendre terre; car espérant, avec le temps, apercevoir quelque navire en mer, je ne voulais pas me laisser entraîner trop avant; et c’est pour cela que je résolus de m’établir aussi près de la côte que je le pourrais.

Enfin je découvris une petite anse sur la rive droite de la crique, vers laquelle, non sans beaucoup de peine et de difficulté, je conduisis mon radeau. J’en approchai si près, que, touchant le fond avec ma rame, j’aurais pu l’y pousser directement; mais, le faisant, je courais de nouveau le risque de submerger ma cargaison, parce que la côte était roide, c’est-à-dire à pic, et qu’il n’y avait pas une place pour aborder, où, si l’extrémité de mon train eût porté à terre, il n’eût été élevé aussi haut et incliné aussi bas de l’autre côté que la première fois, et n’eût mis encore mon chargement en danger. Tout ce que je pus faire, ce fut d’attendre que la marée fût à sa plus grande hauteur, me servant d’un aviron en guise d’ancre pour retenir mon radeau et l’appuyer contre le bord, proche d’un terrain plat que j’espérais voir inondé, ce qui arriva effectivement. Sitôt que je trouvai assez d’eau,—mon radeau tirait environ un pied,—je le poussai sur le terrain plat, où je l’attachai ou amarrai en fichant dans la terre mes deux rames brisées; l’une d’un côté près d’un bout, l’autre du côté opposé près de l’autre bout, et je demeurai ainsi jusqu’à ce que le jusant eût laissé en sûreté, sur le rivage, mon radeau et toute ma cargaison.

Ensuite ma première occupation fut de reconnaître le pays, et de chercher un endroit favorable pour ma demeure et pour ranger mes bagages, et les mettre à couvert de tout ce qui pourrait advenir. J’ignorais encore où j’étais. Était-ce une île ou le continent? Était-ce habité ou inhabité? Étais-je ou n’étais-je pas en danger des bêtes féroces? A un mille de moi au plus, il y avait une montagne très haute et très escarpée qui semblait en dominer plusieurs autres dont la chaîne s’étendait au nord. Je pris un de mes fusils de chasse, un de mes pistolets et une poire à poudre, et armé de la sorte je m’en allai à la découverte sur cette montagne. Après avoir, avec beaucoup de peine et de difficulté, gravi sur la cime, je compris, à ma grande affliction, ma destinée, c’est-à-dire que j’étais dans une île au milieu de l’Océan, d’où je n’apercevais d’autre terre que des récifs fort éloignés et deux petites îles moindres que celle où j’étais, situées à trois lieues environ vers l’ouest.

Je reconnus aussi que l’île était inculte, et que vraisemblablement elle n’était habitée que par des bêtes féroces; pourtant je n’en apercevais aucune; mais, en revanche, je voyais quantité d’oiseaux dont je ne connaissais pas l’espèce. Je n’aurais pas même pu, lorsque j’en aurais tué, distinguer ceux qui étaient bons à manger de ceux qui ne l’étaient pas. En revenant, je tirai sur un gros oiseau que je vis se poser sur un arbre, au bord d’un grand bois; c’était, je pense, le premier coup de fusil qui eût été tiré en ce lieu depuis la création du monde. Je n’eus pas plutôt fait feu, que de toutes les parties du bois il s’éleva une grande quantité d’oiseaux de diverses espèces, faisant une rumeur confuse et criant chacun selon sa note accoutumée. Pas un d’eux n’était d’une espèce qui me fût connue. Quant à l’animal que je tuai, je le pris pour une sorte de faucon; il en avait la couleur et le bec, mais non pas les serres ni les éperons; sa chair était puante et ne valait absolument rien.

Me contentant de cette découverte, je revins à mon radeau et me mis à l’ouvrage pour le décharger. Cela me prit tout le reste du jour. Que ferais-je de moi à la nuit? Où reposerais-je? en vérité je l’ignorais; car je redoutais de coucher à terre, ne sachant si quelque bête féroce ne me dévorerait pas. Comme j’ai eu lieu de le reconnaître depuis, ces craintes étaient réellement mal fondées.

Néanmoins, je me barricadai aussi bien que je pus, avec les coffres et les planches que j’avais apportés sur le rivage, et je me fis une sorte de hutte pour mon logement de cette nuit-là. Quant à ma nourriture, je ne savais pas encore comment j’y suppléerais, si ce n’est que j’avais vu deux ou trois animaux semblables à des lièvres s’enfuir hors du bois où j’avais tiré sur l’oiseau.

Alors je commençai à réfléchir que je pourrais encore enlever du vaisseau bien des choses qui me seraient fort utiles, particulièrement des cordages et des voiles, et autres objets qui pourraient être transportés. Je résolus donc de faire un nouveau voyage à bord si c’était possible; et, comme je n’ignorais pas que la première tourmente qui soufflerait briserait nécessairement le navire en mille pièces, je renonçai à rien entreprendre jusqu’à ce que j’en eusse retiré tout ce que je pourrais en avoir. Alors je tins conseil, en mes pensées, veux-je dire, pour décider si je me resservirais du même radeau. Cela me parut impraticable; aussi me déterminai-je à y retourner comme la première fois, quand la marée serait basse, ce que je fis; seulement je me déshabillai avant de sortir de ma hutte, ne conservant qu’une chemise rayée[12], une paire de braies de toile et des escarpins.

Je me rendis pareillement à bord et je préparai un second radeau. Ayant eu l’expérience du premier, je fis celui-ci plus léger et je le chargeai moins pesamment; j’emportai, toutefois, quantité de choses d’une très grande utilité pour moi. Premièrement, dans la soute aux rechanges du maître charpentier, je trouvai deux ou trois sacs pleins de pointes et de clous, une grande tarière, une douzaine ou deux de haches, et, de plus, cette chose d’un si grand usage nommée meule à aiguiser. Je mis tout cela à part, et j’y réunis beaucoup d’objets appartenant au canonnier, nommément deux ou trois leviers de fer, deux barils de balles de mousquet, sept mousquets, un troisième fusil de chasse, une petite quantité de poudre, un gros sac plein de cendrée et un grand rouleau de feuilles de plomb; mais ce dernier était si pesant que je ne pus le soulever pour le faire passer par-dessus le bord.

En outre je pris une voile de rechange du petit hunier, un hamac, un coucher complet et tous les vêtements que je pus trouver. Je chargeai donc mon second radeau de tout ceci, que j’amenai sain et sauf sur le rivage, à ma très grande satisfaction.

Durant mon absence j’avais craint que, pour le moins, mes provisions ne fussent dévorées; mais, à mon retour, je ne trouvai aucune trace de visiteur, seulement un animal semblable à un chat sauvage était assis sur un des coffres. Lorsque je m’avançai vers lui, il s’enfuit à une petite distance, puis s’arrêta tout court; et s’asseyant, très calme et très insouciant, il me regarda en face, comme s’il eût eu envie de lier connaissance avec moi. Je lui présentai mon fusil; mais comme il ne savait ce que cela signifiait, il y resta parfaitement indifférent, sans même faire mine de s’en aller. Sur ce, je lui jetai un morceau de biscuit, bien que, certes, je n’en fusse pas fort prodigue, car ma provision n’était pas considérable. N’importe, je lui donnai ce morceau, et il s’en approcha, le flaira, le mangea, puis me regarda d’un air d’aise pour en avoir encore; mais je le remerciai, ne pouvant lui en offrir davantage; alors il se retira.

Ma seconde cargaison ayant gagné la terre, encore que j’eusse été contraint d’ouvrir les barils et d’en emporter la poudre par paquets,—car c’étaient de gros tonneaux fort lourds,—je me mis à l’ouvrage pour me faire une petite tente avec la voile, et des perches que je coupai à cet effet. Sous cette tente je rangeai tout ce qui pouvait se gâter à la pluie ou au soleil, et j’empilai en cercle, à l’entour, tous les coffres et tous les barils vides, pour la fortifier contre toute attaque soudaine, soit d’hommes, soit de bêtes.

Cela fait, je barricadai en dedans, avec des planches, la porte de cette tente, et, en dehors, avec une caisse vide posée debout; puis j’étendis à terre un de mes couchers. Plaçant mes pistolets à mon chevet et mon fusil à côté de moi, je me mis au lit pour la première fois, et dormis très paisiblement toute la nuit, car j’étais accablé de fatigue. Je n’avais que fort peu reposé la nuit précédente, et j’avais rudement travaillé tout le jour, tant à aller quérir à bord toutes ces choses qu’à les transporter à terre.

J’avais alors le plus grand magasin d’objets de toute sorte, qui, sans doute, eût jamais été amassé pour un seul homme, mais je n’étais pas satisfait encore; je pensais que tant que le navire resterait à l’échouage, il était de mon devoir d’en retirer tout ce que je pourrais. Chaque jour, donc, j’allais à bord à mer étale, et je rapportais une chose ou une autre; nommément, la troisième fois que je m’y rendis, j’enlevai autant d’agrès qu’il me fut possible, tous les petits cordages et le fil à voile, une pièce de toile de réserve pour raccommoder les voiles au besoin, et le baril de poudre mouillée. Bref, j’emportai toutes les voiles, depuis la première jusqu’à la dernière; seulement je fus obligé de les couper en morceaux, pour en apporter à la fois autant que possible. D’ailleurs ce n’était plus comme voilure, mais comme simple toile qu’elles devaient servir.

Ce qui me fit le plus de plaisir, ce fut qu’après cinq ou six voyages semblables, et lorsque je pensais que le bâtiment ne contenait plus rien qui valût la peine que j’y touchasse, je découvris une grande barrique de biscuit[13], trois gros barils de rhum ou de liqueurs fortes, une caisse de sucre et un baril de fine fleur de farine. Cela m’étonna beaucoup, parce que je ne m’attendais plus à trouver d’autres provisions que celles avariées par l’eau. Je vidai promptement la barrique de biscuit, j’en fis plusieurs parts, que j’enveloppai dans quelques morceaux de voile que j’avais taillés. Et, en un mot, j’apportai encore tout cela heureusement à terre.

Le lendemain, je fis un autre voyage. Comme j’avais dépouillé le vaisseau de tout ce qui était d’un transport facile, je me mis après les câbles. Je coupai celui de grande touée en morceaux proportionnés à mes forces; et j’en amassai deux autres ainsi qu’une aussière, et tous les ferrements que je pus arracher. Alors je coupai la vergue de civadière et la vergue d’artimon, et tout ce qui pouvait me servir à faire un grand radeau, pour charger tous ces pesants objets, et je partis. Mais ma bonne chance commençait alors à m’abandonner: ce radeau était si lourd et tellement surchargé, qu’ayant donné dans la petite anse où je débarquais mes provisions, et ne pouvant pas le conduire aussi adroitement que j’avais conduit les autres, il chavira, et me jeta dans l’eau avec ma cargaison. Quant à moi-même, le mal ne fut pas grand, car j’étais proche du rivage; mais ma cargaison fut perdue en grande partie, surtout le fer, que je comptais devoir m’être d’un si grand usage. Néanmoins, quand la marée se fut retirée, je portai à terre la plupart des morceaux de câble, et quelque peu du fer, mais avec une peine infinie, car pour cela je fus obligé de plonger dans l’eau, travail qui me fatiguait extrêmement. Toutefois je ne laissais pas chaque jour de retourner à bord, et d’en rapporter tout ce que je pouvais.

Il y avait alors treize jours que j’étais à terre; j’étais allé onze fois à bord du vaisseau, et j’en avais enlevé, durant cet intervalle, tout ce qu’il était possible à un seul homme d’emporter. Et je crois vraiment que si le temps calme eût continué, j’aurais amené tout le bâtiment, pièce à pièce. Comme je me préparais à aller à bord pour la douzième fois, je sentis le vent qui commençait à se lever. Néanmoins, à la marée basse, je m’y rendis; et quoique je pensasse avoir parfaitement fouillé la chambre du capitaine, et que je n’y crusse plus rien rencontrer, je découvris pourtant un meuble garni de tiroirs, dans l’un desquels je trouvai deux ou trois rasoirs, une paire de grands ciseaux, et une douzaine environ de bons couteaux et de fourchettes;—puis, dans un autre, la valeur au moins de trente-six livres sterling en espèces d’or et d’argent, soit européennes, soit brésiliennes, et entre autres quelques pièces de huit.

A la vue de cet argent je souris en moi-même, et je m’écriai:—«O drogue! à quoi es-tu bonne? Tu ne vaux pas la peine que je me baisse pour te prendre! Un seul de ces couteaux est plus pour moi que cette somme[14]. Je n’ai nul besoin de toi; demeure donc où tu es, et va au fond de la mer, comme une créature qui ne mérite pas qu’on la sauve.»—Je me ravisai cependant, je le pris, et, l’ayant enveloppé avec les autres objets dans un morceau de toile, je songeai à faire un nouveau radeau. Sur ces entrefaites, je m’aperçus que le ciel était couvert, et que le vent commençait à fraîchir. Au bout d’un quart d’heure il souffla un bon frais de la côte. Je compris de suite qu’il était inutile d’essayer à faire un radeau avec une brise venant de terre, et que mon affaire était de partir avant qu’il y eût du flot, qu’autrement je pourrais bien ne jamais revoir le rivage. Je me jetai donc à l’eau, et je traversai à la nage le chenal ouvert entre le bâtiment et les sables, mais avec assez de difficulté, à cause des objets pesants que j’avais sur moi, et du clapotage de la mer; car le vent força si brusquement, que la tempête se déchaîna avant même que la marée fût haute.

Mais j’étais déjà rentré chez moi, dans ma petite tente, et assis en sécurité au milieu de toute ma richesse. Il fit un gros temps toute la nuit; et, le matin, quand je regardai en mer, le navire avait disparu. Je fus un peu surpris; mais je me remis aussitôt par cette consolante réflexion, que je n’avais point perdu de temps ni épargné aucune diligence pour en retirer tout ce qui pouvait m’être utile; et, qu’au fait, il y était resté peu de choses que j’eusse pu transporter quand même j’aurais eu plus de temps.

Dès lors je détournai mes pensées du bâtiment et de ce qui pouvait en provenir, sans renoncer toutefois aux débris qui viendraient à dériver sur le rivage, comme, en effet, il en dériva dans la suite, mais qui furent pour moi de peu d’utilité.

Mon esprit ne s’occupa plus alors qu’à chercher les moyens de me mettre en sûreté, soit contre les sauvages qui pourraient survenir, soit contre les bêtes féroces, s’il y en avait dans l’île. J’avais plusieurs sentiments touchant l’accomplissement de ce projet, et touchant la demeure que j’avais à me construire, soit que je me fisse une grotte sous terre ou une tente sur le sol. Bref, je résolus d’avoir l’une et l’autre, et de telle sorte, qu’à coup sûr la description n’en sera point hors de propos.

Je reconnus d’abord que le lieu où j’étais n’était pas convenable pour mon établissement. Particulièrement, parce que c’était un terrain bas et marécageux, proche de la mer, que je croyais ne pas devoir être sain, et plus particulièrement encore parce qu’il n’y avait point d’eau douce près de là. Je me déterminai donc à chercher un coin de terre plus favorable.

Je devais considérer plusieurs choses dans le choix de ce site: 1o la salubrité et l’eau douce dont je parlais tout à l’heure; 2o l’abri contre la chaleur du soleil; 3o la protection contre toutes créatures rapaces, soit hommes ou bêtes; 4o la vue de la mer; afin que si Dieu envoyait quelque bâtiment dans ces parages, je pusse en profiter pour ma délivrance: car je ne voulais point encore en bannir l’espoir de mon cœur.

En cherchant un lieu qui réunît tous ces avantages, je trouvai une petite plaine située au pied d’une colline, dont le flanc, regardant cette esplanade, s’élevait à pic comme la façade d’une maison, de sorte que rien ne pouvait venir à moi de haut en bas. Sur le devant de ce rocher, il y avait un enfoncement qui ressemblait à l’entrée ou à la porte d’une cave; mais il n’existait réellement aucune caverne ni aucun chemin souterrain.

Ce fut sur cette pelouse, juste devant cette cavité, que je résolus de m’établir. La plaine n’avait pas plus de cent verges de largeur sur une longueur double, et formait devant ma porte un boulingrin qui s’en allait mourir sur la plage en pente douce et irrégulière. Cette situation était au nord-nord-ouest de la colline, de manière que chaque jour j’étais à l’abri de la chaleur, jusqu’à ce que le soleil déclinât à l’ouest quart sud, ou environ; mais, alors, dans ces climats, il n’est pas éloigné de son coucher.

Avant de dresser ma tente, je traçai devant le creux du rocher un demi-cercle dont le rayon avait environ dix verges à partir du roc, et le diamètre vingt verges depuis un bout jusqu’à l’autre.

Je plantai dans ce demi-cercle deux rangées de gros pieux que j’enfonçai en terre jusqu’à ce qu’ils fussent solides comme des pilotis. Leur gros bout, taillé en pointe, s’élevait hors de terre à la hauteur de cinq pieds et demi; entre les deux rangs il n’y avait pas plus de six pouces d’intervalle.

Je pris ensuite les morceaux de câble que j’avais coupés à bord du vaisseau, et je les posai les uns sur les autres, dans l’entre-deux de la palissade, jusqu’à son sommet. Puis, en dedans du demi-cercle, j’ajoutai d’autres pieux d’environ deux pieds et demi, s’appuyant contre les premiers et leur servant de contre-fiches.

Cet ouvrage était si fort que ni homme ni bête n’aurait pu le forcer ni le franchir. Il me coûta beaucoup de temps et de travail, surtout pour couper les pieux dans les bois, les porter à pied-d’œuvre et les enfoncer en terre.

Pour entrer dans la place, je fis, non pas une porte, mais une petite échelle avec laquelle je passais par-dessus ce rempart. Quand j’étais en dedans, je l’enlevais et la tirais à moi. Je me croyais ainsi parfaitement défendu et fortifié contre le monde entier, et je dormais donc en toute sécurité pendant la nuit, ce qu’autrement je n’aurais pu faire. Pourtant, comme je le reconnus dans la suite, il n’était nullement besoin de toutes ces précautions contre des ennemis que je m’étais imaginé avoir à redouter.

Dans ce retranchement ou cette forteresse, je transportai avec beaucoup de peine toutes mes richesses, tous mes vivres, toutes mes munitions et provisions, dont plus haut vous avez eu le détail, et je me dressai une vaste tente que je fis double, pour me garantir des pluies qui sont excessives en cette région pendant un certain temps de l’année; c’est-à-dire que j’établis d’abord une tente de médiocre grandeur; ensuite une plus spacieuse par-dessus, recouverte d’une grande toile goudronnée que j’avais mise en réserve avec les voiles.

Dès lors je cessai pour un temps de coucher dans le lit que j’avais apporté à terre, préférant un fort bon hamac qui avait appartenu au capitaine de notre vaisseau.

Ayant apporté dans cette tente toutes mes provisions et tout ce qui pouvait se gâter à l’humidité, et ayant ainsi renfermé tous mes biens, je condamnai le passage que, jusqu’alors, j’avais laissé ouvert, et je passai et repassai avec ma petite échelle, comme je l’ai dit.

Cela fait, je commençai à creuser dans le roc, et transportant à travers ma tente la terre et les pierres que j’en tirais, j’en formai une sorte de terrasse qui éleva le sol d’environ un pied et demi en dedans de la palissade. Ainsi, justement derrière ma tente, je me fis une grotte, qui me servait comme de cellier pour ma maison.

Il m’en coûta beaucoup de travail et beaucoup de temps avant que je pusse porter à leur perfection ces différents ouvrages; c’est ce qui m’oblige à reprendre quelques faits qui fixèrent une partie de mon attention durant ce temps. Un jour, lorsque ma tente et ma grotte n’existaient encore qu’en projet, il arriva qu’un nuage sombre et épais fondit en pluie d’orage, et que soudain un éclair en jaillit, et fut suivi d’un grand coup de tonnerre. La foudre m’épouvanta moins que cette pensée, qui traversa mon esprit avec la rapidité même de l’éclair: O ma poudre!... Le cœur me manqua quand je songeai que toute ma poudre pouvait sauter d’un seul coup; ma poudre, mon unique moyen de pourvoir à ma défense et à ma nourriture. Il s’en fallait de beaucoup que je fusse aussi inquiet sur mon propre danger, et cependant si la poudre eût pris feu, je n’aurais pas eu le temps de reconnaître d’où venait le coup qui me frappait.

Cette pensée fit une telle impression sur moi, qu’aussitôt l’orage passé, je suspendis mes travaux, ma bâtisse et mes fortifications, et me mis à faire des sacs et des boîtes pour diviser ma poudre par petites quantités: espérant qu’ainsi séparée, quoiqu’il pût advenir, tout ne pourrait s’enflammer à la fois; puis je dispersai ces paquets de telle façon qu’il aurait été impossible que le feu se communiquât de l’un à l’autre. J’achevai cette besogne en quinze jours environ; et je crois que ma poudre, qui pesait bien en tout deux cent quarante livres, ne fut pas divisée en moins de cent paquets. Quant au baril qui avait été mouillé, il ne me donnait aucune crainte; aussi le plaçai-je dans ma nouvelle grotte, que par fantaisie j’appelais ma cuisine; et quant au reste, je le cachai à une grande hauteur et profondeur, dans des trous de rochers, à couvert de la pluie, et que j’eus grand soin de remarquer.

Tandis que j’étais occupé à ce travail, je sortais au moins une fois chaque jour avec mon fusil, soit pour me récréer, soit pour voir si je ne pourrais pas tuer quelque animal pour ma nourriture, soit enfin pour reconnaître autant qu’il me serait possible quelles étaient les productions de l’île. Dès ma première exploration je découvris qu’il y avait des chèvres, ce qui me causa une grande joie; mais cette joie fut vite modérée par un désappointement: ces animaux étaient si méfiants, si fins, si rapides à la course, que c’était la chose du monde la plus difficile que de les approcher. Cette circonstance ne me découragea pourtant pas, car je ne doutais nullement que je n’en pusse blesser de temps à autre, ce qui ne tarda pas à se vérifier. Après avoir observé un peu leurs habitudes, je leur dressai une embûche. J’avais remarqué que lorsque du haut des rochers elles m’apercevaient dans les vallées, elles prenaient l’épouvante et s’enfuyaient. Mais si elles paissaient dans la plaine, et que je fusse sur quelque éminence, elles ne prenaient nullement garde à moi. De là je conclus que, par la position de leurs yeux, elles avaient la vue tellement dirigée en bas, qu’elles ne voyaient pas aisément les objets placés au-dessus d’elles. J’adoptai en conséquence la méthode de commencer toujours ma chasse par grimper sur des rochers qui les dominaient, et de là je l’avais souvent belle pour tirer. Du premier coup que je lâchai sur ces chèvres, je tuai une bique qui avait auprès d’elle un petit cabri qu’elle nourrissait, ce qui me fit beaucoup de peine. Quand la mère fut tombée, le petit chevreau non seulement resta auprès d’elle jusqu’à ce que j’allasse la ramasser, mais encore quand je l’emportai sur mes épaules, il me suivit jusqu’à mon enclos. Arrivé là, je la déposai à terre, et prenant le biquet dans mes bras, je le passai par-dessus la palissade, dans l’espérance de l’apprivoiser. Mais il ne voulut point manger, et je fus donc obligé de le tuer et de le manger moi-même. Ces deux animaux me fournirent de viande pour longtemps, car je vivais avec parcimonie, et ménageais mes provisions,—surtout mon pain,—autant qu’il était possible.

Ayant alors fixé le lieu de ma demeure, je trouvai qu’il était absolument nécessaire que je pourvusse à un endroit pour faire du feu, et à des provisions de chauffage. De ce que je fis à cette intention, de la manière dont j’agrandis ma grotte, et des aisances que j’y ajoutai, je donnerai amplement le détail en ses temps et lieu; mais il faut d’abord que je parle de moi-même, et du tumulte de mes pensées sur ma vie.

Ma situation m’apparaissait sous un jour affreux; comme je n’avais échoué sur cette île qu’après avoir été entraîné par une violente tempête hors de la route de notre voyage projeté, et à une centaine de lieues loin de la course ordinaire des navigateurs, j’avais de fortes raisons pour croire que, par arrêt du ciel, je devais terminer ma vie de cette triste manière, dans ce lieu de désolation. Quand je faisais ces réflexions, des larmes coulaient en abondance sur mon visage, et quelquefois je me plaignais à moi-même de ce que la Providence pouvait ainsi ruiner complètement ses créatures, les rendre si absolument misérables, et les accabler à un tel point qu’à peine serait-il raisonnable qu’elles lui sussent gré de l’existence.

Mais j’avais toujours un prompt retour sur moi-même, qui arrêtait le cours de ces pensées et me couvrait de blâme. Un jour entre autres, me promenant sur le rivage, mon fusil à la main, j’étais fort attristé de mon sort, quand la raison vint pour ainsi dire disputer avec moi, et me parla ainsi:—«Tu es, il est vrai, dans l’abandon; mais rappelle-toi, s’il te plaît, ce qu’est devenu le reste de l’équipage. N’étiez-vous pas descendus onze dans la chaloupe? où sont les dix autres? Pourquoi n’ont-ils pas été sauvés, et toi perdu? Pourquoi as-tu été le seul épargné? Lequel vaut mieux d’être ici ou d’être là?»—En même temps je désignais du doigt la mer.—Il faut toujours considérer dans les maux le bon qui peut faire compensation, et ce qu’ils auraient pu amener de pire.

Alors je compris de nouveau combien j’étais largement pourvu pour ma subsistance. Quel eût été mon sort, s’il n’était pas arrivé, par une chance qui s’offrirait à peine une fois sur cent mille, que le vaisseau se soulevât du banc où il s’était ensablé d’abord, et dérivât si proche de la côte, que j’eusse le temps d’en faire le sauvetage! Quel eût été mon sort, s’il eût fallu que je vécusse dans le dénuement où je me trouvais en abordant le rivage, sans les premières nécessités de la vie, et sans les choses nécessaires pour me les procurer et pour y suppléer!—«Surtout qu’aurais-je fait, m’écriai-je, sans fusil, sans munitions, sans outils pour travailler et me fabriquer bien des choses, sans vêtements, sans lit, sans tente, sans aucune espèce d’abri?»—Mais j’avais de tout cela en abondance, et j’étais en beau chemin de pouvoir m’approvisionner par moi-même, et me passer de mon fusil, lorsque mes munitions seraient épuisées. J’étais ainsi à peu près assuré d’avoir tant que j’existerais une vie exempte du besoin. Car dès le commencement j’avais songé à me prémunir contre les accidents qui pourraient survenir, non seulement après l’entière consommation de mes munitions, mais encore après l’affaiblissement de mes forces et de ma santé.

J’avouerai, toutefois, que je n’avais pas soupçonné que mes munitions pouvaient être détruites d’un seul coup, j’entends que le feu du ciel pouvait faire sauter ma poudre; et c’est ce qui fit que cette pensée me consterna si fort, lorsqu’il vint à éclairer et à tonner, comme je l’ai dit plus haut.

Maintenant que je suis sur le point de m’engager dans la relation mélancolique d’une vie silencieuse, d’une vie peut-être inouïe dans le monde, je reprendrai mon récit dès le commencement, et je le continuerai avec méthode. Ce fut, suivant mon calcul, le 30 septembre que je mis le pied la première fois sur cette île affreuse; lorsque le soleil était, pour ces régions, dans l’équinoxe d’automne, et presque à plomb sur ma tête. Je reconnus par cette observation que je me trouvais par les 9 degrés 22 minutes de latitude au nord de l’équateur.

Au bout d’environ dix ou douze jours que j’étais là, il me vint à l’esprit que je perdrais la connaissance du temps, faute de livres, de plumes et d’encre, et même que je ne pourrais plus distinguer les dimanches des jours ouvrables. Pour éviter cette confusion, j’érigeai sur le rivage où j’avais pris terre pour la première fois, un gros poteau en forme de croix, sur lequel je gravai avec mon couteau en lettres capitales cette inscription:

J’abordai ici le 30 Septembre 1659.

Sur les côtés de ce poteau carré, je faisais tous les jours une hoche, chaque septième hoche avait le double de la longueur des autres, et tous les premiers du mois j’en marquais une plus longue encore: par ce moyen, j’entretins mon calendrier ou le calcul de mon temps, divisé par semaines, mois et années.

C’est ici le lieu d’observer que, parmi le grand nombre de choses que j’enlevai du vaisseau, dans les différents voyages que j’y fis, je me procurai beaucoup d’articles de moindre valeur, mais non pas d’un moindre usage pour moi, et que j’ai négligé de mentionner précédemment; comme, par exemple, des plumes, de l’encre, du papier et quelques autres objets serrés dans les cabines du capitaine, du second, du canonnier et du charpentier; trois ou quatre compas, des instruments de mathématiques, des cadrans, des lunettes d’approche, des cartes et des livres de navigation, que j’avais pris pêle-mêle sans savoir si j’en aurais besoin ou non. Je trouvai aussi trois fort bonnes Bibles que j’avais reçues d’Angleterre avec ma cargaison, et que j’avais emballées avec mes hardes; en outre, quelques livres portugais, deux ou trois de prières catholiques, et divers autres volumes que je conservai soigneusement.

Il ne faut pas que j’oublie que nous avions dans le vaisseau un chien et deux chats. Je dirai à propos quelque chose de leur histoire fameuse. J’emportai les deux chats avec moi; quant au chien, il sauta de lui-même hors du vaisseau, et vint à la nage me retrouver à terre, après que j’y eus conduit ma première cargaison. Pendant bien des années il fut pour moi un serviteur fidèle, je n’eus jamais faute de ce qu’il pouvait m’aller quérir, ni de la compagnie qu’il pouvait me faire; seulement j’aurais désiré qu’il me parlât, mais c’était chose impossible. J’ai dit que j’avais trouvé des plumes, de l’encre et du papier; je les ménageai extrêmement, et je ferai voir que tant que mon encre dura je tins un compte exact de toutes choses; mais, quand elle fut usée, cela me devint impraticable, car je ne pus parvenir à en faire d’autre par aucun des moyens que j’imaginai.

Cela me fait souvenir que, nonobstant tout ce que j’avais amassé, il me manquait quantité de choses. De ce nombre était premièrement l’encre, ensuite une bêche, une pioche et une pelle pour fouir et transporter la terre; enfin des aiguilles, des épingles et du fil. Quant à de la toile, j’appris bientôt à m’en passer sans beaucoup de peine.

Ce manque d’outils faisait que dans tous mes travaux je n’avançais que lentement, et il s’écoula près d’une année avant que j’eusse entièrement achevé ma petite palissade ou parqué mon habitation. Ses palis ou pieux étaient si pesants, que c’était tout ce que je pouvais faire de les soulever. Il me fallait longtemps pour les couper et les façonner dans les bois, et bien plus longtemps encore pour les amener jusqu’à ma demeure. Je passais quelquefois deux jours à tailler et à transporter un seul de ces poteaux, et un troisième jour à l’enfoncer en terre. Pour ce dernier travail, je me servais au commencement d’une lourde pièce de bois; mais, plus tard, je m’avisai d’employer une barre de fer, ce qui n’empêcha pas, toutefois, que le pilotage de ces palis ou de ces pieux ne fût une rude et longue besogne.

Mais quel besoin aurais-je eu de m’inquiéter de la lenteur de n’importe quel travail? Je sentais tout le temps que j’avais devant moi, et que cet ouvrage une fois achevé, je n’aurais aucune autre occupation, au moins que je pusse prévoir, si ce n’est de rôder dans l’île pour chercher ma nourriture, ce que je faisais plus ou moins chaque jour.

Je commençai dès lors à examiner sérieusement ma position et les circonstances où j’étais réduit. Je dressai, par écrit, un état de mes affaires, non pas tant pour les laisser à ceux qui viendraient après moi, car il n’y avait pas apparence que je dusse avoir beaucoup d’héritiers, que pour délivrer mon esprit des pensées qui l’assiégeaient et l’accablaient chaque jour. Comme ma raison commençait alors à me rendre maître de mon abattement, j’essayais à me consoler moi-même du mieux que je pouvais, en balançant mes biens et mes maux, afin que je pusse bien me convaincre que mon sort n’était pas le pire; et, comme débiteur et créancier, j’établis, ainsi qu’il suit, un compte très fidèle de mes jouissances en regard des misères que je souffrais:

LE MAL LE BIEN
Je suis jeté sur une île horrible et désolée, sans aucun espoir de délivrance. Mais je suis vivant; mais je n'ai pas été noyé comme le furent tous mes compagnons de voyage.
Je suis écarté et séparé, en quelque sorte, du monde entier pour être misérable. Mais j'ai été séparé du reste de l'équipage pour être préservé de la mort; et Celui qui m'a miraculeusement sauvé de la mort peut aussi me délivrer de cette condition.
Je suis retranché du nombre des hommes; je suis un solitaire, un banni de la société humaine. Mais je ne suis point mourant de faim et expirant sur une terre stérile qui ne produise pas de subsistances.
Je n'ai point de vêtements pour me couvrir. Mais je suis dans un climat chaud, où, si j'avais des vêtements, je pourrais à peine les porter.
Je suis sans aucune défense, et sans moyen de résister à aucune attaque d’hommes ou de bêtes. Mais j’ai échoué sur une île où je ne vois nulle bête féroce qui puisse me nuire, comme j’en ai vu sur la côte d’Afrique; et que serais-je si j’y avais naufragé?
Je n’ai pas une seule âme à qui parler, ou qui puisse me consoler. Mais Dieu, par un prodige, a envoyé le vaisseau assez près du rivage pour que je pusse en tirer tout ce qui m’était nécessaire pour suppléer à mes besoins ou me rendre capable d’y suppléer moi-même aussi longtemps que je vivrai.

En somme, il en résultait ce témoignage indubitable, que, dans le monde, il n’est point de condition si misérable où il n’y ait quelque chose de positif ou de négatif dont on doit être reconnaissant. Que ceci demeure donc comme une leçon tirée de la plus affreuse de toutes les conditions humaines, qu’il est toujours en notre pouvoir de trouver quelques consolations qui peuvent être placées dans notre bilan des biens et des maux au crédit de ce compte.

Ayant alors accoutumé mon esprit à goûter ma situation, et ne promenant plus mes regards en mer dans l’espérance d’y découvrir un vaisseau, je commençai à m’appliquer à améliorer mon genre de vie, et à me faire les choses aussi douces que possible.

J’ai déjà décrit mon habitation ou ma tente, placée au pied d’une roche, et environnée d’une forte palissade de pieux et de câbles, que, maintenant, je devrais plutôt appeler une muraille, car je l’avais renforcée, à l’extérieur, d’une sorte de contre-mur de gazon d’à peu près deux pieds d’épaisseur. Au bout d’un an et demi environ je posai sur ce contre-mur des chevrons s’appuyant contre le roc, et que je couvris de branches d’arbres et de tout ce qui pouvait garantir de la pluie, que j’avais reconnue excessive en certains temps de l’année.

J’ai raconté de quelle manière j’avais apporté tous mes bagages dans mon enclos, et dans la grotte que j’avais faite par derrière; mais je dois dire aussi que ce n’était d’abord qu’un amas confus d’effets dans un tel désordre qu’ils occupaient toute la place, et me laissaient à peine assez d’espace pour me remuer. Je me mis donc à agrandir ma grotte, et à pousser plus avant mes travaux souterrains; car c’était une roche de sablon qui cédait aisément à mes efforts. Comme alors je me trouvais passablement à couvert des bêtes de proie, je creusai obliquement le roc à main droite; et puis, tournant encore à droite, je poursuivis jusqu’à ce que je l’eusse percé à jour, pour me faire une porte de sortie sur l’extérieur de ma palissade ou de mes fortifications.

Non seulement cela me donna une issue et une entrée, ou en quelque sorte un chemin dérobé pour ma tente et mon magasin, mais encore de l’espace pour ranger tout mon attirail.

J’entrepris alors de me fabriquer les meubles indispensables dont j’avais le plus besoin, spécialement une chaise et une table. Sans cela je ne pouvais jouir du peu de bien-être que j’avais en ce monde; sans une table, je n’aurais pu écrire ou manger, ni faire quantité de choses avec tant de plaisir.

Je me mis donc à l’œuvre; et ici je constaterai nécessairement cette observation, que la raison étant l’essence et l’origine des mathématiques, tout homme qui base chaque chose sur la raison, et juge des choses le plus raisonnablement possible, peut, avec le temps, passer maître dans n’importe quel art mécanique. Je n’avais, de ma vie, manié un outil; et pourtant, à la longue, par mon travail, par mon application, mon industrie, je reconnus enfin qu’il n’y avait aucune des choses qui me manquaient que je n’eusse pu faire, surtout si j’avais eu des instruments. Quoi qu’il en soit, sans outils, je fabriquai quantité d’ouvrages; et seulement avec une hache et une herminette, je vins à bout de quelques-uns qui, sans doute, jusque-là, n’avaient jamais été faits ainsi; mais ce ne fut pas sans une peine infinie. Par exemple, si j’avais besoin d’une planche, je n’avais pas d’autre moyen que celui d’abattre un arbre, de le coucher devant moi, de le tailler des deux côtés avec ma cognée jusqu’à le rendre suffisamment mince, et de le dresser ensuite avec mon herminette. Il est vrai que par cette méthode je ne pouvais tirer qu’une planche d’un arbre entier; mais à cela, non plus qu’à la prodigieuse somme de temps et de travail que j’y dépensais, il n’y avait d’autre remède que la patience. Après tout, mon temps ou mon labeur était de peu de prix, et il importait peu que je l’employasse d’une manière ou d’une autre.

Comme je l’ai dit plus haut, je me fis en premier lieu une chaise et une table, et je me servis, pour cela, des bouts de bordages que j’avais tirés du navire. Quand j’eus façonné des planches, je plaçai de grandes tablettes, larges d’un pied et demi, l’une au-dessus de l’autre, tout le long d’un côté de ma grotte, pour poser mes outils, mes clous, ma ferraille, en un mot pour assigner à chaque chose sa place, et pouvoir les trouver aisément. J’enfonçai aussi quelques chevilles dans la paroi du rocher pour y pendre mes mousquets et tout ce qui pouvait se suspendre.

Si quelqu’un avait pu visiter ma grotte, à coup sûr elle lui aurait semblé un entrepôt général d’objets de nécessité. J’avais ainsi toute chose si bien à ma main, que j’éprouvais un vrai plaisir à voir le bel ordre de mes effets, et surtout à me voir à la tête d’une si grande provision.

Ce fut seulement alors que je me mis à tenir un journal de mon occupation de chaque jour; car, dans les commencements, j’étais trop embarrassé de travaux et j’avais l’esprit dans un trop grand trouble; mon journal n’eût été rempli que de choses attristantes. Par exemple, il aurait fallu que je parlasse ainsi: «Le 30 septembre, après avoir gagné le rivage; après avoir échappé à la mort, au lieu de remercier Dieu de ma délivrance, ayant rendu d’abord une grande quantité d’eau salée, et m’étant assez bien remis, je courus çà et là sur le rivage, tordant mes mains, frappant mon front et ma face, invectivant contre ma misère, et criant: «Je suis perdu! perdu!...» jusqu’à ce qu’affaibli et harassé, je fus forcé de m’étendre sur le sol, où je n’osai pas dormir de peur d’être dévoré.

«Quelques jours plus tard, après mes voyages au bâtiment, et après que j’en eus tout retiré, je ne pouvais encore m’empêcher de gravir sur le sommet d’une petite montagne, et là de regarder en mer, dans l’espérance d’y apercevoir un navire. Alors j’imaginais voir poindre une voile dans le lointain. Je me complaisais dans cet espoir; mais après avoir regardé fixement jusqu’à en être presque aveuglé, mais après cette vision évanouie je m’asseyais et je pleurais comme un enfant. Ainsi j’accroissais mes misères par ma folie.»

Ayant surmonté ces faiblesses, et mon domicile et mon ameublement étant établis aussi bien que possible, je commençai mon journal, dont je vais ici vous donner la copie aussi loin que je pus le poursuivre; car mon encre une fois usée, je fus dans la nécessité de l’interrompre.

JOURNAL

30 SEPTEMBRE 1659

Moi, pauvre misérable Robinson Crusoé, après avoir fait naufrage au large durant une horrible tempête, tout l’équipage étant noyé, moi-même étant à demi mort, j’abordai à cette île infortunée, que je nommai l’Ile du Désespoir.

Je passai tout le reste du jour à m’affliger de l’état affreux où j’étais réduit: sans nourriture, sans demeure, sans vêtements, sans armes, sans lieu de refuge, sans aucune espèce de secours, je ne voyais rien devant moi que la mort, soit que je dusse être dévoré par les bêtes ou tué par les sauvages, ou que je dusse périr de faim. A la brune je montai sur un arbre, de peur des animaux féroces, et je dormis profondément, quoiqu’il plût toute la nuit.

OCTOBRE

Le 1er.—A ma grande surprise, j’aperçus, le matin, que le vaisseau avait été soulevé par la marée montante, et entraîné beaucoup plus près du rivage. D’un côté, ce fut une consolation pour moi; car le voyant entier et dressé sur sa quille, je conçus l’espérance, si le vent venait à s’abattre, d’aller à bord et d’en tirer les vivres ou les choses nécessaires pour mon soulagement. D’un autre côté, ce spectacle renouvela la douleur que je ressentais de la perte de mes camarades; j’imaginais que si nous étions demeurés à bord, nous eussions pu sauver le navire, ou qu’au moins mes compagnons n’eussent pas été noyés comme ils l’étaient, et que, si tout l’équipage avait été préservé, peut-être nous eussions pu construire avec les débris du bâtiment une embarcation qui nous aurait portés en quelque endroit du monde. Je passai une grande partie de la journée à tourmenter mon âme de ces regrets; mais enfin, voyant le bâtiment presque à sec, j’avançai sur la grève aussi loin que je pus, et me mis à la nage pour aller à bord. Il continua de pleuvoir tout le jour, mais il ne faisait point de vent.

Du 1er au 24.—Toutes ces journées furent employées à faire plusieurs voyages pour tirer du vaisseau tout ce que je pouvais, et l’amener à terre sur des radeaux à la faveur de chaque marée montante. Il plut beaucoup durant cet intervalle, quoique avec quelque lueur de beau temps: il paraît que c’était la saison pluvieuse.

Le 20.—Je renversai mon radeau et tous les objets que j’avais mis dessus; mais, comme c’était dans une eau peu profonde, et que la cargaison se composait surtout d’objets pesants, j’en recouvrai une partie quand la marée se fut retirée.

Le 25.—Tout le jour et toute la nuit il tomba une pluie accompagnée de rafale; durant ce temps le navire se brisa, et le vent ayant soufflé plus violemment encore, il disparut, et je ne pus apercevoir ses débris qu’à mer étale seulement. Je passai ce jour-là à mettre à l’abri les effets que j’avais sauvés, de crainte qu’ils ne s’endommageassent à la pluie.

Le 26.—Je parcourus le rivage presque tout le jour, pour trouver une place où je pusse fixer mon habitation; j’étais fort inquiet de me mettre à couvert, pendant la nuit, des attaques des hommes et des bêtes sauvages. Vers le soir je m’établis en un lieu convenable, au pied d’un rocher, et je traçai un demi-cercle pour mon campement, que je résolus d’entourer de fortifications composées d’une double palissade fourrée de câbles et renformie de gazon.

Du 26 au 30.—Je travaillai rudement à transporter tous mes bagages dans ma nouvelle habitation, quoiqu’il plût excessivement fort une partie de ce temps-là.

Le 31.—Dans la matinée je sortis avec mon fusil pour chercher quelque nourriture et reconnaître le pays; je tuai une chèvre, dont le chevreau me suivit jusque chez moi; mais, dans la suite, comme il refusait de manger, je le tuai aussi.

NOVEMBRE

Le 1er.—Je dressai ma tente au pied du rocher, et j’y couchai pour la première nuit. Je l’avais faite aussi grande que possible avec des piquets que j’y avais plantés, et auxquels j’avais suspendu mon hamac.

Le 2.—J’entassai tous mes coffres, toutes mes planches et tout le bois de construction dont j’avais fait mon radeau, et m’en formai un rempart autour de moi, un peu en dedans de la ligne que j’avais tracée pour mes fortifications.

Le 3.—Je sortis avec mon fusil et je tuai deux oiseaux semblables à des canards, qui furent un excellent manger. Dans l’après-midi, je me mis à l’œuvre pour faire une table.

Le 4.—Je commençai à régler mon temps de travail et de sortie, mon temps de repos et de récréation, et suivant cette règle que je continuai d’observer, le matin, s’il ne pleuvait pas, je sortais avec mon fusil pour deux ou trois heures; je travaillais ensuite jusqu’à onze heures environ, puis je mangeais ce que je pouvais avoir; de midi à deux heures, je me couchais pour dormir, à cause de la chaleur accablante; et, dans la soirée, je me remettais à l’ouvrage. Tout mon temps de travail de ce jour-là et du suivant fut employé à me faire une table; car je n’étais alors qu’un triste ouvrier; mais bientôt après, le temps et la nécessité firent de moi un parfait artisan, comme ils l’auraient fait, je pense, de tout autre.

Le 5.—Je sortis avec mon fusil et mon chien, et je tuai un chat sauvage; sa peau était assez douce, mais sa chair ne valait rien. J’écorchais chaque animal que je tuais, et j’en conservais la peau. En revenant le long du rivage, je vis plusieurs espèces d’oiseaux de mer qui m’étaient inconnus; mais je fus étonné et presque effrayé par deux ou trois veaux marins, qui, tandis que je les fixais du regard, ne sachant pas trop ce qu’ils étaient, se culbutèrent dans l’eau et m’échappèrent pour cette fois.

Le 6.—Après ma promenade du matin, je me mis à travailler de nouveau à ma table, et je l’achevai, non pas à ma fantaisie; mais il ne se passa pas longtemps avant que je fusse en état d’en corriger les défauts.

Le 7.—Le ciel commença à se mettre au beau. Les 7, 8, 9, 10, et une partie du 12,—le 11 était un dimanche,—je passai tout mon temps à me fabriquer une chaise, et, avec beaucoup de peine, je l’amenai à une forme passable; mais elle ne put jamais me plaire, et même, en la faisant, je la démontai plusieurs fois.

Nota.—Je négligeai bientôt l’observation des dimanches: car ayant omis de faire la marque qui les désignait sur mon poteau, j’oubliai quand tombait ce jour.

Le 13.—Il fit une pluie qui humecta la terre et me rafraîchit beaucoup; mais elle fut accompagnée d’un coup de tonnerre et d’un éclair, qui m’effrayèrent horriblement, à cause de ma poudre. Aussitôt qu’ils furent passés, je résolus de séparer ma provision de poudre en autant de petits paquets que possible, pour la mettre hors de tout danger.

Les 14, 15 et 16.—Je passai ces trois jours à faire des boîtes ou de petites caisses carrées qui pouvaient contenir une livre de poudre ou deux tout au plus; et, les ayant emplies, je les mis en sûreté, et aussi éloignées les unes des autres que possible. L’un de ces trois jours, je tuai un gros oiseau qui était bon à manger; mais je ne sus quel nom lui donner.

Le 17.—Je commençai, en ce jour, à creuser le roc derrière ma tente, pour ajouter à mes commodités.

Nota.—Il me manquait, pour ce travail, trois choses absolument nécessaires, savoir: un pic, une pelle et une brouette ou un panier. Je discontinuai donc mon travail, et me mis à réfléchir sur les moyens de suppléer à ce besoin, et de me faire quelques outils. Je remplaçai le pic par des leviers de fer, qui étaient assez propres à cela, quoique un peu lourds; pour la pelle ou bêche, qui était la seconde chose dont j’avais besoin, elle m’était d’une si absolue nécessité, que, sans cela, je ne pouvais réellement rien faire. Mais je ne savais par quoi la remplacer.

Le 18.—En cherchant dans les bois, je trouvai un arbre qui était semblable, ou tout au moins ressemblait beaucoup à celui qu’au Brésil on appelle bois de fer, à cause de son excessive dureté. J’en coupai une pièce avec une peine extrême et en gâtant presque ma hache; je n’eus pas moins de difficulté pour l’amener jusque chez moi, car elle était extrêmement lourde.

La dureté excessive de ce bois, et le manque de moyens d’exécution, firent que je demeurai longtemps à façonner cet instrument; ce ne fut que petit à petit que je pus lui donner la forme d’une pelle ou d’une bêche. Son manche était exactement fait comme à celles dont on se sert en Angleterre; mais sa partie plate n’étant pas ferrée, elle ne pouvait pas être d’un aussi long usage. Néanmoins elle remplit assez bien son office dans toutes les occasions que j’eus de m’en servir. Jamais pelle, je pense, ne fut faite de cette façon et ne fut si longue à fabriquer.

Mais ce n’était pas tout; il me manquait encore un panier ou une brouette. Un panier, il m’était de toute impossibilité d’en faire, n’ayant rien de semblable à des baguettes ployantes propres à tresser de la vannerie, du moins je n’en avais point encore découvert. Quant à la brouette, je m’imaginais que je pourrais en venir à bout, à l’exception de la roue, dont je n’avais aucune notion, et que je ne savais comment entreprendre. D’ailleurs je n’avais rien pour forger le goujon de fer qui devait passer dans l’axe ou le moyeu. J’y renonçai donc; et, pour emporter la terre que je tirais de la grotte, je me fis une machine semblable à l’oiseau dans lequel les manœuvres portent le mortier quand ils servent les maçons.

La façon de ce dernier ustensile me présenta moins de difficulté que celle de la pelle; néanmoins l’une et l’autre, et la malheureuse tentative que je fis de construire une brouette, ne me prirent pas moins de quatre journées, en exceptant toujours le temps de ma promenade du matin avec mon fusil; je la manquais rarement, et rarement aussi manquais-je d’en rapporter quelque chose à manger.

Le 23.—Mon autre travail ayant été interrompu pour la fabrication de ces outils, dès qu’ils furent achevés je le repris, et, tout en faisant ce que le temps et mes forces me permettaient, je passai dix-huit jours entiers à élargir et à creuser ma grotte, afin qu’elle pût loger mes meubles plus commodément.

Durant tout ce temps je travaillai à faire cette chambre ou cette grotte assez spacieuse pour me servir d’entrepôt, de magasin, de cuisine, de salle à manger et de cellier. Quant à mon logement, je me tenais dans ma tente, hormis quelques jours de la saison humide de l’année, où il pleuvait si fort que je ne pouvais y être à l’abri; ce qui m’obligea, plus tard, à couvrir tout mon enclos de longues perches en forme de chevrons, buttant contre le rocher, et à les charger de glaïeuls et de grandes feuilles d’arbres, en guise de chaume.

DÉCEMBRE

Le 10.—Je commençais alors à regarder ma grotte ou ma voûte comme terminée, lorsque tout à coup,—sans doute je l’avais faite trop vaste,—une grande quantité de terre éboula du haut de l’un des côtés; j’en fus, en un mot, très épouvanté, et non pas sans raison; car, si je m’étais trouvé dessous, je n’aurais jamais eu besoin d’un fossoyeur. Pour réparer cet accident, j’eus énormément de besogne; il fallut emporter la terre qui s’était détachée; et, ce qui était encore plus important, il fallut étançonner la voûte, afin que je pusse être bien sûr qu’il ne s’écroulerait plus rien.

Le 11.—Conséquemment je travaillai à cela, et je plaçai deux étais ou poteaux posés à plomb sous le ciel de la grotte, avec deux morceaux de planche mis en croix sur chacun. Je terminai cet ouvrage le lendemain; puis, ajoutant encore des étais garnis de couches, au bout d’une semaine environ j’eus mon plafond assuré; et, comme ces poteaux étaient placés en rang, ils me servirent de cloisons pour distribuer mon logis.

Le 17.—A partir de ce jour jusqu’au vingtième, je posai des tablettes et je fichai des clous sur les poteaux pour suspendre tout ce qui pouvait s’accrocher; je commençai, dès lors, à avoir mon intérieur en assez bon ordre.

Le 20.—Je portai tout mon bataclan dans ma grotte; je me mis à meubler ma maison, et j’assemblai quelques bouts de planche en manière de table de cuisine, pour apprêter mes viandes dessus; mais les planches commençaient à devenir fort rares par devers moi; aussi ne fis-je plus aucune autre table.

Le 24.—Beaucoup de pluie toute la nuit et tout le jour; je ne sortis pas.

Le 25.—Pluie toute la journée.

Le 26.—Point de pluie; la terre était alors plus fraîche qu’auparavant et plus agréable.

Le 27.—Je tuai un chevreau et j’en estropiai un autre qu’alors je pus attraper et amener en laisse à la maison. Dès que je fus arrivé, je liai avec des éclisses l’une de ses jambes qui était cassée.

Nota.—J’en pris un tel soin, qu’il survécut, et que sa jambe redevint aussi forte que jamais; et, comme je le soignai ainsi fort longtemps, il s’apprivoisa et paissait sur la pelouse, devant ma porte, sans chercher aucunement à s’enfuir. Ce fut la première fois que je conçus la pensée de nourrir des animaux privés, pour me fournir d’aliments quand toute ma poudre et tout mon plomb seraient consommés.

Les 28, 29 et 30.—Grandes chaleurs et pas de brise; si bien qu’il ne m’était possible de sortir que sur le soir pour chercher ma subsistance. Je passai ce temps à mettre tous mes effets en ordre dans mon habitation.

JANVIER 1660.

Le 1er.—Chaleur toujours excessive. Je sortis pourtant de grand matin et sur le tard avec mon fusil, et je me reposai dans le milieu du jour. Ce soir-là, m’étant avancé dans les vallées situées vers le centre de l’île, j’y découvris une grande quantité de boucs, mais très farouches et très difficiles à approcher; je résolus cependant d’essayer si je ne pourrais pas dresser mon chien à les chasser par devers moi.

Le 2.—En conséquence, je sortis le lendemain avec mon chien, et je le lançai contre les boucs; mais je fus désappointé, car tous lui firent face; et, comme il comprit parfaitement le danger, il ne voulut pas même se risquer près d’eux.

Le 3.—Je commençai mon retranchement ou ma muraille; et, comme j’avais toujours quelque crainte d’être attaqué, je résolus de le faire très épais et très solide.

Nota.—Cette clôture ayant déjà été décrite, j’omets à dessein dans ce Journal ce que j’en ai dit plus haut. Il suffira de prier d’observer que je n’employai pas moins de temps que depuis le 3 janvier jusqu’au 14 avril pour l’établir, la terminer et la perfectionner, quoiqu’elle n’eût pas plus de vingt-quatre verges d’étendue; elle décrivait un demi-cercle à partir d’un point du rocher jusqu’à un second point éloigné du premier d’environ huit verges, et, dans le fond, juste au centre, se trouvait la porte de ma grotte.

Je travaillai très péniblement durant tout cet intervalle, contrarié par les pluies non seulement plusieurs jours, mais quelquefois plusieurs semaines de suite. Je m’étais imaginé que je ne saurais être parfaitement à couvert avant que ce rempart fût entièrement achevé. Il est aussi difficile de croire que d’exprimer la peine que me coûta chaque chose, surtout le transport des pieux depuis les bois, et leur enfoncement dans le sol; car je les avais faits beaucoup plus gros qu’il n’était nécessaire. Cette palissade terminée, et son extérieur étant doublement défendu par un revêtement de gazon adossé contre pour la dissimuler, je me persuadai que s’il advenait qu’on abordât sur cette terre, on n’apercevrait rien qui ressemblât à une habitation; et ce fut fort heureusement que je la fis ainsi, comme on pourra le voir par la suite dans une occasion remarquable.

Chaque jour j’allais chasser et faire ma ronde dans les bois, à moins que la pluie ne m’en empêchât, et dans ces promenades je faisais assez souvent la découverte d’une chose ou d’une autre à mon profit. Je trouvais surtout une sorte de pigeons sauvages qui ne nichaient point sur les arbres comme font les ramiers, mais dans des trous de rocher, à la manière des pigeons domestiques. Je pris quelques-uns de leurs petits pour essayer de les nourrir et de les apprivoiser, et j’y réussis. Mais quand ils furent plus grands, il s’envolèrent; le manque de nourriture en fut la principale cause, car je n’avais rien à leur donner. Quoi qu’il en soit, je découvrais fréquemment leurs nids, et j’y prenais leurs pigeonneaux dont la chair était excellente.

En administrant mon ménage, je m’aperçus qu’il me manquait beaucoup de choses, que de prime abord je me crus incapable de fabriquer, ce qui au fait se vérifia pour quelques-unes: par exemple, je ne pus jamais amener une futaille au point d’être cerclée. J’avais un petit baril ou deux, comme je l’ai noté plus haut; mais il fut tout à fait hors de ma portée d’en faire un sur leur modèle; j’employai pourtant plusieurs semaines à cette tentative: je ne sus jamais l’assembler sur ses fonds ni joindre assez exactement ses douves pour y faire tenir de l’eau; ainsi je fus encore obligé de passer outre.

En second lieu, j’étais dans une grande pénurie de lumière; sitôt qu’il faisait nuit, ce qui arrivait ordinairement vers sept heures, j’étais forcé de me mettre au lit. Je me ressouvins de la masse de cire vierge dont j’avais fait des chandelles pendant mon aventure d’Afrique; mais je n’en avais point alors. Mon unique ressource fut donc, quand j’eus tué une chèvre, d’en conserver la graisse, et avec une petite écuelle de terre glaise, que j’avais fait cuire au soleil et dans laquelle je mis une mèche d’étoupe, de me faire une lampe dont la flamme me donna une lueur, mais une lueur moins constante et plus sombre que la clarté d’un flambeau.

Au milieu de tous mes travaux il m’arriva de trouver, en visitant mes bagages, un petit sac qui, ainsi que je l’ai déjà fait savoir, avait été empli de grains pour la nourriture de la volaille à bord du vaisseau,—non pas lors de notre voyage, mais, je le suppose, lors de son précédent retour de Lisbonne.—Le peu de grains qui était resté dans le sac avait été tout dévoré par les rats, et je n’y voyais plus que de la balle et de la poussière; or, ayant besoin de ce sac pour quelque autre usage,—c’était, je crois, pour y mettre de la poudre lorsque je la partageai de crainte du tonnerre,—j’allai en secouer la balle au pied du rocher, sur un des côtés de mes fortifications.

C’était un peu avant les grandes pluies mentionnées précédemment que je jetai cette poussière sans y prendre garde, pas même assez pour me souvenir que j’avais vidé là quelque chose. Quand, au bout d’un mois ou environ, j’aperçus quelques tiges vertes qui sortaient de terre, j’imaginai d’abord que c’étaient quelques plantes que je ne connaissais point; mais quels furent ma surprise et mon étonnement lorsque peu de temps après je vis environ dix ou douze épis d’une orge verte et parfaite, de la même qualité que celle d’Europe, voire même que notre orge d’Angleterre.

Il serait impossible d’exprimer mon ébahissement et le trouble de mon esprit à cette occasion. Jusque-là ma conduite ne s’était appuyée sur aucun principe religieux; au fait, j’avais très peu de notions religieuses dans la tête, et dans tout ce qui m’était advenu je n’avais vu que l’effet du hasard, ou, comme on dit légèrement, du bon plaisir de Dieu; sans même chercher, en ce cas, à pénétrer les fins de la Providence et son ordre qui régit les événements de ce monde. Mais après que j’eus vu croître de l’orge dans un climat que je savais n’être pas propre à ce grain, surtout ne sachant pas comment il était venu là, je fus étrangement émerveillé, et je commençai à me mettre dans l’esprit que Dieu avait miraculeusement fait pousser cette orge sans le concours d’aucune semence, uniquement pour me faire subsister dans ce misérable désert.

Cela me toucha un peu le cœur et me fit couler des larmes des yeux, et je commençai à me féliciter de ce qu’un tel prodige eût été opéré en ma faveur; mais le comble de l’étrange pour moi, ce fut de voir près des premières, tout le long du rocher, quelques tiges éparpillées qui semblaient être des tiges de riz, et que je reconnus pour telles parce que j’en avais vu croître quand j’étais sur les côtes d’Afrique.

Non seulement je pensai que la Providence m’envoyait ces présents; mais, étant persuadé que sa libéralité devait s’étendre encore plus loin, je parcourus de nouveau toute cette portion de l’île que j’avais déjà visitée, cherchant dans tous les coins et au pied de tous les rochers, dans l’espoir de découvrir une plus grande quantité de ces plantes; mais je n’en trouvai pas d’autres. Enfin, il me revint à l’esprit que j’avais secoué en cet endroit le sac qui avait contenu la nourriture de la volaille, et le miracle commença à disparaître. Je dois l’avouer, ma religieuse reconnaissance envers la providence de Dieu s’évanouit aussitôt que j’eus découvert qu’il n’y avait rien que de naturel dans cet événement. Cependant il était si étrange et si inopiné, qu’il ne méritait pas moins ma gratitude que s’il eût été miraculeux. En effet, n’était-ce pas tout aussi bien l’œuvre de la Providence que s’ils étaient tombés du ciel, que ces dix ou douze grains fussent restés intacts quand tout le reste avait été ravagé par les rats; et, qu’en outre, je les eusse jetés précisément dans ce lieu abrité par une roche élevée, où ils avaient pu germer aussitôt; tandis qu’en cette saison, partout ailleurs, ils auraient été brûlés par le soleil et détruits?

Comme on peut le croire, je recueillis soigneusement les épis de ces blés dans leur saison, ce qui fut environ à la fin de juin; et, mettant en réserve jusqu’au moindre grain, je résolus de semer tout ce que j’en avais, dans l’espérance qu’avec le temps j’en récolterais assez pour faire du pain. Quatre années s’écoulèrent avant que je pusse me permettre d’en manger; encore n’en usai-je qu’avec ménagement, comme je le dirai plus tard en son lieu: car tout ce que je confiai à la terre, la première fois, fut perdu pour avoir mal pris mon temps en le semant justement avant la saison sèche; de sorte qu’il ne poussa pas, ou poussa tout au moins fort mal. Nous reviendrons là-dessus.

Outre cette orge, il y avait vingt ou trente tiges de riz, que je conservai avec le même soin et dans le même but, c’est-à-dire pour me faire du pain ou plutôt diverses sortes de mets; j’avais trouvé le moyen de cuire sans four, bien que plus tard j’en aie fait un. Mais retournons à mon journal.

Je travaillai très assidûment pendant ces trois mois et demi à la construction de ma muraille. Le 14 avril, je la fermai, me réservant de pénétrer dans mon enceinte au moyen d’une échelle, et non point d’une porte, afin qu’aucun signe extérieur ne pût trahir mon habitation.

AVRIL

Le 16.—Je terminai mon échelle, dont je me servais ainsi: d’abord je montais sur le haut de la palissade, puis je l’amenais à moi et la replaçais en dedans. Ma demeure me parut alors complète; car j’y avais assez de place dans l’intérieur, et rien ne pouvait venir à moi du dehors, à moins de passer d’abord par-dessus ma muraille.

Juste le lendemain que cet ouvrage fut achevé, je faillis voir tous mes travaux renversés d’un seul coup, et perdre moi-même la vie. Voici comment: j’étais occupé derrière ma tente, à l’entrée de ma grotte, lorsque je fus horriblement effrayé par une chose vraiment affreuse; tout à coup la terre s’éboula de la voûte de ma grotte et du flanc de la montagne qui me dominait, et deux des poteaux que j’avais placés dans ma grotte craquèrent effroyablement. Je fus remué jusque dans les entrailles; mais, ne soupçonnant pas la cause réelle de ce fracas, je pensai seulement que c’était la voûte de ma grotte qui croulait, comme elle avait déjà croulé en partie. De peur d’être englouti, je courus vers mon échelle, et, ne m’y croyant pas encore en sûreté, je passai par-dessus ma muraille, pour échapper à des quartiers de rocher que je m’attendais à voir fondre sur moi. Sitôt que j’eus posé le pied hors de ma palissade, je reconnus qu’il y avait un épouvantable tremblement de terre. Le sol sur lequel j’étais s’ébranla trois fois à environ huit minutes de distance, et ces trois secousses furent si violentes, qu’elles auraient pu renverser l’édifice le plus solide qui ait jamais été. Un fragment énorme se détacha de la cime d’un rocher situé proche de la mer, à environ un demi-mille de moi, et tomba avec un tel bruit que, de ma vie, je n’en avais entendu de pareil. L’Océan même me parut violemment agité. Je pense que les secousses avaient été plus fortes encore sous les flots que dans l’île.

N’ayant jamais rien senti de semblable, ne sachant pas même que cela existât, je fus tellement atterré que je restai là comme mort ou stupéfié, et le mouvement de la terre me donna des nausées comme à quelqu’un ballotté sur la mer. Mais le bruit de la chute du rocher me réveilla, m’arracha à ma stupeur, et me remplit d’effroi. Mon esprit n’entrevit plus alors que l’écroulement de la montagne sur ma tente et l’anéantissement de tous mes biens; et cette idée replongea une seconde fois mon âme dans la torpeur.

Après que la troisième secousse fut passée et qu’il se fut écoulé quelque temps sans que j’eusse rien senti de nouveau, je commençai à reprendre courage; pourtant je n’osais pas encore repasser par-dessus ma muraille, de peur d’être enterré tout vif: je demeurais immobile, assis à terre, profondément abattu et désolé, ne sachant que résoudre et que faire. Durant tout ce temps je n’eus pas une seule pensée sérieuse de religion, si ce n’est cette banale invocation: Seigneur, ayez pitié de moi! qui cessa en même temps que le péril.

Tandis que j’étais dans cette situation, je m’aperçus que le ciel s’obscurcissait et se couvrait de nuages comme s’il allait pleuvoir; bientôt après le vent se leva par degrés, et en moins d’une demi-heure un terrible ouragan se déclara. La mer se couvrit tout à coup d’écume, les flots inondèrent le rivage, les arbres se déracinèrent: bref, ce fut une affreuse tempête. Elle dura près de trois heures, ensuite elle alla en diminuant; et au bout de deux autres heures tout était rentré dans le calme, et il commença à pleuvoir abondamment.

Cependant j’étais toujours étendu sur la terre, dans la terreur et l’affliction, lorsque soudain je fis réflexion que ces vents et cette pluie étant la conséquence du tremblement de terre, il devait être passé, et que je pouvais me hasarder à retourner dans ma grotte. Cette pensée ranima mes esprits; et, la pluie aidant aussi à me persuader, j’allai m’asseoir dans ma tente; mais la violence de l’orage menaçant de la renverser, je fus contraint de me retirer dans ma grotte, quoique j’y fusse fort mal à l’aise, tremblant qu’elle ne s’écroulât sur ma tête.

Cette pluie excessive m’obligea à un nouveau travail, c’est-à-dire à pratiquer une rigole au travers de mes fortifications, pour donner un écoulement aux eaux, qui, sans cela, auraient inondé mon habitation. Après être resté quelque temps dans ma grotte sans éprouver de nouvelles secousses, je commençai à être un peu plus rassuré; et, pour ranimer mes sens, qui avaient grand besoin de l’être, j’allai à ma petite provision, et je pris une petite goutte de rhum; alors, comme toujours, j’en usai très sobrement, sachant bien qu’une fois bu il ne me serait pas possible d’en avoir d’autre.

Il continua de pleuvoir durant toute la nuit et une grande partie du lendemain, ce qui m’empêcha de sortir. L’esprit plus calme, je me mis à réfléchir sur ce que j’avais de mieux à faire. Je conclus que l’île étant sujette aux tremblements de terre, je ne devais pas vivre dans une caverne et qu’il me fallait songer à construire une petite hutte dans un lieu découvert, que, pour ma sûreté, j’entourerais également d’un mur; persuadé qu’en restant où j’étais, je serais un jour ou l’autre enterré tout vif.

Ces pensées me déterminèrent à éloigner ma tente de l’endroit qu’elle occupait justement au-dessous d’une montagne menaçante qui, sans nul doute, l’ensevelirait à la première secousse. Je passai les deux jours suivants, les 19 et 20 avril, à chercher où et comment je transporterais mon habitation.

La crainte d’être englouti vivant m’empêchait de dormir tranquille, et la crainte de coucher dehors, sans aucune défense, était presque aussi grande; mais quand, regardant autour de moi, je voyais le bel ordre où j’avais mis toute chose, et combien j’étais agréablement caché et à l’abri de tout danger, j’éprouvais la plus grande répugnance à déménager.

Dans ces entrefaites je réfléchis que l’exécution de ce projet me demanderait beaucoup de temps, et qu’il me fallait, malgré les risques, rester où j’étais, jusqu’à ce que je me fusse fait un campement, et que je l’eusse rendu assez sûr pour aller m’y fixer. Cette décision me tranquillisa pour un temps, et je résolus de me mettre à l’ouvrage avec toute la diligence possible, pour me bâtir dans un cercle, comme la première fois, un mur de pieux, de câbles, etc., et d’y établir ma tente quand il serait fini, mais de rester où j’étais jusqu’à ce que cet enclos fût terminé et prêt à me recevoir. C’était le 21.

Le 22.—Dès le matin j’avisai au moyen de réaliser mon dessein, mais j’étais dépourvu d’outils. J’avais trois grandes haches et une grande quantité de hachettes,—car nous avions emporté des hachettes pour trafiquer avec les Indiens;—mais à force d’avoir coupé et taillé des bois durs et noueux, elles étaient toutes émoussées et ébréchées. Je possédais bien une pierre à aiguiser, mais je ne pouvais la faire tourner en même temps que je repassais. Cette difficulté me coûta autant de réflexions qu’un homme d’État pourrait en dépenser sur un grand point de politique, ou un juge sur une question de vie ou de mort. Enfin j’imaginai une roue à laquelle j’attachai un cordon, pour la mettre en mouvement au moyen de mon pied tout en conservant mes deux mains libres.

Nota.—Je n’avais jamais vu ce procédé mécanique en Angleterre, ou du moins je ne l’avais point remarqué, quoique j’aie observé depuis qu’il y est très commun; en outre, cette pierre était très grande et très lourde, et je passai une semaine entière à amener cette machine à perfection.

Les 28 et 29.—J’employai ces deux jours à aiguiser mes outils, le procédé pour faire tourner ma pierre allant très bien.

Le 30.—M’étant aperçu depuis longtemps que ma provision de biscuit diminuait, j’en fis la revue et je me réduisis à un biscuit par jour, ce qui me rendit le cœur très chagrin.

MAI

Le 1er.—Le matin, en regardant du côté de la mer, à la marée basse, j’aperçus par extraordinaire sur le rivage quelque chose de gros qui ressemblait assez à un tonneau; quand je m’en fus approché, je vis que c’était un baril et quelques débris du vaisseau qui avaient été jetés sur le rivage par le dernier ouragan. Portant alors mes regards vers la carcasse du vaisseau, il me sembla qu’elle sortait au-dessus de l’eau plus que de coutume. J’examinai le baril qui était sur la grève, je reconnus qu’il contenait de la poudre à canon, mais qu’il avait pris l’eau et que cette poudre ne formait plus qu’une masse aussi dure qu’une pierre. Néanmoins, provisoirement, je le roulai plus loin sur le rivage, et je m’avançai sur les sables le plus près possible de la coque du navire, afin de mieux la voir.

Quand je fus descendu tout proche, je trouvai sa position étonnamment changée. Le château de proue, qui d’abord était enfoncé dans le sable, était alors élevé de six pieds au moins, et la poupe, que la violence de la mer avait brisée et séparée du reste peu de temps après que j’y eus fait mes dernières recherches, avait été lancée, pour ainsi dire, et jetée sur le côté. Le sable s’était tellement amoncelé près de l’arrière, que là où auparavant une grande étendue d’eau m’empêchait d’approcher à plus d’un quart de mille sans me mettre à la nage, je pouvais marcher jusqu’au vaisseau quand la marée était basse. Je fus d’abord surpris de cela, mais bientôt je conclus que le tremblement de terre devait en être la cause; et, comme il avait augmenté le bris du vaisseau, chaque jour il venait au rivage quantité de choses que la mer avait détachées, et que les vents et les flots roulaient par degrés jusqu’à terre.

Ceci vint me distraire totalement de mon dessein de changer d’habitation et ma principale affaire, ce jour-là, fut de chercher à pénétrer dans le vaisseau: mais je vis que c’était une chose que je ne devais point espérer, car son intérieur était encombré de sable. Néanmoins, comme j’avais appris à ne désespérer de rien, je résolus d’en arracher par morceaux ce que je pourrais, persuadé que tout ce que j’en tirerais me serait de quelque utilité.

Le 3.—Je commençai par scier un bau qui maintenait la partie supérieure proche le gaillard d’arrière, et, quand je l’eus coupé, j’ôtai tout ce que je pus du sable qui embarrassait la portion la plus élevée; mais, la marée venant à monter, je fus obligé de m’en tenir là pour cette fois.

Le 4.—J’allai à la pêche, mais je ne pris aucun poisson que j’osasse manger; ennuyé de ce passe-temps, j’étais sur le point de me retirer, quand j’attrapai un petit dauphin. Je m’étais fait une grande ligne avec du fil de caret, mais je n’avais point d’hameçons; néanmoins je prenais assez de poisson et tout autant que je m’en souciais. Je l’exposais au soleil et je le mangeais sec.

Le 5.—Je travaillai sur la carcasse; je coupai un second bau, et je tirai des ponts trois grandes planches de sapin; je les liai ensemble, et les fis flotter vers le rivage quand vint le flot de la marée.

Le 6.—Je travaillai sur la carcasse; j’en arrachai quantité de chevilles et autres ferrures; ce fut une rude besogne. Je rentrai chez moi très fatigué, et j’eus envie de renoncer à ce sauvetage.

Le 7.—Je retournai à la carcasse, mais non dans l’intention d’y travailler; je trouvai que par son propre poids elle s’était affaissée depuis que les baux étaient sciés, et que plusieurs pièces du bâtiment semblaient se détacher. Le fond de la cale était tellement entr’ouvert, que je pouvais voir dedans: elle était presque emplie de sable et d’eau.

Le 8.—J’allai à la carcasse, et je portai avec moi une pince pour démanteler le pont, qui pour lors était entièrement débarrassé d’eau et de sable; j’enfonçai deux planches que j’amenai aussi à terre avec la marée. Je laissai là ma pince pour le lendemain.

Le 9.—J’allai à la carcasse, et avec mon levier je pratiquai une ouverture dans la coque du bâtiment; je sentis plusieurs tonneaux, que j’ébranlai avec la pince sans pouvoir les défoncer. Je sentis également le rouleau de plomb d’Angleterre; je le remuai, mais il était trop lourd pour que je pusse le transporter.

Les 10, 11, 12, 13 et 14.—J’allai chaque jour à la carcasse, et j’en tirai beaucoup de pièces de charpente, des bordages, des planches et deux ou trois cents livres de fer.

Le 15.—J’emportai deux haches, pour essayer si je ne pourrais point couper un morceau du rouleau de plomb en y appliquant le taillant de l’une, que j’enfoncerais avec l’autre; mais comme il était recouvert d’un pied et demi d’eau environ, je ne pus frapper aucun coup qui portât.

Le 16.—Il avait fait un grand vent durant la nuit, la carcasse paraissait avoir beaucoup souffert de la violence des eaux; mais je restai si longtemps dans les bois à attraper des pigeons pour ma nourriture, que la marée m’empêcha d’aller au bâtiment ce jour-là.

Le 17.—J’aperçus quelques morceaux des débris jetés sur le rivage, à deux milles de moi environ; je m’assurai de ce que ce pouvait être, et je trouvai que c’était une pièce de l’éperon, trop pesante pour que je l’emportasse.

Le 24.—Chaque jour jusqu’à celui-ci je travaillai sur la carcasse, et j’en ébranlai si fortement plusieurs parties à l’aide de ma pince, qu’à la première grande marée flottèrent plusieurs futailles et deux coffres de matelot; mais, comme le vent soufflait de la côte, rien ne vint à terre ce jour-là, si ce n’est quelques membrures et une barrique pleine de porc du Brésil que l’eau et le sable avaient gâté.

Je continuai ce travail jusqu’au 15 juin, en en exceptant le temps nécessaire pour me procurer des aliments, que je fixai toujours, durant cette occupation, à la marée haute, afin que je pusse être prêt pour le jusant. Alors j’avais assez amassé de charpentes, de planches et de ferrures pour construire un bon bateau si j’eusse su comment. Je parvins aussi à recueillir, en différentes fois et en différents morceaux, près de cent livres de plomb laminé.

JUIN

Le 16.—En descendant sur le rivage, je trouvai un grand chélone ou tortue de mer, le premier que je vis. C’était assurément pure mauvaise chance, car ils n’étaient pas rares sur cette terre; et s’il m’était arrivé d’être sur le côté opposé de l’île, j’aurais pu en avoir par centaines tous les jours, comme je le fis plus tard; mais peut-être les aurais-je payés assez cher.

Le 17.—J’employai ce jour à faire cuire ma tortue: je trouvai dedans soixante œufs, et sa chair me parut la plus agréable et la plus savoureuse que j’eusse goûtée de ma vie, n’ayant eu d’autre viande que celle de chèvre ou d’oiseau depuis que j’avais abordé à cet horrible séjour.

Le 18.—Il plut toute la journée, et je ne sortis pas. La pluie me semblait froide, j’étais transi, chose extraordinaire dans cette latitude.

Le 19.—J’étais fort mal, et je grelottais comme si le temps eût été froid.

Le 20.—Je n’eus pas de repos de toute la nuit, mais la fièvre et de violentes douleurs dans la tête.

Le 21.—Je fus très mal, et effrayé presque à la mort par l’appréhension d’être, en ma triste situation, malade et sans secours. Je priai Dieu pour la première fois depuis la tourmente essuyée au large de Hull; mais je savais à peine ce que je disais ou pourquoi je le disais: toutes mes pensées étaient confuses.

Le 22.—J’étais un peu mieux, mais dans l’affreuse transe de faire une maladie.

Le 23.—Je fus derechef fort mal; j’étais glacé et frissonnant et j’avais une violente migraine.

Le 24.—Beaucoup de mieux.

Le 25.—Fièvre violente; l’accès, qui me dura sept heures, était alternativement froid et chaud et accompagné de sueurs affaiblissantes.

Le 26.—Il y eut du mieux; et, comme je n’avais point de vivres, je pris mon fusil, mais je me sentis très faible. Cependant je tuai une chèvre, que je traînai jusque chez moi avec beaucoup de difficulté; j’en grillai quelques morceaux, que je mangeai. J’aurais désiré les faire bouillir pour avoir du consommé, mais je n’avais point de pot.

Le 27.—La fièvre redevint si aiguë, que je restai au lit tout le jour, sans boire ni manger. Je mourais de soif, mais j’étais si affaibli que je n’eus pas la force de me lever pour aller chercher de l’eau. J’invoquai Dieu de nouveau, mais j’étais dans le délire; et quand il fut passé, j’étais si ignorant que je ne savais que dire; seulement j’étais étendu et je criais;—Seigneur, jette un regard sur moi! Seigneur, aie pitié de moi! Seigneur, fais-moi miséricorde!—Je suppose que je ne fis rien autre chose pendant deux ou trois heures, jusqu’à ce que, l’accès ayant cessé, je m’endormis pour ne me réveiller que fort avant dans la nuit. A mon réveil, je me sentis soulagé, mais faible et excessivement altéré. Néanmoins, comme je n’avais point d’eau dans toute mon habitation, je fus forcé de rester couché jusqu’au matin, et je me rendormis. Dans ce second sommeil, j’eus ce terrible songe:

Il me semblait que j’étais étendu sur la terre, en dehors de ma muraille, à la place où je me trouvais quand après le tremblement de terre éclata l’ouragan, et que je voyais un homme qui, d’une nuée épaisse et noire, descendait à terre au milieu d’un tourbillon éclatant de lumière et de feu. Il était de pied en cap resplendissant comme une flamme, tellement que je ne pouvais le fixer du regard. Sa contenance était vraiment effroyable: la dépeindre par des mots serait impossible. Quand il posa le pied sur le sol, la terre me parut s’ébranler, juste comme elle avait fait lors du tremblement, et tout l’air sembla, en mon imagination, sillonné de traits de feu.

A peine était-il descendu sur la terre qu’il s’avança pour me tuer avec une longue pique qu’il tenait à la main; et, quand il fut parvenu vers une éminence peu éloignée, il me parla, et j’ouïs une voix si terrible qu’il me serait impossible d’exprimer la terreur qui s’empara de moi; tout ce que je puis dire, c’est que j’entendis ceci:—«Puisque toutes ces choses ne t’ont point porté au repentir, tu mourras!»—A ces mots, il me sembla qu’il levait sa lance pour me tuer.

Que nul de ceux qui liront jamais cette relation ne s’attende à ce que je puisse dépeindre les angoisses de mon âme lors de cette terrible vision, qui me fit souffrir même durant mon rêve; et il ne me serait pas plus possible de rendre l’impression qui resta gravée dans mon esprit après mon réveil, après que j’eus reconnu que ce n’était qu’un songe.

J’avais, hélas! perdu toute connaissance de Dieu; ce que je devais aux bonnes instructions de mon père avait été effacé par huit années de cette vie licencieuse que mènent les gens de mer, et par la constante et seule fréquentation de tout ce qui était, comme moi, pervers et libertin au plus haut degré. Je ne me souviens pas d’avoir eu pendant tout ce temps une seule pensée qui tendît à m’élever vers Dieu ou à me faire descendre en moi-même pour réfléchir sur ma conduite.

Sans désir du bien, sans conscience du mal, j’étais plongé dans une sorte de stupidité d’âme. Je valais tout au juste ce qu’on pourrait supposer valoir le plus endurci, le plus insouciant, le plus impie d’entre tous nos marins, n’ayant pas le moindre sentiment, ni de crainte de Dieu dans les dangers, ni de gratitude après la délivrance.

En se remémorant la portion déjà passée de mon histoire, on répugnera moins à me croire lorsque j’ajouterai qu’à travers la foule de misères qui jusqu’à ce jour m’étaient advenues je n’avais eu pas une seule fois la pensée que c’était la main de Dieu qui me frappait, que c’était un juste châtiment pour ma faute, pour ma conduite rebelle à mon père, pour l’énormité de mes péchés présents, ou pour le cours général de ma coupable vie. Lors de mon expédition désespérée sur la côte d’Afrique, je n’avais jamais songé à ce qu’il adviendrait de moi, ni souhaité que Dieu me dirigeât dans ma course, ni qu’il me gardât des dangers qui vraisemblablement m’environnaient, soit de la voracité des bêtes, soit de la cruauté des sauvages. Je ne prenais aucun souci de Dieu ou de la Providence; j’obéissais purement, comme la brute, aux mouvements de ma nature, et c’était tout au plus si je suivais les principes du sens commun.

Quand je fus délivré et recueilli en mer par le capitaine portugais, qui en usa si bien avec moi et me traita avec tant d’équité et de bienveillance, je n’eus pas le moindre sentiment de gratitude. Après mon second naufrage, après que j’eus été ruiné et en danger de périr à l’abord de cette île, bien loin d’avoir quelques remords et de regarder ceci comme un châtiment du ciel, seulement je me disais souvent que j’étais un malheureux chien, né pour être toujours misérable.

Il est vrai qu’aussitôt que j’eus pris terre et que j’eus vu que tout l’équipage était noyé et moi seul épargné, je tombai dans une sorte d’extase et de ravissement d’âme qui, fécondés de la grâce de Dieu, auraient pu aboutir à une sincère reconnaissance; mais cet élancement passa comme un éclair, et se termina en un commun mouvement de joie de se retrouver en vie[15], sans la moindre réflexion sur la bonté signalée de la main qui m’avait préservé, qui m’avait mis à part pour être préservé, tandis que tout le reste avait péri; je ne me demandai pas même pourquoi la Providence avait eu ainsi pitié de moi. Ce fut une joie toute semblable à celle qu’éprouvent communément les marins qui abordent à terre après un naufrage, dont ils noient le souvenir dans un bowl de punch, et qu’ils oublient presque aussitôt qu’il est passé.—Et tout le cours de ma vie avait été comme cela!

Même, lorsque dans la suite des considérations obligées m’eurent fait connaître ma situation, et en quel horrible lieu j’avais été jeté hors de toute société humaine, sans aucune espérance de secours, et sans aucun espoir de délivrance, aussitôt que j’entrevis la possibilité de vivre et que je ne devais point périr de faim, tout le sentiment de mon affliction s’évanouit; je commençai à être fort aise: je me mis à travailler à ma conservation et à ma subsistance, bien éloigné de m’affliger de ma position comme d’un jugement du ciel, et de penser que le bras de Dieu s’était appesanti sur moi. De semblables pensées n’avaient pas accoutumé de me venir à l’esprit.

La croissance du blé, dont j’ai fait mention dans mon Journal, eut premièrement une petite influence sur moi; elle me toucha assez fortement aussi longtemps que j’y crus voir quelque chose de miraculeux; mais dès que cette idée tomba, l’impression que j’en avais reçue tomba avec elle, ainsi que je l’ai déjà dit.

Il en fut de même du tremblement de terre, quoique rien en soi ne saurait être plus terrible, ni conduire plus immédiatement à l’idée de la puissance invisible qui seule gouverne de si grandes choses; néanmoins, à peine la première frayeur passée, l’impression qu’il avait faite sur moi s’en alla aussi: je n’avais pas plus le sentiment de Dieu ou de ses jugements et que ma présente affliction était l’œuvre de ses mains, que si j’avais été dans l’état le plus prospère de la vie.

Mais quand je tombai malade et que l’image des misères de la mort vint peu à peu se placer devant moi, quand mes esprits commencèrent à s’affaisser sous le poids d’un mal violent et que mon corps fut épuisé par l’ardeur de la fièvre, ma conscience, si longtemps endormie, se réveilla; je me reprochai ma vie passée, dont l’insigne perversité avait provoqué la justice de Dieu à m’infliger des châtiments inouïs et à me traiter d’une façon si cruelle.

Ces réflexions m’oppressèrent dès le deuxième et le troisième jour de mon indisposition, et dans la violence de la fièvre et des âpres reproches de ma conscience, elles m’arrachèrent quelques paroles qui ressemblaient à une prière adressée à Dieu. Je ne puis dire cependant que ce fut une prière faite avec ferveur et confiance, ce fut plutôt un cri de frayeur et de détresse. Le désordre de mes esprits, mes remords cuisants, l’horreur de mourir dans un si déplorable état et de poignantes appréhensions me faisaient monter des vapeurs au cerveau, et, dans ce trouble de mon âme, je ne savais ce que ma langue articulait; ce dut être toutefois quelque exclamation comme celle-ci:—«Seigneur! quelle misérable créature je suis! Si je viens à être malade, assurément je mourrai faute de secours! Seigneur, que deviendrai-je?»—Alors des larmes coulèrent en abondance de mes yeux, et il se passa un long temps avant que je pusse en proférer davantage.

Dans cet intervalle me revinrent à l’esprit les bons avis de mon père, et sa prédiction, dont j’ai parlé au commencement de cette histoire, que si je faisais ce coup de tête, Dieu ne me bénirait point, et que j’aurais dans la suite tout le loisir de réfléchir sur le mépris que j’aurais fait de ses conseils lorsqu’il n’y aurait personne qui pût me prêter assistance.—«Maintenant, dis-je à haute voix, les paroles de mon cher père sont accomplies, la justice de Dieu m’a atteint, et je n’ai personne pour me secourir ou m’entendre. J’ai méconnu la voix de la Providence, qui m’avait généreusement placé dans un état et dans un rang où j’aurais pu vivre dans l’aisance et dans le bonheur; mais je n’ai point voulu concevoir cela, ni apprendre de mes parents à connaître les biens attachés à cette condition. Je les ai délaissés pleurant sur ma folie; et maintenant, abandonné, je pleure sur les conséquences de cette folie. J’ai refusé leur aide et leur appui, qui auraient pu me produire dans le monde et m’y rendre toute chose facile; maintenant j’ai des difficultés à combattre contre lesquelles la nature même ne prévaudrait pas, et je n’ai ni assistance, ni aide, ni conseil, ni réconfort.»—Et je m’écriai alors:—«Seigneur, viens a mon aide, car je suis dans une grande détresse!»

Ce fut la première prière, si je puis l’appeler ainsi, que j’eusse faite depuis plusieurs années. Mais je retourne à mon Journal.

Le 28.—Un tant soit peu soulagé par le repos que j’avais pris, et mon accès étant tout à fait passé, je me levai. Quoique je fusse encore plein de l’effroi et de la terreur de mon rêve, je fis réflexion cependant que l’accès de fièvre reviendrait le jour suivant, et qu’il fallait en ce moment me procurer de quoi me rafraîchir et me soutenir quand je serais malade. La première chose que je fis, ce fut de mettre de l’eau dans une grande bouteille carrée et de la placer sur ma table, à portée de mon lit; puis, pour enlever la crudité et la qualité fiévreuse de l’eau, j’y versai et mêlai environ un quart de pinte de rhum. Je coupai alors un morceau de viande de bouc, je le fis griller sur des charbons, mais je n’en pus manger que fort peu. Je sortis pour me promener; mais j’étais très faible et très mélancolique, j’avais le cœur navré de ma misérable condition et j’appréhendais le retour de mon mal pour le lendemain. A la nuit, je fis mon souper de trois œufs de tortue, que je fis cuire sous la cendre, et que je mangeai à la coque, comme on dit. Ce fut là, autant que je puis m’en souvenir, le premier morceau pour lequel je demandai la bénédiction de Dieu depuis qu’il m’avait donné la vie.

Après avoir mangé, j’essayai de me promener; mais je me trouvai si affaibli, que je pouvais à peine porter mon mousquet,—car je ne sortais jamais sans lui.—Aussi je n’allai pas loin, et je m’assis à terre, contemplant la mer qui s’étendait devant moi calme et douce. Tandis que j’étais assis là, il me vint à l’esprit ces pensées:

«Qu’est-ce que la terre et la mer dont j’ai vu tant de régions? d’où cela a-t-il été produit? que suis-je moi-même? que sont toutes les créatures, sauvages ou policées, humaines ou brutes? d’où sortons-nous?

«Sûrement nous avons tous été faits par quelque secrète puissance, qui a formé la terre et l’océan, l’air et les cieux, mais quelle est-elle?»

J’inférai donc naturellement de ces propositions que c’est Dieu qui a créé tout cela.—«Bien! Mais si Dieu a fait toutes ces choses, il les guide et les gouverne toutes, ainsi que tout ce qui les concerne; car l’Être qui a pu engendrer toutes ces choses doit certainement avoir la puissance de les conduire et de les diriger.

«S’il en est ainsi, rien ne peut arriver dans le grand département de ces œuvres sans sa connaissance ou sans son ordre.

«Et si rien ne peut arriver sans qu’il le sache, il sait que je suis ici dans une affreuse condition, et si rien n’arrive sans son ordre, il a ordonné que tout ceci m’advînt.»

Il ne se présenta rien à mon esprit qui pût combattre une seule de ces conclusions; c’est pourquoi je demeurai convaincu que Dieu avait ordonné tout ce qui m’était survenu, et que c’était par sa volonté que j’avais été amené à cette affreuse situation, Dieu seul étant le maître non seulement de mon sort, mais de toutes choses qui se passent dans le monde; et il s’ensuivit immédiatement cette réflexion:

«Pourquoi Dieu a-t-il agi ainsi envers moi? Qu’ai-je fait pour être ainsi traité?»

Alors ma conscience me retint court devant cet examen, comme si j’avais blasphémé, et il me sembla qu’une voix me criait:—«Malheureux! tu demandes ce que tu as fait? Jette un regard en arrière sur ta vie coupable et dissipée, et demande-toi ce que tu n’as pas fait! Demande pourquoi tu n’as pas été anéanti il y a longtemps? pourquoi tu n’as pas été noyé dans la rade de Yarmouth? pourquoi tu n’as pas été tué dans le combat lorsque le corsaire de Sallé captura le vaisseau? pourquoi tu n’as pas été dévoré par les bêtes féroces de la côte d’Afrique, ou englouti là, quand tout l’équipage périt excepté toi? Et après cela le rediras-tu: Qu’ai-je donc fait?»

Ces réflexions me stupéfièrent; je ne trouvai pas un mot à dire, pas un mot à me répondre. Triste et pensif, je me relevai, je rebroussai vers ma retraite, et je passai par-dessus ma muraille, comme pour aller me coucher; mais mon esprit était péniblement agité, je n’avais nulle envie de dormir. Je m’assis sur une chaise, et j’allumai ma lampe, car il commençait à faire nuit. Comme j’étais alors fortement préoccupé du retour de mon indisposition, il me revint en la pensée que les Brésiliens, dans toutes leurs maladies, ne prennent d’autres remèdes que leur tabac, et que dans un de mes coffres j’en avais un bout de rouleau tout à fait préparé, et quelque peu de vert non complètement trié.

J’allai à ce coffre, conduit par le ciel sans doute, car j’y trouvai tout à la fois la guérison de mon corps et de mon âme. Je l’ouvris et j’y trouvai ce que je cherchais, le tabac; et, comme le peu de livres que j’avais sauvés y étaient aussi renfermés, j’en tirai une des Bibles dont j’ai parlé plus haut, et que jusqu’alors je n’avais pas ouvertes, soit faute de loisir, soit par indifférence. Je pris donc une Bible, et je l’apportai avec le tabac sur ma table.

Je ne savais quel usage faire de ce tabac, ni s’il était convenable ou contraire à ma maladie; pourtant j’en fis plusieurs essais, comme si j’avais décidé qu’il devait être bon d’une façon ou d’une autre. J’en mis d’abord un morceau de feuille dans ma bouche et je le mâchai: cela m’engourdit de suite le cerveau, parce que ce tabac était vert et fort, et que je n’y étais pas très accoutumé. J’en fis ensuite infuser pendant une heure ou deux dans un peu de rhum pour prendre cette potion en me couchant; enfin j’en fis brûler sur un brasier, et je me tins le nez au-dessus aussi près et aussi longtemps que la chaleur et la virulence purent me le permettre; j’y restai presque jusqu’à suffocation.

Durant ces opérations je pris la Bible et je commençai à lire; mais j’avais alors la tête trop troublée par le tabac pour supporter une lecture. Seulement, ayant ouvert le livre au hasard, les premières paroles que je rencontrai furent celles-ci:—«Invoque-moi au jour de ton affliction, et je te délivrerai, et tu me glorifieras.»

Ces paroles étaient tout à fait applicables à ma situation; elles firent quelque impression sur mon esprit, au moment où je les lus, moins pourtant qu’elles n’en firent par la suite; car le mot délivrance n’avait pas de son pour moi, si je puis m’exprimer ainsi. C’était chose si éloignée et à mon sentiment si impossible, que je commençai à parler comme firent les enfants d’Israël quand il leur fut promis de la chair à manger.—«Dieu peut-il dresser une table dans le désert?» Moi, je disais:—«Dieu lui-même peut-il me tirer de ce lieu?»—Et, comme ce ne fut qu’après de longues années que quelque lueur d’espérance brilla, ce doute prévalait très souvent dans mon esprit; mais, quoiqu’il en soit, ces paroles firent une très grande impression sur moi, et je méditai sur elles fréquemment. Cependant il se faisait tard, et le tabac m’avait, comme je l’ai dit, tellement appesanti la tête qu’il me prit envie de dormir, de sorte que, laissant ma lampe allumée dans ma grotte, de crainte que je n’eusse besoin de quelque chose pendant la nuit, j’allai me mettre au lit; mais, avant de me coucher, je fis ce que je n’avais fait de ma vie, je m’agenouillai et je priai Dieu d’accomplir pour moi la promesse de me délivrer si je l’invoquais au jour de ma détresse. Après cette prière brusque et incomplète je bus le rhum dans lequel j’avais fait tremper le tabac; mais il en était si chargé et si fort que ce ne fut qu’avec beaucoup de peine que je l’avalai. Là-dessus je me mis au lit et je sentis aussitôt cette potion me porter violemment à la tête; mais je tombai dans un si profond sommeil que je ne m’éveillai que le lendemain vers trois heures de l’après-midi, autant que j’en pus juger par le soleil; je dirai plus, je suis à peu près d’opinion que je dormis tout le jour, toute la nuit suivante et une partie du surlendemain; car autrement je ne sais comment j’aurais pu oublier une journée dans mon calcul des jours, de la semaine, ainsi que je le reconnus quelques années après. Si j’avais commis cette erreur en traçant et retraçant la même ligne, j’aurais dû oublier plus d’un jour. Un fait certain, c’est que j’eus ce mécompte, et que je ne sus jamais d’où il était provenu.

Quoi qu’il en soit, quand je me réveillai, je me trouvai parfaitement rafraîchi, et l’esprit dispos et joyeux. Lorsque je fus levé, je me sentis plus fort que la veille; mon estomac était mieux, j’avais faim; bref, je n’eus pas d’accès le lendemain, et je continuai d’aller de mieux en mieux. Ceci se passa le 29.

Le 30.—C’était mon bon jour, mon jour d’intermittence. Je sortis avec mon mousquet, mais j’eus le soin de ne point trop m’éloigner. Je tuai un ou deux oiseaux de mer, assez semblables à des oies sauvages; je les apportai au logis; mais je ne fus point tenté d’en manger; et je me contentai de quelques œufs de tortue, qui étaient fort bons. Le soir, je réitérai la médecine, que je supposais m’avoir fait du bien,—je veux dire le tabac infusé dans du rhum,—seulement j’en bus moins que la première fois; je n’en mâchai point et je ne pris pas de fumigation. Néanmoins, le jour suivant, qui était le 1er juillet, je ne fus pas aussi bien que je l’avais espéré, j’eus un léger sentiment de frisson, mais ce ne fut que peu de chose.

JUILLET

Le 2.—Je réitérai ma médecine des trois manières; je me l’administrai comme la première fois, et je doublai la quantité de ma potion.

Le 3.—La fièvre me quitta pour tout de bon; cependant je ne recouvrai entièrement mes forces que quelques semaines après. Pendant cette convalescence, je réfléchis beaucoup sur cette parole:—«Je te délivrerai;»—et l’impossibilité de ma délivrance se grava si avant en mon esprit, qu’elle lui défendit tout espoir. Mais, tandis que je me décourageais avec de telles pensées, tout à coup j’avisai que j’étais si préoccupé de la délivrance de ma grande affliction, que je méconnaissais la faveur que je venais de recevoir, et je m’adressai alors moi-même ces questions:—«N’ai-je pas été miraculeusement délivré d’une maladie, de la plus déplorable situation qui puisse être et qui était si épouvantable pour moi? Quelle attention ai-je faite à cela? Comment ai-je rempli mes devoirs? Dieu m’a délivré et je ne l’ai point glorifié; c’est-à-dire, je n’ai point été reconnaissant, je n’ai point confessé cette délivrance; comment en attendrais-je une plus grande encore?»

Ces réflexions pénétrèrent mon cœur; je me jetai à genoux, et je remerciai Dieu à haute voix de m’avoir sauvé de cette maladie.

Le 4.—Dans la matinée, je pris la Bible, et, commençant par le Nouveau Testament, je m’appliquai sérieusement à sa lecture, et je m’imposai la loi d’y vaquer chaque matin et chaque soir, sans m’astreindre à certain nombre de chapitres, mais en poursuivant aussi longtemps que je le pourrais. Au bout de quelque temps que j’observais religieusement cette pratique, je sentis mon cœur sincèrement et profondément contrit de la perversité de ma vie passée. L’impression de mon songe se raviva, et ces paroles:—«Toutes ces choses ne t’ont point amené a repentance»—m’affectèrent réellement l’esprit. C’est cette repentance que je demandais instamment à Dieu, lorsqu’un jour, lisant la Sainte Écriture, je tombai providentiellement sur ce passage:—«Il est exalté prince et sauveur pour donner repentance et pour donner rémission.»—Je laissai choir le livre, et, élevant mon cœur et mes mains vers le ciel dans une sorte d’extase de joie, je m’écriai:—«Jésus, fils de David, Jésus, toi sublime prince et sauveur, donne-moi repentance!»

Ce fut là réellement la première fois de ma vie que je fis une prière; car je priai alors avec le sentiment de ma misère et avec une espérance toute biblique fondée sur la parole consolante de Dieu, et dès lors je conçus l’espoir qu’il m’exaucerait.

Le passage—«Invoque-moi et je te délivrerai»—me parut enfin contenir un sens que je n’avais point saisi; jusque-là je n’avais eu notion d’aucune chose qui pût être appelée délivrance, si ce n’est l’affranchissement de la captivité où je gémissais; car, bien que je fusse dans un lieu étendu, cependant cette île était vraiment une prison pour moi, et cela dans le pire sens de ce mot. Mais alors j’appris à voir les choses sous un autre jour; je jetai un regard en arrière sur ma vie passée avec une telle horreur, et mes péchés me parurent si énormes, que mon âme n’implora plus de Dieu que la délivrance du fardeau de ses fautes, qui l’oppressait. Quant à ma vie solitaire, ce n’était plus rien; je ne priais seulement pas Dieu de m’en affranchir, je n’y pensais pas: tous mes autres maux n’étaient rien au prix de celui-ci. J’ajoute enfin ceci pour bien faire entendre à quiconque lira cet écrit, qu’à prendre le vrai sens des choses, c’est une plus grande bénédiction d’être délivré du poids d’un crime que d’une affliction.

Mais laissons cela, et retournons à mon Journal.

Quoique ma vie fût matériellement toujours aussi misérable, ma situation morale commençait cependant à s’améliorer. Mes pensées étant dirigées par une constante lecture de l’Écriture Sainte, et par la prière vers des choses d’une nature plus élevée, j’y puisais mille consolations qui m’avaient été jusqu’alors inconnues; et comme ma santé et ma vigueur revenaient, je m’appliquais à me pourvoir de tout ce dont j’avais besoin et à me faire une habitude de vie aussi régulière qu’il m’était possible.

Du 4 au 14.—Ma principale occupation fut de me promener avec mon fusil à la main; mais je faisais mes promenades fort courtes, comme un homme qui rétablit ses forces au sortir d’une maladie; car il serait difficile d’imaginer combien alors j’étais bas, et à quel degré de faiblesse j’étais réduit. Le remède dont j’avais fait usage était tout à fait nouveau, et n’avait peut-être jamais guéri de fièvres auparavant; aussi ne puis-je recommander à qui que ce soit d’en faire l’expérience: il chassa, il est vrai, mes accès de fièvre, mais il contribua beaucoup à m’affaiblir, et me laissa pour quelque temps des tremblements nerveux et des convulsions dans tous les membres.

J’appris aussi en particulier de cette épreuve que c’était la chose la plus pernicieuse à la santé que de sortir dans la saison pluvieuse, surtout si la pluie était accompagnée de tempêtes et d’ouragans. Or, comme les pluies qui tombaient dans la saison sèche étaient toujours accompagnées de violents orages, je reconnus qu’elles étaient beaucoup plus dangereuses que celles de septembre et d’octobre.

Il y avait près de dix mois que j’étais dans cette île infortunée; toute possibilité d’en sortir semblait m’être ôtée à toujours, et je croyais fermement que jamais créature humaine n’avait mis le pied en ce lieu. Mon habitation étant alors à mon gré parfaitement mise à couvert, j’avais un grand désir d’entreprendre une exploration plus complète de l’île, et de voir si je ne découvrirais point quelques productions que je ne connaissais point encore.

Ce fut le 15 que je commençai à faire cette visite exacte de mon île. J’allai d’abord à la crique dont j’ai déjà parlé, et où j’avais abordé avec mes radeaux. Quand j’eus fait environ deux milles en la côtoyant, je trouvai que le flot de la marée ne remontait pas plus haut, et que ce n’était plus qu’un petit ruisseau d’eau courante très douce et très bonne. Comme c’était dans la saison sèche, il n’y avait presque point d’eau dans certains endroits, ou au moins point assez pour que le courant fût sensible.

Sur les bords de ce ruisseau je trouvai plusieurs belles savanes ou prairies unies, douces et couvertes de verdure. Dans leurs parties élevées proche des hautes terres, qui, selon toute apparence, ne devaient jamais être inondées, je découvris une grande quantité de tabacs verts, qui jetaient de grandes et fortes tiges. Il y avait là diverses autres plantes que je ne connaissais point, et qui peut-être avaient des vertus que je ne pouvais imaginer.

Je me mis à chercher le manioc, dont la racine ou cassave sert à faire du pain aux Indiens de tout ce climat; il me fut impossible d’en découvrir. Je vis d’énormes plantes d’agave ou d’aloès, mais je n’en connaissais pas encore les propriétés. Je vis aussi quelques cannes à sucre sauvages, et, faute de culture, imparfaites. Je me contentai de ces découvertes pour cette fois, et je m’en revins en réfléchissant au moyen par lequel je pourrais m’instruire de la vertu et de la bonté des plantes et des fruits que je découvrirais; mais je n’en vins à aucune conclusion; car j’avais si peu observé pendant mon séjour au Brésil, que je connaissais peu les plantes des champs, ou du moins le peu de connaissance que j’en avais acquis ne pouvait alors me servir de rien dans ma détresse.

Le lendemain, le 16, je repris le même chemin, et, après m’être avancé un peu plus que je n’avais fait la veille, je vis que le ruisseau et les savanes ne s’étendaient pas au delà, et que la campagne commençait à être plus boisée. Là je trouvai différents fruits, particulièrement des melons en abondance sur le sol, et des raisins sur les arbres, où les vignes s’étaient entrelacées; les grappes étaient juste dans leur primeur, bien fournies et bien mûres. C’était là une surprenante découverte, j’en fus excessivement content; mais je savais par expérience qu’il ne fallait user que modérément de ces fruits; je me ressouvenais d’avoir vu mourir, tandis que j’étais en Barbarie, plusieurs de nos Anglais qui s’y trouvaient esclaves, pour avoir gagné la fièvre et des ténesmes en mangeant des raisins avec excès. Je trouvai cependant moyen d’en faire un excellent usage en les faisant sécher et passer au soleil comme des raisins de garde; je pensai que de cette manière ce serait un manger aussi sain qu’agréable pour la saison où je n’en pourrais avoir de frais: mon espérance ne fut point trompée.

Je passai là tout l’après-midi, et je ne retournai point à mon habitation; ce fut la première fois que je puis dire avoir couché hors de chez moi. A la nuit, j’eus recours à ma première ressource: je montai sur un arbre, où je dormis parfaitement. Le lendemain au matin, poursuivant mon exploration, je fis près de quatre milles, autant que j’en pus juger par l’étendue de la vallée, et je me dirigeai toujours droit au nord, ayant des chaînes de collines au nord et au sud de moi.

Au bout de cette marche je trouvai un pays découvert qui semblait porter sa pente vers l’ouest; une petite source d’eau fraîche, sortant du flanc d’un monticule voisin, courait à l’opposite, c’est-à-dire droit à l’est. Toute cette contrée paraissait si tempérée, si verte, si fleurie, et tout y était si bien dans la primeur du printemps, qu’on l’aurait prise pour un jardin artificiel.

Je descendis un peu sur le coteau de cette délicieuse vallée, la contemplant et songeant, avec une sorte de plaisir secret,—quoique mêlé de pensées affligeantes,—que tout cela était mon bien, et que j’étais roi et seigneur absolu de cette terre, que j’y avais droit de possession, et que je pouvais la transmettre comme si je l’avais eue en héritage, aussi incontestablement qu’un lord d’Angleterre son manoir. J’y vis une grande quantité de cacaoyers, d’orangers, de limoniers et de citronniers, tous sauvages, portant peu de fruits, du moins dans cette saison. Cependant les cédrats verts que je cueillis étaient non seulement fort agréables à manger, mais très sains; et, dans la suite, j’en mêlai le jus avec de l’eau, ce qui la rendait salubre, très froide et très rafraîchissante.

Je trouvai alors que j’avais une assez belle besogne pour cueillir ces fruits et les transporter chez moi; car j’avais résolu de faire une provision de raisins, de cédrats et de limons pour la saison pluvieuse, que je savais approcher.

A cet effet je fis d’abord un grand monceau de raisins, puis un moindre, puis un gros tas de citrons et de limons, et, prenant avec moi un peu de l’un et de l’autre, je me mis en route pour ma demeure, bien résolu de revenir avec un sac, ou n’importe ce que je pourrais fabriquer, pour transporter le reste à la maison.

Après avoir employé trois jours à ce voyage, je rentrai donc chez moi;—désormais c’est ainsi que j’appellerai ma tente et ma grotte;—mais avant que j’y fusse arrivé, mes raisins étaient perdus: leur poids et leur jus abondant les avaient affaissés et broyés, de sorte qu’ils ne valaient rien ou peu de chose. Quant aux cédrats, ils étaient en bon état, mais je n’en avais pris qu’un très petit nombre.

Le jour suivant, qui était le 19, ayant fait deux sacs, je retournai chercher ma récolte; mais en arrivant à mon amas de raisins, qui étaient si beaux et si alléchants quand je les avais cueillis, je fus surpris de les voir tout éparpillés, foulés, traînés çà et là, et dévorés en grande partie. J’en conclus qu’il y avait dans le voisinage quelques créatures sauvages qui avaient fait ce dégât; mais quelles créatures étaient-ce? Je l’ignorais.

Quoi qu’il en soit, voyant que je ne pouvais ni les laisser là en monceaux, ni les emporter dans un sac, parce que d’une façon ils seraient dévorés, et que de l’autre ils seraient écrasés par leur propre poids, j’eus recours à un autre moyen: je cueillis donc une grande quantité de grappes, et je les suspendis à l’extrémité des branches des arbres pour les faire sécher au soleil; mais quant aux cédrats et aux limons, j’en emportai ma charge.

A mon retour de ce voyage je contemplai avec un grand plaisir la fécondité de cette vallée, les charmes de sa situation à l’abri des vents de mer, et les bois qui l’ombrageaient: j’en conclus que j’avais fixé mon habitation dans la partie la plus ingrate de l’île. En somme, je commençai de songer à changer ma demeure, et à me choisir, s’il était possible, dans ce beau vallon, un lieu aussi sûr que celui que j’habitais alors.

Ce projet me roula longtemps dans la tête, et j’en raffolai longtemps, épris de la beauté du lieu; mais quand je vins à considérer les choses de plus près et à réfléchir que je demeurais proche de la mer, où il était au moins possible que quelque chose à mon avantage y pût advenir, que la même fatalité qui m’y avait poussé pourrait y jeter d’autres malheureux, et que, bien qu’il fût à peine plausible que rien de pareil y dût arriver, néanmoins m’enfermer au milieu des collines et des bois, dans le centre de l’île, c’était vouloir prolonger ma captivité et rendre un tel événement non seulement improbable, mais impossible. Je compris donc qu’il était de mon devoir de ne point changer d’habitation.

Cependant j’étais si énamouré de ce lieu que j’y passai presque tout le reste du mois de juillet, et, bien qu’après mes réflexions j’eusse résolu de ne point déménager, je m’y construisis pourtant une sorte de tonnelle, que j’entourai à distance d’une forte enceinte formée d’une double haie, aussi haute que je pouvais atteindre, bien palissadée et bien fourrée de broussailles. Là, tranquille, je couchais quelquefois deux ou trois nuits de suite, passant et repassant par-dessus la haie, au moyen d’une échelle, comme je le pratiquais déjà. Dès lors je me figurai avoir ma maison de campagne et ma maison maritime. Cet ouvrage m’occupa jusqu’au commencement d’août.

AOUT

Comme j’achevais mes fortifications et commençais à jouir de mon labeur, les pluies survinrent et m’obligèrent à demeurer à la maison; car, bien que dans ma nouvelle habitation j’eusse fait avec un morceau de voile très bien tendu une tente semblable à l’autre, cependant je n’avais point la protection d’une montagne pour me garder des orages, et derrière moi une grotte pour me retirer quand les pluies étaient excessives.

Vers le 1er de ce mois, comme je l’ai déjà dit, j’avais achevé ma tonnelle et commencé à en jouir.

Le 3.—Je trouvai les raisins que j’avais suspendus parfaitement secs; et, au fait, c’étaient d’excellentes passerilles; aussi me mis-je à les ôter de dessus les arbres, et ce fut très heureux que j’eusse fait ainsi; car les pluies qui survinrent les auraient gâtés, et m’auraient fait perdre mes meilleures provisions d’hiver: j’en avais au moins deux cents belles grappes. Je ne les eus pas plutôt dépendues et transportées en grande partie à ma grotte, qu’il tomba de l’eau. Depuis le 14 il plut chaque jour plus ou moins jusqu’à la mi-octobre, et quelquefois si violemment que je ne pouvais sortir de ma grotte durant plusieurs jours.

Dans cette saison, l’accroissement de ma famille me causa une grande surprise. J’étais inquiet de la perte d’une de mes chattes qui s’en était allée, ou qui, à ce que je croyais, était morte; et je n’y comptais plus, quand, à mon grand étonnement, vers la fin du mois d’août, elle revint avec trois petits. Cela fut d’autant plus étrange pour moi, que l’animal que j’avais tué avec mon fusil et que j’avais appelé chat sauvage, m’avait paru entièrement différent de nos chats d’Europe; pourtant les petits minets étaient de la race domestique comme ma vieille chatte, et pourtant je n’avais que deux femelles: cela était bien étrange! Quoi qu’il en soit, de ces trois chats il sortit une si grande postérité de chats, que je fus forcé de les tuer comme des vers ou des bêtes farouches, et de les chasser de ma maison autant que possible.

Depuis le 14 jusqu’au 26, pluie incessante, de sorte que je ne pus sortir; j’étais devenu très soigneux de me garantir de l’humidité. Durant cet emprisonnement, comme je commençais à me trouver à court de vivres, je me hasardai dehors deux fois: la première fois je tuai un bouc, et la seconde fois, qui était le 26, je trouvai une grosse tortue, qui fut pour moi un grand régal. Mes repas étaient réglés ainsi: à mon déjeuner je mangeais une grappe de raisin, à dîner un morceau de chèvre ou de tortue grillé; car, à mon grand chagrin, je n’avais pas de vase pour faire bouillir ou étuver quoi que ce fût.—Enfin deux ou trois œufs de tortue faisaient mon souper.

Pendant que la pluie me tint ainsi claquemuré, je travaillai chaque jour deux ou trois heures à agrandir ma grotte, et, peu à peu, dirigeant ma fouille obliquement, je parvins jusqu’au flanc du rocher, où je pratiquai une porte ou une issue qui débouchait un peu au delà de mon enceinte. Par ce chemin je pouvais entrer et sortir; toutefois je n’étais pas très aise de me voir ainsi à découvert. Dans l’état de choses précédent, je m’estimais parfaitement en sûreté, tandis qu’alors je me croyais fort exposé, et pourtant je n’avais aperçu aucun être vivant qui pût me donner des craintes, car la plus grosse créature que j’eusse encore vue dans l’île était un bouc.

SEPTEMBRE

Le 30.—J’étais arrivé au triste anniversaire de mon débarquement; j’additionnai les hoches de mon poteau, et je trouvai que j’étais sur ce rivage depuis trois cent soixante-cinq jours. Je gardai durant cette journée un jeûne solennel, la consacrant tout entière à des exercices religieux, me prosternant à terre dans la plus profonde humiliation, me confessant à Dieu, reconnaissant la justice de ses jugements sur moi, et l’implorant de me faire miséricorde au nom de Jésus-Christ. Je m’abstins de toute nourriture pendant douze heures jusqu’au coucher du soleil, après quoi je mangeai un biscuit et une grappe de raisin; puis, ayant terminé cette journée comme je l’avais commencée, j’allai me mettre au lit.

Jusque-là je n’avais observé aucun dimanche; parce que, n’ayant eu d’abord aucun sentiment de religion dans le cœur, j’avais omis au bout de quelque temps de distinguer la semaine en marquant une hoche plus longue pour le dimanche; ainsi je ne pouvais plus réellement le discerner des autres jours. Mais, quand j’eus additionné mes jours, comme j’ai dit plus haut, et que j’eus reconnu que j’étais là depuis un an, je divisai cette année en semaines, et je pris le septième jour de chacune pour mon dimanche. A la fin de mon calcul, je trouvai pourtant un jour ou deux de mécompte.


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